Université de Paris II Panthéon-Assas
DEA de droit public interne
Jacques Maritain, Michel Villey
Le thomisme face aux droits de
l’homme
Mémoire présenté et soutenu publiquement par
LOUIS-DAMIEN FRUCHAUD
pour l’obtention du DEA de droit public interne
Sous la direction de
Monsieur le Professeur JEAN MORANGE
Le 9 septembre 2005
1
Section 2. La genèse des droits de l’homme
L’idée selon laquelle il faut retracer l’histoire du concept de droit de l’homme
afin d’en comprendre la portée, notamment les erreurs qu’il porte, est au cœur de la
réflexion villeyienne : en historien et en philosophe, il cherche à montrer comment et
pourquoi l’apparition du langage des droits de l’homme reflète la décomposition
progressive de la notion de droit. Ses ouvrages comprennent donc la plupart du temps,
explicitement, un plan où, après l’étude du concept de droit, vient l’étude de
l’émergence du concept de droit de l’homme1. En un sens, les deux questions qui
forment l’essentiel de la philosophie du droit, celle de l’essence du droit (donc de sa
définition) et celle de ses sources2, sont comme deux critères pour apprécier l’évolution
des doctrines juridiques. Cette évolution, Villey la retrace de manière très complète et
précise. Ce n’est pourtant pas le sujet de présenter l’intégralité de la doctrine villeyienne
mais seulement cela qui pourra éclairer notre recherche : comment et pourquoi en est-on
arriver à parler de droits de l’homme ? La réponse à cette question est la clef de
compréhension des déficiences de ce langage.
Or, selon Villey, le problème se noue entièrement au Moyen-Age et, plus
particulièrement, aux XIIIème et XIVème siècles. C’est à cette époque que prend racine
l’opposition des Anciens et des Modernes, qui est à la base de conceptions différentes et
même antagonistes du droit. Villey remarque que les historiens se trompent, qui font
naître la Modernité au XVIème siècle, avec la Renaissance et l’Humanisme. C’est, selon
lui, un « simplisme » car si les grands penseurs de cette époque ont des doctrines qui
contrastent en effet nettement avec celles des classiques, elles plongent leurs racines à
des sources plus anciennes3. La thèse principale de Villey est que la modernité, surtout
dans sa forme juridique, naît au XIVème siècle, avec le nominalisme, qui serait la cause
1 cf. par exemple Le droit et les droits de l’homme, p. 105, note 1 ; RIALS, Introduction in La formation
de la pensée juridique moderne, p. 12
2 Villey insiste sur la crise que traverse la théorie des sources du droit : Questions de saint Thomas, p. 133
et 174 ; Les doctrines sociales chrétiennes, p. 58 ; CAMPAGNA, Michel Villey, le droit ou les droits, p.
16
3 La formation de la pensée juridique moderne, pp. 185-187
2
de la rupture d’avec l’Ecole du droit naturel classique et de la formation de l’Ecole du
droit naturel moderne4.
Nous allons donc centrer notre étude sur cette période charnière qui permet de
rendre compte des logiques profondes à l’œuvre dans la philosophie et dans la science
juridique. Les conclusions pratiques n’en sont que des conséquences. En mettant en
lumière les points de conflits et les retournements effectués à cette époque, nous serons
mieux à même de comprendre comment les droits de l’homme peuvent apparaître de
manière réellement systématique au XVIIème siècle. Ce choix nous conduit à présenter
successivement les deux écoles en présence, la via antiqua (§1) et la via moderna (§2),
dans leurs représentants les plus illustres : Thomas d’Aquin et Guillaume d’Occam.
§1. Thomas d’Aquin : la synthétisation du droit objectif
Il semble à première vue étonnant de commencer l’histoire des droits de
l’homme par Thomas d’Aquin puisque, nous l’avons dit, Villey y voit l’apogée de la
doctrine classique du droit et la récapitulation d’Aristote et du droit romain, pour
lesquels il ne peut y avoir de droits de l’homme. D’une certaine manière, c’est cette
présentation assez simple qui prévaut dans les derniers ouvrages de Villey, où il passe
sous silence les nuances qu’il avait apportées dans ses cours des années 1960. En effet,
il y présente cette thèse paradoxale : quoique indubitablement classique, saint Thomas
serait par d’autres aspects pré-moderne, non pas au sens qu’il viendrait avant les
modernes, mais parce qu’il contiendrait en germe ce qui deviendra explicite chez eux.
Villey n’hésite pas à dire que Thomas est le « précurseur des systèmes de droit
modernes »5.
Cette affirmation s’explique quand on sait les deux caractéristiques principales
sur lesquelles aime à revenir Villey : saint Thomas est tout d’abord celui qui offre la
philosophie la plus développée sur le concept de nature, grâce à sa métaphysique ; il est
ensuite celui qui réalise la synthèse de l’héritage classique gréco-latin et de l’héritage
chrétien6. Or, d’un côté, la philosophie moderne vit, selon Villey les « dépouilles »7 de
4 La formation de la pensée juridique moderne, p. 179
5 La formation de la pensée juridique moderne, p. 188
6 cf. La formation de la pensée juridique moderne, p. 154, 166, 175, 176
7 La formation de la pensée juridique moderne, p. 195
3
la philosophie thomiste et il est impératif de comprendre la notion thomiste de nature
pour comprendre celle moderne8 ; d’un autre côté, ce qui était chez lui équilibre et
synthèse, devient déséquilibre par la suite et les divers ordres sont confondus9. Le droit
moderne n’est pas tant construit « contre » saint Thomas que « à partir »10 de lui et c’est
là une des affirmations les plus typiques et les plus récurrentes de Michel Villey : la
philosophie du droit est, d’un certain point de vue, liée à la théologie11.
L’histoire de la pensée juridique moderne est donc synonyme pour Villey d’une
progressive déconstruction de la philosophie de saint Thomas, malgré la persistance
d’éléments fondamentaux, généralement présents à un état latent et déstructuré. Voilà
pourquoi nous allons, pour comprendre l’apparition des droits de l’homme, partir de
saint Thomas en montrant la façon dont il reprend, en les développant, les éléments que
nous avons trouvés chez Aristote et le droit romain. Mais nous ferons ainsi au travers de
l’interprétation qu’en donne Villey, qui centre sa réflexion autour de deux points12 : les
relations du droit et de la loi (1), la notion de droit naturel (2).
1. Les rapports du droit et de la loi chez saint Thomas
Sur les sens du terme justice, saint Thomas peut reprendre à son compte les
Ethiques à Nicomaque, commentées devant ses étudiants.13
Or, Aristote distinguant la justice particulière de la justice générale, saint
Thomas fait de même, ce qui produit deux conséquences : la distinction très nette du
droit et de la morale et, corrélativement, la relativisation de la place du droit. Villey
n’est pas très disert sur l’étude thomiste de la justice : saint Thomas reprenant Aristote,
et ayant amplement développé celui-ci, il se borne généralement à montrer comment
s’effectue cette reprise et quels ajouts Thomas d’Aquin effectue. Ainsi, Villey remarque
que Thomas, s’il réutilise cette distinction et parle expressément d’une justice générale,
se sépare des philosophes grecs en ce qu’il « refuse de l’identifier au Tout de la
moralité » :
8 La formation de la pensée juridique moderne, p. 190
9 cf. La formation de la pensée juridique moderne, p. 154 et 176
10 La formation de la pensée juridique moderne, p. 201
11 cf. La formation de la pensée juridique moderne, p. 55 ; Le droit et les droits de l’homme, p. 105 ; Note
critique sur les droits de l’homme, p. 695 et 697 ; Travaux récents sur les droits de l’homme, pp. 412-414
12 cf. Questions de saint Thomas, p. 133
13 Questions de saint Thomas, p. 121
4
La justice vise une relation. Il ne peut être de relation sans pluralité et altérité.
La justice est ad alterum. On se méfiera donc de Platon lorsqu’il va chercher une
justice à l’intérieur d’un terme unique, l’homme.14
Villey montre de la même manière comment saint Thomas reprend la théorie de
la justice particulière d’Aristote et des jurisconsultes romains mais il ne note pas de
modifications importantes15. En fait, ce que Villey ne cesse d’observer quand il expose
la doctrine de saint Thomas, c’est, selon lui, le souci de ce dernier de ne pas confondre
droit et loi. Ces deux choses sont très différentes et relèvent de deux sphères
particulières : le droit et la morale.
a) Le droit, la loi et la morale
Lorsqu’il étudie le droit naturel chez Thomas d’Aquin, Michel Villey en donne
une interprétation très claire et personnelle :
Laissons aux théologiens les analyses de la conscience, de la syndérèse, et même
de la loi naturelle… tous sujets de première importance, mais dont ces auteurs
devraient comprendre qu’ils ne concernent guère les juristes : la loi morale n’est
pas le droit.16
Tout est dit, en fait, dans cette simple phrase et Villey ne fera, par la suite, que se
répéter : il pense rejoindre l’intention profonde de Thomas d’Aquin en identifiant la loi
et la morale et en les distinguant radicalement du droit. Le droit n’est pas la morale, ce
qui n’est pas original et n’est pas non plus la loi, ce qui est moins banal ; d’autant plus
qu’il y a une telle insistance sur ce point qu’on pourrait croire que ces sphères n’ont
même aucun rapport, Le point de départ de cette séparation nous semble être d’un côté
une considération philosophique : le droit relève d’une étude de la justice alors que la
morale s’attache à l’anthropologie17, d’un autre côté le souci de restaurer simultanément
le droit et la morale18. Nous aurions cependant bien de la peine à développer un exposé
rationnel complet sur cette question car il nous paraît que Villey n’a tout simplement
14 Questions de saint Thomas, p. 123
15 Questions de saint Thomas, pp. 124-127
16 La formation de la pensée juridique moderne, p. 159
17 cf. Le droit et les droits de l’homme, pp. 82-83
18 Correspondance, p. 39 : « Au système des droits de l’homme, j’avais opposé une morale… Si seulement
la cléricature avait daigné le parcourir, le P. Y… eût aperçu que la moitié de notre livre avait apporté la
défense et illustration d’une morale universaliste. »
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