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Que devient la norme par rapport à la loi ?
par
François TERRÉ
Professeur émérite à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
Membre de l'Institut
Au centre de cette question, le mot "norme" se comprend aisément par rapport aux
préoccupations du monde médical. Le juriste interrogé, au risque de retarder une
possible réponse, est obligé de procéder tout d'abord par voie de définition. Ce qui l'y
contraint, c'est à la fois sa fonction et son ignorance. Fonction en ce sens que,
probablement, de toutes les sciences - si c'en est une - le droit est la seule qui soit,
de quelque manière, obligée de tenir compte de toutes les autres. Ignorance, parce
que, précisément, c'est là une difficulté majeure.
La norme ? De proche en proche le mot renvoie au normatif, qui se distingue du
positif car il s'agit d'exigences de comportement qui peuvent tout aussi bien avoir trait
au vrai, au beau, au juste, et orienter par conséquent l'attention vers la logique,
l'esthétique, l'éthique ou le droit. Il existe aussi des normes de comportement
inhérentes aux expériences et aux habitudes de la vie en société. Nombre d'entre
elles échappent à la présente réflexion. Mais celle-ci étant située au carrefour de la
médecine et du droit, il est compréhensible que l'on précise d'emblée que le mot
"norme" renvoie à une interrogation immémoriale sur les relations du fait et du droit
(1)
.
Dans la perspective du droit, le mot "norme" appelle d'emblée une définition assez
large et une assimilation avec la règle juridique, à tout le moins avec les règles
ordonnées au moyen d'un critère formel et hiérarchique. De la sorte on envisage la
Constitution, les conventions internationales et les traités, les lois proprement dites,
les règlements administratifs, les décrets, les arrêtés, les circulaires administratives.
Dans cette première direction, ces observations conduisent à une impasse, si ce
n'est à une tautologie : que devient la norme par rapport ... à la norme ? Et cela
d'autant plus que le terme de loi peut être souvent considéré dans l'opinion comme
étant synonyme de droit, bien que cela implique un oubli de la coutume ou de la
jurisprudence des tribunaux.
1.
V. not. G. Méméteau, La déontologie, norme perturbatrice de l'auri sacra fames, Gaz.
Pal. 29-30 oct. 1999, chron. p. 7 s.
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Cette impasse est écartée dans la mesure où il est fait état de la norme par rapport à
la loi. Qui dit rapport implique une différence de domaines, voire de concepts. La
norme envisagée se situe plutôt dans cette zone des exigences qui affleurent ou
tentent d'affleurer à la vie juridique. Et l'on s'interroge sur l'attitude de la loi par
rapport à des normes dont l'origine et la finalité présentent un caractère
professionnel dominant. Les termes dans lesquels la question est posée portent à
faire le cas échéant état aussi bien de la loi ordinaire que de règles situées plus haut
(Constitution, traités ...) ou plus bas (décrets, etc.) dans la hiérarchie des normes.
Trois observations préalables s'imposent alors. Tout d'abord, il faut inclure dans
l'objet de la réflexion non seulement les lois isolées, mais aussi des ensembles plus
vastes, plus particulièrement des codes, comme le code de la santé publique, qui
comporte des dispositions de nature non seulement législative, mais aussi
réglementaire. Ce code est actuellement en cours de révision ou, en tout cas, de
consolidation.
Ensuite, il convient de s'interroger sur l'incidence des lois en la matière. A notre
époque bien plus encore que par le passé, les rapports du droit et de la science, qui
se présentent en termes de recherche fondamentale ou appliquée, sont remis en
question. Il en va tout spécialement ainsi du fait des découvertes spectaculaires de la
médecine, de la biologie et de la génétique. Autant d'horizons nouveaux : vu du côté
de la médecine, la loi apparaît familièrement comme une sorte de "droit pépin", dans
un double sens familier ou métaphorique du mot : pépin en tant qu'ennui, pépin en
tant que parapluie protégeant contre les intempéries. Dans cette direction, on est, le
cas échéant, porté à apprécier de manière critique certaines lois de 1994 sur la
bioéthique, en ce qu'elles paraissent inutiles et dangereuses. Inutiles parce que le
droit disposait déjà des outils nécessaires pour faire face aux questions nouvelles ou
renouvelées, ce qu'il a bien montré au sujet des maternités de substitution.
Dangereuses : à vouloir trop réglementer dans l'intention de combattre des abus ou
des dérives, et compte tenu du principe fondamental suivant lequel tout ce qui n'est
pas défendu est permis ; en ayant recours à la loi pour prohiber ou réglementer
certaines pratiques, a contrario on légitime l'inconnu.
En outre, si l'on retient une définition large de la loi - incluant ce qui relève du pouvoir
réglementaire -, on constate que nombre de règles juridiques coïncident ou servent
de support à des normes professionnelles. Ce sont là autant de secteurs dans
lesquels des exigences tenant aux pratiques et aux comportements relèvent sans
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conteste du droit, de ses règles, de ses solutions. Observons cependant qu'il faut, ici
comme en bien d'autres domaines, dépasser une distinction trop simpliste du licite et
de l'illicite. L'on connaît bien, en droit des obligations, la distinction des règles
impératives et des règles interprétatives ou supplétives de volonté. Mais on a vu
aussi se développer, notamment en droit public, plus spécialement en droit fiscal,
des nuances et des catégories intermédiaires, par exemple des mesures de
dérogation ou d'incitation qui ne sont pas indifférentes à la vie des professions,
libérales ou non. De là une réflexion au coeur de nos actuelles préoccupations.
C'est en descendant la hiérarchie des normes que les questions deviennent vraiment
épineuses, en termes d'obligations dont la violation peut entraîner des
responsabilités. Écartons l'existence de coutumes. Celles-ci existent lorsqu'un usage
ancien, suffisamment constant et régulier, finit par être considéré dans le milieu
social comme obligatoire, l'imaginaire créant en quelque sorte le réel. Ce n'est pas la
perspective ici retenue. C'est en deçà de ce seuil que se manifestent des usages et
des pratiques. On est alors à la charnière du fait et du droit. Ainsi admet-on que des
pratiques administratives acquièrent du fait de leur reconnaissance par le Conseil
d'État "une certaine valeur juridique infra-réglementaire mais supérieure à la
circulaire administrative". On s'approche de la sorte du problème central relatif à la
genèse médiate ou immédiate des normes nées de pratiques professionnelles et sur
leur place par rapport à la loi. Ce qui caractérise en effet notre temps, c'est
l'accumulation de normes intermédiaires entre la loi - ou le texte réglementaire - et de
simples pratiques habituelles : circulaires, instructions, recommandations, avis ... A
partir de là, il est devenu de plus en plus nécessaire d'élaborer une typologie.
Une première catégorie de normes peut être dégagée de manière relativement facile.
Il s'agit de toutes celles qui figurent dans des codes de déontologie, ce qui est
précisément le cas en matière médicale. C'est là précisément qu'on est confronté à
la mise en relation des seules exigences de l'éthique et, ce qui est plus contraignant,
du fait de sanctions disciplinaires qui peuvent être rigoureuses.
Plusieurs observations ont été retenues au sujet de la déontologie médicale. Tout
d'abord, le fait que "l'élaboration de la règle de droit professionnel est particulière
puisque la loi réserve au conseil de l'Ordre sa préparation, mais cette caractéristique
ne lui confère qu'une faible spécificité puisque le Code déontologie est un décret
gouvernemental pris en Conseil d'État et qu'ainsi le projet présenté par l'Ordre peut
faire l'objet de modifications avant la publication du texte au Journal officiel" (2).
2.
J.-P. Almeras et H. Pequignot, La déontologie médicale, éd. Litec, 1996, p. 3.
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D'autres traits doivent être indiqués. Ainsi le fait que si a priori la règle déontologique
ne s'applique qu'aux seuls professionnels, dans la mesure où nombre de ses
dispositions ne reflètent que les exigences d'un règlement intérieur, il contient
cependant des dispositions concernant l'ordre public, par exemple au sujet du
respect de la vie, du libre choix du praticien et que l'on retrouve, même à travers des
formulations ou des solutions autrement aménagées, dans le cadre du droit commun,
spécialement du droit civil. Les aventures du concept de dignité de la personne
humaine en sont une preuve parmi bien d'autres. Et il faut, à s'en tenir au plan
professionnel, constater que les devoirs exprimés échappent au principe de légalité
contrairement à ce que l'on constate en droit pénal au sujet du principe de la légalité
des délits et des peines. Ajoutons que la règle déontologique n'est pas une "règle de
substitution, d'exception ... mais une règle indépendante qui s'ajoute au droit
commun" (3). Entre la règle morale et la règle juridique, la règle déontologique appelle
des réflexions renouvelées (4). Sur le terrain, on connaît les difficultés inhérentes aux
cessions de clientèle. Des observations analogues peuvent être formulées à propos,
notamment, des "diligences normales" de certaines professions et qui ne sont pas
indifférentes à l'appréciation des responsabilités professionnelles par les juges. Au
total, ce qui ressort de cette rapide évocation, c'est, par l'effet des décisions des
tribunaux le passage naturel de ces obligations dans le domaine du droit de la
responsabilité civile.
Passé le cap des règles déontologiques et, si l'on peut dire, descendant d'un degré
du droit vers le fait (les pratiques) qui naturellement tend à s'organiser à la lumière de
l'expérience, on se trouve encore plus directement confronté aux problèmes de
responsabilité. La règle est maintenant ancienne et bien établie : ce qui est, le cas
échéant, reproché au médecin (lato sensu), c'est de ne pas avoir fourni au patient
des soins consciencieux, attentifs et surtout "conformes aux données acquises de la
science" (5). C'est d'ailleurs assez largement sur cette base que s'est édifiée la notion
d'"obligation de moyens" par opposition à l'obligation de résultat.
De multiples décisions des tribunaux ont précisé la règle jurisprudentielle qui,
implicitement, renvoyait initialement à un ensemble de règles de l'art, variant selon
les spécialités. L'objet de cette référence n'en a pas moins suscité des hésitations,
3.
4.
5.
J.-P. Almeras et H. Peguignot, op. cit., p. 4.
V. not. D. Gutmann, " L'obligation déontologique, entre l'obligation morale et
l'obligation juridique ", Arch. phil. droit 2000 (à paraître).
Cass. civ. 20 mai 1936, DP 1936, 1, 88, concl. P. Matter, rapport L. Josserand, S.
1937, 1, 321, note A. Breton, Grands arrêts nº 93.
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voire des contradictions, les lacunes ou les incertitudes de la connaissance
scientifique entraînant assez souvent des appréciations contraires, sans qu'aucune
règle, aucune solution, aucune autorité ne permette de les départager. On s'est alors
souvent - trop souvent du fait des progrès de la science et de la pratique - trouvé
dans l'embarras, et porté à chercher, au-delà d'une référence naturelle aux acquis de
la science, certaines précisions et directives en termes de normalisation, on pourrait
dire, par transposition du droit communautaire - d'harmonisation des comportements
et des pratiques.
Le champ ouvert à la réflexion s'est alors présenté en termes de parallélisme dans la
genèse des formes de l'obligatoire, en fonction des degrés variables entre le conseil,
l'incitation et l'obligation. Et c'est ainsi que se trouve posée la question de la portée
de ces recommandations particulières que constituent les conclusions des
conférences de consensus et les références médicales obligatoires. Leur finalité se
rattache directement au désir d'ordonner, d'harmoniser, d'orienter les comportements
professionnels. Et il n'est pas douteux que l'on s'emploie ici à prolonger tout ce qui ne
peut être que des plus sommaires dans un code de déontologie.
Références médicales opposables. Ce mot, employé comme naturellement,
instinctivement dans le cadre médical, éveille chez le juriste des réflexions qui ne
pourront paraître indifférentes aux médecins que dans un premier temps de
l'analyse. Nous, juristes, distinguons, spécialement quant aux effets des contrats, ce
qui est obligatoire dans les relations entre les contractants et ce qui est obligatoire à
l'égard des tiers. Par rapport à ceux-ci, le contrat ne crée pas d'obligation, mais il
oblige les tiers à tenir pour établie la situation juridique qui en est résultée, par
exemple un transfert de propriété résultant d'une vente régulière, s'impose de la
sorte à eux. On se trouve vraiment aux confins, plus ou moins brumeux, du fait et du
droit, disons ici du droit subjectif de l'acquéreur devenu propriétaire par l'effet de la
vente. Mais, ce qui est vrai dans le cadre des prérogatives individuelles (droit
subjectif) l'est aussi en matière de droit objectif, c'est-à-dire de normes, les
catégories de la pensée existant aux deux niveaux considérés : l'obligatoire et
l'opposable. Fait ou droit ? Il s'agit, bel et bien de savoir où l'on se trouve et si ces
références médicales opposables sont à ce titre obligatoires. En traitant de ce thème,
on se dit que des solutions originales peuvent résulter pour le juriste, comme pour
tout être pensant, d'une réflexion sur ce qui lui est même apparemment étranger, et
s'il peut, sur ce chemin, apporter aussi aux autres le fruit de ses réflexions et de ses
expériences.
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Et voilà que du côté de la médecine, lui apparaît un paysage relativement nouveau :
un processus, sinon de normalisation, du moins de ce qu'il est tenté d'appeler, de
quasi-normalisation. Qu'importe, dans ce premier temps de la pensée, l'appréciation
du caractère juridiquement obligatoire des exigences dégagées, retenues ou
consacrées. Ce qui retient d'emblée son attention, c'est l'existence de deux pistes de
réflexion : d'une part, dans le cadre même de la déontologie, un souci d'évaluation et
de rationalisation des pratiques médicales, ce qui a conduit à accueillir en France les
conférences de consensus, développées originairement aux États-Unis ; d'autre part,
à partir et dans le cadre de préoccupations d'ordre économique, des dispositions
conventionnelles liant le corps médical et les organismes d'assurance maladie et
débouchant sur des recommandations ou des propositions de bonne pratique
destinées à aider le praticien et le patient.
Les références médicales opposables retenues par les conventions de 1990, de
1993, de 1997 étaient originairement conçues en termes de normes techniques
destinées à rationaliser la production industrielle. Mais l'on a vu se développer dans
ce cadre des normes de comportement professionnel, ce qui a pu entraîner des
contradictions sinon des conflits de normes, dont la solution a été alors trouvée dans
la prévalence des normes de l'art considérées comme plus contraignantes.
Autrement dit, le respect d'une norme technique ne peut suffire à exonérer le
professionnel de sa responsabilité s'il en résulte un manquement à son obligation de
prudence et de diligence.
En théorie générale du droit et aussi des obligations juridiques, on discerne bien des
situations dans lesquelles il existe une unanimité consensuelle, certains diront un
ordre spontané. Il en va autrement lorsque l'on se trouve en présence de
conférences de consensus. Dans de telles circonstances, on se trouve face à des
situations dans lesquelles aucun accord spontané n'existe dans la communauté
médicale. Aucune règle ne guide la désignation du promoteur de la conférence, et
pas davantage, a priori, le choix du sujet. Et, à supposer qu'il y ait consensus, ce
n'est pas celui de la communauté médicale, mais celui, infiniment plus restreint, des
participants à la conférence qui parviennent à dégager des solutions de compromis.
En théorie, les conclusions des conférences de consensus ne peuvent représenter,
dans l'appréciation de la responsabilité du médecin, qu'une opinion parmi d'autres.
Aussi bien constate-t-on que les conclusions d'une conférence de consensus
n'équivalent pas nécessairement à la réalité d'un consensus. L'évocation de ces
conférences peut être éclairée de manière comparative par la référence à des
usages conventionnels comme on peut en connaître en droit des biens, ou encore en
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droit commercial ou maritime. A la frontière souvent incertaine du fait conventionnel
et du droit en gestation, les pratiques de certains acteurs, voire la seule habitude
individuelle peuvent aspirer à devenir, un jour ou l'autre, du droit, si ce n'est par l'effet
d'un renvoi aux usages opéré par la loi ou encore par une voie analogue à celle qui a
favorisé, en droit du travail, le développement des conventions collectives.
Ce dernier rapprochement pourrait être approfondi. Rappelons encore qu'un
mouvement législatif marqué par les lois du 4 janvier 1993 et du 18 janvier 1994 a
consisté à associer à ces préoccupations les divers intervenants. On sait que,
chaque année, est établi un objectif d'évaluation des dépenses médicales, dont le
respect est assuré par l'édiction de références médicales opposables (RMO) dont la
violation par le praticien peut donner lieu à des sanctions. Ainsi les parties
signataires de la convention médicale du 21 octobre 1993 ont précisé que "les
références médicales sont, d'une part des critères scientifiques reconnus permettant
notamment de définir les soins et prescriptions médicalement inutiles ; d'autre part
des fréquences d'utilisation par patient de certains soins et prescriptions". Dans ce
contexte a donc été arrêtée une liste de références médicales rendues opposables
dans le cadre conventionnel à l'habitude individuelle de chaque praticien. Le
rayonnement de ce système a été étendu par une ordonnance du 24 avril 1996.
Qu'en résulte-t-il dans la perspective de l'existence et de la portée d'une règle de
droit ? Qu'un praticien dont les soins et prescriptions se situent en dehors des
normes retenues peut encourir des sanctions financières sur le fondement des RMO.
Le rayonnement de ces contraintes met alors en cause, outre les praticiens, bien
d'autres intéressés, par exemple les compagnies d'assurances, mais aussi et surtout
les malades, car le recours aux RMO n'est évidemment pas sans incidence sur la
relation entre le médecin et le patient, notamment sur le contrat médical.
De là, par induction et déduction, une interrogation, de véritable théorie générale du
droit, sur la nature juridique des RMO. Bien que leur domaine soit nécessairement
limité, celles-ci présentent, formellement, en termes de droit, quant à leurs
destinataires, un caractère assez général et a priori. Il ne s'agit d'ailleurs pas de
règles émanant de la seule profession, puisque leur établissement implique le
concours des caisses d'assurance maladie. La nature des exigences considérées a
d'ailleurs été précisée en fonction de l'évolution des textes leur servant de
fondement. C'est plus précisément à partir de l'ordonnance de 1996, qu'acquérant
force légale, elles ont été opposables aux médecins, en termes d'obligations de
résultat, ceux-ci étant dès lors qualifiés pour les opposer aux malades, dans le cadre
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de leurs obligations. Et elles sont devenues des éléments d'appréciation de la
responsabilité des professionnels, le juge éventuellement saisi d'actions en
responsabilité civile pouvant, à partir d'elles, dégager une opinion sur l'état de l'art à
un moment donné pour apprécier les responsabilités médicales, sans que cette prise
en considération soit obligatoire.
Dans ce contexte, il reste que l'impact des RMO demeure encore incertain en
matière de responsabilité. D'un côté on a relevé certaines décisions faisant état d'une
conformité aux RMO pour exonérer un médecin (6). Mais une opinion plus souple, et
plus rigoureuse, a été soutenue, suivant laquelle le devoir de fournir des soins en
science, conscience et indépendance professionnelle ne pouvait être affecté par les
RMO (7). Dans cette perspective, celles-ci ne pourraient être conçues par le médecin
que comme éléments de son devoir de donner des soins conformes aux données
acquises de la science, ce qui conserve leur empire aux principes du droit commun.
En réalité, il est possible de considérer qu'il n'existe pas de différence significative
par rapport aux règles du droit commun de la responsabilité, surtout compte tenu de
l'importance croissante des principes généraux, comme le principe de précaution. S'il
y a peut-être conflit de normes, il est encore à la fois latent et lointain.
Des observations voisines peuvent être formulées en fonction de l'évolution
législative qui a aussi, en 1996, aménagé la procédure d'accréditation, tendant à
dégager une appréciation indépendante de la qualité d'un établissement. Sans être
une véritable nouveauté, elle se rattache à l'existence de divers contrôles, internes,
externes ou mixtes. L'évaluation externe est la plus significative, l'obtention
d'autorisations étant subordonnée au respect des conclusions de l'accréditation.
L'existence de celle-ci appelle nécessairement des réflexions d'ordre juridique en
termes de responsabilité, sinon des personnels hospitaliers publics, ce qui
supposerait - sur faute lourde de leur part - un recours de l'autorité publique, du
moins à l'égard des professionnels exerçant en milieu libéral ou hospitalier privé.
Divers critères d'accréditation ("référentiels") sont retenus en contemplation de la
personne du patient (bonnes pratiques cliniques, résultats des services, codes
thérapeutiques). Naturellement, ils ne sont pas indifférents aux juges, de sorte que
l'on voit ici s'opérer un passage encore indécis, "une novation du conseil scientifique
en norme juridique". De proche en proche, on discerne un mouvement significatif : "la
6.
Aix-en-Provence, 10 décembre 1996.
V. les affirmations de M. le conseiller Sargos in " Références médicales opposables et
responsabilité des médecins ", Médecine & Droit nº 28, janvier-février 1998, p. 9.
7.
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science des experts impose le droit alors qu'il n'aurait dû en résulter que des
indications propres à servir de terme de comparaison par rapport aux exigences de
prudence médicale".
A vrai dire l'accréditation médicale n'est pas assortie d'une sanction juridique claire. Il
existe à son sujet ce halo que l'on retrouve du fait de la multiplication de modes de
régulation de la recherche et de la pratique médicales. Il ne s'agit pas de tables de la
loi. On se trouve encore ici dans cette zone incertaine des usages dont le respect ne
suffit pas nécessairement à exclure la responsabilité, mais dont la violation peut être
fautive, notamment si l'usage visé est contraire au principe de prudence. De toute
façon ces normes mi-médicales, mi-économiques ne sauraient mettre obstacle à
l'intérêt du patient.
Le passage difficilement contestable, en l'état actuel du droit, sur le versant de l'infrajuridique apparaît au sujet de l'Evidence Based Medicine (EBM), comme source des
connaissances à partir desquelles les compétences cliniques s'organisent et se
renouvellent. Le juriste ne peut ici encore - et même davantage - qu'affirmer son
ignorance, son incompétence. Une nouvelle fois se manifestent les fonctions
diverses du fait et du droit. Genèse, contenu et destinée des normes sont tributaires
d'une conception extensive ou restrictive du juridique. Cette dernière se manifeste
probablement dans l'inconscient des hommes qui vivent heureux parce qu'ils vivent
comme si le droit n'existait pas ou tout au moins ne se manifestait à eux que par
accident et de manière pathologique. C'est ce dont souffre notre temps précipité
dans un océan de normes juridiques qui, par vagues successives, nous submergent.
C'est la maladie sociale du temps présent.
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