Droit européen et croissance verte Par Alice FUCHS-CESSOT Maître de conférences à l’Université de Saint-Denis Membre du SERDEAUT Depuis 1957, la France participe à une entité supranationale distincte des organisations internationales classiques. En effet, les traités européens fondant l’Union européenne ont institué un nouvel ordre juridique dans lequel les sujets sont non seulement les Etats mais également leurs ressortissants. Les 27 Etats membres ont ainsi limité leurs droits souverains dans des domaines de plus en plus étendus, notamment économique. Si les fondateurs de l’Europe souhaitaient mettre en place un grand marché unique, favoriser un mode de développement économique respecteux de l’environnement ne figurait pas parmi leurs objectifs initiaux. Toutefois, à partir des années 1970, sous l’influence notamment du droit international, les préoccupations environnementales ont été progressivement intégrées aux politiques européennes. Et c’est la crise financière de 2007 qui a accéléré les reflexions liées plus précisément à l’économie verte. Celle-ci est désormais régulièrement présentée comme une opportunité pour la croissance européenne. Les financements de projets nationaux ou européens liés à la croissance verte par le biais du Fonds européens et du Fonds européen de développement régional ont ainsi été multipliés ces dernières années. Juridiquement cet intérêt nouveau a été formalisé au sommet de la hiérarchie des normes européennes dans le traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 qui stipule que l’Union européenne œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique visant entre autre chose l’ « amélioration de la qualité de l’environnement » (article 3 du traité sur l’Union européene - TUE). Politiquement la volonté de favoriser la croissance verte a été réaffirmée, au mois de juin 2012, dans le Pacte pour la croissance et l’emploi dans lequel les Etats européens s’engagent à exploiter le potentiel de l’économie verte. Pour autant ces objectifs se traduisent-ils dans des règles juridiques contraignantes pour les Etats membres de l’Union européenne ? Afin de déterminer dans quelle mesure la politique française en matière de croissance verte est aujourd’hui liée à ses engagements européens, il convient de présenter les fondements du droit européen de la croissance verte mais également ses effets en France. I/ Les fondements du droit européen de la croissance verte La croissance verte est appréhendée plus ou moins directement par le droit européen primaire et dérivé. C’est-à-dire, premièrement, par les traités conclus 1 par les Etats membres de l’Union européenne et, deuxièmement, par le droit fondé sur ces traités et adopté selon les procédures prévues par eux. Certains actes dérivé n’ont pas de caractère obligatoire. Pour autant, il ne faut pas les mésestimer car ils sont susceptibles de jouer un rôle important dans le processus législatif européen. En outre, ils marquent l’intérêt que les institutions européennes portent actuellement à l’économie dite verte ou durable. A/ Le droit primaire relatif à la croissance verte Si la croissance verte n’apparaît pas explicitement dans les traités européens, c’est bien ce concept qui est visé à l’article 3 TUE (introduit en 2007 par le traité de Lisbonne). Il apparaît comme un objectif qui doit guider les institutions européennes dans leur action. En outre, depuis le traité sur l’Acte unique de 1986, l’environnement constitue une politique à part entière de l’Union dont les objectifs sont désormais fixés à l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Cette politique doit contribuer à la protection de l’environnement, à l’utilisation prudente et rationnelle des ressources naturelles et à la promotion, sur le plan international, de la lutte contre le réchauffement climatique. Elle est fondée sur quatre principes : le principe de précaution, le principe de prévention, le principe de la correction par priorité à la source et le principe pollueur-payeur (art 192 TFUE). Enfin, l’article 11 TFUE consacre le principe selon lequel les exigences de la protection de l’environnement doivent être intégrées dans les politiques de l’Union, en particulier afin de promouvoir le développement durable. C’est sur le fondement de ce principe dit d’intégration qu’antérieurement au traité de Lisbonne une politique européenne en matière de croissance verte a commencé à se développer. B/ Les actes dérivés contraignants relatif à la croissance verte En effet, de nombreuses politiques et actions de l’Union européenne sont susceptibles d’intégrer les préoccupations liées à la croissance verte. Certaines sont anciennes comme les transports, l’agriculture, la recherche ou le développement technologique. D’autres sont plus récentes comme l’énergie, l’emploi et la protection des consommateurs. Les réglementations européennes relatives à notre sujet se sont essentiellement développées postérieurement à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Toutefois certaines réglementations antérieures peuvent également y être rattachées. Il peut s’agir de règlements ou de décisions mais ce sont les directives (c’est-à-dire des actes fixant des objectifs contraignants pour les Etats visés) qui sont les plus nombreuses en la matière. En raison du court laps de temps qui m’est imparti, je mentionnerai les actes adoptés sur le fondement de 2 axes caractéristiques. D’une part, la lutte contre les déchets mérite d’être citée car ses contours ont évolué avec l’apparition du concept de croissance verte. En effet, plus de trente ans après l’adoption de la directive du 15 juillet 1975 qui posait les bases de la 2 gestion des déchets en Europe, l'Union européenne a adopté, en novembre 2008, une nouvelle directive encourageant notamment la collecte séparée des biodéchets et leur traitement approprié (compost, biogaz). Cette réglementation illustre également ce qui pourrait être à l’avenir la répartition des rôles entre l’Union européenne et les Etats membres en matière de croissance verte. Alors que certains Etats souhaitaient l’adoption de nouvelles règles encore plus détaillées, dans une communication publiée le 18 mai 2010, la Commission a estimé qu'il valait mieux laisser aux Etats la marge de manœuvre nécessaire pour adapter au mieux la gestion des biodéchets aux conditions locales. D’autre part, la lutte contre le réchauffement climatique illustre bien la méthode européenne qui allie l’incitatif et le contraignant tout en permettant parfois une modulation des règles en fonction de la situation des Etats membres. Les mesures phares résident dans le paquet législatif climat-énergie adopté en 2009 et fixant un ensemble d’objectifs regroupés sous le terme de « trois fois vingt ». A l’horizon 2020, l’Union européenne s’est ainsi engagée à réduire de 20% ses émissions de gaz à effet de serre et à intégrer à sa consommation énergétique finale une part au moins égale à 20% d’énergies de sources renouvelables. La directive du 23 avril 2009 module cet objectif et impose un objectif de 23% à la France. Seul le troisième objectif qui vise à améliorer de 20% l’efficacité énergétique de l’Union européenne n’a pas pour le moment de valeur contraignante. Il est néanmoins régulièrement réaffirmé dans des actes dérivés non contraignants. C/ Les actes dérivés non contraignants relatifs à la croissance verte Outre les actes obligatoires, dans l’exercice de leurs compétences, les institutions de l’Union européenne ont également souvent recours à des actes à la terminologie variée qui ne créent pas d’obligations juridiques. Certains actes de la Commission européenne ont le caractère d’acte préparatoire car ils sont adoptés en amont du processus de décision. Elle produit notamment des livres verts ou blancs qui contribuent à l'élaboration des normes européennes en associant les gouvernements, les députés européens, les organismes professionnels, les associations. Ainsi, en 2010, a été présenté un livre vert sur la politique de développement de l’Union européenne en faveur de la croissance durable. Plusieurs communications en lien avec la croissance verte ont également été adoptées. Par exemple, celle du 10 avril 2011 relatif à l’Acte pour le marché unique présente le développement de l’économie numérique comme l’un des principaux leviers pour doper la croissance et l’emploi dans l’Union. D’autres actes ont une valeur politique. Ils expriment la position des chefs d’Etat réunis au sein du Conseil européen ou bien du Parlement européen sur un problème donné. Ces actes invitent parfois la Commission à prendre une initiative législative ou les Etats membres à agir dans un sens déterminé. Ils ne sont pas déniés de toute 3 portée juridique dès lors qu’ils éclairent parfois le juge européen en lui permettant d'apprécier la portée d'un acte européen contraignant. Ainsi, en décembre 2001, le Conseil européen de Göteborg a inscrit la stratégie de Lisbonne pour la croissance et l’emploi dans une perspective environnementale en précisant que la croissance européenne devait se faire dans un souci de développement durable. Surtout, en 2010, a été adoptée la stratégie Europe 2020 visant à améliorer les indicateurs de développement durable en matière de croissance, d’emploi et de protection de l’environnement tout en augmentant la compétitivité de l’Europe au niveau mondial. Le Parlement européen a également adopté plusieurs résolutions qui expriment son point de vue sur la croissance verte. Parmi les plus récentes, peut être citée la résolution du 14 juin 2012 « Vers une reprise riche en emplois ». Les parlementaires européens demandent aux chefs d’Etat de se mettre d’accord sur des engagements concrets d’investissement dans des secteurs tels que les énergies renouvelables. Comme on vient de le voir, les fondements du droit européen relatif à la croissance verte apparaissent très divers. Il convient alors de s’interroger sur les effets qu’il produit dans les Etats membres. II/ Les effets du droit européen de la croissance verte en France Les normes européennes relatives à la croissance verte priment sur le droit français. Pour autant toutes ces normes ne sont pas directement invocables devant le juge français. Dans certains cas, pour produire des effets, elles vont devoir être complétées par des normes nationales. Les Etats membres peuvent d’ailleurs être sanctionnés s’ils ne satisfont pas correctement à leurs engagements européens en la matière, notamment en ce qui concerne la transposition des directives. A/ La primauté du droit européen relatif à la croissance verte En vertu du principe jurisprudentiel de primauté dégagé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), le droit français est soumis au droit européen. Ainsi les autorités nationales doivent respecter tant le droit primaire que le droit dérivé relatif à la croissance verte lorsqu’elles adoptent une décision administrative mais également une loi. Des dissensions demeurent cependant entre la CJUE et les juges français sur le sort réservé aux normes constitutionnelles. Ces derniers placent la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes tandis que la Cour considère, pour sa part, que le principe de primauté s’applique à toutes les normes nationales, y compris constitutionnelles. Ainsi l’insertion dans la Constitution française d’une disposition contrevenant à la vision européenne de la croissance verte telle qu’elle figure à l’article 3 TFUE pourrait être considérée par la Cour comme un manquement aux 4 engagements européens de la France. L’hypothèse d’une telle contradiction semble néanmoins purement théorique sauf à imaginer que le constituant décide d’interdire la prise en compte des considérations environnementales en matière de développement économique. B/ L’invocabilité du droit européen relatif à la croissance verte Si l’Etat français doit respecter le droit européen, les normes européennes ne disposent pas toutes d’un effet direct et ne peuvent pas toujours fonder un recours devant le juge national. Tout dépend de leur origine. Seuls les règlements produisent sans distinction des effets directs dans les Etat membres (article 288 TFUE). Ils créent dès leur adoption des droits et des obligations que les particuliers peuvent faire valoir tant à l’égard des autorités nationales qu’à l’égard d’autres particuliers. Mais les règlements liés à la croissance verte sont pour le moment peu nombreux. Peut néanmoins être cité le règlement du 23 avril 2009 établissant des normes de performance en matière d’émissions de dioxyde de carbone pour les voitures particulières neuves. En revanche, les articles des traités pouvant être rattachés à la croissance verte n’apparaissent pas directement invocables car ils ne créent pas d’obligations inconditionnelles. Néanmoins la CJUE considère que les juges nationaux doivent toujours interpréter le droit national à la lumière du droit de l’Union européenne. Les juges français sont donc susceptibles, le cas échéant, de tenir compte des objectifs figurant aux articles 3 TUE et 191 TFUE. Le cas des directives est particulier puisqu’elles se limitent à fixer des objectifs. Par exemple, dans l’article 6 de la directive du 23 avril 2009, il est demandé aux Etats membres de réduire les obstacles, notamment réglementaires, à la production d’électricité à partir de sources d’énergie renouvelables sans plus de précision. Ainsi les directives doivent faire l’objet de mesures nationales de transposition laissant une certaine marge d’appréciation aux Etats lorsqu’elles ne sont pas trop détaillées. Seules ces mesures sont en principe susceptibles d’être invoquées devant le juge. Exceptionnellement, la CJUE a admis qu’une directive non transposée ou incorrectement transposée pouvait être invoquée par des particuliers à l’encontre d’un Etat défaillant. C/ La sanction de la méconnaissance du droit européen relatif à la croissance verte Les juges français sont susceptibles d’annuler tout acte administratif contraire à un acte européen d’effet direct relatif à la croissance verte. Ils doivent également écarter les lois méconnaissant de tels actes. Outre l’éventuelle neutralisation de leurs normes internes, les Etats membres peuvent également être sanctionnés s’ils méconnaissent leurs engagements relatifs 5 à la croissance verte à travers la procédure en manquement. Cette procédure comporte une phase précontentieuse dans le cadre de laquelle la Commission peut demander à l’Etat concerné de s’expliquer. Si à l’issue du délai fixé, l’Etat ne remplit toujours pas ses obligations, la Commission lui adresse un avis motivé précisant ce qui lui est reproché et les mesures à prendre pour mettre fin au manquement. Ainsi le 26 janvier 2012, la Commission a adressé à la France un avis motivé lui demandant de se conformer à la législation européenne sur les déchets d’emballages qui vise à réduire leur volume et à favoriser la croissance durable (directive du 20 décembre 1994). Lorsque l’Etat ne donne pas suite, la Commission peut saisir la CJUE. La France a déjà fait l’objet d’arrêts en manquement pour non transposition ou mauvaise transposition de directives en matière environnementale. Certaines de ces directives étaient relatives à la croissance verte comme par exemple celle du 18 septembre 2000 relative aux véhicules hors d’usage visant au recyclage de ces véhicules dans le respect de l’environnement (CJUE, 15 avril 2010, aff. C-64/09). Si la constatation du manquement est purement déclaratoire, il appartient aux autorités nationales de prendre les mesures nécessaires pour lui donner suite. Et, depuis le traité de Maastricht de 1992, l’Etat récalcitrant peut être condamné, dans le cadre d’un second arrêt de manquement, à des sanctions pécuniaires d’un montant parfois très élevé. Conclusion Les questions liées à l’environnement ont progressivement intégré le droit européen depuis le début des années soixante-dix. Un mouvement similaire semble pouvoir être relevé, notamment depuis l’adoption du traité de Lisbonne, en ce qui concerne plus précisément la croissance verte. On peut donc penser que les réglementations européennes en la matière pourraient se multiplier dans les années à venir. L’action nationale des Etats membres en serait nécessairement encore plus strictement encadrée. Ils ne seraient pas pour autant perdants dès lors que l’échelon européen semble mieux approprié que l’échelon national à la conduite d’une politique économique verte efficace. Toutefois le libéralisme économique qui prédomine tant au niveau mondial qu’européen ne va-t-il pas pas constituer un frein à ce mouvement ? Du point de vue du marché intérieur européen, l’augmentation du nombre de règles favorisant la croissance verte ne devrait pas poser de problème dès lors qu’elles s’appliqueront à tous les les Etats membres. Du point de vue mondial, l’on peut en revanche s’interroger. Concilier comme le souhaitent les institutions européennes compétitivité internationale de l’Europe et développement durable n’est-il pas illusoire ? Cette compétitivité ne sera-t-elle pas nécessairement 6 affaiblie dès lors que la prise en compte des préoccupations environnementales a un coût – au moins à court terme – qui se répercute sur le prix des produits ? En outre, les Etats n’appartenant pas à l’Union européenne pourraient voir dans la multiplication des réglementations liées à la croissance verte une entrave au commerce mondial. Imposer, par exemple, dans l’Union européenne une proportion minimale d’achats verts pour les achats publics ne contreviendrait-il pas aux règles de l’Organisation mondiale du commerce ? Si notre sujet invitait à s’interroger sur les relations entre le droit français et le droit européen, il apparaît que l’affermissement du droit européen de la croissance verte pose plus largement la question de la place de l’Europe au sein de la mondialisation. 7