Philosophie, biosymbolique del`humain et représentation du réel

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Philosophie, biosymbolique de l'humain
et représentation du réel
Collection Ouverture philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Déjà parus
Benoît THIRIO, L'appel dans la pensée de Jean-Louis Chrétien, Contexte
et introduction, 2002.
Nasser ETEMADI, Concept de société civile et idée du socialisme, 2002.
Didier JULIA, Fichte, la question de l 'homme et la philosophie, 2002.
Pierre-Etienne DRUET, La philosophie de l 'histoire chez Kant, 2002.
Brigitte KRULIC, Nietzsche penseur de la hiérarchie. Pour une approche
« Tocquevillienne » de Nietzsche, 2002.
Xavier ZUBIRI, Sur le problème de la philosophie, 2002.
Mahamadé SAVADOGO, La parole et la cité, 2002.
Michel COVIN, Les écrivains et l'alccol, 2002.
Philibert SECRET AN (dir.), Introductions à la pensée de Xavier Zubiri,
2002.
Ivar HOUCKE, Emouvoir par raison, architecture de l'ordre émergent,
2002.
Laurent JULLIER, Cinéma et cognition, 2002.
François-Xavier AJAVON, L'eugénisme de Platon, 2002.
Alfredo GOMEZ-MULLER, Du bonheur comme question éthique, 2002.
Th. BEDORF, S. BLANK (Eds.), En deçà du principe de sujet / Diesseits
des Subjektprinzips, 2002.
Dominique LETELLIER, La question du hasard dans l'évolution, la
philosophie à l'épreuve de la biologie, 2002.
Miklos VETO, Le fondement selon Schelling, 2002.
Bertrand SOUCHARD, Division et méthodes de la science spéculative:
physique, mathématique et métaphysique, 2002.
François BESSET, 11 était une fois ... le mal, 2002.
Michaël
HA Y AT
Philosophie, biosymbolique de l'humain
et représentation du réel
Volurne 6 de l'ouvrage général:
Dynamique des formes et représentation:
vers une biosymbolique de l 'humain
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALlE
@L'Hannatlan,2002
ISBN: 2-7475-3081-7
Entre sciences de la nature et philosophie, reste à explorer les
sciences de I'homme: l'anthropologie paléontologique, en étudiant
l'émergence des représentations et de la symbolisation à travers la
technique, le langage et l'art et plus globalement celle de la culture par
le réseau de relations sociales, nous permet de mieux comprendre la
transformation de l'évolution naturelle de I 'humain en histoire. Cette
perspective consolide, du double point de vue du devenir de l'espèce
et de l'ethnie, notre interprétation biosymbolique de l'humain. Elle
ouvre du même coup à une philosophie non métaphysique de I'histoire
de I 'humanité qui s'enracine dans le biologique et se comprend
comme histoire de la symbolisation
et des techniques
de
représentation. Or, cette histoire est productrice de troubles et de
compensations:
il s'agit dès lors de repenser, à partir de
l'hominisation
et de l'histoire humaine, les conditions d'une
humanisation. Seul le dialogue entre siences et philosophie permet de
constituer une éthique à la fois rationnelle et raisonnable.
Mais l'enracinement
de 1'humain dans le biologique nous
oblige aussi à régresser vers les origines physiques de la vie. Dans
notre effort d'unification, cette régression doit nous permettre de
réfléchir à la possibilité d'une ontologie générale de la réalité. Or,
cette régression à l'originaire, vers le physique, nous conduit du même
coup vers les modes formellement
les plus « élevés »de la
7
représentation, vers la physique mathématique, que nous refusons
d'abstraire entièrement de ses sources à la fois bio-cérébrales et
culturelles.
Dans la méthodologie
moniste, matérialiste,
non
réductionniste, transformiste et historique à horizon ontologique qui
est la nôtre, elle est une traduction de lems formes dynamiques.
En ce sens, il nous est apparu que tout système du monde fondé
sur le modèle des systèmes physiques et sur les seules mathématiques
restait insuffisant,
malgré la puissance de ces derniers, pour
comprendre la complexité hmnaine et qu'à l'inverse, si toute science
est représentation, l'effort pour démêler cette complexité sans la
réduire à un modèle de niveau «inférieur »(physique)
ou
« supérieur »(mathématique) ne pouvait qu'aider à mieux comprendre
sciences formelles et sciences de la nature. Mais, nous y avons assez
insisté dans les volmnes précédents, il ne s'agit pas d'en revenir à une
théorie subjectiviste des conditions a priori de la connaissance
scientifique: nous nous orientons au contraire vers un réalisme des
formes et de la représentation.
Il convient donc à la fois de penser le transport, dans l'étude de
1'homme, des représentations
du réel en sciences de la nature,
notamment celle qui constitue la clé de voûte de notre hypothèse
globale, la représentation des formes, et l'intérêt, en retour, d'une
meilleure compréhension de la pensée et de la culture pour saisir le
caractère représentationnel des sciences, qui devrait conduire à
soupçonner toute prétention scientifique à constituer une ontologie
générale, tout en justifiant pleinement lem effort de modélisation.
C'est une telle approche qui nous permet de dépasser les
dualismes avoués ou masqués entre vie, représentations mentales,
symbolisation,
langage, opérativité technique, représentations
artistiques et représentations scientifiques.
Pour le comprendre, remontons d'abord aux origines de
1'homme.
8
1) Représentation et symbolisation à la lumière de la
paléontologie
anthropologique:
continuité biologique et
discontinuité symbolique, l'aporie des origines?
Pour démêler le processus complexe de 1'hominisation, il
convient d'éclairer les conditions d'émergence anatomo-motrices,
techniques et symboliques des représentations humaines du double
point de vue de l'espèce
et de l'ethnie.
Cette perspecti ve
phylogénétique et paléontologique s'impose pour une double raison:
mieux comprendre la différence humaine par rapport à l'animal dans
un cadre évolutionniste et matériel, ouvrir à la réflexion sur l'histoire
des moyens de représentations et de symbolisation.
a) De l'évolution biomorphologique à l'émergence de la culture:
genèse
de la technique
et du langage
humains
dans
l'anthropologie de Leroi-Gourhan
Pour André Leroi-Gourhan, « le premier et le plus important de
toUS» les « critères communs à la totalité des hommes et de leurs
ancêtres», c'est la « station verti cal e »1. «Deux autres critères sont
corollaires du premier: ce sont la possession d'une face courte et celle
d'une main libre pendant la locomotion »2. En effet, la station
verticale est « l'une des solutions données à un problème biologique
aussi ancien que les vertébrés eux-mêmes, celui du rapport entre la
face comme support des organes de préhension alimentaire et le
membre antérieur comme organe non seulement de locomotion, mais
aussi de préhension »3. Il y a bien de ce point de vue, celui de
l'évolution anatomo-motrice, continuité phylogénétique entre l'animal
et 1'homme. L'originalité de l'analyse de Leroi-Gourhan, à l'époque
où il écrit, est de mettre en avant cette prééminence de la station
verticale, donc du critère de mobilité, par rapport au critère cérébral:
l'évolution de la mobilité conditionne celle du cerveau, à tel point
qu'un « bipède aussi en retrait cérébralement que l'Australopithèque»
est humain, tandis qu'un hypothétique « quadrupède à cerveau déjà
1
A. Leroi-Gourhan,
Le ceste et la parole. I, p. 32
2
id.
3 id., p. 34
9
humain »ne le serait pasI. On peut déceler divers types d'organisation
dynamique des êtres vivants, liés à leur mode de nutrition: le végétal
a adopté un mode de nutrition uniquement chimique qui ne nécessite
pas la locomotion2, chez les animaux, on peut distinguer deux types
d'embranchements, qui correspondent à leur organisation dynamique,
l'une où «le corps est construit suivant un plan de symétrie radiale,
(où la locomotion joue un rôle nu1...), l'autre où les parties du corps
s'ordonnent
suivant un plan de symétrie bilatérale»
et dont
l'évolution principale conduit aux espèces mobiles, qui mènent à
l'homme3. Grâce à cette mobilité et « dans une perspective qui va du
poisson de l'ère primaire à I'homme de l'ère quaternaire», on peut
alors légitimement
croire «assister à une série de libérations
successives: celle du corps entier par rapport à l'élément liquide, celle
de la tête par rapport au sol, celle de la main par rapport à la
locomotion et finalement celle du cerveau par rapport au masque
facial »4 5. Cette série de libérations successives s'inscrit donc dans
une continuité phylogénétique de l'animal à I'homme, et en particulier
chez les primates, où la main acquiert progressivement
une
« prééminence préhensive » par rapport au pied qui ouvre «à une
station assise de plus en plus redressée, à une denture de plus en plus
courte, à des opérations manuelles de plus en plus complexes et à un
cerveau de plus en plus développé
»6.
Il est étonnant mais plein
d'enseignement
pour le philosophe
de voir la manière dont
l'association de la paléontologie et de la biologie peut analyser
l'émergence de la conscience: du point de vue de la relation entre
nutrition et mobilité!
Si le «monde vivant est caractérisé par
l'exploitation
physico-chimique
de la matière », deux modes
d'exploitation peuvent être distingués, « qui impliquent, l'un la mise
en valeur de la matière, pourrait-on dire, par affrontement direct de la
molécule exploitée par la molécule exploitante, comme pour les virus,
1
op. cité, p. 42
2
Même s'U existe certaines formes de "déplacement
de détection"
(id.), elles sont considérablement
développées que chez les animaux.
3 p.43
4 pp.
5
des organes de capture et du dispositif
moins nécessaires
à la nutrition et
40-41
n s'agit pour Leroi-Gourhan d'une croyance et d'un" sentiment artificiel" puisqu'on a
isolé pour dégager cette série "des fossUes privUégiés", des "formes pertinentes",
mais ce
choix fait, il devient une "évidence"
que l' "on met en lumière une longue piste
régulièrement ascendante sur laquelle chaque "libération" marque une acce1ération de plus
en plus considérable" (p.41).
6 p. 84
10
l'autre une consommation en quelque sorte hiérarchique qui exploite
la matière inerte à travers une chaîne d'êtres vivants, comme pour
I'homme mangeant le bœuf au terme d'un long défilé de mangeurs et
de mangés successifs
»1.
Le second mode d'exploitation physico-
chimique de la matière correspond à l'embranchement de l'évolution
où elle s'accélère par une série de libérations successives et qui tend
vers 1'homme (ce qui ne signifie pas qu'il y ait finalité ou élan vital de
la conscience qui cherche à s'exprimer). On peut alors remarquer que
la nutrition « entraîne depuis un bon milliard d'années une partie des
vivants dans la voie de la recherche du contact conscient »2. La
conscience, en ce sens, serait la réponse trouvée du point de vue de la
sélection naturelle, au problème de l'exploitation physico-chimique de
la matière chez les vivants qui, se nourrissant d'autres êtres vivants,
doivent, en fonction du milieu extérieur, se déplacer pour trouver leur
nourriture et développer des stratagèmes de détection et de capture qui
nécessitent une organisation cérébrale plus complexe. Si la conscience
naît de la mobilité, elle émerge chez les mangeurs! Des mangeurs qui,
se redressant, libèrent main pour l'outil et face pour le langage...
Mais cette nouvelle solution à un très ancien problème
biologique, la station verticale, va créer une réelle discontinuité, avec
l'évolution du langage et de la manipulation d'outils. Déjà, «les
conditions humaines de station verticale débouchent
sur des
conséquences
de développement
neuro-psychique
qui font du
développement du cerveau humain autre chose qu'une augmentation
de volume »3. Ces conséquences portent d'abord sur l' «outil pour la
main» et le « langage pour la face »4, main et face ayant été libérées
par la station verticale et la main libérant la parole. Nous pouvons ici
reprendre la schématisation dont nous avons usé pour l'évolution en
général:
il y a bien «saut qualitatif », passage à un niveau
d'intégration
supérieur qui génère des propriétés
nouvelles
irréductibles à une quelconque association des ancielmes, même si
elles dérivent d'elles par continuité phylogénétique. Nous avons bien
affaire à une «catastrophe»
au sens thomien : dans la dynamique
continue apparaissent des discontinuités créatrices de formes. Mais ce
type de discontinuité et de formes est très singulier: il ne se réduit pas
à une transformation anatomique et biologique, même si celle-ci le
conditionne. Des formes originales de moyens d'expression,
de
1
2
3
4
p. 86
id.
id,p. 34
id.
Il
pensée, d'organisation du groupe, de comportements et d'activité sont
produites. «L 'homo sapiens réalise la dernière étape connue de
l'évolution hominienne et la première où les contraintes de l'évolution
zoologique soient franchies et incommensurablement dépassées» 1. Ce
saut qualitatif peut donc bien être compris comme un passage à un
niveau d'intégration supérieur, au sens que nous avons dégagé avec
François Jacob: en constituant l'intégron culturel, il produit une
radicale nouveauté qui pomtant émerge de la continuité biologique.
Une synthèse des critères d'humanité selon Leroi-Gourhan
nous paraît s'imposer, car nous allons voir qu'ils posent un problème
fondamental, dont le caractère apparemment aporétique touche de
plein fouet notre réflexion, et en accentue l'incertitude: le passage du
biologique au symbolique, point aveugle de tout modèle de I 'humain
qui veut le comprendre à partir d'une genèse biologique.
D'un côté, du point de vue de la chaîne matérielle de
conditionnement évolutif continue, la station verticale est bien le
premier critère, anatomo-moteur,
de définition de I 'homme. De
l'autre, du point de vue des conséquences les plus radicalement
humaines, impossibles à déduire simplement du plan strictement
zoologique (même si elles sont conditionnées par son évolution), la
plus profonde discontinuité entre l'animal et I'homme, celle qui ouvre
à leur incommensurabilité,
serait à chercher dans «les conditions
nouvelles de développement offertes à l'outil et au langage» avec
I'homo sapiens2 : quand « les territoires moteurs (du cerveau) ont été
surpassés par des zones d'association de caractère très différent, qui,
au lieu d'orienter le cerveau vers une spécialisation technique de plus
en plus poussée, l'ont ouvert à des possibilités de généralisation
illimitées, du moins par rapport à celles de l'évolution zoologique »3,
on assiste à « une transformation du rythme d'évolution technique »,
et ces faits coïncident avec « l'apparition d'un dispositif social fondé
sur des valeurs culturelles »4; l'ensemble constitue alors une totale
humanisation du monde technique et social par leur symbolisation.
Mais entre ces deux critères extrêmes de l'évolution humaine, l'un
purement zoologique, anatomo-moteur, l'autre culturel, lié à des
activités qui engagent un nouveau rapport au monde et aux autres,
proprement symbolique, elles-mêmes conditionnées par une ouverture
1
id., nous soulignons
2
id.
3 I, p. 168
4
I, p. 205,
12
nous
soulignons
indéfinie des possibilités cérébrales, deux propriétés font figure de
critères intermédiaires nécessaires et originaires entre le biologiquezoologique et le symbolique-culturel: l'usage d'outils et du langage.
Homo serait indissolublement faber et sapiens. Le geste et la parole
s'imposent comme les caractères les plus fondamentaux
de la
production humaine. Ceux-ci sont présentés comme des données
irréductibles,
mais inséparables:
on ne peut ni faire dériver
diachroniquement le langage d'une évolution de l'usage d'outils, ni
faire dériver diachroniquement celui-ci d'une organisation symbolique
du monde par le langage préexistante. «Il n'existe pas deux faits
typiquement humains dont l'un serait la technique et l'autre le
langage, mais un seul phénomène mental, fondé neurologiquement sur
des territoires connexes et exprimé conjointement par le corps et par
les sons »1. Comme l'a remarqué A.M. Cirese, la pensée de LeroiGourhan évite un double écueil, le pansémiotisme et le panfabrilisme :
le premier pour lequel «l' œuvre de 1'homme dans le monde
s'identifie exhaustivement avec la production et la gestion de signes
(ou symboles) », le second, selon lequel «le monde n'est ordonné que
par le seul faire extra-symbolique: un faire qui préexiste au dire et qui
peut exister sans même qu'il y ait à dire2. Tout autant qu'elle se
distingue d'un physicalisme réductionniste grâce à sa compréhension
du caractère irréductiblement ethnologique, c'est-à-dire culturel, à
savoir inséparablement symbolique et artisanal de 1'homme, elle se
démarque du structuralisme pansémiotique comme du marxisme
panfabriliste. Cette approche est tout à fait compatible avec notre
travail, dans la mesure où elle respecte la complexité humaine sans
pourtant poser I 'homme par principe comme «un empire dans un
empire », selon la formule spinoziste. Elle ne fonde sa compréhension
de cet être à la fois zoologique et culturel sur aucune propriété
métaphysique dont il déduirait les autres, mais, tout en proposant une
genèse biologique de I'humain, ne prétend pas non plus résoudre
l'énigme de l'origine à partir de l'émergence strictement zoologique
d'une propriété spécifique dont l'évolution entraînerait causalement
celle des autres.
Mais cette approche de I'homme pose un premier problème: si
la technique est une «sécrétion du cerveau» et que langage et
technique
relèvent
d'« un seul phénomène
mental,
fondé
1 op. cité, II, 260
2
A. M. Cirese, "Homo faber,
l'homme.
Homo loquens",
in André Leroi-Gourhan
ou les Voies de
Paris, 1988, p.194
13
neurologiquement sur des territoires connexes», qui sont apparus
simultanément,
alors où situer la frontière entre technicité et
« langage» animaux et humains?
Pour Leroi-Gourhan, l'usage d'outils est proprement humain
dans la mesure où ils sont fabriqués, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas des
organes naturels, mais « artificiels », qu'ils supposent la libération de
la main pour cette fonction précise, et non plus pour les seules
préhension et locomotion, d'ailleurs mêlées chez les animaux aux
mains les plus libres si l'on excepte 1'homme, les singes, des
quadrumanes-quadrupèdes.
Quant au langage, il est également
spécifique à 1'homme: il est le seul être vivant à posséder cette
aptitude à symboliser. Pourtant, l'usage d'outils et l'aptitude au
langage semblent bien posséder, comme la vie sociale, une option
biologique fondamentale, les inscrivant dans une continuité avec les
propriétés animales. Si on les pense sous des formes moins complexes
que chez I 'homme, on peut alors légitimement se demander si elles
n'existent pas chez certains animaux évolués: on sait par exemple que
chez les chimpanzés, il y a usage des organes de préhension pour se
nourrir de termites au moyen de fines branches qui sont choisies et
parfois modifiées, on sait aussi à quel point le système de
communication des dauphins ou des chimpanzés est élaboré, et que
ceux-ci sont capables d'apprendre
à reconnaître des symboles
conventionnels, des « signes».
Pour ce qui est de la technique, «il y a un abîme insondable
entre l'acte du singe emmanchant deux bambous pour monter sur me
caisse et décrocher une banane et le geste de fabrication du
Zinjanthrope» l, premier hominidé connu. Certes, l'outil est «une
véritable sécrétion du corps et du cerveau des Anthropiens» et en ce
sens, «il doit répondre à des formes constantes, à un véritable
stéréotype », comme un organe naturel2. Mais si «l'outil n'existe que
dans le cycle opératoire »3, «la technique est à la fois geste et outil,
organisés en chaîne par une véritable syntaxe »4. Les premiers outils
connus, ceux des « Australopithèques» sont des galets sur lesquels a
été aménagé un tranchant par percussion directe et par des
enlèvements soit sur l'un des bords (choppers), soit sur les deux
(chopping-tools) : malgré leur simplicité, ils impliquent selon Leroi1
Leroi-Gourhan,
2 I, p.132
3
4
Le ueste et la parole. l, p. 117
II,p.35
l, p. 164, nous soulignons
14
Gourhan, «un état réel de conscience technique
»1.
On peut alors
supposer que cette conscience doit impliquer une représentation de
but, certes, avec l'intention d'un projet, mais aussi et corrélativement
une capacité de représentation d'une série d'opérations mentales, de
productivité combinatoire dans une séquence temporelle de gestes. On
le voit plus nettement dans les techniques déjà très évoluées des
Paléanthropiens
du Paléolithique moyen (de 200 000-300 000
jusqu'environ 50 000 ans avant notre ère: «l'extraction de la pointe
(de type Levallois) exige au minimum six séries d'opérations
rigoureusement enchaînées, conditionnées les unes par les autres et
supposant une rigoureuse prévision. Ces opérations mobilisent et
combinent les deux séries de gestes qui avaient été acquises par les
Archanthropiens»2. L'utilisation
d'instruments
chez l'animal ne
nécessite pas un tel projet et une telle productivité combinatoire:
même si le chimpanzé choisit sa fine branche, la casse et 1'effeuille
pour attraper des termites dans un trou, il ne fait qu'arracher l'objet à
son milieu pour l'en dégager afin de l'utiliser immédiatement: il ne
l'inscrit pas dans un processus combinatoire élaboré dans lU1projet, et
en ce sens sa modification éventuelle ne peut être confondue avec une
véritable «fabrication»
en vue d'une tâche à accomplir. La
représentation technique humaine implique un réel diffèrement par
une médiation
mentale et opérative. Son second caractère,
indissociable du premier, est la libération fonctionnelle de l'objet pour
l'ouvrir à une multiplicité de fonctions possibles:
comme l'écrit
Lucien Malson, « lIDchimpanzé a du mal à percevoir une caisse-siège
sur laquelle un congénère est assis comme caisse-échelle-éventuelle
dont il pourrait tirer profit pour atteindre un objet... A 1'homme, les
objets peuvent apparaître dans la neutralité de leur détermination
physique et se laisser ainsi assigner, à volonté, un pluriel de fonctions.
A l'animal,
les objets se présentent
sans équivocité, sans
plurivalence »3. Ces caractères sont essentiels pour comprendre la
spécificité des représentations
humaines en général. Ils rendent
possible une relative liberté de l'invention, même si celle-ci est
conditionnée par les contraintes physiques, neurologiques et socioculturelles: tandis que la fine branche utilisée par le chimpanzé
possède naturellement la forme idoine pour l'usage qu'il veut en faire,
les matières premières que 1'homme recueille sont toutes celles que lui
propose la nature, plus celles qu'il crée lui-même par transformation
1
I, p. 134
2I,p.145
3
Lucien Maison, Les enfants sauvages
ParLY, 1971, p. 37
15
et il peut leur donner des formes infiniment variées, qui sont
différentes de la forme naturelle d'origine, qui pouvait sembler la
prédestiner à un usage déterminé. La représentation technique
humaine permet donc une ouverture à une plurifonctionnalité et à un
polymorphisme des transformations relatif à celle-ci. Elle est donc
bien un mode essentiel de la libération humaine, qui s'exprime dans
l'ouverture à l'invention formelle, même si celle-ci est limitée à la fois
par la fonction et par la tradition culturelle. L'art, nous le verrons,
approfondira cette dynamique libératrice.
Mais si, comme nous l'avons vu dans notre réflexion sur la
représentation animale, les animaux peuvent avoir des représentations
mentales, les caractères de la représentation technique humaine que
nous avons dégagés posent le problème du passage de la
représentation de type « biologique» aux représentations proprement
humaines. En effet, dans l'analyse du geste technique on « voit l'outil
sourdre littéralement de la dent et de l'ongle du Primate sans que rien
marque, dans le geste, la rupture décisive »1. Mais comment concilier
cette émergence de l'outil sans rupture décisive avec la technicité
animale des organes naturels et la nécessité, indissociablement, d'une
conscience,
d'un projet,
d'une
organisation
combinatoire
« syntaxique» d'une séquence temporelle de gestes dans une série
d'opérations mentales et l'équivocité ou la plurivalence fonctionnelle
des représentations d'objets? Comment passer de la fermeture du
comportement spécifique et de la stéréotypie à l'ouverture du culturel
et de la création humaine (même si celle-ci est limitée par les
traditions)? Nous nous retrouvons face au même problème que lors de
notre traversé des champs de la psychanalyse et de la psychologie
animale:
comment distinguer
l'inné et l'acquis
dans les
représentations mentales et comment penser la transformation des
orientations
biologiques
programmées
en représentations
« symboliques» ? Chez les premiers hommes, les Australanthropes
(de -4 000 000 à -3 000 000 avant notre ère), selon Leroi-Gourhan,
l'outil est une sécrétion du corps et du cerveau, chez les
Archanthropes encore (de -2 000 000 à -600 000), « l'outil reste une
émanation directe du comportement spécifique »2. Or, celui-ci, d'après
les biologistes et les éthologistes, est déterminé par la mémoire
génétique. Comment comprendre alors que l'évolution humaine ait pu
générer le passage à une organisation « syntaxique» des opérations
techniques dans un projet volontaire, et dans une mémoire sociale?
1 II,p. 40
21,p.140
16
S'il y a « syntaxe », n'est-ce pas qu'il y a « langage» ou plus
globalement structuration « symbolique» de la pensée et des actes? A
la différence de la pince du crabe, où « se confondent» « l'outil et le
geste »1, « l'outil manuel est devenu séparable du geste moteur»2 :
cette extériorisation
est liée à sa spécificité,
qui est d'être
« amovible »3 et qui permet une manipulation plus libre, associée à
une « manipulation»
mentale du geste et de l'objet sous forme
« syntaxique» de séquences d'opérations. Mais il faut ajouter une
autre spécificité: «ses caractéristiques (sont) non pas spécifiques,
mais ethniques» 4.
Comment alors penser une fabrication d'outils qui ne s'inscrive
pas déjà dans une tradition, donc un langage qui précède cette
fabrication et la rend possible, au lieu de naître avec elle?
Le langage humain ne peut être conçu comme entièrement
déterminé génétiquement: « le Zinjanthrope... livre alors un langage...
constitué par des symboles disponibles et non pas totalement
déterminés »5. La question de l'origine biologique des comportements
spécifiquement humains, langage et fabrication d'outils, entre alors
dans un cercle et semble indéterminable:
tout se passe comme s'il
fallait toujours présupposer la dimension symbolique, sans laquelle on
retomberait dans la technicité et la communication animales. Pourtant,
la voie ouverte par Leroi-Gourhan s'impose selon nous comme la plus
pertinente, même s'il faut pour la suivre entrer dans de tels cercles que
certains peuvent penser aporétiques, stériles et mal engagés. Nous
croyons qu'en l'état des connaissances, il est peut-être plus prudent
méthodologiquement
de poser, à l'instar de l'anthropologie
ethnologique structuraliste, le fait humain total comme sorte de
condition transcendantale de la réflexion sur l'homme, mais que l'on
n'arrivera pas par cette voie à éclairer l'énigme humaine sur le plan
ontologique, qui suppose selon nous, comme y invite la pensée de
Leroi-Gourhan,
malgré ses difficultés, l'analyse du passage du
biologique au symbolique. Pour cela, il faudrait lancer un programme
de recherches qui prenne exactement le contre-pied de la formule de
Lévi-Strauss: « le langage n'a pu naître que tout d'un coup, les choses
1
II,p.35
2 II,p. 41
3
II, 36
4
id.
5
I,p.l64
17
n'ont pas pu se mettre à signifier progressivement »1. Nous pensons
qu'il en va du langage comme de la vie: son apparition paraît si
improbable par rapport à ce qui le précède et sa combinatoire formelle
produire des objets si complexes que l'on se refuse à penser qu'il est
pourtant le produit d'une évolution animale. Mais l'évolution
biologique est elle-même si lente et si complexe, buissonnante, faite
d'une « mosaïque de changements» à plusieurs vitesses, qu'elle peut
conduire à l'émergence progressive du langage, la vie elle-même étant
certainement le résultat d'une longue évolution physico-chimique. Ce
qu'il faut dégager, ce sont les ruptures qualitatives de la continuité,
qui produisent de nouvelles propriétés et de nouveaux rythmes, sans
pourtant rompre totalement le lien qui rattache le postérieur à
l'antérieur, même si l'antérieur est tellement transformé par la
nouvelle intégration qu'il devient méconnaissable. Ainsi, le langage
humain est spécifique en tant qu'il engage une véritable intelligence
symbolique. Les chimpanzés peuvent apprendre un certain nombre de
signes: Washoe a appris 130 signes gestuels du langage des sourdsmuets en quatre ans2, Sarah 127 «mots»
représentés par des
morceaux de plastique de forme et de couleur variées. Mais trois
différences fondamentales avec l'homme sont à noter: il ne s'agit pas
de leur mode de commwrication naturel et spontané, les singes qui ont
appris ces signes ne vont pas transmettre leur savoir à leurs
congénères et les messages qu'ils adressent à l'homme relèvent plutôt
du mot que de la phrase, même quand ils associent plusieurs signes.
Les petits enfants qui apprennent à parler ne sont pas des chimpanzés
intelligents à qui on a appris des signes: avec quelques mots, ils
combinent déjà spontanément des phrases pour produire de nouvelles
significations et ces premiers mots ont moins la valeur informative
que nous leur conférons qu'une fonction de structuration psychique
qui les rendent aptes à l'exercice du langage »3. Chez les animaux, au
contraire, la combinaison de signes ne semble pas relever d'un début
de compréhension syntaxique spontanée parce qu'elle ne génère pas
de signes nouveaux: soit ils répètent les signes appris, soit « s'ils en
prennent de nouveaux, ils ne semblent pas modifier la signification
1
Lévi-Strauss,
anthropolo~ie.
2
"Introduction
à l'œuvre
Paris, 1966, p. XL VII
de Marcel
Mauss », in M. Mauss,
Sociolo~ie
et
R. A. Gardner & B.T. Gardner, "Teaching Sign Language to a chimpanzee ", in Science,
165,1969, PP. 664-672
3
A. Vinter, C4Lesfonctions
de représentation
et de communication",
Mounoud et J.-P. Bronckart, Psychologie. pp. 417462
18
in J. Piaget,
P.
essentielle d'une expression à deux signes »1. Seul l'humain organise
spontanément les signes dans une structure discursive et narrative.
Quand le chimpanzé Nim exprime le message suivant: «donnerorange-moi -donner -manger -donner -moi -manger -orange-donner -moitoi », non seulement il est répétitif, mais l'information est élémentaire
et ne fait que véhiculer une donnée immédiate, lié à la réalisation de
ses propres affects, motivation ou émotion. Au contraire, chez
l'enfant, il y a d'emblée tentative de combinaison de signes pour
générer des significations, ébauche d'organisation syntaxique et usage
des signes pour signifier le monde et non pour exprimer un besoin ou
une réaction émotionnelle immédiats. «On observe chez l'enfant tout
le contraire de ce qui se passe chez le jeune singe. Les premiers mots
netteme.nt émis sont destinés à décrire l'environnement, et jamais à
exprimer la motivation ou l'émotion
»2.
On peut conclure de ces analyses que l'apprentissage
du
langage chez l'enfant paraît marqué par trois spécificités: une relative
anticipation
globale du sens qui sous-tend la tendance à la
combinaison spontanée pour créer de nouvelles significations et donc
l'ébauche
d'une intelligence syntaxique,
au contraire
d'une
construction par association de signes dont il faudrait d'abord
apprendre un par un ce qu'ils représentent ~l'usage du langage pour
représenter symboliquement
le monde afin de lui donner forme
intelligible ou humaine, qui implique une fonction sémantique ~ son
usage, à l'instar de la technique manuelle, comme outil pour donner
forme au monde et le transformer, médiation qui suppose une mise à
distance par rapport à l'imlnédiateté biologique, qui implique une
manipulation
consciente,
intentionnelle,
de représentations
médiatrices en dehors du contexte, en l'absence de la situation qui les
a fait naître. Nous avons vu que ces caractéristiques sont aussi celles
de la Pensée représentative humaine et qu'elles renvoient à la difficile
question du pouvoir cérébral de perception-création de totalités ou
d'anticipations synthétiques globales qui ne peuvent s'expliquer par la
simple sommation d'éléments saisis localement. On comprend à quel
point la question de l'origine d'une telle aptitude à la symbolisation
peut être énigmatique dans une perspective évolutionniste qui cherche
à penser l'émergence du culturel-symbolique à partir d'une évolution
zoologique-biologique, même s'il ne s'agit pas de réduire celui-là aux
lois de celle-ci. D'autant plus que les limites entre les formes
humaines
et les formes animales de représentation
et de
1
2
D. R. Griffin, Lapensée animale. Paris, 1988,p.195
R. Chauvin, L'étholofie
histoire naturelle des mœurs, Paris, 1983, p. 185
19
communication restent incertaines. N'y a-t-il pas chez l'animal au
moins l'ébauche d'une aptitude représentationnelle à donner forme au
monde, une capacité de médiation mentale qui engage une relative
mise à distance par rapport à l'immédiat? Nous avons vu que cette
hypothèse était probable. Et si le langage humain, comme l'explique
la psychogenèse piagétienne, n'est qu'un aspect particulier de la
capacité de représentation, on peut postuler qu'il y a continuité entre
la communication animale et ce dernier. TI faudrait alors distinguer,
comme le fait Piaget, un premier système de signalisation qui se
retrouve à tous les niveaux de la vie biologique, du comportement
animal et jusqu'à seize mois environ chez 1'homme, de fonctions de
représentation et de communication plus complexes:
la fonction
sémiotique ou symbolique, dont les unités peuvent être de deux types,
les symboles et les signes (dans la terminologie piagétienne). Il
conviendrait aussi de creuser la distinction que fait Leroi-Gourhan
concernant le langage humain: «la possibilité physique d'organiser
des sons ou des gestes expressifs et la possibilité intellectuelle de
concevoir des symboles expressifs, transformables en sons ou en
gestes »1. En effet, si, pour l'anthropologue,
on peut accorder la
première possibilité à la première forme zoologique d'humain,
l'Australanthrope,
il est probable que l'on peut la retrouver chez
certains animaux. C'est la seconde qui s'impose comme le propre de
1'homme, avec homo sapiens. Reste à en dégager les sources dans les
formes antérieures, qui, dans notre modèle général de l'émergence, la
conditionne sans qu'elle leur soit réductible ou en soit déductible.
Mais, si la manipulation de symboles implique la conscience, c'est
alors à l'énigme de son origine qu'est confrontée cette recherche.
On comprend du même coup pourquoi il peut être plus facile
pour la cohérence de l'étude de l'homme de poser le symbolique
comme ooe réalité originaire qui toujours déjà baignerait la pensée, les
comportements et les productions humaines et leur donnerait sens a
priori. Mais la cohérence structuraliste risque fort de masquer le
devenir des formes dynamiques de la vie. Quitte à errer longtemps,
nous pensons qu'il est nécessaire de s'engager dans la voie d'une
véritable genèse, aussi bien pour l'individu que pour l'espèce.
En résumé, ce serait donc, pour Leroi-Gourhan, un certain type
de rapport à la technique, qui implique la fabrication d'outil et un
1
Le geste et la parole. I, p.126-127
20
certain type de système de communication, qui implique une fonction
symbolique et qui constitue ce qu'il nomme, comme l'usage commun,
« le » langage, qui introduiraient la réelle discontinuité humaine dans
la continuité évolutive. Le premier implique la fabrication d'outils
manuels amovibles par des bipèdes: la main ayant été libérée pour
l'outil, elle n'est plus celle d'un quadrumane, dans l'indistinction
fonctionnelle entre préhension et locomotion et cette libération va de
pair avec celle de la face pour le langage. Le second suppose la
symbolisation, corrélative d'une articulation, d'une syntaxe et d'une
sémantique et impliquant sa transmission comme vecteur d'une
tradition. Ces deux propriétés, langage et fabrication d'outils seraient
non seulement constitutives de l'humanité sur un plan qui est
conditionné par l'évolution anatomo-motrice sans s'y réduire, mais
elles seraient inséparables. « En d'autres termes, à partir d'une
formule identique à celle des Primates, 1'homme fabrique des outils
concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du même
processus ou plutôt recourant dans le cerveau au même équipement
fondamental. Cela conduit à considérer non semement que le langage
est aussi caractéristique de I 'homme que l'outil, mais qu'ils ne sont
que l'expression de la même propriété de 1'homme» 1.
La grande énigme humaine serait donc celle de la nature et de
l'origine de cette propriété commune au langage et à la fabrication et
l'usage d'outils, dont dépend celle de leur origine. Mais cette énigme
prend chez Leroi-Gourhan la forme d'un cercle, cercle de l'origine:
comment comprendre que le langage soit supposé exister chez les plus
anciens hominidés si cette humanité est encore, selon l'anthropologue,
toute zoologique; et comment comprendre que le culturel émerge
progressivement de l'évolution hlUllaine, si sa propriété fondamentale,
l'organisation langagière de la pensée, de la production et des actes
existe d'emblée chez les premiers humains du point de vue
zoologique?
En d'autres termes, peut-on penser l'origine du symbolique? Et
si on le peut, doit-on nécessairement supposer l'aptitude au langage
comme inséparable de l'espèce humaine dès son apparition?
Nous retrouvons ici, dans le champ phylogénétique,
le
problème sur lequel nos analyses psychogénétiques
sont venues
échouer et que la pensée freudienne, à la fois dans son ambiguïté et
1
Leroi-Gourhan,
Le geste et la parole. op. cité, l, p.162-163
21
son aspiration à la synthèse, a su manifester dans toute sa puissance et
son énigme. Retenons, pour y revenir, que la question de la
représentation est marquée par cette ombre portée de son origine, et
que nous ne pouvons espérer comprendre sa genèse bio-psychique,
mais aussi la relation pré-conceptuelle et pré-Iogico-mathématique, en
particulier imaginative, esthétique et poïétique, qu'entretiennent avec
ses formes concrètes externes nos corps pensants, sans réfléchir son
lien avec les premières symbolisations. Retenons, par conséquent, que
ces points ne pourront être éclaircis sans préciser le sens de ce
signifiant si souvent employé, mais dont le signifié est si mal connu, le
« symbolique », dont la polysémie exprime probablement toute la
difficulté
à démêler ce qui, dans la représentation,
relève
« du »langage ou d' « un »langage.
Mais revenons d'abord à la pensée de Leroi-Gourhan, pour
mieux saisir les raisons et le chemin qui la mènent à ces problèmes.
Les conditions radicalement nouvelles, irréductibles au zoologique,
qui émergent avec l'évolution humaine, sont celles du développement
du corps social sous forme culturelle grâce à la symbolisation, dans la
mesure où « les coupures des espèces et des races sont submergées,
chez l'homo sapiens, par celles des ethnies dont la physiologie est
fondée sur l'organisation de la mémoire collective du groupe »1. Cette
mémoire sociale, qui se substitue progressivement au « dispositif
biologique de l'instinct»
aura en effet des conséquences
sur
l'évolution
des techniques et de la transmission
du langage
incommensurables avec celles de l'évolution zoologique, même si la
locomotion reste le « fait déterminant de l'évolution sociale actuelle»
comme elle l'a été pour l'évolution biologique2 et qu'elle dépend, en
tant que fait déterminant de cette évolution sociale, d'une modification
importante
du cerveau. L'évolution
des techniques
et de la
transmission du langage permettront à la fois l'humanisation de
l'esthétique par la symbolisation artistique et des comportements
sociaux par l'organisation symbolique du temps et de l'espace, ainsi
que du corps social, chacun des champs de cette humanisation
interagissant avec les autres. Nous retrouvons ici les grands traits de
notre réflexion sur l'esprit humain, la représentation et leur rapport
avec l'activité, initialement conditionnés par la matérialité corporelle,
en particulier celle qui permet la mobilité et le développement
lI,p.34-35
2
p.42
22
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