La recherche historique sur Jésus : menace et/ou chance pour la foi?

LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS:
MENACE ET/OU CHANCE POUR LA FOI ?
Le titre donné à cet article place en vis-à-vis d’un côté « la
recherche historique », et j’aurais pu parler aussi bien de l’histoire tout
court en prenant ce mot au sens d’une discipline universitaire, de
l’autre côté « la foi». Il suffit d’ouvrir un dictionnaire comme le grand
Robert pour voir combien ce dernier terme est riche, surtout dans la
langue classique. Il évoque fondamentalement une attitude d’engage-
ment, de loyauté, de confiance et de fidélité. Comme telle la foi a sa
place dans le travail de l’historien ainsi que l’a souligné en particulier
Henri-Irénée Marrou : « la notion de foi humaine, disait-il, a sa place
àl’intérieur de la théorie de la connaissance, notamment historique, et
cela indépendamment de toute référence à la foi religieuse », car, ajou-
tait-il, « la connaissance historique repose en dernière analyse sur un
acte de foi […] l’histoire est vraie dans la mesure où l’historien pos-
sède des raisons valables d’accorder sa confiance à (ce qu’il a compris
de) ce que les documents lui révèlent du Passé1». Mais dans mon titre
le mot « foi »renvoie évidemment à la réalité qui nous est la plus
familière :on entend par « foi »d’abord l’adhésion confiante et totale
àDieu qui se révèle (le croire en), un engagement donc, et ensuite
l’accueil résolu de la révélation et de ses contenus (un croire que) tels
qu’ils sont portés par les Écritures et interprétés par la tradition
authentique de l’Église.
La recherche historique, elle, est une science humaine et, comme
toutes les sciences, elle n’a d’autre instrument que l’imagination, la
collecte des données disponibles, leur organisation et leur interpréta-
tion à la lumière de la raison. L’historien ne fait pas appel au dogme,
àquelque donnée révélée, et il travaille sans considération du surna-
turel. En ce sens, il n’y a pas d’historiens croyants, mais seulement
1. H.-I. MARROU,Dela connaissance historique,Paris, 1954, republié dans sa
6eédition, revue et augmentée, dans la collection « Histoire», Éd. du Seuil, 1975.
L’édition de poche reprend un appendice de 1959 intitulé « La foi historique » d’où
sont tirés les passages cités (p. 286-287).
Revue des sciences religieuses 80 n° 3 (2006), p. 331-348.
MEP_2006,3 11/05/06 16:01 Page 331
des croyants qui se trouvent être aussi historiens, et qui veulent faire
leur travail avec les mêmes méthodes que leurs collègues agnostiques
ou incroyants. Que l’objet de leur enquête soit un personnage que les
croyants, à partir de la révélation de laquelle ils vivent, considèrent
comme le fils de Dieu, un prophète, un homme de Dieu, Moïse,
David, ou Jésus, ne change rien à cette optique fondamentale. Dès lors
que Jésus était un homme ayant laissé des traces dans l’histoire des
hommes, il peut faire l’objet d’un travail historique de la part de n’im-
porte qui, pourvu que l’enquêteur soit compétent. Par principe la foi
ne doit donc pas intervenir dans ce commerce-là. Telle est du moins
la conviction qui a guidé mon propre travail. Comme cette conviction
surprend parfois, je m’en suis expliqué un peu longuement dans l’in-
troduction à la deuxième édition de mon Jésus2dont je me permets de
reprendre quelques éléments.
En parlant des positions non chrétiennes à propos de Jésus, le
théologien Henri Bourgeois précisait: « Par rapport à Jésus, le point
de vue adopté n’est […] ni croyant, ni non croyant :il est autre. Il met
entre parenthèses l’attitude personnelle de chacun, quelle qu’elle soit.
Méthodologiquement, il s’abstient de toute interprétation ne relevant
pas d’un champ commun d’observation et de vérification3». L’his-
toire, observe Jean-Noël Aletti, est une discipline «guidée par la
raison critique », « basée sur la raison critique et non sur la foi », dès
lors « on ne voit pas pourquoi la foi devrait être une composante
nécessaire de la critique historique biblique4». Plus simplement
encore, et là je reprends un mot de Gérard Rochais : « Jésus et ses
compagnons sont des personnages historiques et peuvent donc être
étudiés historiquement par quiconque a la compétence pour le faire5».
En d’autres termes, je ne partage pas l’opinion de ceux qui récusent la
distinction entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi », ou
alors la trouvent « commode mais finalement peu pertinente6». Selon
moi elle est au contraire non seulement commode et prétendue, mais
nécessaire et pertinente, et je ne suis de loin pas seul à la considérer
2. J. SCHLOSSER,Jésus de Nazareth,Paris, Agnès Viénot éditions, 2002.
3. Dans J.-F. BAUDOZ et M. FÉDOU (éd.), 20 ans de publications françaises sur
Jésus,Paris, Desclée, 1997, p. 66 (p. 41-90).
4. J.-N. ALETTI, « Exégète et théologien face aux recherches historiques sur
Jésus », Recherches de Science Religieuse, 87 (1999), p. 423, 438 et 439 (p. 423-444).
5. G. ROCHAIS,« Jésus : entre événement et fiction», Lumière et Vie,248,
2000, p. 16 (p. 7-18).
6. Ainsi M. QUESNEL,Jésus, l’homme et le fils de Dieu, Paris, Flammarion, 2004,
p. 146.
JACQUES SCHLOSSER332
MEP_2006,3 11/05/06 16:01 Page 332
telle7.Elle implique de distinguer soigneusement entre la christologie,
discipline relevant de la théologie, et la recherche historique sur Jésus,
subdivision de la discipline universitaire étiquetée « histoire
ancienne ». Qui s’engage dans cette recherche doit mettre entre paren-
thèses, par nécessité de méthode, sa position personnelle de croyant
pour être en mesure d’entrer dans un dialogue honnête et scientifique
avec des chrétiens, des musulmans, des agnostiques, ou d’autres per-
sonnes cultivées qui s’intéressent à Jésus comme personnage de l’his-
toire. Les indices, observations et arguments utilisés doivent pouvoir
être acceptés ou falsifiés par tout chercheur honnête et compétent.
Autrement dit, les arguments tirés de la foi sont sans portée à ce
niveau, car la recherche historique sur Jésus relève exclusivement de
la discipline académique que nous appelons simplement l’histoire.
Après ces remarques introductives j’aborde l’enquête historique
sur Jésus. Le titre donné à cette étude fait apparaître immédiatement
que j’entends examiner d’abord la menace – prétendue ou réelle – à
laquelle la foi paraît exposée par l’investigation historique et plus
encore par la diffusion de ses résultats, ensuite le bénéfice que la foi
peut tirer de l’histoire, la chance éventuelle que l’histoire représente
pour elle.
MENACE
Dans la mesure où ils sont croyants, les agents de la recherche his-
torique sur Jésus sont parfois suspectés de faire leur travail pour
fournir en quelque sorte une légitimité à la foi. Si tel était l’objectif,
la foi n’apparaîtrait plus dans sa radicalité, dans sa pureté. Bref,
d’après cette réserve savante, qui vient de certains théologiens, l’his-
toire risque de devenir une « œuvre » qui pollue la foi.
Pour beaucoup de gens, le plus souvent des chrétiens sans forma-
tion théologique particulière, la recherche historique sur Jésus génère
de l’hostilité, ou du malaise, de la méfiance, parfois une certaine
crainte plus ou moins diffuse devant ce que disent et écrivent des spé-
cialistes, dont les propos et les publications relèvent de ce qu’on
appelle simplement, mais non sans méfiance, la critique (la critique
historique, la critique des textes). J’en ai eu un exemple récent parti-
culièrement significatif dans l’une des réponses que j’ai reçues de la
part de chrétiens contactés lors d’une opération visant à recueillir
quelques subsides au bénéfice d’une association qui s’est fixé comme
but de promouvoir l’interprétation scientifique de la Bible. On me rap-
333LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS
7. Voir en particulier J.P. MEIER,Un certain Juif Jésus. Les données de l’histoire.
I. Les sources, les origines, les dates,Paris, Éd. du Cerf, 2004, par exemple p. 16.
MEP_2006,3 11/05/06 16:01 Page 333
pelait que le Saint-Esprit est l’unique interprète de l’Écriture et que,
pour cette raison, la démarche scientifique était non seulement inutile
mais nuisible, « à proscrire absolument, pour quiconque aime sincère-
ment le Seigneur Jésus et désire marcher à sa suite ».
La démarche scientifique et strictement historique est-elle à ce
point dangereuse ? Le zèle mis jadis en œuvre par la Commission
biblique pour dénoncer, par des déclarations et parfois par des sanc-
tions, les positions déviantes ou aventureuses des exégètes, irait un
peu dans ce sens. Mais un regard en arrière fait apparaître aussi que la
déviance critique dénoncée ou sanctionnée n’affectait pas la foi, ou
les énoncés essentiels de celle-ci. Les critiques ébranlaient le plus
souvent non la foi elle-même mais des opinions anciennes, respecta-
bles…, mais dépassées par le cours normal de la recherche scienti-
fique. Je prends deux exemples, qui appartiennent à l’histoire de la
faculté de théologie catholique de Strasbourg. Le premier touche Frie-
drich Wilhelm Maier. Originaire du pays de Bade, il est nommé
chargé d’enseignement (Privatdozent)en 1910 pour enseigner l’intro-
duction au Nouveau Testament. Il exerce cette fonction durant les
années 1910-1913. En 1913-1914 il est mis en congé et devient aumô-
nier militaire. En fait, il a été écarté de l’enseignement parce que, dans
un commentaire sur les synoptiques, il défendait la théorie des deux
sources, qui passait alors pour la théorie des critiques et des protes-
tants. Le jeune enseignant n’avait donc pas suivi ce qu’à l’époque on
considérait comme une thèse typiquement catholique, à savoir la prio-
rité de l’évangile de Matthieu, pour laquelle la Commission biblique
s’était officiellement engagée dans deux réponses de 1911 et 1912.
Cela n’a évidemment rien à voir avec la foi.
Le deuxième exemple est la condamnation du professeur Louis
Dennefeld, originaire de Zellwiller (Bas-Rhin), et professeur à la
faculté de théologie catholique de Strasbourg durant de longues
années. Mgr Maurice Nédoncelle, doyen de la faculté, en parle de
manière quelque peu plaisante quand il évoque la question dans le
Mémorial du Cinquantenaire: « M. Dennefeld, voué à l’Ancien Tes-
tament, avait autant de bonhomie (sic) que de science philologique.
Son étude sur le Messianisme, jugée audacieuse en son temps, fut
mise à l’Index et lui valut, comme il le disait drôlement, ‘le prix de
Rome’8». En fait cette condamnation, dont je n’ai pas étudié les rai-
sons précises, fut un drame pour Dennefeld et elle eut un épilogue qui
mérite d’être signalé en passant. En novembre 1965, la faculté s’ap-
prêtait à proposer le cardinal Bea comme docteur honoris causa. Au
8. FACULTÉ DE THÉOLOGIE CATHOLIQUE,Mémorial du Cinquantenaire. 1919-1969,
Strasbourg 1969-1970 (= RevSR 43 [1969] fasc. 3-4, et 44 [1970], fasc. 1-2), p. 88.
JACQUES SCHLOSSER334
MEP_2006,3 11/05/06 16:01 Page 334
dernier moment, à l’initiative du professeur Joseph Schmitt, le pro-
cessus fut interrompu. M. Schmitt estimait en conscience, et, l’ayant
bien connu, j’imagine qu’il a dû en être tourmenté, qu’on ne pouvait
pas nommer docteur honoris causa un homme qui avait participé à la
condamnation de « son ancien maître et collègue ». Au témoignage de
Schmitt, informé de l’affaire lors de ses études bibliques à Rome, à
l’ombre du Saint Père comme il aimait dire avec un large sourire,
Dennefeld avait été dénoncé par un jésuite de Lyon et sa condamna-
tion fut principalement l’œuvre du Père Jean-Baptiste Frey (originaire
de Ingersheim dans le Haut-Rhin), supérieur du séminaire français de
Rome et secrétaire de la Commission biblique. Mais la Commission
fut unanime àcondamner Dennefeld, et à l’époque Augustin Bea,
alors recteur de l’Institut Biblique de Rome, en était membre. Les
thèses que Dennefeld défendait ne s’attaquaient pas à la foi, car « per-
sonne ne pouvait douter de son orthodoxie » (M. Nédoncelle), elles
étaient juste un peu en avance sur l’exégèse romaine.
Depuis ces temps lointains la Commission biblique a fait des pro-
grès considérables et nous a fourni de fort beaux documents. Par ail-
leurs, beaucoup de chrétiens ont acquis une formation qui leur permet
de mieux gérer les difficultés que la rencontre avec les positions criti-
ques ne peut pas ne pas provoquer. Souvenons-nous des remous sus-
cités chez certains par les séries Mordillat-Prieur sur Arte ou par le
best-seller de Jacques Duquesne sur Jésus. Pour ce qui le regarde,
l’exégète historien est bien obligé de faire son travail honnêtement –
la probité intellectuelle est après tout une affaire de conscience – et il
me paraît vrai de dire avec l’un d’eux : « les vraies questions de l’exé-
gèse sont posées par le texte, et non par les exégètes9». Le constat est
vrai en particulier dans le domaine restreint de la recherche historique
sur Jésus. Des difficultés sérieuses, plus sérieuses en tout cas que
celles que je viens de mentionner, se présentent quand les sources
elles-mêmes, concrètement les évangiles, proposent des données
contradictoires ou au moins non harmonieuses. Je voudrais le montrer
en présentant dans ce deuxième développement de la première partie
de mon exposé trois exemples : le lieu de naissance de Jésus, la date
de sa mort, l’événement de son baptême.
Le lieu de naissance de Jésus
«Laissez-nous Bethléem »me disaient avec un sourire des prêtres
auxquels je faisais une présentation de ma recherche sur Jésus. Ils
avaient eu l’impression, justifiée, que je n’étais pas très sûr quand il
s’agissait d’afrmer que Jésus était originaire de Bethléem. À pre-
9. A. GEORGES,Études sur l’œuvre de Luc, Paris, Gabalda, 1978, p. 8.
335LA RECHERCHE HISTORIQUE SUR JÉSUS
MEP_2006,3 11/05/06 16:01 Page 335
1 / 18 100%

La recherche historique sur Jésus : menace et/ou chance pour la foi?

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !