Le Voyage nocturne du Prophète

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Considérations sur le Voyage nocturne
et l’Ascension du Prophète Muhammad : Al-Isrâ’ wa-l-Mi‘râj
‘Abd al-Haqq Ismâ‘îl Guiderdoni
« Gloire à Celui qui a fait voyager Son serviteur la nuit, de
l’Oratoire sacré à l’Oratoire éloigné dont Nous avons béni
les alentours, pour lui faire voir certains de Nos signes.
Dieu est Celui qui entend et qui voit parfaitement. »1
Ces versets coraniques font allusion au double événement du Voyage nocturne (isrâ’,
un mot que l’on trouve dans la sourate XVII) et de l’Ascension (mi‘râj, c’est-à-dire
« échelle »), qui mena le Prophète Muhammad de La Mecque (« l’Oratoire sacré », al-masjid
al-harâm) à Jérusalem (« l’Oratoire éloigné », le Mont du Temple où se trouve le rocher du
sacrifice d’Ibrâhîm), puis de Jérusalem à la limite de la Création, et enfin devant Dieu, pour
un entretien intime.
Cet événement extraordinaire est la source de la représentation de l’existence
universelle (kawn) selon la tradition islamique. Il nous renvoie à la question métaphysique
centrale : que pouvons-nous connaître du Réel ? La réponse à cette question est celle d’une
exploration de la réalité du Créé (al-khalq) dans son rapport de dépendance ontologique à la
Réalité absolue (al-Haqq). Pour avancer sur cette voie, il faut abandonner la vision
rationaliste qui s’est imposée à nous depuis Descartes, une vision dans laquelle le
connaissable est limité au conceptualisable. Cette limitation de la faculté de connaissance a
donné lieu à une exploration de l’existence réduite au seul monde corporel, et à
l’assujettissement de ce monde à la volonté humaine. Or c’est de l’exploration de l’ensemble
des mondes, et de leur assujettissement à Dieu, que nous parle le récit du voyage prophétique.
La communication de cette exploration ne se fait plus par le logos, c’est-à-dire le
langage articulé vecteur de la logique du « tiers exclus », mais par le muthos, le langage
porteur du mystère, qui utilise le symbole, l’allusion et le silence pour traduire les vérités
d’ordre spirituel et métaphysique. La langue universelle des symboles alimente chacune des
traditions religieuses de l’humanité. C’est justement à un symbole bien connu que va nous
ramener le récit du Voyage nocturne et de l’Ascension du Prophète Muhammad, celui de la
croix. Comme René Guénon l’a montré dans son célèbre ouvrage du même nom, le
symbolisme de la croix n’est pas une exclusivité chrétienne. On trouve des représentations de
la croix dans diverses ambiances traditionnelles. En islam, par exemple, ce symbole apparaît,
de façon discrète, dans les décorations des mosquées, et souvent sur les tapis de prière. La
croix est un symbole de l’existence universelle. Il faut se rappeler ici que la création n’est pas
limitée à un seul monde, le monde matériel que la science moderne prétend explorer avec un
certain succès, mais qu’elle comprend une série indéfinie de mondes ou de « niveaux
d’existence » que l’on peut étager comme une superposition de plans horizontaux, ou de
lignes horizontales, en fonction de leur plus ou moins grande « proximité » avec Dieu, c’est-àdire de leur plus ou moins grande capacité à manifester la Réalité première et ultime. On peut
comprendre ces mondes comme ayant d’autant plus de réalité, ou d’autant moins de
conditions, de modalités et de limites, qu’ils sont proches de Dieu. Parmi ces mondes se
trouvent le monde formel, à son tour divisé en monde corporel et monde psychique qui
constituent la « nature » au sens traditionnel du terme. Au-dessus de lui s’étagent les mondes
supra-formels, qui abritent les réalités angéliques et intellectuelles. L’ensemble de ces mondes
1
Cor. XVII, 1.
1
est relié par un axe qui assure symboliquement leur lien avec Dieu. La croix dressée montre
donc l’axis mundi et une branche horizontale (voire plusieurs branches) rappelant l’étagement
des différents niveaux d’existence. A l’intérieur de chaque monde, une croix horizontale
manifeste le déploiement des différentes possibilités, selon le symbolisme des quatre points
cardinaux, la trace de l’axe central étant manifestée dans le point de croisement des deux
branches de cette croix. Ainsi, le symbole le plus général de l’existence universelle est-il,
comme l’a rappelé René Guénon, la croix à six branches, qui représente les six mouvements
possibles, à partir d’une position donnée dans l’échelle des êtres : une exploration d’un degré
d’existence selon les quatre directions horizontales, puis la direction descendante, vers les
états inférieurs, et la direction montante, vers les états supérieurs.2
Avant d’en arriver au Voyage nocturne et à l’Ascension du Prophète Muhammad, dont
le double mouvement, horizontal puis vertical, manifeste justement les deux branches de la
croix, il faut rappeler ici que cette croix cosmique est présente, dans la tradition islamique,
lors de la prière canonique (ce qui explique pourquoi elle apparaît si souvent au centre des
tapis de prière). Lors de trois positions de la prière canonique (qiyâm ou station debout, rukû‘
ou inclinaison, et sujûd ou prosternation), ce sont justement les trois directions de la croix qui
sont parcourues dans un mouvement de « totalisation » ou d’ « intégration », la station assise
finale, ou julûs, représentant l’installation dans la stabilité au centre de la croix. Dans le même
temps, l’orant écrit avec son corps, dans l’espace sacré de la prière, les lettres du nom Allâh,
le qiyâm, le rukû‘ et le sujûd dessinant respectivement un alif, un lâm et un hâ’. La prière est
en effet la traduction éminente de la khilâfat Allâh fî-l-ard, la « lieutenance de Dieu sur terre »
qui est le propre de l’homme.
Revenons maintenant au récit du Voyage nocturne et de l’Ascension qu’il s’agit
d’abord de replacer dans son contexte. Cet événement prend place lors de « l’année du
chagrin » (‘âm al-huzn, 619-620) après que le Prophète eut perdu, en un court laps de temps,
son épouse Khadîja et son oncle Abû Tâlib, son protecteur et le chef du clan des Hâshimites.
L’un de ses autres oncles, Abû Lahab, qui haïssait Muhammad, une fois devenu chef de clan,
le priva de la protection de la « solidarité tribale » (‘açabiyya). Le Prophète, orphelin, et
désormais veuf, isolé, persécuté et banni, dut se réfugier dans l’oasis de Tâ’if où sa vie fut
également menacée. Il put ensuite revenir à La Mecque, sous la protection d’un notable
mecquois nommé al-Mu’thim Ibn ‘Adiyya. Le 27 du mois de Rajâb 620, alors qu’il passait la
nuit dans la maison de Umm Hanî, sa cousine, fille de son oncle Abû Tâlib et sœur de ‘Alî,
Muhammad, entre le sommeil et la veille (bayna nâ’iman wa yaqzhan), se retrouva sur le
parvis (hijr) de la ka‘ba, et reçut la visite de l’ange de la révélation, Gabriel (Jibrîl).
Nous possédons des récits de ce qui advint alors. Selon la version rapportée dans le
Çahîh de Muslim et dans celui de Bukhârî (d’après Anas Ibn Mâlik), on apporte au Prophète
al-Burâq, « une monture blanche, plus grande que l’âne et plus petite que le mulet, dont le pas
atteint la limite du regard ». Monté sur elle, le Prophète se dirige vers le Nord 3 jusqu’à
Jérusalem (al-bayt al-maqdis). Il attache sa monture à l’anneau où les prophètes attachaient la
leur, et entre dans le temple où il accompli une prière de deux rak‘a. Jibrîl lui propose le vin
(khamr) et le lait fermenté (laban). Muhammad choisit le lait. Jibrîl lui apprend : « Tu as
choisi la fitra. » Ils montent alors au premier ciel. Jibrîl demande qu’on leur ouvre : « — Qui
est là ? — Jibrîl. — Qui est avec toi ? — Muhammad — A-t-il été appelé ? — Certes il a été
appelé. » On leur ouvre et Muhammad rencontre Adam, qui rit sur les âmes des élus, placées
à sa droite, et pleure sur les âmes des réprouvés, placées à sa gauche. Adam salue
Muhammad : « Qu’il soit le bienvenu, le Prophète vertueux et le frère vertueux. » Jibrîl
conduit alors Muhammad au deuxième ciel, où les mêmes questions sont posées.
2
Cf. René Guénon, Le symbolisme de la croix, Guy Trédaniel Editeur, Paris, 1996.
3
Où, selon certaines traditions, il visite Hébron, le Sinaï et Bethléem respectivement associés aux figures prophétiques d’Ibrâhîm, Mûsâ et
‘Isâ.
2
L’Ange et le Prophète y rencontrent Jésus, fils de Marie (‘Isâ ibn Maryam) et JeanBaptiste (Yahyâ). Puis l’ascension continue : au troisième ciel, ils voient Joseph (Yûsuf), au
quatrième, Enoch (Idrîs), au cinquième, Aaron (Hârûn), au sixième, Moïse (Mûsâ), enfin, au
septième, Abraham (Ibrâhîm), adossé à la « Maison visitée » (al-bayt al-ma’mûr) mentionnée
dans la sourate at-tûr4, prototype céleste de la ka‘ba où entrent chaque jour soixante-dix mille
anges « pour ne plus y revenir ».
Puis le prophète monte vers « le Lotus de l’extrême limite » (as-sidrat al-muntahâ),
« dont les feuilles ressemblent à des oreilles d’éléphants, et les fruits, à des jarres. » « Mais
quand le Lotus fut recouvert, sur ordre de Dieu, par ce qui le recouvrit — c’est-à-dire, selon le
commentaire de Tabarî, par la lumière de Dieu — il changea d’aspect, et nul, dans la création
de Dieu, n’aurait pu décrire sa beauté, et Dieu me révéla ce qu’Il me révéla. » Muhammad eut
alors une vision de Jibrîl, sous sa forme céleste, comme « Détenteur de la Puissance »
(shadîdu-l-quwwa), et fut plongé dans la lumière divine. Le Coran fait allusion à ce qui se
passa, dans un texte aussi remarquable par ce qui est dit que par ce qui est tu.
« Par l’étoile quand elle décline,
Votre compagnon ne s’est pas égaré et n’a pas erré.
Il ne parle pas selon son impulsion.
Ce n’est qu’une révélation qui lui est révélée.
Celui qui a la force prodigieuse [i.e. Jibrîl] la lui a enseignée,
Détenteur de la puissance, qui se tint en équilibre
Alors qu’il [i.e. Muhammad] était à l’horizon supérieur.
Puis il s’approcha et demeura suspendu.
Il était à la distance de deux arcs, ou plus près encore.
Dieu révéla à Son serviteur ce qu’Il lui révéla.
Le cœur n’a pas menti sur ce qu’il a vu.
Douterez-vous de ce qu’il voit ?
Et certes il l’a vu lors d’une autre descente,
Auprès du Lotus de l’extrême limite,
Là où se trouve le Jardin du Refuge.
Lorsque le Lotus fut recouvert pas ce qui le recouvrit,
Le regard n’as pas dévié et n’a pas transgressé.
Certes il a vu certains des plus grands signes de son Seigneur. »5
Dieu prescrit alors à Muhammad cinquante prières pas jour. Quand le Prophète
redescend, il rencontre Mûsâ qui lui conseille de demander au Seigneur un allègement
(takhfîf) de cette charge, car, selon lui, les musulmans ne seront pas capables de l’accomplir.
Muhammad retourne auprès de Dieu faire sa demande, et Dieu diminue la charge de cinq
prières. Muhammad, sur le conseil répété de Mûsâ, reviendra à plusieurs reprises demander
une nouvelle diminution, jusqu’à ce que la charge quotidienne soit restreinte à cinq prières.
Dieu dit alors : « Ô Muhammad, elles sont cinq prières chaque jour, mais chacune en vaut dix,
et celui qui l’accomplit, la valeur de dix prières lui est inscrite, ce qui fait cinquante prières.
Quiconque a l’intention de faire une bonne action et ne la fait pas, une bonne action lui est
4
Cor. LII, 4.
5
Cor. LIII, 1-18.
3
inscrite, et s’il la fait, dix lui sont inscrites. Quiconque a l’intention de faire une mauvaise
action et ne la fait pas, rien ne lui est inscrit, et s’il la fait, une seule mauvaise action lui est
inscrite. » En redescendant, Muhammad retrouve Mûsâ qui lui suggère de remonter auprès de
Dieu une dernière fois pour obtenir de lui un ultime allègement. Mais le Prophète s’abstient,
et dit : « Je suis retourné vers mon Seigneur jusqu’à ce que je ressente de la honte devant
Lui. » Puis le Prophète visite le Paradis et l’Enfer, et retourne à La Mecque.
A son retour, Muhammad raconte son voyage à sa cousine et à son oncle ‘Abbâs, qui
lui conseillent de garder le silence. Mais Muhammad propage la nouvelle des bienfaits de
Dieu. Les païens se mettent alors à rire de lui, à commencer par Abû Jahl, son ennemi juré.
Comment est-il possible d’avoir fait le voyage jusqu’à Jérusalem alors qu’une caravane met
un mois pour y parvenir ? Plusieurs musulmans apostasient. Pourtant, le Prophète décrit les
caravanes qu’il a survolées à son retour. Seul Abû Bakr fait confiance au Prophète et ajoute
foi à ses dires : « S’il l’a dit, c’est vrai ! » C’est de cet épisode que lui vient son surnom « le
véridique », c’est-à-dire « celui qui confirme avec force la vérité » (aç-çiddîq). L’arrivée des
caravanes conformément aux descriptions données par le Prophète achèvera de rassurer les
musulmans les plus hésitants sur la réalité du voyage. Voilà pourquoi il est dit, à la fin de la
sourate al-isrâ’ : « Nous n’avons fait de la vision que Nous t’avons fait voir, ainsi que de
l’arbre maudit mentionné dans le Coran, qu’une épreuve (fitna) pour les hommes. »6
Les exégètes et théologiens se sont posé beaucoup de questions sur ce récit. Nous en
mentionnerons ici seulement deux. La première de ces questions porte sur la nature même du
voyage. Les exégètes se sont demandé si le Prophète avait voyagé avec son esprit (bi-r-rûh)
ou corps-âme7 et esprit (bi-n-nafsi wa-r-rûh). Dans le premier cas, il se serait alors agi d’une
vision nocturne (ru’yâ), cette vision nocturne qui est, selon le hadîth, « la quarante-sixième
partie de la prophétie »8 Les commentateurs qui privilégient cette interprétation s’appuient
justement sur le verset de la sourate al-isrâ’ mentionné plus haut : « Nous n’avons fait de la
vision que Nous t’avons fait voir,… » D’autres commentateurs, dont Tabarî, argumentent en
faveur de la seconde hypothèse9 En tout état de cause, le voyage au ciel, corps-âme et esprit
réunis, est mentionné dans la tradition islamique. Certains prophètes ont été rappelés au ciel
« tout entiers » : Idrîs dont Dieu dit dans le Coran : « Nous l’avons élevé à une place
éminente »10, al-Khidr qui apparaît auprès de Mûsâ, Ilyâs (Elie), et Isâ que Dieu a sauvé de la
mort en croix, comme l’évoque le Coran 11 Mais aucun n’est redescendu pour témoigner de
son voyage12 Le Prophète seul aurait ainsi eu l’autorisation de revenir parmi les siens après ce
voyage, de témoigner, au cœur de la vie quotidienne, de l’expérience spirituelle sublime qu’il
acquit auprès de Dieu, et de décrire les réalités cosmologiques et métaphysiques qu’il avait
vues. Une telle mission est en relation avec le symbolisme de la lettre nûn, étincelle
prophétique descendant sur le croissant de lune, qui traduit la mission spécifique de la
révélation islamique : la préservation de la connaissance spirituelle dans l’attente de la fin des
temps.
6
Cor. XVII, 60.
7
An-nafs désigne la personne humaine, dans sa dimension formelle, corps et âme étant étroitement liés. En revanche, l’esprit est un don de
Dieu. Il ne s’agit pas d’un esprit appartenant à chaque être humain, mais de l’esprit de Dieu présent en chaque être humain. La réalisation
spirituelle consiste à transformer le corps-âme par l’esprit.
8
Bukhârî, Muslim, Tirmidhî, Ibn Mâjah.
9
Tabarî XV, 13. Les arguments de Tabarî sont les suivants : 1) Si le Prophète n’avait pas été emmené corporellement, l’événement n’aurait
pas eu la valeur de preuve de sa mission prophétique «diurne». 2) Le Coran dit bien que Dieu a fait voyager «Son serviteur», et non «l’esprit
de Son serviteur». 3) Le Prophète était monté sur al-Burâq. Or une monture est utilisée pour porter les corps, non les esprits.
10
Cor. XIX, 57.
11
Cor. IV, 158 : « Dieu l’a élevé vers Lui. »
12
Notons toutefois que ‘Isâ redescendra à la fin des temps comme « signe de l’Heure ». Enfin, al-Khidr est l’initiateur susceptible de se
manifester en n’importe quel lieu et à n’importe quel moment, pour délivrer le message de connaissance d’une « science d’auprès de Dieu »
(‘ilm ladunnî).
4
Une autre question a suscité de nombreux commentaires. Il s’agit de savoir si le
Prophète, qui s’est trouvé en face de Dieu lors de l’entretien intime, a pu Le voir. Quand
quelqu’un évoqua une telle possibilité devant ‘A’isha, celle-ci répondit : « Tu viens de
prononcer une parole qui me fait dresser les cheveux sur la tête ! » En effet, il est bien dit que
« Nul ne verra son Seigneur avant de mourir. »13 La vision de Dieu est réservée aux élus après
leur mort, comme l’évoquent le Coran et la tradition prophétique.
Et pourtant, ne faut-il pas, selon la tradition, adorer Dieu comme si on Le voyait, « car
si tu ne Le vois pas, Lui, Il te voit. »14 C’est à quoi s’attachent les hommes de la voie
spirituelle, qui s’efforcent pour cela de « mourir avant de mourir » selon le conseil
prophétique. Par ailleurs, une tradition relate que le Prophète fut mis, une nuit, en présence de
son Seigneur « sous la plus belle des formes » (fa idhâ anâ bi-rabbî — tabâraka wa ta‘âlâ —
fî ahsani çûra)15 Il y a là une contradiction pour celui qui s’arrête à la logique et pense qu’à
une question posée, on ne peut répondre que par « oui » ou par « non ». Mais la contradiction
n’est qu’apparente. L’Essence divine reste au-delà de notre connaissance, mais Dieu ne cesse
de Se révéler à nous par Ses Noms. « Rien n’est semblable à Lui, et Il est Celui qui entend et
qui voit. »16 Parce qu’Il a placé les mondes dans l’existence, Dieu est la « Lumière des Cieux
et de la Terre ». Comment le verrait-on alors que c’est Lui qui fait voir les mondes. C’est
pourquoi, quand Abû Dharr demanda à Muhammad si celui-ci avait vu Dieu, le Prophète
répondit simplement : « Une lumière ! Comment l’aurais-je vue ? » (nûrun annâ arâhu ?) En
effet, « les regards ne L’atteignent pas car c’est Lui qui atteint les regards. »17Cet entretien
intime reste un mystère au-delà de notre compréhension, mais, pour reprendre les termes
coraniques, « le regard n’as pas dévié et n’a pas transgressé ».
L’événement du Voyage nocturne et de l’Ascension fut, pour Muhammad, la pleine
confirmation de sa mission prophétique, et une consolation accordée par Dieu après les
épreuves et les persécutions. Cela lui permit de comprendre que nul ne doit désespérer de la
miséricorde de Son Seigneur. En outre, Dieu accorda deux dons spécifiques à Muhammad à
cette occasion. La tradition rapporte, dans la version de Bukhârî, qu’immédiatement avant de
l’accompagner à Jérusalem, Jibrîl ouvrit la poitrine du Prophète et lava son cœur avec l’eau
du puits de Zamzam, qui se trouve à côté de la ka‘ba, puis il le remplit de foi et de sagesse
apportées dans un bassin d’or. « N’avons-Nous pas ouvert ta poitrine, et retiré le fardeau qui
pesait sur ton dos ? »18 Ce récit fonde la doctrine de l’impeccabilité du Prophète (‘içma), lavé
de la tâche du péché et restauré dans la fitra par une grâce particulière de Dieu. De même, le
lait offert à Muhammad symbolise la connaissance, associée à la transparence de la nature
primordiale : l’adoration de Dieu pour laquelle l’homme a été créé le conduit à la
connaissance, comme la connaissance de Dieu le conduit à l’adoration.
La rencontre avec Dieu à la fin de l’Ascension est à l’origine des cinq prières
canoniques (fard aç-çalât), qui constituent le deuxième pilier de l’islam. Dieu y octroya le
double don de l’obligation et de l’allègement de la prière. La prière elle-même avait été
enseignée au Prophète auparavant. Mais c’est l’obligation des cinq prières qui fut instaurée à
ce moment. Quant à l’allègement de la prière, il traduit la grâce propre à l’islam, celle d’être,
en quelque sorte, la religion des « ouvriers de la onzième heure », derniers arrivés sur le
chantier, et payés comme ceux qui y étaient présents dès le matin.
13
Muslim et Tirmidhî.
14
Muslim.
15
Tirmidhî.
16
Cor. XLII, 11.
17
Cor. VI, 103.
18
Cor. XCIV, 1-2.
5
La prière islamique reproduit, d’une certaine façon, l’entretien que le Prophète eut
avec son Seigneur. En effet, selon un hadîth qudsî, la prière est partagée en deux parties
égales entre Dieu et son serviteur19 Lorsque le serviteur dit : « Louange à Dieu Seigneur des
mondes », Dieu dit : « Mon serviteur M’a loué ». Lorsque le serviteur dit : « Le ToutMiséricordieux, le Très Miséricordieux », Dieu dit : « Mon serviteur a fait Mon éloge ».
Lorsque le serviteur dit : « Le Roi du Jour du Jugement », Dieu dit : « Mon serviteur M’a
glorifié ». Et il en est ainsi jusqu’à la fin de la sourate al-fâtiha. Les salutations finales (attahiyyât) et le témoignage de foi (at-tashahhud), lors de la station assise (julûs) qui termine la
prière, ont été institués pendant l’entretien intime, et reproduisent symboliquement l’échange
que Muhammad eut avec Dieu, et la réponse du cœur des anges au salut donné par le
Prophète : « — Les salutations à Dieu, les œuvres purificatrices à Dieu, les bonnes paroles et
les prières à Dieu. — La paix soit sur toi, ô Prophète, ainsi que la miséricorde et les
bénédictions de Dieu. — La paix soit sur nous, ainsi que sur les serviteurs vertueux. » Il existe
diverses versions des récits de l’Ascension nocturne, dont les plus connues sont celles qui est
rapportée par Anas ibn Malik (et rappelée ici), et celle dite d’Ibn ‘Abbâs, qui prend la forme
d’un hadîth, mais sans chaîne de transmission (isnâd) fiable. Le récit s’enrichit d’autres
traditions que l’on retrouve dans le hadîth ou dans les biographies du Prophète (sîra), par
exemple celle d’Ibn Hisham ou de Tabarî. La littérature populaire s’est ensuite emparée des
traditions, et les a enrichies de longues descriptions du Paradis et de l’Enfer, puisées dans le
texte coranique et dans la tradition prophétique. Les descriptions proposées semblent
« naïvement » précises. Mais les tailles et les formes des phénomènes formidables qui y sont
décrits installent progressivement le lecteur, non dans une représentation plausible de l’autre
monde, mais dans une situation inconfortable, celle de la perplexité qui résulte de
l’impossibilité de toute représentation, ce qui l’ouvre ensuite à l’intuition intellectuelle des
réalités spirituelles que ces descriptions symbolisent.
Enfin, il faut rappeler que le voyage effectué par le Prophète est le modèle de la
réalisation spirituelle, dans la mesure où il symbolise l’intégration de l’échelle des états
multiples de l’être par la connaissance. Les soufis, à l’instar d’Ibn ‘Arabî, ont parcouru à leur
tour, en plus ou moins grande partie, le chemin ouvert par Muhammad. C’est ici et maintenant
que Dieu peut nous ravir par surprise, comme Il a convoqué le Prophète, si nous savons
vraiment être, selon ce que les maîtres nous enseignent, les « fils de l’instant » (banû-l-waqt)
totalement présents à la Volonté divine.
19
Muslim, Tirmidhî, Abû Dâwûd, Ibn Mâjah et an-Nasa’î.
6
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