PRÉFACE Quelle est la fonction du droit dans une économie

LARCIER
PRÉFACE
Quelle est la fonction du droit dans une économie globalisée ? Cette ques-
tion est sans aucun doute importante pour les juristes, mais les économistes
se la sont pourtant presque entièrement appropriée. Ce paradoxe est le résul-
tat d’une division des savoirs assez curieuse.
I
Une grande part des problèmes que soulève la mondialisation des échanges
de biens, de services et de capitaux a, en effet, trait à deux formes d’inégali-
tés qui, d’un point de vue normatif, occupent traditionnellement l’éthique et
le droit: d’une part, des inégalités entre les États qui procèdent aux échanges
et, d’autre part, des inégalités entre les citoyens d’un même État. Les écono-
mistes admettent largement aujourd’hui que la mondialisation des échanges a
globalement engendré une diminution des inégalités entre les pays développés
et les pays en développement mais qu’elle a en revanche contribué à creuser
les inégalités entre les citoyens d’un même État 1 .
Mais, par ailleurs, l’économie néoclassique a cru pouvoir opérer une dis-
tinction épistémologique radicale entre l’économie descriptive, qui traite des
questions d’allocation des ressources dans la perspective d’une maximisation
des richesses et l’économie normative, en quelque sorte subsidiaire, qui traite
de questions de redistribution des ressources et qui reposerait, au contraire
de la première, sur des jugements de valeur. C’est typiquement ce que résume
M.Friedman, un économiste qui a eu une infl uence considérable dans le déve-
loppement de la pensée néolibérale, dans le passage ci- dessous:
« Positive economics is in principle independent of any particular ethical posi-
tion or normative judgment. As Keynes says, it deals with “what is”, not with
“what ought to be” […] In short, positive economics is, or can be, an “objective”
science, in precisely the same sense as any of the physical sciences » 2 .
Cette distinction n’est pas sans conséquence sur la division du travail entre
les économistes et les juristes et elle se retrouve aussi, au moins implicitement,
1 Voy. F. B OURGUIGNON, La mondialisation de l’inégalité, Paris, Seuil, 2012 ; M.RAVAILLON, The Idea of Antipoverty
Policy, NBER, Working Paper, 2013, http://www.nber.org/papers/w19210.
2 M. FRIEDMAN, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics, 1966, p.4. La référence
est faite ici à J.N. Keynes, qui est le père de J.M. Keynes, l’auteur de la célèbre Théorie générale de l’emploi, de
l’intérêt et de la monnaie.
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dans le traité de l’OMC signé le 15 avril 1994. Le traité ne manifeste en
effet pas la volonté d’exercer par la règle de droit un rôle vraiment actif dans
la diminution des inégalités et, en conséquence, dans la redistribution des
richesses créées par les échanges internationaux. Bien plutôt, les inégalités et
la pauvreté dans le monde sont censées s’effacer progressivement par le ruis-
sellement et la lente dispersion des bienfaits du libre- échange vers tous (trickle
down theory). L’attrait de cette théorie est qu’elle soutient que la croissance
profi tera nécessairement un jour à tous. Mais elle n’apporte aucune réponse
sur la juste répartition des gains de la croissance ni sur le temps que prendra
l’écoulement pour atteindre les plus pauvres qui ont justement l’espérance de
vie la plus courte… Leur perception du temps humain ne correspond pas au
temps mécanique et physicalisé de l’économie néoclassique.
Certes, le Préambule du traité de l’OMC peut paraître assez ambitieux, notam-
ment lorsqu’il fait référence aux objectifs de développement durable et au fait
que les pays en développement devraient pouvoir aussi profi ter d’une part de la
croissance. Mais, du point de vue juridique, ce Préambule reste bien davantage
un horizon d’interprétation des normes de droit matériel qu’un ensemble d’obli-
gations internationales qui lieraient les États membres de l’OMC.
La déclaration ministérielle adoptée à Doha en novembre2001 par les États
membres de l’OMC était plus ambitieuse lorsqu’elle projetait un nouveau cycle
de négociations multilatérales. Elle affi rmait ceci:
« Le commerce international peut jouer un rôle majeur dans la promotion du
développement économique et la réduction de la pauvreté. Nous reconnaissons la
nécessité pour toutes nos populations de tirer parti des possibilités accrues et des
gains de bien- être que le système multilatéral génère. La majorité des membres
de l’OMC sont des pays en voie de développement. Nous visons à mettre leurs
besoins et leurs intérêts au centre du Programme de travail adopté dans la pré-
sente déclaration » 3 .
Malheureusement, on sait combien les négociations sur l’agenda de Doha
sont depuis lors dans l’impasse malgré quelques résultats positifs acquis en
décembre2013 à la conférence ministérielle de Bali.
D’où proviennent les inégalités dont nous parlons en même temps que la
mondialisation ? De quels types sont- elles ? Quelle en est l’ampleur ? Et si
nous connaissons les causes de la richesse et de la pauvreté des nations et
qu’on s’inquiète des inégalités existantes entre elles, l’OMC est- elle le lieu
approprié pour appréhender ces questions et tenter de les résoudre ? Ces
3 Déclaration ministérielle de Doha, adoptée le 14 novembre 2001, http://www.wto.org/french/thewto_f/minist_f/
min01_f/mindecl_f.htm.
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questions se sont posées et ont été posées de manières très différentes dans
l’histoire et ce n’est guère qu’avec la philosophie des Lumières que les inéga-
lités entre les hommes ou, du moins, les inégalités de naissance, seront jugées
intrinsèquement mauvaises (et non pas simplement mauvaises parce qu’elles
engendreraient telles ou telles conséquences indésirables).
Néanmoins, même si les inégalités sont jugées intrinsèquement mauvaises,
il n’est pas encore certain que les règles juridiques en général et les règles
juridiques qui disciplinent les échanges internationaux en particulier soient le
meilleur moyen de les réduire. Comme on l’a rappelé, c’est ce qu’on a pensé
lors de la création de l’OMC. L’axe central qui traverse le droit économique
international est, en effet, le suivant: la poursuite du libre- échange doit être
une affaire de coopération entre tous les États, mais la juste répartition des
richesses accumulées grâce au libre- échange n’est pas, comme telle, une ques-
tion qui mérite de faire l’objet de dispositions particulières explicites dans le
traité. Chaque État met en œuvre ses propres politiques publiques de redistri-
bution, chacun pour ce qui le concerne.
Or le droit ne peut importer des structures de pensée et une épistémologie
construites en dehors de lui et se contenter de leur donner une forme juridique.
Il ne peut se légitimer lui- même en se présentant comme un pur instrument de
l’économie. Car son rôle est de rendre explicites les contraintes et les contra-
dictions qui pèsent sur les droits et libertés des acteurs économiques. Il doit
montrer comment des systèmes de libertés fondamentales et de droits subjec-
tifs abstraits ne peuvent transformer et émanciper une société si les conditions
pratiques de leur reconnaissance effective ne sont pas assurées.
II
L’outil privilégié par lequel les juristes tentent de comprendre et répondre
aux inégalités trouve ses origines dans le LivreV de l’Éthique à Nicomaque
d’Aristote:
« Si en effet les personnes ne sont pas égales, elles n’auront pas de parts
égales ; mais les contestations et les plaintes naissent quand, étant égales,
les personnes possèdent ou se voient attribuer des parts non égales, ou quand
les personnesn’étant pas égales, leurs parts sont égales ».
Bien sûr, ce principe de justice distributive n’est applicable que si on par-
vient à défi nir les critères d’égalité et d’inégalité entre les personnes et les
situations, ce qui est en réalité fort complexe. Aristote ne partageait d’ailleurs
pas notre conception contemporaine selon laquelle la justice distributive doit
permettre de rendre les hommes (plus) égaux entre eux simplement parce
qu’ils partageraient tous une commune humanité avec les mêmes qualités. Il
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considérait au contraire que ceux qui ont moins de mérites que d’autres ne doi-
vent pas recevoir les mêmes parts, c’est- à- dire les mêmes droits. Mais l’idée
importante d’Aristote est qu’il existe des égalités et des inégalités entre les
hommes, des ressemblances et des différences et que les inégalités et les dif-
férences doivent être corrigées sous certaines conditions et selon un principe
de juste proportion. De la sorte, lorsque des personnes sont dans des situa-
tions différentes, elles doivent pouvoir bénéfi cier de parts inégales, c’est- à- dire
de droits différents. C’est typiquement ce principe qui est invoqué dans les
actions affi rmatives qui visent à créer des inégalités aujourd’hui pour tenter
de gagner des égalités futures. Mais le principe signifi e aussi que lorsque les
personnes sont dans des situations similaires, elles doivent pouvoir bénéfi cier
de parts égales, c’est- à- dire des mêmes droits.
La justice distributive consiste donc à équilibrer la situation des personnes
juridiques à la fois en leur reconnaissant les mêmes droits initiaux et en leur
redistribuant d’autres droits de manière proportionnelle, c’est- à- dire selon un
principe de similarités et de différences pertinentes. Deux remarques impor-
tantes encore sur ce point.
D’abord, il existe un lien fondamental entre la reconnaissance des droits
et l’action en justice. Lorsqu’on reconnaît à quelqu’un le bénéfi ce d’un droit,
du même droit ou d’un droit différent, cela doit signifi er qu’on lui reconnaît
le pouvoir de prétendre à ce droit devant une institution normalement habili-
tée par une constitution ou par un traité. L’extraordinaire développement des
cours constitutionnelles au cours du siècle dernier a d’ailleurs très largement
fait dépendre les questions de redistribution des droits de celles qui relèvent
des actions en justice, c’est- à- dire de problèmes particuliers à résoudre dans
des contextes historiques déterminés. Ce lien entre les droits et la fonction
juridictionnelle est quasiment absent des travaux de philosophie politique et
d’économie normative consacrés à la justice distributive globale. Et, en consé-
quence, la signifi cation qui peut être donnée aux droits reconnus sur la base
d’un principe de justice distributive globale est largement incertaine.
Ensuite, les actions en justice montrent bien, dans les différends qu’elles
révèlent, que les droits sont des biens qui ont des coûts sociaux. C’est seule-
ment dans cette perspective qu’on peut comprendre pourquoi les droits fon-
damentaux, comme les droits subjectifs, sont des ressources rares au sens
économique. Lorsque le juge donne telle ou telle signifi cation à un droit, en
précise la nature et l’étendue et, a fortiori, lorsqu’il reconnaît un droit nou-
veau, il redistribue en réalité d’autres droits, c’est- à- dire d’autres biens écono-
miques. Or l’analyse des droits fondamentaux en termes de coûts sociaux est
fort absente des travaux des juristes.
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PRÉFACE 11
On aura compris que l’intervention du droit (et donc des politiques publiques
de redistribution des droits qu’il exprime) est souvent jugée par les économistes
comme une entrave dans les rouages des marchés. Le modèle de la théorie de
l’équilibre général en concurrence parfaite, modèle qui est encore aujourd’hui
considéré comme le paradigme de l’économie néoclassique, requiert même un
désengagement quasi total de l’État pour libérer le marché des contraintes exo-
gènes. La complexité de la tâche de penser la fonction du droit dans l’écono-
mie n’en est évidemment que renforcée.
Désengagement quasi total, mais pas retrait complet quand même. Car
même dans ce modèle, on reconnaît que le droit a quelques fonctions néces-
saires, qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le minimum de droit naturel
que H. Hart admettait dans son Concept de droit.
Il revient en effet au droit de fi xer les droits de propriété de chacun, sans
lesquels on ne peut commencer à échanger. Il lui faut aussi créer des règles
pour remédier, autant que faire se peut, à certains échecs du marché (mar-
ket failures). Et il doit enfi n assurer l’existence d’institutions impartiales
destinées à protéger certaines attentes des acteurs économiques. La princi-
pale de ces institutions est l’institution juridictionnelle qui permet de forcer
l’exécution des conventions par lesquelles les biens, les services et les capi-
taux sont échangés. Il s’agit, en d’autres termes, de faire appliquer le prin-
cipe « pacta sunt servanda », c’est- à- dire de sanctionner le non- respect des
règles contractuelles.
C’est précisément ce dernier point qui a fait l’objet de la très belle analyse
qu’Henri Culot publie aujourd’hui sous le titre: « Les sanctions dans le droit
de l’Organisation mondiale du commerce ».
Pourquoi ce choix ? Comme on sait, le traité de l’OMC de 1994 avait été
précédé d’une première tentative avortée de créer une Organisation interna-
tionale du commerce, dans la foulée de la création du FMI et de la Banque
internationale pour la Reconstruction et le Développement lors des accords de
Bretton Woods en 1944. Ce qui resta fi nalement de l’Organisation internatio-
nale du commerce furent différents accords de libre- échange connus sous les
termes de General Agreement on Tariffs and Trade (GATT). Ces Accords ont
été repris par le traité de Marrakech de 1994 et forment aujourd’hui la pre-
mière annexe du traité de l’OMC.
Mais l’une des avancées les plus largement saluées lors de la conclusion du
traité de l’OMC fut que les États parties étaient parvenus à créer une nouvelle
institution – l’Organe de règlement des différends (ORD)– chargé de tran-
cher des confl its entre États soulevés par l’application du traité, et ce, par des
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