Photo : Jean-François Gratton, Shoot Studio UNE PRÉSENTATION DE BMO GROUPE FINANCIER du 27 septembre au 22 octobre 2016 LA DISTRIBUTION CARL BÉCHARD BENOÎT BRIÈRE ANNE-MARIE CADIEUX VIOLETTE CHAUVEAU NICOLAS DIONNE-SIMARD ANNIE ÉTHIER MAXIME GENOIS RACHEL GRATON DENIS LAVALOU BRUNO MARCIL MONIQUE MILLER JÉRÔME MINIÈRE EMMANUEL SCHWARTZ L’ÉQUIPE DE CRÉATION Collaboration artistique et conception vidéo STÉPHANIE JASMIN Décor MAX-OTTO FAUTEUX Costumes MICHÈLE HAMEL Éclairages MARTIN LABRECQUE Musique originale et environnement sonore JÉRÔME MINIÈRE Accessoires CLÉLIA BRISSAUD Maquillages et coiffures ANGELO BARSETTI Perruques RACHEL TREMBLAY Assistance à la mise en scène MARTIN ÉMOND Tartuffe PRODUCTION THÉÂTRE DU NOUVEAU MONDE en collaboration avec UBU, COMPAGNIE DE CRÉATION 20 ANS DE TOURNÉES AU QUÉBEC AVEC LE RÉSEAU DIFFUSION INTER-CENTRES LES SORTIES DU TNM — DU 8 NOVEMBRE AU 6 DÉCEMBRE 2016 CHICOUTIMI + DRUMMONDVILLE + GATINEAU + GRANBY + LAVAL + QUÉBEC + RIMOUSKI + SHERBROOKE + TERREBONNE + TROIS-RIVIÈRES 7 BMO, debout derrière chaque grande performance. BMO Groupe financier s’investit dans le rayonnement de la culture. C’est pourquoi nous sommes fiers de soutenir les activités du Théâtre du Nouveau Monde et de partager ces moments avec vous. MC / MD Marque de commerce / Marque de commerce déposée de la Banque de Montréal. 15-858 (05/15) ARGUMENT Tout commence par une colère de Madame Pernelle, la mère d’Orgon, qui quitte en furie la maison de son fils, absent ce matin-là ; elle reproche à sa bru en secondes noces, Elmire, au frère de celle-ci, Cléante, à ses petits-enfants Damis et Mariane, au fiancé de cette dernière, Valère, et à la bonne de la maison, Dorine, de mener un train de vie fort peu chrétien et de ne pas respecter les préceptes du nouveau directeur de conscience de son fils, qui l’a installé chez lui : Tartuffe. Et lorsque paraît Orgon, on voit bien qu’il est infatué de cet homme qui irrite toute sa famille — sauf sa mère. D’ailleurs, Orgon a décidé de rompre son engagement envers le jeune Valère afin de marier sa fille Mariane à Tartuffe. Cette nouvelle crée un épouvantable malentendu entre les deux amoureux qui en viennent au bord de la rupture, mais heureusement Dorine — brillante comme la plupart des bonnes chez Molière — raccommode les deux tourtereaux. Quand enfin arrive Tartuffe, c’est pour aussitôt tenter de séduire Elmire, l’épouse d’Orgon. Mais Damis, Tartuffe qui s’était caché dans une armoire, dénonce l’imposture à son père. Tartuffe s’avoue coupable, se décrivant comme un « malheureux pécheur ». Mais Orgon, persuadé que Tartuffe, par grandeur chrétienne, s’accuse de fautes qu’il n’a pas commises, chasse son fils du foyer familial et le déshérite, puis fait don à son directeur de conscience de tous ses biens, maison comprise. C’en est trop. Elmire décide alors de prendre les choses en main ; pour donner à son mari une preuve de l’hypocrisie de Tartuffe, elle demande à Orgon de se cacher sous la table pendant qu’elle s’entretiendra avec lui. Mais Tartuffe tombera-t-il dans le piège ? PAUL LEFEBVRE 9 Un seul portrait de Racine a été tracé pendant l’existence de l’auteur. Pour Corneille, en dépit d’une carrière qui s’est étendue sur plus de cinquante ans, on en compte quatre. Or, pour Molière, nous en avons au moins douze, sans compter ceux où il apparaît en personnage dans les frontispices de ses pièces publiées de son vivant. En fait, pendant sa vie, seuls les plus importants membres de la famille royale ont eu droit à plus de portraits que lui. En ces temps où l’on ne faisait pas le portrait de tout le monde et où il coûtait très cher d’être ainsi représenté, c’est dire à quel point il était célèbre. Très célèbre. Molière dans le rôle de César dans La Mort de Pompée, Nicolas Dignard, huile sur toile, 1656. 10 Le nom de Molière devient familier pour ses contemporains dans les premiers mois de 1663 et le demeurera. Comment en est-il arrivé là, à quarante ans ? Et en 1664, quel est son statut lors de la création de Tartuffe ? Conscient du débat, Molière, à compter du 1er juin 1663, fait suivre sa comédie d’une courte pièce intitulée La Critique de l’École des femmes dans laquelle des gens réunis dans un salon discutent ferme de la pièce. Donneau de Visée, un écrivain, dont les relations avec Molière varient d’une semaine à l’autre, publie Zélinde, comédie, ou la véritable critique de l’École des femmes et la critique de la Critique. Quant à la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, rivale de celle de Molière, elle crée à l’automne Le Portrait du peintre ou la Contre‑Critique de l’École des femmes d’un dénommé Boursault. Molière écorche alors ses rivaux dans L’Impromptu de Versailles qui répliquent aussitôt avec L’Impromptu de l’Hôtel de Condé. La querelle finit par s’émousser, mais le théâtre gagne alors la légitimité de traiter des enjeux sociaux. Cet homme qui vient de se rendre célèbre en élargissant la portée de l’art dramatique, voilà l’artiste qui s’apprête à créer Tartuffe. PAUL LEFEBVRE On croyait tout savoir : après la présenta­ tion des trois premiers actes de Tartuffe à Versailles en mai 1664, Louis XIV interdit la pièce à la suite de pressions de la Compagnie du Saint‑Sacrement, dite la « cabale des dévots », que soutient sa mère Anne d’Autriche. Le monarque lève l’interdit cinq ans plus tard, en août 1669 ; avec le décès de la reine-mère en 1666, les dévots avaient perdu leur principal appui et les accords entre le pape et Louis XIV au début de 1669 avaient réduit à néant leur pouvoir. Or des recherches récentes, appuyées sur une lecture minutieuse de documents d’époque et de nouvelles découvertes, viennent déjouer ces certitudes auxquelles on croyait depuis les premiers travaux universitaires approfondis, il y a environ deux cents ans. Ces recherches, principalement faites par François Rey et publiées dans Molière et le Roi, L’affaire Tartuffe (en collaboration avec Jean Lacouture, Seuil, 2008), puis enrichies et prolongées par les travaux de Georges Forestier et Alain Riffaud dont fait état la nouvelle édition des œuvres complètes de Molière dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard, 2010), démontrent une toute autre chose. Ce que l’on a présenté en 1664 n’était pas les trois premiers actes de la pièce définitive, mais une comédie en trois actes plus férocement satirique que celle que l’on connaît. De plus : ni la Compagnie du Saint-Sacrement ni Anne d’Autriche n’ont eu d’influence sur l’interdiction de la pièce. Alors, que s’est-il passé ? LA FÊTE LA PLUS SOMPTUEUSE QUE L’ON AIT JAMAIS VUE En 1663, Louis XIV — qui a alors vingt-cinq ans et gouverne depuis deux ans bien qu’il règne depuis l’âge de cinq ans — décide de manifester sa puissance et de donner un éclat inouï à sa gloire en offrant une fête de cour d’une ampleur jamais vue ni même imaginée : Les Plaisirs de l’Île enchantée auront lieu 11 Tartuffe Il faut d’abord se remettre à l’esprit que le théâtre est, à cette époque, la plus puissante technologie de communication. Ainsi, dans la foulée de la création de L’École des femmes le 26 décembre 1662, éclate une polémique qui durera près d’un an. En fait, jamais jusque-là une pièce n’aura provoqué un tel débat en France, déclenchant un torrent de libelles, de pamphlets, d’épigrammes, de pièces de théâtre et de discussions. On mélange tout : on accuse Molière d’obscénité, on fait courir les pires bruits sur son mariage avec Armande Béjart (ce serait sa fille, qu’il aurait eue avec Madeleine Béjart), on lui reproche de traiter à la légère des choses sérieuses. C’est ce dernier point, en fait, qui choque. On n’accepte pas qu’un comédien se mêle de faire une pièce de théâtre (et qui plus est une comédie puisant son rire dans un humour venu de la farce) sur un sujet que l’on considère du strict domaine des gens d’Église et des moralistes autorisés : l’éducation des jeunes filles et les abus du pouvoir masculin sur les femmes. En utilisant la scène pour traiter d’un enjeu social, Molière donne au théâtre un rôle inattendu, ce qui ne fait pas que des heureux. du 7 au 13 mai 1664 à Versailles, qui n’est alors qu’un vaste pavillon de chasse construit par Louis XIII et non le somptueux palais qui a traversé les siècles jusqu'à nos jours. Cette fête, en l’honneur de sa mère Anne d ­ ’Autriche et de son épouse, la reine Marie-Thérèse d’Autriche (et non pour célébrer sa maîtresse, Mademoiselle de la Vallière, comme Voltaire l’imaginera au siècle suivant), rassemble six cents invités de la noblesse et autant, sinon plus, d’artistes : musiciens, chanteurs, danseurs, comédiens, acrobates, décorateurs, machinistes, etc. Les trois premières journées de cette fête d’une durée de sept jours sont les plus extravagantes et prennent la forme d’une féérie continuelle au cours de laquelle Molière crée le 8 mai La Princesse d’Élide, une « comédie galante mêlée de musique et d’entrées de ballet », dont le texte n’est pas tout à fait achevé. Après ces trois jours, seule la plus haute noblesse demeure à Versailles pour quatre autres journées de festivités. À cette occasion, Molière joue trois pièces où le rire, davantage que l’élégance et le raffinement, est mis de l’avant : deux reprises, Les Fâcheux et Le Mariage forcé, et une création qui fait immédiatement sensation, Tartuffe ou l’Hypocrite. Or quatre jours plus tard, même si le roi a trouvé Tartuffe « fort divertissant », il fait interdire la pièce. Qu’était donc ce premier Tartuffe et pourquoi l’a-t-on interdit ? En haut : Louis XIV et Molière, Jean-Léon Gérôme, huile sur toile, 1862. Page de droite : La fête Les Plaisirs de l'Île Enchantée donnée par Louis XIV à Versailles, Israël Silvestre, gravure, 1664. 12 « TROIS ACTES DU TARTUFFE QUI ESTOIENT LES 3 PREMIERS » L’opinion générale a longtemps été qu’en mai 1664 on a joué les trois premiers actes de la pièce que l’on connaît. Toutefois, tous les écrits et témoignages d’époque indiquent qu’il s’agissait d’une pièce terminée, à l’exception de deux documents, dont un de taille : le registre de La Grange. Engagé comme comédien en 1659, quelques mois après l’installation de la troupe de Molière à Paris, Charles Varlet de La Grange en est aussi l’admi­nistrateur et l’orateur, soit le présentateur des pièces lorsque Molière ne peut remplir ce rôle. À la mort de Molière en 1673, c’est lui que ses camarades nomment chef de troupe. Pour la postérité, La Grange est célèbre pour son registre qui, de 1659 à 1685, recense les événements, les recettes et les comptes de la troupe. Ainsi, il écrit pour le 12 mai 1664 : « trois actes du Tartuffe qui estoient les 3 premiers ». Or, dès la deuxième moitié du 19e siècle, les chercheurs commencent à découvrir que le fameux registre n’est pas tout à fait fiable. Puis, des examens du document au 20e siècle établissent qu’il n’a pas été écrit au jour le jour et que sa rédaction a commencé bien après 1659 — certains parlent même des années 1680 — en ayant recours à divers papiers, factures, contrats et carnets de compte. À partir du moment où l’on considère que ce premier Tartuffe était une pièce complète — une hypothèse que plusieurs historiens, quand même, entretenaient depuis le 19e siècle — l’on peut se poser les trois questions suivantes : Qu’était ce premier Tartuffe ? Pourquoi l’a-t-on interdit ? Pourquoi La Grange a-t-il voulu faire croire à la postérité que c’était un texte inachevé ? UNE SATIRE DE LA DÉVOTION En 1963, paraît chez Nizet un ouvrage intitulé Molière bourgeois et libertin écrit par John Cairncross, un chercheur britannique qui, pour la petite histoire, était le cinquième homme des « Cambridge Five », ce groupe d’agents doubles soviétiques composé d’universitaires anglais… Cairncross pose alors une hypothèse que des chercheurs français valideront par la suite : les trois actes du Tartuffe original correspondent aux premier, troisième et quatrième actes de la version finale, soit l’introduction, la séduction d’Elmire et la découverte de la duplicité de Tartuffe, ­qu’Orgon chasse vraisemblablement à coups de bâton. Dans cette première version, n’existent ni Valère ni Mariane et, par conséquent, ni la promesse d’Orgon de marier sa fille à Tartuffe qui occupe l’acte II de la version finale. N’existe pas non plus l’acte V où Tartuffe se révèle un escroc de grande envergure qui s’empare de la maison d’Orgon et le compromet politiquement auprès du roi, jusqu’à ce qu’un envoyé de Louis XIV, véritable deus ex machina, ne ramène l’ordre et la justice. Ce premier Tartuffe porte une charge plus brutale que la version que nous connaissons : le personnage de Tartuffe y est moins original. Il s’agit en effet d’un type connu de ce personnage satirique que l’on retrouve dans d’innombrables fictions depuis la fin du Moyen Âge : le prêtre — ou le moine — paillard, buveur, bâfreur et grand baiseur. Le portrait est féroce car, non seulement Tartuffe est directeur de conscience, il tente aussi de cocufier un homme respectable, quoique ridicule par sa dévotion excessive. À travers Orgon, Molière épingle ces gens qui, tout en étant sincères, s’adonnent exagérément à la dévotion et dont la vie ne tourne plus qu’autour des oraisons, des messes et des aumônes. En fait, après l’Arnolphe de L’École des femmes, Orgon est le deuxième grand monomaniaque de l’œuvre de Molière, ces personnages dont le caractère est fondé sur une obsession et dont il se réservait l’interprétation, comme Alceste dans Le Misanthrope, Harpagon dans L’Avare, Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentil‑ homme et Argan dans Le Malade imaginaire. À travers sa comédie, et c’est là où le comique de la pièce devenait risqué, Molière ne caricaturait pas tant les faux dévots, comme Tartuffe, que les dévots sincères qui en faisaient trop, comme Orgon. 13 Tartuffe Pour ce qui est de cette note sur Tartuffe, un examen poussé montre que La Grange a ajouté « qui estoient les 3 premiers » dans un second temps. De plus, La Grange a « corrigé » un second document ; il a opéré une modification similaire lorsqu’il a supervisé en 1682 la première édition des œuvres complètes de Molière, neuf ans après la mort de l’auteur. Dans cette édition, la présentation de Tartuffe reprend mot pour mot le texte de la relation officielle des Plaisirs de l’Île enchantée, un album luxueux — créé en 1664 pour être diffusé à travers les ambassades dans toutes les cours d’Europe afin de contribuer au prestige de la France — où il est écrit pour la journée du 12 mai : « Le soir, Sa Majesté fit jouer une comédie nommée Tartuffe ». Or La Grange, lorsqu’il fait recopier ce texte sanctionné par l’État français dix-huit ans après sa publication, apporte la modification suivante : « fit jouer les trois premiers actes d’une comédie nommée Tartuffe ». Ce sont là les deux seuls documents du 17e siècle qui présentent le Tartuffe de 1664 comme étant un texte inachevé. Toutes les autres sources font état de façon implicite ou explicite d’une pièce achevée et complète… Mais comme ces indications venaient du fidèle et honnête La Grange, on leur a accordé beaucoup de crédit. LA MAUVAISE PIÈCE AU MAUVAIS MOMENT La création de la pièce tombe mal à propos. Au printemps 1664, l’Église catholique de France est au bord de l’éclatement à cause de la querelle du jansénisme. Il est difficile pour nous aujourd’hui de saisir les enjeux de ce débat tellement ils sont éloignés de notre vision du monde. Le principal enjeu est celui de la grâce, celle qui illumine la conscience de l’individu et le pousse à chercher son salut. Il y a ceux qui, comme les Jésuites, le roi et la grande majorité des évêques, croient que l’être humain dispose d’une part de libre arbitre avec laquelle il peut lui-même obtenir sa grâce par ses pensées, sa piété et ses actions. Et il y a les jansénistes, un mouvement religieux se réclamant de l’évêque néerlandais Cornelius Jansen dit Jansenius qui, au début du 17e siècle, a mis de l’avant l’idée que seul Dieu pouvait accorder la grâce. Ses disciples français, dont les plus radicaux sont regroupés à l’abbaye de Port-Royal, mènent une vie austère qui privilégie la solitude, en désaccord avec la vie sociale foisonnante d’idées nouvelles que favorisent, sous Louis XIV, l’aristocratie et les gens d’affaires. L’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, souhaite éradiquer le jansénisme en France. Il a l’écoute du roi dont il a été le précepteur et le confesseur. Une semaine avant Les Plaisirs de l’Île enchantée, le roi avait assisté à une séance du Parlement de Paris qui ordonnait à tous les membres du clergé de France de signer un formulaire condamnant les idées religieuses des jansénistes. Le roi n’a aucune envie de voir le clergé divisé par un schisme dont profiteraient les protestants. Et l’archevêque de Paris lui fait comprendre que la dernière chose dont la France a besoin, c’est d’une pièce à succès qui raille la dévotion religieuse. Prononcé le 17 mai, l’interdit du roi surprend Molière qui enverra à Louis XIV un placet où il fait valoir sa bonne foi, laissant entendre au roi que les dévots, qui se sont sentis visés par le personnage de Tartuffe, lui ont menti et ont abusé de ses justes sentiments chrétiens pour lui faire interdire une comédie qui ne ridiculise que les faux dévots. Un écrit délirant contre Tartuffe et son auteur, farci d’exagérations et d’approximations, signé par un certain curé Roullé vient providentiellement aider Molière lorsqu’il se plaint d’être calomnié. La Grange, d'après l'estampe de Jean Sauvé sur le dessin de Pierre Brissart paru dans La troupe de Molière, Frederic Hillemacher, 1869. 14 Tout au long de cette lutte pour jouer sa pièce, qui durera plus de quatre années, Molière ne veut surtout pas confronter le roi. Il accuse plutôt ses ennemis d’induire en erreur le souverain et d’entretenir des malentendus. C’est ici que l’on voit l’utilité du mensonge de La Grange sur l’inachèvement de la pièce ; il protège à la fois Molière et le roi en laissant entendre que l’on a jugé une œuvre dont le sens n’était pas fixé. De plus, Molière sait très bien que ses accusations contre ceux qui seraient les modèles originaux de Tartuffe sont sans fondement : en 1664, la Compagnie du Saint-Sacrement n’est plus que l’ombre d’elle-même et aucun de ses membres n’a directement accès au roi. Lors d’une réunion clandestine du 17 avril 1664, on parle d’attaquer Tartuffe, mais on décide quelques semaines plus tard de laisser tomber l’affaire. Tartuffe a beau être interdit de représentation publique, la famille royale se fait jouer la pièce en privé, tout comme le Grand Condé, le plus puissant et le plus flamboyant noble de France. Mais Molière comprend que s’il veut présenter sa pièce dans son théâtre, il doit la modifier. En 1665, il la remanie pour en faire une grande comédie en cinq actes, changeant la personnalité de Tartuffe qui ne sera plus un amusant hypocrite religieux, mais un dangereux imposteur. Ainsi, Orgon n’est plus un dévot ridicule, mais la victime d’un sinistre fourbe. La pièce prend une autre tournure et plusieurs personnalités en suivent l’évolution, en particulier le Grand Condé et son fils, le duc d’Enghien. En 1667, Molière est persuadé que le roi pourrait lever l’interdit. Il se sent en confiance, car au cours de ces années pendant lesquelles il a entre autres créé Le Misanthrope, Louis XIV n’a cessé de multiplier les marques d’estime à son égard. Le 5 août, il présente dans son théâtre du Palais-Royal une comédie en cinq actes intitulée L’Imposteur dont le personnage principal, nommé Panulphe, ne porte plus le sobre habit noir des dévots, mais une tenue enrubannée de gentilhomme. Personne n’est abusé et comme le roi n’a pas officiellement levé son interdit, le premier président du Parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon (un membre très peu actif de la moribonde Compagnie du Saint-Sacrement) fait fermer le théâtre de Molière. L’Imposteur n’aura eu qu’une seule représentation. Catastrophé de ne plus pouvoir faire jouer sa troupe, Molière dépêche deux de ses comédiens, La Grange et La Thorillière, porter un deuxième placet au roi qui est à Lille en pleine guerre pour conquérir les Flandres. Rien n’y fait, surtout qu’Hardouin de Péréfixe, la semaine suivante, menace carrément d’excommunication quiconque lira, verra ou entendra la pièce ; en pleine négociation avec Rome au sujet des jansénistes et en plein combat contre les protestants qui impriment des nouveaux testaments traduits en français, le roi n’a toujours pas envie d’une comédie sur les dévots. Molière peut quand même rouvrir son théâtre à la fin du mois de septembre. Et le Grand Condé que rien n’énerve, surtout pas un interdit d’archevêché, présente L’Imposteur chez lui en septembre 1668. À la fin d’août 1667, commence à circuler un sidérant document anonyme intitulé Lettre sur la comédie de l’Imposteur, un pamphlet si favorable aux dimensions subversives de la pièce qu’il a vraisemblablement nui à Molière : grâce à cet écrit, on en sait aujourd’hui beaucoup sur cette deuxième version du texte, très proche de celle que nous connaissons. Mais il y a une différence fort intéressante : les passages les plus acerbes sur les excès de dévotion de Tartuffe y sont énoncés par Cléante. Comme Cléante est un personnage assimilable à un gentilhomme, ses propos ont du poids. Trop de poids. Tel que rapporté par Boileau, Molière détestait retravailler ses textes : il a donc pour cette question trouvé une solution facile, soit celle d’attribuer les répliques les plus acerbes à Dorine, la servante. Car au 17e siècle, ce que dit sur scène une servante n’a pas autant d’auto­rité que ce qu’énonce un monsieur… APRÈS QUATRE ANS, HUIT MOIS ET VINGT-TROIS JOURS D’ATTENTE : TARTUFFE EST JOUÉ EN PUBLIC Les choses en demeurent là. Au cours des mois suivants, Molière crée trois textes majeurs : Amphitryon, George Dandin et L’Avare. Toutefois, les contacts de Molière à la cour le tiennent au courant du progrès des négociations sur les jansénistes entre le roi, l’archevêque de Paris et le pape. En octobre 1668, un accord de principe a lieu. Molière commence à répéter Tartuffe afin que la pièce soit prête dès que les ententes seront officialisées. Le 3 février 1669, le nonce apostolique remet à Louis XIV deux documents signés de la main du pape Clément IX, qui se déclare satisfait des termes de la soumission des quatre évêques français demeurés de sensibilité janséniste. Molière comprend que la voie est libre. Paris bruisse de la rumeur d’une imminente représentation de Tartuffe : elle a lieu deux jours plus tard, le 5 février. Ce jour-là, Molière réalise la plus forte recette de sa carrière ; debout, au parterre, les spectateurs sont serrés jusqu’à l’étouffement. Tartuffe sera joué à guichets fermés vingt-neuf fois jusqu’à la relâche de Pâques, puis repris encore vingt-deux fois au cours de l’année, un record, sans compter les représentations à la cour. Tartuffe, faux dévot ridicule et escroc effrayant en un même homme, entreprend alors sa marche pour devenir, comme Hamlet, Faust et Don Juan, un des personnages de ­référence de la culture occidentale. PAUL LEFEBVRE 15 Tartuffe MESDAMES, MESSIEURS : PANULPHE ! Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau (Saint-Germain-en-Laye, 1622 – Québec, 1698) est un personnage haut en couleur. Il se distingue de la terne lignée des gouverneurs de la Nouvelle-France grâce à une phrase. En 1690, alors qu’il vient à peine de commencer son second mandat de gouverneur, il déclare avec une sidérante superbe à l’émissaire de l’amiral Phipps venu s’emparer de Québec avec trente-deux vaisseaux de guerre : « Je n’ai point de réponse à faire à votre général que par la bouche de mes canons. » Grand joueur de cartes, l’homme sait bluffer et renvoie les Anglais chez eux avec des forces très inférieures, mais dont il a su faussement gonfler l’ampleur. Toutefois, oubliez l’homme de haute taille au regard terrible et à la moustache en croc, car on n’a aucun portrait authentique du gouverneur, ni description physique ; par ailleurs, s’il tient de son grandpère, il serait de petite taille avec un long nez pointu et un menton du même type. En fait, Frontenac, tout militaire habile et courageux qu’il soit, est terriblement extravagant, imbu de lui-même, sans scrupules, arrogant, glorieusement dépensier, fêtard impénitent, menant grand train au-delà de ses moyens, heureux de mettre entre lui et la France un océan qui lui permet d’échapper à des légions de créanciers et des hordes de maris trompés et de pères outragés. Et Frontenac aime le théâtre… Il faut rappeler qu’aucun comédien de métier ne s’installe en Nouvelle-France et q ­ u’aucune troupe ne visite la colonie. Hormis le théâtre pédagogique — en latin ! — des Jésuites et les cérémonies de réception dialoguées qu’ils montent pour saluer les nouveaux gouverneurs et évêques, le théâtre est affaire d’amateurs éclairés qui jouent leur pièce une fois ou deux, généralement à l’occasion du carnaval et lorsque le gouverneur aime suffisamment l’art dramatique pour se permettre 16 de déplaire à l’évêque. Les représentations ont habituellement lieu l’après-midi dans la grande salle du magasin de la Compagnie des Cent-Associés ou, comme c’est le cas sous Frontenac, dans la salle de bal du château Saint-Louis, la résidence des gouverneurs. Tout ceci, bien sûr, se passe à Québec ; l’élite montréalaise — encore trop pieuse ? — ne s’intéresse pas au théâtre. Monseigneur de Saint-Vallier, évêque de Québec depuis 1688, est un ecclésiastique sévère, susceptible, autocratique, rigoriste et tracassier. Pour lui, le théâtre est une chose impie, tout comme la danse, le bon vin, l’amour et les autres plaisirs de la vie. Au début de son mandat, Frontenac est p ­ rudent. Or comme l’année 1693 a été prospère, le gouverneur fait représenter Nicomède de Corneille et Mithridate de Racine avec comme maître d’œuvre et comédien principal le lieutenant de marine Jacques de Mareuil, dont la principale fonction dans l’administration coloniale semble être d’organiser des divertissements pour le gouverneur. Au début de l’année 1694, Mareuil, soutenu par son patron, décide de monter Tartuffe et d’en jouer le rôle-titre. Non seulement il s’agit d’un premier Molière en Nouvelle-France, mais aussi d’une première comédie. Évidemment, Saint-Vallier sait ce qu’est Tartuffe et s’il a toléré dans son diocèse deux nobles tragédies, il n’en va pas de même pour une pièce que l’Église de France a combattue — même si c’était trente ans plus tôt. Il commence par demander à l’assistant-­ supérieur du séminaire, l’abbé Charles de Glandelet (qu’il déteste, mais dont il reconnaît les talents de rhéteur et d’orateur) d’écrire et de lire dans l’église Notre-Dame-des-Victoires le 10 janvier 1694 une Instruction pour l’éclair‑ cissement des consciences touchant les comédies qui se jouent dans le monde. Sans précisément Mais les préparatifs de Tartuffe se poursuivent et l’élite de la capitale a visiblement hâte d’assister à la pièce. Alors Saint-Vallier, le 16 janvier, attaque sur deux fronts. Il commence par régler le cas de Mareuil : dans son Mandement sur les discours impies, il l’accuse d’avoir blasphémé devant une église. En fait, Mareuil avait piqué une colère noire devant la chapelle des Jésuites lorsqu’il avait appris que Glandelet avait dénoncé le théâtre en chaire. Puis dans un Mandement au sujet des comédies, il reprend les arguments de l’abbé, classe Tartuffe parmi les comédies « impures ou injurieuses au prochain » et interdit à toute personne de son diocèse d’assister à la pièce. Frontenac a beau en mener large, il ne peut s’opposer ouvertement à Saint-Vallier. profite pour convaincre le conseil souverain de libérer Mareuil, avant de le faire secrètement monter dans le dernier navire en partance, cette année-là, pour la France. Après avoir failli perdre son diocèse, Saint-Vallier revient à Québec en 1697. En octobre 1700, il renouvelle son ordonnance de 1694 contre les « divertissements publics et immoraux comme les bals, les comédies », empêchant ainsi le théâtre de se développer jusqu’à la fin du régime français. Pour ce qui est de Tartuffe, les Canadiens français devront attendre près de deux siècles avant de pouvoir y assister : les premières représentations de la comédie de Molière seront données à Montréal en décembre 1893 par la troupe de Coquelin Aîné (le créateur du rôletitre de Cyrano de Bergerac), alors en tournée nord-américaine. Tartuffe nommer Tartuffe et ceux qui s’apprêtent à le produire, Glandelet rassemble avec ordre et fermeté les arguments traditionnels de l’Église contre le théâtre : presque toutes les pièces sont immorales et la représentation de celles qui ne le sont pas est tout de même une occasion de péché. PAUL LEFEBVRE La situation demeure très tendue jusqu’à ce que quelques jours plus tard le gouverneur et l’évêque se croisent par hasard dans la rue. Saint-Vallier offre alors 100 pistoles (environ 4 500 $ d’aujourd’hui) à Frontenac pour le dédommager des dépenses encourues pour la production de la pièce. Frontenac, toujours à court d’argent, accepte et décommande la production. Mais Saint-Vallier n’a pas dit son dernier mot : le 1er février, il fait comparaître Mareuil devant le conseil souverain de la Nouvelle-France, qui l’emprisonne pour blasphème. Au début novembre, Saint-Vallier s’embarque pour la France, où Louis XIV le rappelle pour qu’il justifie le nombre ahurissant de conflits qu’il a généré dans la colonie. Frontenac en Illustration du Sieur de Frontenac parue dans Les Gouverneurs généraux du Canada, 1608–1919, Galerie nationale. 17 18 Au moment où Molière écrit sa pièce, la société française se passionne — le mot n’est pas trop fort — pour les questions spirituelles. Ainsi, la querelle du jansénisme*, qui divise les catholiques de France, est non seulement à la source de l’interdiction de Tartuffe, mais occupe l’esprit de grands penseurs de ce temps, dont le plus connu est Blaise Pascal. Cent cinquante ans plus tôt, l’avènement du protestantisme, porté par la pensée de Luther, a montré à quel point l’Église catholique était alors sclérosée. L’exemple des indulgences est éloquent à ce propos : les riches, par un don à l’Église, pouvaient littéralement acheter leur salut éternel. La Réforme protestante remet la conscience personnelle au cœur du cheminement chrétien ; le catholicisme, à la suite du Concile de Trente (1545–1563), se met lui aussi à valoriser la conscience individuelle comme lieu privilégié de l’expérience spirituelle. Mais en invitant Tartuffe à partager la vie de sa famille, Orgon fait là quelque chose de peu commun et d’exagéré, donc de risible. Et pour les spectateurs du temps de Molière, de voir un directeur spirituel manœuvrer pour coucher avec la femme de celui dont il a charge d’âme était à la fois choquant et hilarant. PAUL LEFEBVRE Tartuffe Tartuffe, auprès d’Orgon, remplit une fonction sociale et religieuse précise : il est son directeur de conscience. Pour les contemporains de Molière, il n’y a aucun doute : Tartuffe est le directeur spirituel d’Orgon. Dorine le dit dès les premières minutes de la pièce : « C’est de tous ses secrets l’unique confident / Et de ses actions le directeur prudent. » Tartuffe, également, s’est présenté à Orgon sous un aspect miséreux et s’est donné un passé marqué par de grandes difficultés, ce qui le qualifie pour sa fonction. Comme le raconte Orgon : « Sa misère est sans doute une honnête misère. / […] Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver / Par son trop peu de soin des choses temporelles. » Ceci a une conséquence : comme chaque personne a un parcours de vie et une personnalité uniques, chaque cheminement spirituel l’est aussi. Or ce cheminement, qui vient de Dieu, comment le déceler, le comprendre, le suivre ? C’est ainsi que se développe, à partir de la fin du 16e siècle, la fonction de directeur spirituel, qui connaît son apogée au temps de Molière. Un directeur spirituel n’est pas nécessairement un prêtre (ce n’est pas un confesseur) : c’est quelqu’un qui, par sa sagesse, par sa piété, et surtout par les épreuves qu’il a traversées, peut guider un chrétien dans son itinéraire intérieur. Bref, une sorte de coach de vie, mais pour l’âme. * Intra, L’affaire Tartuffe : nouveaux développements Page de gauche : Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur (1664, 1667), frontispice, gravure d'après l'estampe de Jean Sauvé sur le dessin de Pierre Brissart, 1682. Ci-contre : Maquette de costume du 19e siècle. 19 1953 : HENRI NORBERT, dans une mise en scène de Jean Gascon 1983 : NORMAND CHOUINARD, dans une mise en scène d’Olivier Reichenbach Un Tartuffe dans la tradition : plutôt dégoûtant, dodu, confit dans sa graisse comme un curé un peu louche. « Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille », comme le dit si bien Dorine. Un Tartuffe ambigu : tourmenté et fourbe à la fois, peut-être vraiment amoureux d’Elmire. Le décor monumental de Guy Neveu et les costumes de François Barbeau nous plongent dans l’opulence du Grand Siècle. Le metteur en scène opte ici pour un Orgon aristocrate, ce dont témoigne la somptuosité de sa demeure. 1968 : ALBERT MILLAIRE, dans une mise en scène de Jean-Louis Roux Un Tartuffe pour Mai 68 : imitant la voix rigoriste de la raison contre les excès du temps. L’action, transposée à Québec pendant l’hiver 1680, présente un Tartuffe cynique et séduisant, « qui rappelle le Valmont des Liaisons dangereuses », comme l’écrit le ­journaliste Louis-Martin Tard. Albert Millaire, Tartuffe, m.e.s. Jean-Louis Roux, TNM, 1968. Photo : André Le Coz 20 1997 : GABRIEL ARCAND, dans une mise en scène de Lorraine Pintal Un Tartuffe insondable : capable de se fondre dans les diverses classes sociales de son temps et qui se révèle, au final, une inquiétante figure de la complexité humaine. La metteure en scène présente un Orgon appartenant à la bourgeoisie, habitant une maison sobre, où l’on sent tout le labeur qui a été nécessaire pour acquérir chaque meuble, chaque objet.