Cet intérêt pour l’origine primitive du langage, en partie influencée par le romantisme
allemand, motive également, comme nous l’avons dit, les études sur la synesthésie.
Synesthésie et énantiosémie partagent la même caractéristique sémiotique d’indifférenciation
des sens (voir plus bas).
On sait que Freud fut séduit par cette thèse qu’il transposa dans son article de 1910 (« Du sens
opposé des mots primitifs »), au domaine psychique5. Une année plus tard, Bleuler (1911), qui
s’intéressa également aux phénomènes synesthésiques (Bleuler et Lehmann, 1881, Bleuler
1913) proposait le terme de Ambivalenz, pour désigner la coexistence de deux tendances
psychiques contraires – l’ambivalence étant solidement liée à la schizophrénie dont Bleuler
est lui-même « l’inventeur ». Mais l’ambivalence sera reconnue très vite comme l’ambiguïté
fondamentale de la nature humaine – la thèse de médecine de J. Boutonier (1938/1972)
viendra, en quelque sorte, consacrer en France la notion.
L’énantiosémie est donc une des manifestations linguistiques de l’ambivalence. Même
si les études sur la polysémie ont très rarement abordé le champ de l’énantiosémie –
l’énantiosémie étant resté au mieux une curiosité amusante -, quelques linguistes, et non des
moindres, ont discuté la pertinence de la notion. Par exemple, Benveniste, dans un article
commandité par Lacan (1956/1966), se montre extrêmement critique sur le phénomène ;
Milner (1985) se montrera à son tour critique envers l’interprétation de Benveniste.
1.2. Quelques exemples
En nous appuyant sur la littérature, mais aussi sur des exemples glanés dans nos
propres expériences discursives, nous donnons ici quelques cas d’énantiosémie.
A côté des cas connus comme le verbe louer ou le nom hôte, on peut considérer le
verbe chasser qui fait ainsi référence à deux mouvements opposés : en gros, attraper, « faire
venir à soi » et « faire disparaître » (chasser la cannette / chasser les mouches) ; le verbe
apprendre s’emploie pour exprimer l’acte d’enseigner, mais, aussi l’acte d’assimiler un
enseignement (apprendre quelque chose à quelqu’un / apprendre quelque chose de
quelqu’un). Supporter renvoie à une action « positive » - encourager, soutenir, ou au procès
plus négatif de tolérer quelque chose qui nous perturbe. Partager est un procès par lequel, soit
on met une chose en commun, soit on disperse cette chose. Le verbe affermer qui n’est plus
vraiment d’usage, se comporte de la même façon que louer. Dispenser, c’est aussi bien
« accorder » quelque chose à quelqu’un, qu’ « exempter » quelqu’un de quelque chose ; jurer
est un acte illocutoire de serment, mais aussi un acte de blasphème – et dans le même ordre
d’idée, on sait que sacré signifie à la fois « saint » et « maudit ». Remercier quelqu’un, c’est
exprimer une reconnaissance, ou au contraire, sanctionner en congédiant. Le nom personne
renvoie à un individu, le pronom à aucun individu. Ecran (Cadiot et Tracy 2003) réfère aussi
bien à un objet qui permet la « monstration » de quelque chose (écran de télévision), qu’à un
objet qui permet de cacher quelque chose (écran de fumée). Jusqu’au XVIIIe siècle,
crépuscule désigne aussi bien le coucher du soleil que son lever (d’après le TLF)
En russe, le verbe odolžit’ signifie « prêter » mais également « emprunter » ; naverno signifie
« peut être » et « sûrement »6. L’énantiosémie semble, d’ailleurs, toucher également des
unités adverbiales du français.
(3) Je ne fais que la regarder
est ambivalent : soit, je n’ai pas d’autre intention envers elle. La regarder suffit à mon
bonheur. Soit, je suis obsédé par elle, et je ne puis détacher mon regard d’elle.
5 Cf. la thèse récente de J.Larue-Tondeur, 2009.
6 Ces deux exemples sont empruntés à E.Velmezova, 2005 : 347.