Être vraiment de gauche, c`est être anticapitaliste - contre

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Être vraiment de gauche, c’est être anticapitaliste
Article paru dans POLITIQUE n°50 : juin 2007, par Christian Arnsperger
Pourquoi la gauche est-elle, ces temps-ci, tellement en recherche d’identité ? Nous, « gens de
gauche », qui sommes-nous ? Qu’avons-nous à proposer exactement ? Sommes-nous encore vraiment
différents des gens de droite ? Essayons de commencer par des choses assez fondamentales. Dans
une perception de gauche, deux choses sont centrales :
1. Les asymétries de reconnaissance matérielle et symbolique sont ancrées dans une logique de
système qui avantage de façon régulière et prévisible une minorité de personnes « gagnantes » aux
dépens d’une majorité de personnes « perdantes ».
2. Ces asymétries, ces déséquilibres de situation engendrés par une logique de système sont, comme
telles, injustes et donc éthiquement inacceptables. Il faut les combattre en corrigeant les parties du
système qui engendrent c es inégalités systématiques.
Ces deux éléments me semblent être des conditions nécessaires pour pouvoir se dire de gauche. Il est
cependant très intéressant de noter qu’elles ne sont pas suffisantes : la dénonciation libérale, voire
néolibérale, des horreurs du bolchevisme et des crimes des intelligentsias communistes a pu obéir aux
deux mêmes règles !
Que faut-il ajouter, alors, pour être certain d’être de gauche ? La démocratie ? Non, il existe des
lectures de droite de Rousseau ou de Tocqueville. Le syndicalisme ? Non, il existe des syndicats
proches du MR ou de l’UMP, et la FEB ou le Medef sont, eux aussi, des syndicats. L’associatif ? Non, il
existe des pensées néolibérales de l’association. Le rôle central de l’État ? Non, le néolibéralisme
accorde une place centrale à l’État dans la défense de certains intérêts citoyens. Donc, on peut très
bien dénoncer comme injuste et inacceptable une logique de système, et en appeler à plus de
démocratie, plus de syndicats, plus d’associatif et plus de mainmise de l’État — tout en étant « de
droite » !
Être de gauche, c’est donc avant tout dénoncer un certain système socioéconomique, au nom d’une
certaine conception de la justice, et appeler de ses vœux une certaine démocratie, un certain
syndicalisme, un certain associatif et une certaine action étatique. Qu’est-ce à dire ?
Peut-être est-ce parce qu’on n’ose plus, aujourd’hui, répondre aussi fermement qu’autrefois à cette
question-là que la gauche se sent actuellement en mal d’identité ? Parce qu’il va tout de même bien
falloir oser le dire : ce face à quoi « la gauche » s’est traditionnellement regroupée et identifiée, c’est le
capitalisme ! Ce qui, jusqu’en 1983 (date de la « marche arrière » de Mitterrand en France), faisait
qu’on se disait de gauche, c’est qu’on espérait critiquer par la réflexion, et dépasser par l’action
politique, la logique systémique du capitalisme et sa façon particulière d’engendrer des asymétries de
reconnaissance matérielle et symbolique. Ce que la gauche est nécessairement, et que la droite n’est
jamais, c’est être anticapitaliste. Une personne de droite peut être antilibérale, mais rien dans le
capitalisme n’implique nécessairement le libéralisme, entendu comme l’engagement envers une société
libératrice, ou « émancipatrice ». On peut être antilibéral, populiste, et pro-capitaliste. On peut donc
aussi, à l’inverse, être anticapitaliste et libéral. Il existe un antilibéralisme de droite, et un libéralisme de
gauche.
Clarifier le paysage polit ique
Être de gauche, c’est considérer que le principe de valorisation maximale du capital n’est pas le dernier
mot quant à l’organisation de la vie économique et de la vie en société. Être de gauche, c’est prôner
une démocratie anticapitaliste, un syndicalisme anticapitaliste, un secteur associatif anticapitaliste, un
État anticapitaliste. Le mot fait un peu peur, certes. Il semble démodé et bien peu à même de mobiliser
un électorat important, en dehors de quelques franges dites aujourd’hui d’« extrême gauche ». Mais
voyons ce que cette terminologie implique. Dans la campagne électorale française, le PS a dit craindre
un morcellement de l’électorat de gauche à cause de la multiplication de petits candidats au sein de la
« gauche anticapitaliste ». Il faut donc en inférer qu’il existerait une importante « gauche procapitaliste » (et qui n’est pas anticapitaliste est nécessairement pro-capitaliste par omission). Qu’est-ce
qui distinguerait la gauche pro-capitaliste de la droite ?
La droite pense que la logique de système du capitalisme est la bonne, et que tout changement social
doit s’inscrire à l’intérieur de cette logique capitaliste. La gauche dite « anticapitaliste » prétend, à
l’opposé, qu’aucun changement social durable ne peut avoir lieu sans qu’on porte atteinte à la logique
du capitalisme lui-même. Quant à la gauche pro-capitaliste, elle maintient qu’il est suffisant, pour créer
une société libératrice, de réformer le capitalisme « du dedans », sans toucher à sa logique de fond. La
droite dit que la logique capitaliste ne doit pas être réformée mais, au contraire, servir de point d’appui
pour les avancées sociales, toutes portées peu ou prou par la valorisation de certains capitaux ; la
gauche pro-capitaliste, elle, dit que la logique capitaliste ne peut pas être réformée, mais peut être
« encadrée » par règles et normes, dont aucune ne porte atteinte à la valorisation des divers capitaux.
Au plan des résultats observables, est-ce qu’il y a une réelle différence ? Je ne le crois pas, et c’est ce
qui rend de plus en plus illisible le paysage politique.
Dans la campagne présidentielle française, le seul moment où Ségolène Royal s’est démarquée
comme clairement « de gauche » fut quand elle montra des velléités d’instaurer des mesures fiscales
anticapitalistes, telles qu’une consolidation de l’impôt sur la fortune ou un accroissement des taux
marginaux sur les hauts revenus. Ce qui caractérise ces mesures, c’est qu’elles vont à l’encontre du
principe de valorisation maximale des capitaux et sont donc perçues, par les élites capitalistes, comme
des « confiscations ». La gauche pro-capitaliste crie alors au scandale, ce en quoi elle ne se distingue
en rien de la droite, si ce n’est par une chose fondamentale : la mauvaise conscience |1|. Là où la droite
voit le capitalisme comme le bon système, la gauche pro-capitaliste le voit comme un mauvais système
qui lui a échappé et qu’elle ne se sent plus la force de contester en profondeur. Elle avance alors les
exemples, devenus classiques, des « acquis sociaux » de la social-démocratie : amélioration des
conditions de vie ouvrières, libération de la femme, Sécurité sociale. Question : laissée à elle seule, la
logique du capitalisme aurait-elle permis ces avancées ? Réponse : oui, dans la mesure où des ouvriers
moins pauvres, des femmes émancipées et des citoyens mieux soignés sont nécessaires à un
capitalisme qui fonctionne d’une manière optimale. La mauvaise conscience de la gauche procapitaliste actuelle, et du PS français en particulier, c’est de ne plus se sentir « autorisé » à critiquer le
capitalisme en soi. La social-démocratie est donc, tout autant, un produit du capitalisme qu’une avancée
du socialisme. Du coup, entre la droite et la gauche pro-capitaliste, tout est question de minuscules
degrés, de détails régulatoires, certes importants, mais sans impact sur la vision de fond d’une société
plus libre, plus libératrice puisque devant passer le test de la compatibilité avec la logique capitaliste et
ses contraintes.
L’avenir ? L’économie sociale !
Une gauche pro-capitaliste est, dans une large mesure, un non-sens. Il existe des pro-capitalistes
décomplexés et des pro-capitalistes mal à l’aise. Le rôle de ces derniers est sans doute non
négligeable, mais seulement s’ils acceptent de répondre un jour à la question-couperet : le capitalisme
est-il porteur de toute la libération que je souhaite ? Si oui, alors je passe à droite ; si non, alors je passe
dans la gauche antic apitaliste. La gauche antic apitaliste est donc, en ce sens, la seule « vraie » gauche.
Elle part du principe que la logique capitaliste (qui, aux dires mêmes de Marx, fut une force de libération
majeure au cours de l’Histoire moderne) est arrivée au stade où elle aliène ceux qu’elle prétend libér er.
Progresser au-delà du capitalisme, c’est œuvrer en faveur d’une économie de marché non capitaliste ;
le marché en soi n’est pas néfaste, mais il le devient dès qu’on lui donne le rôle de servir de lieu
d’accumulation de profits et de capitaux. Il faut donc, en tant que gens de gauche, mettre en place une
logique alternative qui interdise purement et simplement la concentration du pouvoir économique sous
forme de capitaux accumulés. Pour éviter de devoir passer exclusivement par une fiscalité jugée
oppressive, il importe pour la gauche de propager de nouvelles façons — non capitalistes — d’être
humains, ce qui requiert une place centrale pour un État non capitaliste (mais libéral, donc non
« étatiste »), une éducation non capitaliste et un associatif non capitaliste. Le secteur d’avenir, c’est
l’économie sociale, pourvu qu’on en radicalise suffisamment les fondements et les objectifs |2|.
|1| J’ai discuté cette question plus en détail dans mon article « John Rawls ou la mauvaise conscience du socialisme
français », Revue socialiste, n°14, décembre 2003, pp. 100-110.
|2| Sur cette nécessaire (re-)radicalisation, voir mon article « Le ‘social’ dans l’économie sociale : Pour une nouvelle
radicalisation », La Revue Nouvelle74-77. , n°1-2, janvier-février 2007, pp.
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