C. NOYAU / Processus de grammaticalisation en langue étrangère 3
relations temporelles dans des structures phrastiques hiérarchisées. Un procès peut ainsi,
dans les subordonnées temporelles par exemple, faire fonction d’identificateur de
l’intervalle temporel auquel est associée la prédication d’un autre procès.
b) L’insertion dans le temps des procès prédiqués s’opère tout d’abord de façon indirecte,
par des inférences mettant à contribution des attentes sur les états de choses référés (cadres
de connaissances, scripts) et des savoirs contextuels sur le monde ou sur les situations
évoquées par le discours, à quoi s'adjoint le cas échéant la spécification lexicale des
intervalles temporels par des moyens divers (ancrage énonciatif déictique ou anaphorique,
datation), la portée de ces cadres temporels étant déterminée par les agencements discursifs.
Plus tard dans l’acquisition, il devient possible d’associer aux lexèmes (verbaux
normalement) des marqueurs plus ou moins fortement liés et obligatoires précisant ou
restreignant l’intervalle sur lequel porte la prédication. On a alors affaire au temps
grammatical (tense, ou Tempus); cette évolution est un exemple de morphologisation.
On peut observer par ailleurs dans la construction des moyens temporels des
phénomènes plus ponctuels de grammaticalisation - idiosyncrasique - lorsque par exemple
un lexème est affecté à l’expression d’une notion temporelle associée aux prédications, son
sémantisme devenant alors plus abstrait (ex. fertig arbeite, pour +CLO Dr2). Mais, même
dans des lectes fossilisés à une phase très élémentaire, on n’observe pas de transformation
de telles généralisations d’emploi de lexèmes, qui sont fonctionnellement des précurseurs
de catégories grammaticales, en clitiques ou auxiliaires, comme il arrive dans l’histoire des
langues — le renforcement de telles hypothèses ponctuelles idiosyncrasiques par les
données de l’entourage est insuffisant.
Dans ce qui suit, nous nous centrons sur le second cas, la morphologie temporelle,
qui constitue en effet un problème d’acquisition difficile à résoudre par les apprenants de
langue étrangère, puisque la flexion temporelle apparaît (en tant que telle, avec des fonctions
sémantiques) très tard par rapport aux autres types de moyens linguistiques de référence
temporelle.
Ce que fait le temps grammatical (la composante FIN) selon Klein 1988, 1992,
1994 (cf. la présentation de ce modèle dans Combettes, François, Noyau & Vet 1994) dans
les langues où le verbe porte une composante flexionnelle, c’est limiter l’intervalle sur
lequel porte l’assertion (le cas échéant la question, la supposition, etc.) en précisant sa
localisation par rapport au moment de l'énonciation ou à un autre moment de référence, cet
intervalle pouvant à son tour entretenir diverses relations avec l’intervalle du procès, ce qui
renvoie aux différenciations aspectuelles. Les relations entre l'information temporelle
flexionnelle et les autres types de moyens linguistiques s’organisent de façon très diverse
selon les langues (langues sans morphologie temporelle obligatoire comme le chinois, sans
morphologie aspectuelle obligatoire comme l’allemand, vs langues à morphologie
aspectuelle comme le russe, l’arabe, ou temporelle comme le turc, ce qui entraîne des
conséquences sur l’organisation du discours. Les lectes d’apprenants effectuent un
passage progressif du statut de langues sans composante FIN (selon Klein) à des langues
en possédant une.
Rappelons qu’étant donné l’approche conceptuelle privilégiée dans ce travail, cet
aspect a été convoqué comme un éclairage sur la contribution de la morphologie à la
construction du sens dans l’acquisition initiale d’une langue en milieu social. Il ne
s’agissait pas d’une étude du processus de développement morphologique en lui-même et
pour lui-même, ce qui serait un autre objectif de recherche, et nécessiterait d’autres
techniques de collecte de données et sans doute des procédures expérimentales. Le bilan
2 Les abréviations de notions temporelles utilisées ici sont les suivantes (cf. Noyau 1990) : MQ :
moment d’assertion ; MS : moment de la situation ; ±DUR : ±durée ; ±CLO : ± borné (DR, G : à droite,
à gauche) ; +DIST : procès à états distincts, ou transitionnel.