COLLECTION
« Philosophie — d’autre part »
© La Phocide, Strasbourg, 2008
ISBN 978-2-917694-01-5
Jean-Luc Nancy
éditions de
La Phocide
Le poids d’une pensée,
l’approche
Préface
Que la pensée soit considérée comme une chose – c’est la pre-
mière exigence pour qui veut s’instruire de cette réalité si singu-
lière qu’on nomme « pensée ». On la perçoit nuageuse et volatile,
suspendue, abstraite comme on aime à dire, car on croit qu’on
ne la touche pas.
Et pourtant elle touche, elle. Non seulement une pensée
touche : par exemple, entrer dans le mouvement de l’auto-négation
de l’être pour aller au néant et de lui au devenir où s’active le mou-
vement déclenché par la première négation (qui n’est, précisément,
que l’auto-négation de l’abstraction), comment cela ne toucherait-
il pas ? L’être pauvrement abstrait claque entre les doigts, s’éva-
nouit – rien à toucher là où on croyait sentir le sol même, ou le
tronc de l’arbre. Mais ce claquement même donne une secousse, et
le néant qui s’ouvre distend l’espace auquel nous touchons de
toutes parts. Puis vient le mouvement, l’ébranlement encore in-
certain mais continu, continu et scandé, par lequel ça devient
On peut prendre des exemples plus abstraits encore, on peut
parler des Idées ou du Savoir pur, du transcendantal (dont la sensa-
tion propre est un redoutable renversement sur soi qui plie la co-
lonne vertébrale en cercle…), on peut parler de tout ce qu’une
habitude guindée nous fait prendre pour des entités incorporelles –
ce qu’elles sont aussi – en oubliant que chacune de leurs formations
et transformations, chacun de leurs emplois et de leurs errances
constitue une expérience concrète, éminemment concrète : c’est-à-
8Le poids d’une pensée, l’approche
dire dans laquelle on croît avec la chose même, on épouse sa venue
et son allure, sa façon, son accent, sa consistance et sa résistance.
De même qu’on pense avec cerveau et nerfs, bras et mains, ven-
tre et jambes (la preuve la plus simple : ça fatigue !), de même cela
qu’on pense, le contenu de nos pensées est matériel, physique, tan-
gible, sensible en tous sens, éprouvable et éprouvé – très souvent
aussi éprouvant.
Éprouvant car ce qu’on pense – par exemple, « liberté » ou
« destin », « homme » ou « dieu », « cause » ou « effet », « monde »
ou « vertu » – tout ne cesse de fuir plus loin, plastique, déforma-
ble et se déformant dès qu’on l’atteint. La touche seule de l’esprit
métamorphose la chose : elle se complique, elle se diffracte, elle
inverse son sens, contredit ses attributs. Toujours le mot excède
son concept, ou bien l’inverse. Toujours la détermination s’aiguise
et s’effile, s’éloigne indéfiniment, cependant que l’amplitude aug-
mente – paradoxalement – et gagne en une imprécision dont le
flou n’est lui-même qu’apparent. Car il y a une vérité de la géné-
ralité, de la catégorie et de l’essence autant qu’il y en a une du sin-
gulier, de l’existant et du hic, haec, hoc.
Aussi la consistance pesante de la pensée est-elle inséparable
d’une approche sans fin. Son objet, la pensée le touche d’abord :
elle ne le pense que pour l’avoir senti, effleuré, même un peu saisi
et manié. Mais cela même a déjà repoussé l’objet un peu plus loin :
à distance, précisément, de ce qui reste à penser. A distance d’un
donner-à-penser qui est le propre don de chaque chose du monde
et du monde tout entier comme tel.
La pensée est épreuve de cette gravité et de cette fuite. Elle ne
« cherche » pas, car elle a déjà atteint son objet : mais elle éprouve
son poids et comment il lui échappe. Elle éprouve sa chute vers
un centre du monde jusqu’auquel elle doit le suivre pour appren-
dre à quel point ce centre à son tour se dérobe.
Cela ne se montre que par touches, esquisses, profils dérobés,
moules perdus…
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