8Le poids d’une pensée, l’approche
dire dans laquelle on croît avec la chose même, on épouse sa venue
et son allure, sa façon, son accent, sa consistance et sa résistance.
De même qu’on pense avec cerveau et nerfs, bras et mains, ven-
tre et jambes (la preuve la plus simple : ça fatigue !), de même cela
qu’on pense, le contenu de nos pensées est matériel, physique, tan-
gible, sensible en tous sens, éprouvable et éprouvé – très souvent
aussi éprouvant.
Éprouvant car ce qu’on pense – par exemple, « liberté » ou
« destin », « homme » ou « dieu », « cause » ou « effet », « monde »
ou « vertu » – tout ne cesse de fuir plus loin, plastique, déforma-
ble et se déformant dès qu’on l’atteint. La touche seule de l’esprit
métamorphose la chose : elle se complique, elle se diffracte, elle
inverse son sens, contredit ses attributs. Toujours le mot excède
son concept, ou bien l’inverse. Toujours la détermination s’aiguise
et s’effile, s’éloigne indéfiniment, cependant que l’amplitude aug-
mente – paradoxalement – et gagne en une imprécision dont le
flou n’est lui-même qu’apparent. Car il y a une vérité de la géné-
ralité, de la catégorie et de l’essence autant qu’il y en a une du sin-
gulier, de l’existant et du hic, haec, hoc.
Aussi la consistance pesante de la pensée est-elle inséparable
d’une approche sans fin. Son objet, la pensée le touche d’abord :
elle ne le pense que pour l’avoir senti, effleuré, même un peu saisi
et manié. Mais cela même a déjà repoussé l’objet un peu plus loin :
à distance, précisément, de ce qui reste à penser. A distance d’un
donner-à-penser qui est le propre don de chaque chose du monde
et du monde tout entier comme tel.
La pensée est épreuve de cette gravité et de cette fuite. Elle ne
« cherche » pas, car elle a déjà atteint son objet : mais elle éprouve
son poids et comment il lui échappe. Elle éprouve sa chute vers
un centre du monde jusqu’auquel elle doit le suivre pour appren-
dre à quel point ce centre à son tour se dérobe.
Cela ne se montre que par touches, esquisses, profils dérobés,
moules perdus…