36 | Approches non-médicamenteuses • Prendre-soin et milieux de vie • 12 et 13 novembre 2015
Brassens dans l’admirable
Saturne a su dire que le vieil-
lissement du corps et de l’âme peut
n’être pas vécu tragiquement pour
qui est regardé jusqu’au bout avec
amour : oui, le dieu du temps peut
bien jouer « à bousculer les roses »
et certes altérer le corps de la femme
aimée, sans que cependant le dés-
amour s’ensuive :
Cette saison, c´est toi, ma belle
Qui a fait les frais de son jeu
Toi qui a dû payer la gabelle
Un grain de sel dans tes cheveux
C´est pas vilain, les fl eurs d´automne
Et tous les poètes l´ont dit
Je regarde et je donne
Mon billet qu´ils n´ont pas menti
Je sais par cœur toutes tes grâces
Et pour me les faire oublier
Il faudra que Saturne en fasse
Des tours d´horloge, de sablier
Et la petite pisseuse d´en face
Peut bien aller se rhabiller...
Ce que nous murmure ici le poète,
c’est qu’il est possible d’aimer les
signes du passage du temps sur
un visage aimé, et l’on souhaite à
toute femme d’être regardée comme
Brassens regarda Pupchen jusqu’au
bout, parce que ce regard n’était pas
de compassion mais d’assomption.
Revenons à Baudelaire :
Ange plein de beauté,
connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir,
et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur
du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent
nos yeux avides ?
Ange plein de beauté,
connaissez-vous les rides ?
Car certes le vieillissement du
corps serait chose terrible si le re-
gard sur lui devait fatalement ces-
ser d’être de désir pour devenir de
dévouement, si fatalement l’avidité
devait faire place à la pitié. Mais il
n’y a selon nous là nulle fatalité,
et le regard attentif et aimant de
l’amant peut aider à ce que l’âme
de l’aimée assume le vieillisse-
ment du corps. Car l’amant vieillit
en même temps que l’aimée ! Quel
manque de délicatesse de reprocher
à l’autre un vieillissement qui a tout
de naturel, oubliant le sien propre.
Quand le vieillissement du corps ne
s’accompagne pas de douleurs ir-
réductibles, il ne nous semble pas
devoir être l’objet d’une réprobation
méchante dont l’essence est une
haine gnostique de l’incarnation,
mais là encore d’une assomption
solidaire d’une gratitude à l’égard
de la vie. Le corps ne vieillirait pas
que la disjonction s’accuserait en-
tre l’âme et lui, et une âme lasse et
vieillie dans un corps juvénile nous
semble une curiosité tératologique
peu propre à susciter le désir. Certes
le passage du temps peut faire plier
le corps et souvent le fait effective-
ment plier ; mais du moment qu’il le
plie sans le rompre pourquoi s’en
désoler ?
Réfl exions sur l’incarnation et
sur l’intimité : comment faire pour
que l’institutionnalisation ne signi-
fi e pas qu’à la personne âgée, soit
intimé l’extime plutôt que l’intime ?
Comment faire pour que le lieu de
vie demeure jusqu’au bout lieu
d’envie ?
Corps et âme… qu’un peu d’incarnation,
ça peut pas faire de mal
Eric Fiat, professeur de philosophie, Université de Paris-Est Marne-la-Vallée
RÉSUMÉ
Faut-il choisir entre le dualiste, qui s’écrit “j’ai un corps” et affi rme la séparabilité de l’âme et du corps,
et le moniste qui dit leur inséparabilité, et s’écrit : “je suis mon corps” ? Nous proposerons qu’entre le
dualisme et le monisme il soit urgent de ne pas choisir, et que le corps se situe à la limite de l’être et de
l’avoir, limite toujours mouvante, tant il est vrai qu’il est des moments du jour où il nous semble que
nous avons un corps, et d’autres où il nous semble que nous sommes notre corps. Car le corps en bonne
santé, oubliable et silencieux, n’est pas le corps souffrant, inoubliable et auquel on est comme assigné.
Mots-clés : Intime – Extime – Pudeur – Respect – Corps – Âme – Incarnation – Dualisme – Monisme