Deux ou trois idées non reçues sur les migrations1

Deux ou trois idées non reçues
sur les migrations 1
Jacky Fayolle*
« Joseph fit venir Jacob, son père, devant Pharaon. Jacob bénit Pharaon.
– Combien de jours et d’années as-tu vécu ? demanda Pharaon à Jacob.
– Cent trente ans, répondit Jacob à Pharaon, ce sont les jours et les années
d’un immigré ! Une vie brève et malheureuse qui n’atteint pas les jours
et les années de mes pères, à l’époque de leurs migrations ».
Nouvelle traduction de la Bible, Genèse 47,7, Bayard, 2001.
La période récente a vu une réactivation du débat politique sur les migra-
tions. Il est souhaitable que ce débat prenne appui sur des renouvellements
analytiques dans l’approche du phénomène migratoire. Les travaux menés
par l’équipe universitaire qu’ont animée El Mouhoub Mouhoud et Joël
Oudinet (2003) 2y concourent excellemment. Ce texte 3attire l’attention
sur certains points importants soulevés par ces travaux et incite à prolonger
la recherche dans certaines directions.
L’apport à la description et à l’analyse
des mouvements migratoires
La démarche développée par Mouhoud et Oudinet interpelle la capacité du
système statistique à informer en temps réel, notamment à l’échelle euro-
péenne, sur la configuration changeante des circulations migratoires. La
distorsion est aujourd’hui forte entre une vision prioritairement sensible
aux « stocks » (la population d’origine immigrée installée dans un pays
donné) et la réalité des « flux » (le développement de l’immigration
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*Directeur de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), professeur associé à
l’université Pierre Mendès France de Grenoble.
1Pour faire écho à l’excellent article de François Héran, « Cinq idées reçues sur l’immigra-
tion », Populations et Sociétés, no397, janvier 2004.
2L’étude a été effectuée dans le cadre d’un appel d’offres de la MiRe « Circulations migratoi-
res » ; y ont participé Franck Bailly, Guy Maurau, Jacques Mazier et Sophie Saglio.
Le rapport de cette étude « Les dynamiques migratoires dans l’Union européenne. Ajuste-
ments sur les marchés du travail et comparaison Europe-États-Unis. » El Mouhoub Mouhoud,
Jacky Oudinet et al. (deux volumes : I – Approche générale ; II – Le cas du Portugal et de la
Turquie), est disponible sur simple demande auprès de la MiRe :
[email protected] (Tél. : 01 40 56 82 34).
De ces travaux sont issus trois articles dans le présent numéro.
3Le présent article reprend pour partie des idées plus longuement développées dans l’article
introductif d’un numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES,n
o84, octobre 2003,
intitulé « Mouvements et politiques migratoires : les enjeux sociaux », J. Fayolle, « Migrations
anciennes et nouvelles : les politiques et les acteurs à l’épreuve ».
elle était souvent historiquement faible). Le système d’observation doit
permettre de mesurer et de comprendre la dynamique conjointe des flux et
des stocks. L’exploitation de la Labor Force Survey (LFS) européenne par
Franck BaiIly, El Mouhoub Mouhoud et Joël Oudinet présentée dans le pré-
sent numéro 1, est à cet égard particulièrement intéressante, puisque, à côté
des deux critères classiques de la nationalité et du pays de naissance des
personnes, elle introduit celui du pays de résidence l’année précédant
l’enquête. Elle permet ainsi de repérer le développement des « migrations
répétées », c’est-à-dire de mouvements qui ne se bornent pas au déplace-
ment d’un pays de départ vers un pays d’accueil, mais qui font se succéder
les passages d’un pays d’accueil à un autre. Ces travaux ne sont pas les
seuls à porter attention à la croissance des migrations répétées (qui, prises
dans un sens large, peuvent inclure un retour provisoire dans le pays d’ori-
gine) 2. D’après leurs auteurs, cette croissance est sensible au cours du der-
nier cycle d’expansion en Europe, même si le phénomène reste minoritaire.
Il en résulte une série de questions.
Les migrations répétées, phénomène de second ordre ?
La croissance récente, au sein de l’Europe, des migrations répétées cons-
titue-elle un phénomène marginal et/ou transitoire, ou indique-t-elle une
inflexion plus structurelle des circulations migratoires ? Même en restant
minoritaires, les migrations répétées peuvent modifier sensiblement la
carte et la dynamique des circulations migratoires. Elles suscitent des inter-
rogations nouvelles sur le mode d’intégration, au sein du marché du travail
et dans la société, de migrants plus mobiles, moins attachés à une destina-
tion irrémédiablement finale. À cette première question, il ne peut guère
être répondu que par la disponibilité d’un système d’observation adéquat et
permanent (y compris pour pouvoir apprécier la croissance relative des
migrations répétées de migrants d’origine extracommunautaire par rapport
à celles de citoyens de l’Union européenne).
De la migration des « misérables »
à celle des « élites » ?
Ces migrations répétées sont le fait de migrants qui changent. Ces change-
ments ont cours à l’échelle du monde et pas simplement de l’Europe. Les
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1« Les pays de l’Union européenne face aux nouvelles dynamiques des migrations internatio-
nales : ampleur des migrations et caractéristiques des migrants ».
2Voir par exemple : Constant et Zimmermann (2003), à propos des Repeat Migration ;Pries
(2003), à propos des transmigrations, dans European trade Union Institute (2003). Ces deux
articles s’intéressent au cas des immigrants en Allemagne. Le second article propose cette défi-
nition : « Transnational migration consists of frequent border shifting for more than seasonal
reasons and spans individuals’and households’lives and strategies of belonging between pla-
ces in different countries ».
personnes qui quittent leur pays natal sont encore bien souvent des pauvres,
mais de plus en plus des pauvres qui ne devraient pas l’être, c’est-à-dire des
personnes qui disposent d’un capital culturel et éducatif assez élevé mais qui
ont du mal à le faire valoir dans les conditions de leur pays d’origine. Ces
migrants plus informés et actifs, qui ont des compétences à offrir, explorent à
leur façon les chemins de la mondialisation. Ils se dotent en particulier de
cette propriété qui est souvent reconnue comme une qualité pour le bon fonc-
tionnement des marchés du travail : la mobilité. Aujourd’hui, le schéma clas-
sique de l’immigration (d’un pays de départ vers un pays d’accueil bien
déterminé) n’a pas disparu mais évolue pour faire progressivement place à
des circulations migratoires plus complexes dont les origines se diversifient
et dont la destination finale peut être plus lointaine et plus incertaine. Cette
évolution participe à une véritable mobilité internationale qui fait jouer à cer-
tains pays d’accueil un rôle de transit plus ou moins durable pour des migra-
tions répétées. Avec ces migrants plus éduqués et plus mobiles, passe-t-on de
la migration des « misérables » à celle des « élites » ? Il y a débat à cet égard,
lequel ne peut être aussi tranché que par l’observation. Mais ces « élites »
sont souvent invisibles car la transférabilité de son propre capital humain,
d’un lieu à un autre, ne va pas de soi : qui sait voir, derrière le migrant appa-
remment non qualifié parce qu’il effectue un travail considéré comme tel et
qu’il éprouve des difficultés linguistiques, la personne dotée d’un capital cul-
turel et de capacités professionnelles parfois surprenants (comme ce fut le cas
lorsque des sociologues sont allés enquêter dans le camp de Sangatte) ? Nul
besoin d’exagérer : la migration de « misérables » en proie au dénuement
extrême est toujours là (voir par exemple le cas des migrants africains passant
le détroit de Gibraltar). Mais la mixité sociale des mouvements migratoires
est sans doute bien plus mêlée qu’auparavant, sans qu’il soit aisé d’apprécier
correctement leur composition sociale. De fait, dans certains pays d’accueil –
c’est net au Royaume-Uni – les actifs d’origine immigrée sont surreprésentés
dans la population active aux deux bouts de l’échelle des qualifications 1.
Un régime migratoire européen ni stabilisé, ni unifié
Le développement de la mobilité des migrants est facteur d’homogénéisation
de l’espace au sein duquel ils circulent. Mais il s’agit là de très long terme...
L’Union européenne (UE) est encore bien loin de constituer un tel espace
homogène. L’Union européenne (à quinze) est devenue une terre généralisée
d’immigration, ce qu’elle n’était pas jusqu’aux années cinquante, en dépit de
la tradition de recours à l’immigration d’un pays comme la France.
Aujourd’hui, tous les pays de l’Union européenne (hors nouveaux membres
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1Un film récent de Stephen Frears, Dirty Pretty Things, met en scène, au Royaume-Uni, le
couple impossible formé par une jeune immigrée turque, venue là pour échapper à l’emprise
familiale et réduite au travail clandestin, et un médecin africain, victime de persécutions juridi-
ques dans son pays et dont seuls les compagnons d’infortune connaissent, pour recourir à ses
services, le véritable métier... jusqu’à ce que quelques trafiquants voient, dans cette qualifica-
tion cachée et cette vulnérabilité, une bonne occasion à exploiter.
est-européens) sont des pays d’accueil. Pour autant l’Union européenne ne
fait pas preuve d’un régime migratoire stabilisé et unifié – en entendant par
régime migratoire la nature des migrations et l’action qu’exercent sur elles
les institutions de la région d’accueil.
L’Europe, ce n’est pas l’Amérique !
Ce régime n’est pas stabilisé, comme le suggère l’irrégularité des flux nets de
migrants vers l’Union européenne. Ces flux enregistrent l’impact complexe
d’une succession de chocs (ceux qui frappent les pays d’origine, comme les
pays d’Europe de l’Est au début des années quatre-vingt-dix, puis l’ex-You-
goslavie, et encore l’Irak et le Kurdistan...) et de cycles (qui affectent plutôt
l’économie des pays d’accueil). Il s’agit là d’un schéma assez différent de
celui qui prévaut en Amérique du Nord et spécialement aux États-Unis – bien
que, certaines années, les flux nets vers l’Union européenne puissent ponc-
tuellement dépasser ceux vers les États-Unis. Émergeant au milieu des
années soixante d’une longue période de fermeture consécutive à la crise des
années trente, les États-Unis connaissent depuis lors la montée en puissance
assez régulière (bien qu’elle n’échappe pas aux inflexions cycliques via
l’immigration temporaire) d’une vague massive d’immigration, qui est indis-
sociablement de travail et de peuplement. Cette vague contribue, pour un
tiers environ aujourd’hui, au relatif dynamisme démographique des États-
Unis et nourrit l’expansion de leur capitalisme, qui bénéficie des apports
d’une main-d’œuvre à la fois motivée et exploitable. Ce n’est sans doute pas
un facteur mineur pour expliquer l’écart de croissance potentielle entre
les États-Unis et l’Europe. Bien que l’on ne rentre pas sur le territoire
nord-américain comme dans un moulin, les États-Unis et le Canada (avec des
différences sensibles entre eux) ne sont pas enfermés dans le dilemme
schizophrénique qui traverse l’Europe, laquelle réclame une immigration
soigneusement sélectionnée pour répondre à ses besoins économiques et
démographiques mais redoute une « invasion » étrangère venant se substi-
tuer à des populations autochtones stagnantes ou déclinantes.
Des traditions hétérogènes, un enjeu commun d’intégration
Non stabilisé, le régime migratoire européen n’est pas non plus unifié. Des
régimes migratoires disparates coexistent, qui portent la marque de tradi-
tions nationales spécifiques ou traduisent l’apprentissage en cours de la
situation de pays d’accueil. Différentes situations cohabitent dans l’Union :
dans les pays dotés d’une histoire coloniale et d’un courant d’immigra-
tion assez ancien, l’origine dominante des migrants reste marquée par cette
histoire. Le Royaume-Uni prend néanmoins ses distances avec la plurici-
toyenneté héritée du Commonwealth pour aller en direction d’une politique
d’immigration banalisée, qui privilégie le contrôle rigoureux des entrées et
la gestion sélective de l’immigration de travail ;
l’Allemagne est confrontée à la pérennisation d’une immigration d’ori-
gine turque, désormais ancienne et perçue initialement comme temporaire,
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RFAS No2-2004
et à l’absorption des vagues migratoires des années quatre-vingt-dix, susci-
tées par les crises est-européennes et balkaniques. Le débat est conflictuel,
jusque dans l’enceinte parlementaire, sur l’adaptation nécessaire de la poli-
tique d’intégration ;
les pays nordiques se caractérisent par une tradition prioritaire d’accueil
des réfugiés. Elle est aujourd’hui mise à l’épreuve par des difficultés et des
tensions nouvelles, qui se manifestent par une capacité amoindrie d’insertion
de ces migrants sur le marché du travail, auparavant assez remarquable ;
les nouveaux pays d’accueil que sont les pays méditerranéens (Espagne,
Grèce, Italie, Portugal) ainsi que l’Irlande reçoivent une immigration jeune,
de travail, dont les origines se diversifient : les originaires de pays est-euro-
péens concurrencent les Africains et Latino-Américains dans la péninsule
ibérique. Ces migrants, parfois qualifiés (notamment lorsqu’ils sont est-
européens), acceptent des emplois fréquemment précaires et peu rémunérés
au sein d’une économie informelle utilisant structurellement une main-
d’œuvre irrégulière. Mais cette entrée, dans des conditions difficiles, peut
leur ouvrir la voie vers la régularisation et leur permettre de tenter leur
chance en direction d’un autre pays de l’Union européenne.
L’hétérogénéité persistante des régimes nationaux va de pair avec une dif-
férenciation des pays en termes de mode d’attraction et d’insertion de la
main-d’œuvre immigrée. Les travaux de Mouhoud et Oudinet (2003) mon-
trent bien l’inégale attractivité des marchés du travail nationaux sur les
migrants. Si les pays du sud-européen attirent plus à cet égard, c’est aussi
parce que leurs marchés du travail sont capables d’insérer très rapidement
la main-d’œuvre immigrée, dès que l’activité économique repart : comme
aux États-Unis, l’emploi des étrangers réagit plus vivement à l’expansion
que l’emploi des autochtones. Dans les pays plus centraux de l’Union, où
l’immigration a une plus longue tradition (la France, le Royaume-Uni,
l’Allemagne), c’est l’inverse : il faut attendre que l’expansion ait suffisam-
ment mûri et débouche sur des difficultés de recrutement avant que le
recours aux étrangers ne s’intensifie vraiment 1.Sionsentientàladéci
-
sion d’embauche, le marché du travail des pays sud-européens est au pre-
mier degré moins discriminant, mais ce n’est guère dû à l’altruisme des
employeurs : ce recours rapide à la main-d’œuvre immigrée peut s’accom-
pagner de conditions de travail et de rémunération très dégradées 2.
Il y a là une difficulté pour les économètres qui entendent tester l’attractivité
des marchés du travail nationaux sur les migrants. Le rôle d’un marché du
travail national n’est pas indépendant de sa place, de sa « spécialisation »
pourrait-on dire, dans la géographie globale des migrations. Le migrant peut
viser une première entrée en tentant sa chance là où la possibilité de trouver
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1Voir à ce propos OCDE (2002).
2... qui peuvent atteindre des modalités extrêmes dans certains cas, comme dans l’agriculture
intensive des serres du sud andalou, au point de friser une forme d’apartheid, lorsque les tra-
vailleurs immigrés sont de fait parqués dans des conditions indignes à proximité de leurs lieux
de travail, sans droit effectif de circulation. Cf. Forum civique européen (2004).
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