Deux ou trois idées non reçues sur les migrations1

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Deux ou trois idées non reçues
sur les migrations 1
Jacky Fayolle*
« Joseph fit venir Jacob, son père, devant Pharaon. Jacob bénit Pharaon.
– Combien de jours et d’années as-tu vécu ? demanda Pharaon à Jacob.
– Cent trente ans, répondit Jacob à Pharaon, ce sont les jours et les années
d’un immigré ! Une vie brève et malheureuse qui n’atteint pas les jours
et les années de mes pères, à l’époque de leurs migrations ».
Nouvelle traduction de la Bible, Genèse 47,7, Bayard, 2001.
La période récente a vu une réactivation du débat politique sur les migrations. Il est souhaitable que ce débat prenne appui sur des renouvellements
analytiques dans l’approche du phénomène migratoire. Les travaux menés
par l’équipe universitaire qu’ont animée El Mouhoub Mouhoud et Joël
Oudinet (2003) 2 y concourent excellemment. Ce texte 3 attire l’attention
sur certains points importants soulevés par ces travaux et incite à prolonger
la recherche dans certaines directions.
■
L’apport à la description et à l’analyse
des mouvements migratoires
La démarche développée par Mouhoud et Oudinet interpelle la capacité du
système statistique à informer en temps réel, notamment à l’échelle européenne, sur la configuration changeante des circulations migratoires. La
distorsion est aujourd’hui forte entre une vision prioritairement sensible
aux « stocks » (la population d’origine immigrée installée dans un pays
donné) et la réalité des « flux » (le développement de l’immigration là où
* Directeur de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), professeur associé à
l’université Pierre Mendès France de Grenoble.
1 Pour faire écho à l’excellent article de François Héran, « Cinq idées reçues sur l’immigration », Populations et Sociétés, no 397, janvier 2004.
2 L’étude a été effectuée dans le cadre d’un appel d’offres de la MiRe « Circulations migratoires » ; y ont participé Franck Bailly, Guy Maurau, Jacques Mazier et Sophie Saglio.
Le rapport de cette étude « Les dynamiques migratoires dans l’Union européenne. Ajustements sur les marchés du travail et comparaison Europe-États-Unis. » El Mouhoub Mouhoud,
Jacky Oudinet et al. (deux volumes : I – Approche générale ; II – Le cas du Portugal et de la
Turquie), est disponible sur simple demande auprès de la MiRe :
[email protected] (Tél. : 01 40 56 82 34).
De ces travaux sont issus trois articles dans le présent numéro.
3 Le présent article reprend pour partie des idées plus longuement développées dans l’article
introductif d’un numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES, no 84, octobre 2003,
intitulé « Mouvements et politiques migratoires : les enjeux sociaux », J. Fayolle, « Migrations
anciennes et nouvelles : les politiques et les acteurs à l’épreuve ».
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elle était souvent historiquement faible). Le système d’observation doit
permettre de mesurer et de comprendre la dynamique conjointe des flux et
des stocks. L’exploitation de la Labor Force Survey (LFS) européenne par
Franck BaiIly, El Mouhoub Mouhoud et Joël Oudinet présentée dans le présent numéro 1, est à cet égard particulièrement intéressante, puisque, à côté
des deux critères classiques de la nationalité et du pays de naissance des
personnes, elle introduit celui du pays de résidence l’année précédant
l’enquête. Elle permet ainsi de repérer le développement des « migrations
répétées », c’est-à-dire de mouvements qui ne se bornent pas au déplacement d’un pays de départ vers un pays d’accueil, mais qui font se succéder
les passages d’un pays d’accueil à un autre. Ces travaux ne sont pas les
seuls à porter attention à la croissance des migrations répétées (qui, prises
dans un sens large, peuvent inclure un retour provisoire dans le pays d’origine) 2. D’après leurs auteurs, cette croissance est sensible au cours du dernier cycle d’expansion en Europe, même si le phénomène reste minoritaire.
Il en résulte une série de questions.
Les migrations répétées, phénomène de second ordre ?
La croissance récente, au sein de l’Europe, des migrations répétées constitue-elle un phénomène marginal et/ou transitoire, ou indique-t-elle une
inflexion plus structurelle des circulations migratoires ? Même en restant
minoritaires, les migrations répétées peuvent modifier sensiblement la
carte et la dynamique des circulations migratoires. Elles suscitent des interrogations nouvelles sur le mode d’intégration, au sein du marché du travail
et dans la société, de migrants plus mobiles, moins attachés à une destination irrémédiablement finale. À cette première question, il ne peut guère
être répondu que par la disponibilité d’un système d’observation adéquat et
permanent (y compris pour pouvoir apprécier la croissance relative des
migrations répétées de migrants d’origine extracommunautaire par rapport
à celles de citoyens de l’Union européenne).
De la migration des « misérables »
à celle des « élites » ?
Ces migrations répétées sont le fait de migrants qui changent. Ces changements ont cours à l’échelle du monde et pas simplement de l’Europe. Les
1 « Les pays de l’Union européenne face aux nouvelles dynamiques des migrations internationales : ampleur des migrations et caractéristiques des migrants ».
2 Voir par exemple : Constant et Zimmermann (2003), à propos des Repeat Migration ; Pries
(2003), à propos des transmigrations, dans European trade Union Institute (2003). Ces deux
articles s’intéressent au cas des immigrants en Allemagne. Le second article propose cette définition : « Transnational migration consists of frequent border shifting for more than seasonal
reasons and spans individuals’and households’lives and strategies of belonging between places in different countries ».
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personnes qui quittent leur pays natal sont encore bien souvent des pauvres,
mais de plus en plus des pauvres qui ne devraient pas l’être, c’est-à-dire des
personnes qui disposent d’un capital culturel et éducatif assez élevé mais qui
ont du mal à le faire valoir dans les conditions de leur pays d’origine. Ces
migrants plus informés et actifs, qui ont des compétences à offrir, explorent à
leur façon les chemins de la mondialisation. Ils se dotent en particulier de
cette propriété qui est souvent reconnue comme une qualité pour le bon fonctionnement des marchés du travail : la mobilité. Aujourd’hui, le schéma classique de l’immigration (d’un pays de départ vers un pays d’accueil bien
déterminé) n’a pas disparu mais évolue pour faire progressivement place à
des circulations migratoires plus complexes dont les origines se diversifient
et dont la destination finale peut être plus lointaine et plus incertaine. Cette
évolution participe à une véritable mobilité internationale qui fait jouer à certains pays d’accueil un rôle de transit plus ou moins durable pour des migrations répétées. Avec ces migrants plus éduqués et plus mobiles, passe-t-on de
la migration des « misérables » à celle des « élites » ? Il y a débat à cet égard,
lequel ne peut être aussi tranché que par l’observation. Mais ces « élites »
sont souvent invisibles car la transférabilité de son propre capital humain,
d’un lieu à un autre, ne va pas de soi : qui sait voir, derrière le migrant apparemment non qualifié parce qu’il effectue un travail considéré comme tel et
qu’il éprouve des difficultés linguistiques, la personne dotée d’un capital culturel et de capacités professionnelles parfois surprenants (comme ce fut le cas
lorsque des sociologues sont allés enquêter dans le camp de Sangatte) ? Nul
besoin d’exagérer : la migration de « misérables » en proie au dénuement
extrême est toujours là (voir par exemple le cas des migrants africains passant
le détroit de Gibraltar). Mais la mixité sociale des mouvements migratoires
est sans doute bien plus mêlée qu’auparavant, sans qu’il soit aisé d’apprécier
correctement leur composition sociale. De fait, dans certains pays d’accueil –
c’est net au Royaume-Uni – les actifs d’origine immigrée sont surreprésentés
dans la population active aux deux bouts de l’échelle des qualifications 1.
Un régime migratoire européen ni stabilisé, ni unifié
Le développement de la mobilité des migrants est facteur d’homogénéisation
de l’espace au sein duquel ils circulent. Mais il s’agit là de très long terme...
L’Union européenne (UE) est encore bien loin de constituer un tel espace
homogène. L’Union européenne (à quinze) est devenue une terre généralisée
d’immigration, ce qu’elle n’était pas jusqu’aux années cinquante, en dépit de
la tradition de recours à l’immigration d’un pays comme la France.
Aujourd’hui, tous les pays de l’Union européenne (hors nouveaux membres
1 Un film récent de Stephen Frears, Dirty Pretty Things, met en scène, au Royaume-Uni, le
couple impossible formé par une jeune immigrée turque, venue là pour échapper à l’emprise
familiale et réduite au travail clandestin, et un médecin africain, victime de persécutions juridiques dans son pays et dont seuls les compagnons d’infortune connaissent, pour recourir à ses
services, le véritable métier... jusqu’à ce que quelques trafiquants voient, dans cette qualification cachée et cette vulnérabilité, une bonne occasion à exploiter.
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est-européens) sont des pays d’accueil. Pour autant l’Union européenne ne
fait pas preuve d’un régime migratoire stabilisé et unifié – en entendant par
régime migratoire la nature des migrations et l’action qu’exercent sur elles
les institutions de la région d’accueil.
L’Europe, ce n’est pas l’Amérique !
Ce régime n’est pas stabilisé, comme le suggère l’irrégularité des flux nets de
migrants vers l’Union européenne. Ces flux enregistrent l’impact complexe
d’une succession de chocs (ceux qui frappent les pays d’origine, comme les
pays d’Europe de l’Est au début des années quatre-vingt-dix, puis l’ex-Yougoslavie, et encore l’Irak et le Kurdistan...) et de cycles (qui affectent plutôt
l’économie des pays d’accueil). Il s’agit là d’un schéma assez différent de
celui qui prévaut en Amérique du Nord et spécialement aux États-Unis – bien
que, certaines années, les flux nets vers l’Union européenne puissent ponctuellement dépasser ceux vers les États-Unis. Émergeant au milieu des
années soixante d’une longue période de fermeture consécutive à la crise des
années trente, les États-Unis connaissent depuis lors la montée en puissance
assez régulière (bien qu’elle n’échappe pas aux inflexions cycliques via
l’immigration temporaire) d’une vague massive d’immigration, qui est indissociablement de travail et de peuplement. Cette vague contribue, pour un
tiers environ aujourd’hui, au relatif dynamisme démographique des ÉtatsUnis et nourrit l’expansion de leur capitalisme, qui bénéficie des apports
d’une main-d’œuvre à la fois motivée et exploitable. Ce n’est sans doute pas
un facteur mineur pour expliquer l’écart de croissance potentielle entre
les États-Unis et l’Europe. Bien que l’on ne rentre pas sur le territoire
nord-américain comme dans un moulin, les États-Unis et le Canada (avec des
différences sensibles entre eux) ne sont pas enfermés dans le dilemme
schizophrénique qui traverse l’Europe, laquelle réclame une immigration
soigneusement sélectionnée pour répondre à ses besoins économiques et
démographiques mais redoute une « invasion » étrangère venant se substituer à des populations autochtones stagnantes ou déclinantes.
Des traditions hétérogènes, un enjeu commun d’intégration
Non stabilisé, le régime migratoire européen n’est pas non plus unifié. Des
régimes migratoires disparates coexistent, qui portent la marque de traditions nationales spécifiques ou traduisent l’apprentissage en cours de la
situation de pays d’accueil. Différentes situations cohabitent dans l’Union :
– dans les pays dotés d’une histoire coloniale et d’un courant d’immigration assez ancien, l’origine dominante des migrants reste marquée par cette
histoire. Le Royaume-Uni prend néanmoins ses distances avec la pluricitoyenneté héritée du Commonwealth pour aller en direction d’une politique
d’immigration banalisée, qui privilégie le contrôle rigoureux des entrées et
la gestion sélective de l’immigration de travail ;
– l’Allemagne est confrontée à la pérennisation d’une immigration d’origine turque, désormais ancienne et perçue initialement comme temporaire,
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et à l’absorption des vagues migratoires des années quatre-vingt-dix, suscitées par les crises est-européennes et balkaniques. Le débat est conflictuel,
jusque dans l’enceinte parlementaire, sur l’adaptation nécessaire de la politique d’intégration ;
– les pays nordiques se caractérisent par une tradition prioritaire d’accueil
des réfugiés. Elle est aujourd’hui mise à l’épreuve par des difficultés et des
tensions nouvelles, qui se manifestent par une capacité amoindrie d’insertion
de ces migrants sur le marché du travail, auparavant assez remarquable ;
– les nouveaux pays d’accueil que sont les pays méditerranéens (Espagne,
Grèce, Italie, Portugal) ainsi que l’Irlande reçoivent une immigration jeune,
de travail, dont les origines se diversifient : les originaires de pays est-européens concurrencent les Africains et Latino-Américains dans la péninsule
ibérique. Ces migrants, parfois qualifiés (notamment lorsqu’ils sont esteuropéens), acceptent des emplois fréquemment précaires et peu rémunérés
au sein d’une économie informelle utilisant structurellement une maind’œuvre irrégulière. Mais cette entrée, dans des conditions difficiles, peut
leur ouvrir la voie vers la régularisation et leur permettre de tenter leur
chance en direction d’un autre pays de l’Union européenne.
L’hétérogénéité persistante des régimes nationaux va de pair avec une différenciation des pays en termes de mode d’attraction et d’insertion de la
main-d’œuvre immigrée. Les travaux de Mouhoud et Oudinet (2003) montrent bien l’inégale attractivité des marchés du travail nationaux sur les
migrants. Si les pays du sud-européen attirent plus à cet égard, c’est aussi
parce que leurs marchés du travail sont capables d’insérer très rapidement
la main-d’œuvre immigrée, dès que l’activité économique repart : comme
aux États-Unis, l’emploi des étrangers réagit plus vivement à l’expansion
que l’emploi des autochtones. Dans les pays plus centraux de l’Union, où
l’immigration a une plus longue tradition (la France, le Royaume-Uni,
l’Allemagne), c’est l’inverse : il faut attendre que l’expansion ait suffisamment mûri et débouche sur des difficultés de recrutement avant que le
recours aux étrangers ne s’intensifie vraiment 1. Si on s’en tient à la décision d’embauche, le marché du travail des pays sud-européens est au premier degré moins discriminant, mais ce n’est guère dû à l’altruisme des
employeurs : ce recours rapide à la main-d’œuvre immigrée peut s’accompagner de conditions de travail et de rémunération très dégradées 2.
Il y a là une difficulté pour les économètres qui entendent tester l’attractivité
des marchés du travail nationaux sur les migrants. Le rôle d’un marché du
travail national n’est pas indépendant de sa place, de sa « spécialisation »
pourrait-on dire, dans la géographie globale des migrations. Le migrant peut
viser une première entrée en tentant sa chance là où la possibilité de trouver
1 Voir à ce propos OCDE (2002).
2 ... qui peuvent atteindre des modalités extrêmes dans certains cas, comme dans l’agriculture
intensive des serres du sud andalou, au point de friser une forme d’apartheid, lorsque les travailleurs immigrés sont de fait parqués dans des conditions indignes à proximité de leurs lieux
de travail, sans droit effectif de circulation. Cf. Forum civique européen (2004).
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un travail paraît plus facile pour un primo entrant (et c’est ce que révélera le
test économétrique, surtout s’il prend peu en compte les délais nécessaires
pour que le migrant puisse tenter sa chance ailleurs avec quelque succès). Il
ne va pas non plus de soi de voir comment la redéfinition des courants migratoires en Europe est associée à l’orientation des mouvements de capitaux.
L’Espagne ou la Grèce bénéficient, après la mise en place de l’euro, de la disparition des primes de risque qui handicapaient leur attractivité auprès des
investisseurs étrangers : leur croissance est aujourd’hui sensiblement plus
rapide que la moyenne de la zone euro. Ce peut être un facteur supplémentaire d’attraction de la main-d’œuvre immigrée mais aussi de consolidation
de son installation au sein de ces pays.
En dépit de points de départ différents et de ces hétérogénéités persistantes, la
tendance à la difficulté accrue d’une intégration de bonne qualité des
migrants au sein des marchés du travail nationaux paraît commune aux différents pays européens au cours de la décennie écoulée. Un pays comme la
Suède où cette intégration était remarquable au début des années quatrevingt-dix manifeste, aujourd’hui, plus de difficultés à cet égard : les déboires
conjoncturels sont passés par là entre-temps, mais lorsque l’expansion est
revenue, le retour aux performances initiales a plus prévalu pour les nationaux que pour les étrangers. Les causes n’en sont pas simples, l’origine plus
lointaine des migrants, leur moindre parenté culturelle avec les pays
d’accueil et des difficultés linguistiques en conséquence accrues, peuvent
interférer avec des comportements proprement discriminatoires. Le dernier
rapport de la Commission européenne sur l’emploi se fait à sa façon l’écho de
ces difficultés dans son chapitre consacré à l’immigration : il relève la nette
montée de la qualification des immigrants depuis une quinzaine d’années
mais cette évolution ne semble pas s’accompagner de leur insertion plus
rapide au sein du marché du travail. Le fait que les générations plus récentes
de migrants soient plus qualifiées ne semble pas spécialement les avantager 1.
■
Les implications pour les politiques
d’immigration, d’intégration, de mobilité
Les évolutions que repèrent les travaux de Mouhoud et Oudinet (2003),
soulèvent des enjeux importants.
Le paradoxe communautaire : le droit inégal
à la mobilité
L’Union européenne est confrontée à un paradoxe dont les implications restent insuffisamment perçues. L’intégration communautaire étend le droit à
1 Cf. Commission européenne (2003).
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Deux ou trois idées non reçues sur les migrations
la mobilité communautaire des citoyens européens. Dans les faits (même si
le repérage statistique des mobilités comparées ne va pas de soi), c’est plutôt la mobilité des migrants extracommunautaires en direction et au sein de
l’Union européenne qui paraît s’accroître. Ce paradoxe prend une portée
nouvelle après la réalisation du marché unique européen et de l’Union
monétaire, dont le bon fonctionnement est censé appeler une plus grande
mobilité du travail. La tension entre l’ouverture et l’intégration des économies d’une part, la relative fermeture des États d’autre part, devient plus
aiguë. Le droit à la mobilité communautaire des migrants originaires de
pays tiers reste limité (les visas Schengen sont à trois mois). Cette mobilité
s’exerce bien sûr dans des conditions fort différentes selon qu’il s’agit
d’une mobilité avec ou sans droits de citoyenneté – citoyenneté sociale
voire politique –, en particulier si on s’intéresse à l’impact sur le fonctionnement des marchés du travail.
La mobilité des migrants concourt avec d’autres mouvements (la mobilité
des cadres très qualifiés au sein des entreprises multinationales, le brain
drain, les déplacements transfrontaliers, les migrations temporaires,
notamment sous forme d’échange de services, etc.) à la gestation d’un véritable marché européen du travail, pourtant souvent considéré comme
introuvable. Mais ce marché progresse plus par les marges que par les travailleurs plus traditionnellement insérés dans les systèmes productifs nationaux. Le fonctionnement de ce marché du travail ne sera pas indépendant
des droits reconnus à ceux qui sont les plus mobiles sur ce marché et dont
certains sont les plus vulnérables.
La conjonction de cette mobilité nouvelle des migrants et de leur vulnérabilité juridique, de l’infériorité persistante des droits auxquels ils peuvent
avoir accès, dans tel ou tel pays, renforce en effet la pression de la concurrence sociofiscale entre États nationaux et concourt à une déréglementation
insidieuse du marché du travail. L’appel à la fois utilitaire et discriminant à
la main-d’œuvre immigrée peut aller à l’encontre d’une conciliation
réussie, pour l’ensemble des salariés, entre mobilité et sécurité. Si cette
mobilité s’accompagne au contraire de la portabilité des droits sociaux et de
l’avancée vers l’égalité des droits avec les citoyens communautaires, le
fonctionnement du marché européen du travail prendra en compte les droits
reconnus aux personnes migrantes – aux personnes comme telles et pas
simplement aux travailleurs, afin que ces droits ne soient pas strictement
subordonnés au contrat de travail, ce qui induit, comme c’est bien souvent
le cas aujourd’hui, une dépendance excessive par rapport aux employeurs
et donneurs d’ordre. La directive communautaire du 25 novembre 2003
relative au statut des ressortissants des pays tiers, résidents de longue durée,
entend promouvoir l’égalité de traitement en matière d’emploi et de protection sociale. Mais, d’une part, elle reste en retrait par rapport à l’objectif initial de liberté de circulation avancée par la Commission, en se contentant de
parler du « séjour dans les autres États membres » ; d’autre part, elle inclut
des clauses qui permettent aux États membres de justifier le maintien de
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dispositions discriminatoires qui leur sont propres. La capacité des systèmes de négociation collective et des dispositions législatives à influer positivement sur les conditions de la mobilité est un enjeu essentiel, qui est
aujourd’hui loin d’être pleinement assumé. Dans des résolutions de 2001 et
2002, la Confédération européenne des syndicats souligne la déconnexion
entre les initiatives de la Commission sur l’immigration et les enjeux de
mobilité.
La mise à l’épreuve des souverainetés nationales
La mobilité nouvelle des migrants constitue une mise à l’épreuve des souverainetés nationales, car les États nationaux ont toujours revendiqué
comme relevant de leurs prérogatives, voire de leur monopole, la définition, en direction des immigrés, des conditions d’entrée, d’accès aux différentes composantes de la citoyenneté et enfin à la nationalité. Or, l’espace
national ne suffit plus pour construire une gestion viable de cette immigration plus mobile. Les évolutions en cours sont un bon argument pour communautariser au sein de l’Union européenne les politiques d’immigration.
Cette communautarisation avance certes, mais c’est une avancée fort tortueuse. L’Europe est passée d’une démarche classiquement intergouvernementale, dont la convention de Schengen est exemplaire et qu’incarne la mise
à part du troisième pilier « Justice et Affaires intérieures » du traité de Maastricht, à une communautarisation formelle dans le traité d’Amsterdam. Le
pilier communautaire de ce dernier couvre désormais la libre circulation,
l’immigration, l’asile, la lutte contre les discriminations. Mais la décision
effective de communautariser, c’est-à-dire de passer de l’unanimité à la
majorité qualifiée dans ce domaine, a été repoussée au moins cinq ans après
l’entrée en vigueur du traité et relève encore elle-même de l’unanimité.
Depuis lors, l’activisme de la Commission européenne est incontestable,
avec l’effort de définition d’une politique commune (c’est l’objet du Conseil de Tampere, en 1999) et l’émission de projets de directive (sur les discriminations, le regroupement familial, le statut des résidents de longue
durée). Cet activisme ne signifie pas cependant que la Commission ait pris
le dessus sur les gouvernements. Le contenu des textes est le produit d’itérations complexes où les gouvernements s’efforcent de faire valoir leurs
priorités nationales. Ils cherchent à devancer les initiatives communautaires par des décisions nationales en forme de fait accompli ou à utiliser la
dimension communautaire comme un habillage d’orientations nationales
prédéfinies. Si bien qu’il faudrait plutôt parler d’une pseudo-communautarisation des politiques d’immigration. L’espace européen est aujourd’hui
loin d’un espace de libre circulation, au sein duquel les personnes,
lorsqu’elles sont originaires de pays tiers, disposent d’un bagage de droits
suffisant pour que leur mobilité ne soit pas une simple manière d’échapper
aux contraintes affectant les immigrés dans tel ou tel pays.
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Deux ou trois idées non reçues sur les migrations
Ce qui s’est passé début 2004 à propos des conditions d’accueil des nouveaux citoyens de l’Union européenne (mais le sont-ils vraiment ?) que
sont les ressortissants des nouveaux pays membres d’Europe centrale et
orientale est à cet égard malheureusement illustratif : dès lors que quelques
importants pays membres de l’Union européenne à quinze ont déclaré leur
intention de faire jouer les clauses de report (jusqu’à sept ans éventuellement) de la pleine liberté de circulation aux ressortissants des pays nouvellement adhérents, cette attitude s’est vite propagée de manière contagieuse,
y compris en direction des pays qui avaient au départ une position plus
ouverte. La crainte exagérée des effets de report des migrations d’origine
est-européenne d’un pays sur l’autre a suscité ce « moins-disant » généralisé, qui revient de fait à dénier paradoxalement aux nouveaux pays adhérents le plein accès à l’acquis communautaire ! En l’occurrence, le
mimétisme des égoïsmes nationaux l’a emporté sur l’effectivité d’une véritable politique commune.
La proposition de la Commission, à l’automne 2003, d’aller en direction
d’une politique de quotas ne lève guère l’ambiguïté qui affecte la communautarisation des politiques d’immigration. Ces quotas sont conçus comme
la somme de quotas définis et administrés par les États. Des quotas clairement affichés peuvent être considérés comme une pratique plus transparente que les décisions discrétionnaires et opaques de certaines
administrations nationales (comme en France). Mais la juxtaposition de
quotas nationaux n’est guère de nature à améliorer la liberté de circulation
des migrants en Europe et des quotas trop restrictifs seront vite contournés
par la réalité, et de fait discrédités. Surtout, le système de quotas est fondamentalement myope, en cherchant à adapter les flux de migrants à l’état instantané de l’économie, dont on sait qu’il est variable, surtout si on
s’intéresse à des professions particulières. Le système à points canadien qui
s’efforce d’attirer des personnes dont les capacités pourront à terme s’avérer bénéfiques à la société du pays d’accueil est, à cet égard, autrement
dynamique. La dominante des politiques européennes d’immigration reste
un utilitarisme sélectif à des fins démographiques et économiques, qui a
bien du mal à constituer l’espace européen comme un espace attractif pour
des compétences qui ne rentrent pas dans une vision « court-termiste » de
l’adaptation aux besoins instantanés de l’économie.
Il faut se souvenir qu’à la fin du XIXe siècle, les migrations ont été à l’origine d’initiatives en faveur d’une législation internationale du travail.
Aujourd’hui, les nouvelles circulations migratoires aiguisent la tension
entre le rôle dominant des procédures développées par les pays d’accueil et
la nécessaire progression des droits des migrants qui soient en phase avec la
diversification de leurs parcours et qui satisfassent aux exigences de la
citoyenneté sociale. Parce que ce problème est directement posé à l’échelle
de l’Union européenne, les acteurs de sa construction devraient l’assumer
avec bien plus de résolution.
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■
Quelques idées pour les stratégies de recherche
On conclura en exprimant quelques idées sur les stratégies de recherche à
développer pour approfondir et éprouver les analyses innovantes de Mouhoud et Oudinet (2003).
L’attractivité des marchés du travail
Les analyses descriptives et les tests économétriques de Mouhoud et Oudinet présentés dans le présent numéro 1 relativisent le rôle des marchés du
travail comme facteur d’attraction prioritaire des migrants. Il faut cependant attirer l’attention sur les difficultés d’identification des causalités, qui
peuvent perturber démonstrations et conclusions à cet égard :
– quel est le marché du travail dont on peut tester l’attractivité quand il y a
incertitude sur la destination finale du migrant ?
– l’impact des salaires relatifs sur l’immigration apparaît incertain, apprécié différemment selon qu’on considère les migrants globalement ou par
catégories (communautaires/extracommunautaires) : ne faut-il pas être plus
attentif aux segmentations et aux itinéraires différenciés qui permettent à
certains migrants, pas à tous, d’être attentifs aux opportunités salariales ?
– pour mieux apprécier le mode d’insertion des migrants sur les marchés
du travail, ne conviendrait-il pas d’examiner la dynamique conjointe de
l’emploi et de l’immigration (et non pas simplement la causalité univoque
de l’emploi vers l’immigration) ? Comme on l’a noté précédemment, les
systèmes nationaux d’emploi font appel de manière différenciée, avec des
délais distincts, à la main-d’œuvre immigrée au cours du cycle conjoncturel. Sans prise en compte de ces délais différents, la comparaison de
l’attractivité des marchés du travail nationaux peut s’en trouver biaisée.
La référence américaine
Les travaux de Mouhoud et Oudinet (tels qu’ils ressortent du rapport de
recherche 2) relativisent également le rôle rééquilibrant des migrations au
sein de l’économie américaine. La solidité de cette conclusion dépend
cependant de la bonne mesure des effets de flexion qui font réagir, dans
chaque État, la population active au stock d’emploi et au flux d’immigration : comme ce stock et ce flux interfèrent (surtout si les arrivants dans un
État disposent instantanément d’un emploi), cette mesure ne va pas de soi,
alors qu’elle peut affecter le résultat des simulations.
1 Cf. l’article « Les déterminants des migrations dans l’Union européenne : une prime aux
effets de réseaux » dans le présent numéro.
2 « Les dynamiques migratoires dans l’Union européenne. Ajustements sur les marchés du
travail et comparaison Europe-États-Unis », précité.
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Deux ou trois idées non reçues sur les migrations
Enfin, il faut souligner que la référence au cas américain doit être utilisée
avec circonspection pour juger du cas européen. Les États-Unis représentent un espace déjà constitué depuis longtemps, où les grandes inégalités
interterritoriales, très fortes au lendemain de la guerre de sécession, sont
aujourd’hui plus limitées qu’en Europe (ce n’est pas la même chose que les
inégalités interindividuelles à l’intérieur d’un État américain donné, bien
sûr très élevées). L’Europe, à cet égard, reste dans une situation de transition, où les problèmes d’inégalités et de rattrapage entre pays et régions
demeurent fortement posés, a fortiori après l’élargissement de l’Union. La
prospective des migrations vers et au sein de l’Europe doit être contextualisée par cette situation spécifique.
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