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La représentation du travail change peu jusqu'à l'aube de la modernité. Les chapitres III à
V sont consacrés à l'évolution de la valorisation du travail. Ce procès est présenté en trois
actes.
À partir du XVIIIe siècle, l'ordre des valeurs s'est inversé. Il est désormais
absolument louable de chercher à s'enrichir. Smith, pour la première fois, associe le
travail au moyen d'y parvenir. C'est que le travail contient « une substance homogène
identique en tous temps et lieux et infiniment divisibles en quantums » (Méda 1998; 62);
cette substance correspond à une quantité de temps. Aussi, au moment où le travail
devient une mesure universelle, pratique pour l'échange, il prend une forme abstraite :
cadre vide qui permet d'ajouter de la valeur à un objet matériel. D'autre part, si cette
activité particulière témoigne d'une certaine émancipation individuelle, c'est qu'il est en
même temps une marchandise que l'on peut désormais louer ou acheter :
« Le travail apparaît bien comme une chose dont dispose le travailleur et dont il
peut user moyennant un paiement, une chose qui, bien qu'étant ce travailleur, lui
est néanmoins étrangère, puisqu'on peut en parler et en user sans, semble-t-il,
toucher à la nature du sujet qui la porte. » (72)
Avec Smith, en somme, se cristallise une conception échangiste de la société. L'économie
aurait eu raison de la science politique pour expliquer l'articulation de la société qui vient
de naître. Par sa notion du contrat, à reprendre indéfiniment, elle ménage le nouvel
individualisme et proclame l'autoreproduction de la « société ». C'est que l'économie est
une philosophie de la société fondée sur la méfiance qui ne croit pas à la nécessité d'un
moment fondateur, expression de la volonté de la majorité, mais qui s'en remet aux lois
naturelles de l'enrichissement, c'est-à-dire au désir individuel d'abondance :
« Ce désir structure de surcroît toute la société. À partir de lui, l'économie définit
en effet les lois naturelles de l'enrichissement et en déduit l'ordre social et la
structure des rapports sociaux, entièrement déterminés, au sens fort du terme, par
la capacité des hommes à produire et à échanger. Les relations sociales, les liens
entre les individus, les places, la hiérarchie sociale ne sont pas le résultat du choix
des individus, mais celui d'un déterminisme strict, dont l'économie dit les lois. »
(87)
Pourtant, ce n'est qu'à partir du XIXe siècle que le travail est en lui-même valorisé, en
tant que puissance créatrice et expressiviste, elle-même essence de l'homme. Alors se
développera le schème utopique du travail. Il indique que la réalité du travail contredit
l'idéal qui lui est associé et qui fait que l'on rêve, à terme, d'une réalité qui rejoindrait
l'essence. À cette période, Méda associe principalement Hegel et Marx. Chez ce dernier,
« le travail, c'est toute l'activité humaine qui permet d'exprimer l'individualité de celui qui
l'exerce. Mais de s'exprimer aussi pour l'autre, donc de montrer à l'autre à la fois sa
singularité et son appartenance au genre humain » (Méda 98; 103). C'est le travail qui
révélera son essence dans l'avenir, lorsque l'homme sera libéré du besoin, libéré du
rapport à la nature et qu'il ne restera plus que le rapport social comme produit du travail.
Pour l'instant, il faut travailler à le désaliéner, c'est-à-dire à le soustraire à une finalité