LES NOUVEAUX PHILOSOPHES ET L’IDÉE DE RÉVOLUTION Hilarion NGOA MEBADA LES NOUVEAUX PHILOSOPHES ET L’IDÉE DE RÉVOLUTION Préface de Lucien Ayissi Nous savons qu'il reste dans ce livre des imperfections ; nous prenons cependant l'option de le faire circuler, à petit tirage, remerciant d'avance tous ceux qui nous aideront à le perfectionner dans les tirages successifs. © L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-55891-5 EAN : 9782296558915 Au professeur Pierre Pousseur, Au professeur Marcien Towa, Qui m’ont initié à la lecture des textes de Karl Marx PREFACE Huit ans après mai 68, naît, en France, un mouvement philosophique dont la tonalité conceptuelle est évidemment iconoclaste. Cette philosophie très contestataire se veut nouvelle non seulement parce qu’elle est le fait d’une nouvelle génération de philosophes, mais surtout parce qu’elle rompt avec les discours habituels, saturés qu’ils sont, d’après elle, par les mythes qu’on se garde, pour des raisons idéologiques, d’interroger et d’éventer. Bien que la Nouvelle Philosophie pose le problème de l’identification précise de ses acteurs et de la détermination de sa problématique de référence, M. Hilarion Ngoa Mebada est bien fondé à dire qu’elle n’est pas un simple effet de mode intellectuel qui aurait trouvé grâce auprès des médias parisiens en mal de sensationnalisme. Pour lui, la Nouvelle Philosophie est beaucoup plus sérieuse que ne pensent, par exemple, Laurent Salini et Gilles Deleuze. Son sérieux se découvre dans son projet de révolutionner à la fois l’ordre des mots et celui des choses, afin de bâtir, sur un socle théorique et idéologique plus sûr, une nouvelle architecture conceptuelle différente de celle qui légitime, au nom de la « mythologie politique » qu’est le marxisme, l’enfermement de l’homme dans l’enfer liberticide du Goulag. Parier sur une philosophie rénovée pour désaliéner l’homme hypnotisé par les grands récits de légitimation du marxisme-léninisme qu’on instrumentalise pour occulter la domination et l’exploitation effectives des masses, telle est l’ambition de ces Nouveaux Philosophes qui furent d’abord des marxistesléninistes très critiques à l’égard de la dictature de la bourgeoisie et très engagés dans la lutte pour « l’avènement d’un monde nouveau », avant de se retourner, après la parution de L’Archipel du Goulag, contre leurs premières amours idéologiques. La volonté exprimée par les Nouveaux Philosophes de révolutionner l’ordre des mots et l’ordre des choses s’accompagne du risque de rééditer simplement, par une critique apparemment dévastatrice, à en juger par les orages rhétoriques qu’elle déploie, l’entreprise des sophistes de l’Antiquité. En cherchant des gloires intellectuelles dans l’appétit du scandale, ils courent également le risque de n’être, selon Sartre, « ni nouveaux ni philosophes ». Quel intérêt un Africain peut-il donc bien trouver dans cette philosophie qui amalgame curieusement marxisme et capitalisme au motif qu’ils sont deux visages d’un même totalitarisme ? Bien que les Nouveaux Philosophes dénoncent le défaut de pertinence de la grille d’intelligibilité du réel qu’offre le marxisme-léninisme, proclament la 7 mort de Marx et considèrent la révolution comme ce voile idéologique qui occulte difficilement la terreur inscrite dans l’essence d’un socialisme régi par la « logique répressive » et de « l’écrasement de l’homme », M. Ngoa Mebada trouve tant dans les accents révolutionnaires de leurs discours que dans leur projet de libération, un intérêt non seulement pour les peuples africains jadis asservis et aujourd’hui néo-colonisés et exploités, mais aussi pour tous les peuples opprimés. A ce titre, la rage contestataire de la Nouvelle Philosophie revêt un important intérêt théorique et idéologique : elle apparaît comme l’apologie de la lutte contre l’oppression et ses acteurs, dans le sens de la maîtrise par soi du devenir de soi. En dénonçant la fonction mystificatrice de certaines idéologies pour voiler l’appétit de domination et d’exploitation de ceux qui les instrumentalisent, la Nouvelle apparaît comme riche d’une charge polémique exploitable par les peuples dont la crise d’émancipation est encore constatable. Parce qu’elle reste articulée à l’idée de révolution, tout en dénonçant la fonction idéologique de la notion marxiste de révolution, la Nouvelle Philosophie recèle les « conditions de possibilité d’une renaissance culturelle et d’une authentique libération des peuples du continent » africain. Dans ce sens, elle entretient une relation d’homologie avec, par exemple, les idées de Kwame Nkrumah, Marcien Towa, Paulin Hountondji, Ebénézer Njoh Mouelle et bien d’autres, conscients de la nécessité de l’éclairage théorique et idéologique pour la réalisation de l’aspiration de l’Afrique à s’émanciper de toutes les formes d’aliénation et de domination. Etant donné qu’elle s’accompagne d’une interpellation et même d’une sommation, celles des penseurs en général et des intellectuels africains en particulier, d’investir toute leur « énergie polémique » dans le sens de la révolution de l’existant pour la construction d’un nouvel ordre global fondé sur le principe de l’autonomie des peuples et le respect des droits de l’homme à travers la promotion d’une conscience politique et historique appropriée à la libération des masses, la Nouvelle Philosophie peut aider à la reconfiguration de l’imaginaire politique des peuples dominés, en suscitant en eux l’espoir de pouvoir sortir de l’hétéronomie politique dans laquelle ils se trouvent, de manière à exister et à se donner les lois de la gestion de leur devenir. Cela passe par la nécessaire critique du passéisme que cultive et entretient inconsidérément l’ethnophilosophie qui prend le culte de la différence et l’irrationalisme pour des réponses appropriées à la question de l’émancipation de l’Afrique. Si, selon M. Ngoa Mebada, la charge révolutionnaire de la Nouvelle Philosophie peut inspirer le peuple africain dont la domination est aujourd’hui subtilement maquillée par l’idéologie de l’indépendance et autres mythes soporifiques, il y a lieu de se demander si la Nouvelle Philosophie n’est pas une 8 nouvelle idéologie qui prône simplement une « morale de la résistance » ou une « éthique de la soumission » à l’ordre capitaliste. C’est autour de cette critique de la critique que les Nouveaux Philosophes mobilisent contre les concepts de révolution, de liberté, d’histoire ou de progrès que s’articule la problématique de l’auteur de cet ouvrage à la fois conceptuellement bien structuré et bien documenté. Est-il, par exemple, cohérent de penser à la possibilité de révolutionner l’existant tout en fatalisant la barbarie dans sa pornographie historique ? La Nouvelle Philosophie n’est-elle pas un autre visage de l’idéologie instrumentale bourgeoise finalisée sur la légitimation de l’ordre capitaliste à l’épreuve du marxisme ? Si la révolution est un leurre, comme le pensent les Nouveaux Philosophes, comment concevoir l’émancipation des peuples opprimés et exploités dans ce nihilisme révolutionnaire qui se donne les airs d’une nouvelle philosophie dans un monde dont le gouffre de la barbarie est de plus en plus abyssal ? C’est autour de ces questions judicieuses que M. Ngoa Mebada conteste, sur la base d’une critique philosophiquement bien motivée, la thèse de la contreproductivité politique de la révolution, celle du pessimisme marxiste et démocratique, l’hostilité de la Nouvelle Philosophie envers les instruments de libération comme la science, la philosophie, la raison et son « spiritualisme obscurantiste ». Le concept qu’il organise et développe dans cet ouvrage trouve son atout philosophique dans la réactualisation d’un débat qui semble n’avoir plus cours depuis la dislocation de l’URSS et la fin de la guerre froide. En réactualisant ce débat dans un contexte idéologique global caractérisé par l’inflation des « post » (postmodernisme, postcolonialisme, posthumanité, postmoralisme, postlégalisme, etc.) et saturé par l’eschatologie d’un Francis Fukuyama, M. Ngoa Mebada n’a pas seulement fait preuve d’un admirable courage philosophique ; il a également su réinvestir théoriquement un espace philosophique contre l’infrastructure conceptuelle duquel François Aubral et Xavier Delcourt ont, à tort ou à raison, destiné leurs attaques par un ouvrage au titre fort significatif, Contre la nouvelle philosophie. Lucien AYISSI 9 INTRODUCTION La formule « Les Nouveaux Philosophes » fut lancée à Paris le 10 juin 1976 par Bernard-Henri Lévy, dans une série d’articles publiés dans la revue Les Nouvelles littéraires. Dans ces articles, Lévy présente un certain nombre d’auteurs qu’il désigne du nom de Nouveaux Philosophes. Voici ce qu’il écrit dans la lettre de présentation qui accompagne ces articles : « Une nouvelle génération de philosophes est née. Les Nouvelles Littéraires leur consacrent un dossier cette semaine (…) Nous voudrions que notre dossier sur Les Nouveaux Philosophes provoque de nombreuses réactions dans les semaines à venir »1. La première question qui se pose est de savoir qui sont ces Nouveaux Philosophes. Peut-on les citer nommément ? Dans le dossier de présentation publié par les Nouvelles Littéraires, apparaissent les noms de Michel Guérin, Christian Jambet, Guy Lardreau, Jean-Paul Dolle, Philippe Roger, Jean-Marie Benoît, Françoise Levy et Annie Leclerc. Or, Günter Schiwy a consacré un ouvrage aux Nouveaux Philosophes2. Dans sa liste, les noms de Philippe Roger, Françoise Levy et Annie Leclerc, ne figurent plus. Par contre, on découvre des noms nouveaux : André Glucksmann, Maurice Clavel, Gilles Susong, Philippe Nemo. D’où il ressort que l’unanimité n’est entièrement faite ni sur le nombre précis, ni sur l’identité exacte des auteurs appartenant à ce mouvement. Cependant les discordances entre les listes nous paraissent revêtir une importance secondaire car il y a des auteurs dont les noms se retrouvent dans la plupart des listes et dont les ouvrages recouvrent l’ensemble des thèses qui caractérisent la Nouvelle Philosophie. Leurs noms figurent dans la liste publiée dans le dictionnaire de philosophie paru dans la collection des Encyclopédies du savoir moderne et rédigé sous la direction d’André Akoun. Il s’agit d’André Glucksmann, de Bernard-Henri Levy, Guy Lardreau, Christian Jambet, JeanMarie Benoist, Philippe Nemo, Jean-Paul Dolle. Ces auteurs peuvent donc être considérés comme constituant le noyau du mouvement. Tout au moins, ils en sont largement représentatifs3. Le deuxième point qui suscite l’interrogation est de savoir ce qui justifie que ces auteurs puissent être « logés à la même enseigne ». D’où vient l’unité du mouvement ? Résulte-t-elle de la simple déclaration qui les présente comme Nouveaux Philosophes ou y a-t-il un fond commun de pensée qui sous-tend leur démarche ? Certains auteurs estiment que le mouvement qui rassemble ces différents penseurs a été monté et imposé par les mass médias pour des raisons 1 - Cf. Les Nouvelles Littéraires, n° 2536 du 10 juin 1976. Dossier Les Nouveaux Philosophes. - Günter Schiwy : Les Nouveaux Philosophes, Denoël/Gonthier, Paris, 1979. 3 - Notre éloignement de Paris ne nous a permis d’avoir les écrits de Philippe Nemo et de JeanPaul Dolle. Par conséquent, nous ne ferons pas référence à ces deux auteurs. 2 11 politiques4. C’est la position exprimée par le journal français L’Humanité du 28 juin 1977 sous la plume de Laurent Salini qui écrivait : « Les Nouveaux Philosophes sont le dernier des brûlots lancés contre la gauche ». De même Gilles Deleuze, dans le journal Le Monde du 20 juin 1977, déclarait que la pensée nulle des Nouveaux Philosophes n’aurait pas eu autant d’audience si l’enjeu électoral de 1978 ne se profilait à l’horizon. Ces positions, à notre avis, ne sont pas dénuées de tout fondement ; elles nous paraissent néanmoins insuffisantes pour expliquer le phénomène de la Nouvelle Philosophie. Nous pensons en effet qu’il y a chez les Nouveaux Philosophes des thèses philosophiques qui posent des problèmes sérieux et qui méritent par conséquent la réflexion. C’est ici le lieu de donner les raisons qui nous ont amené à engager une étude sur ce mouvement. La Nouvelle Philosophie est, dit-on, un phénomène essentiellement parisien5. Il peut alors paraître à première vue insolite qu’un Africain puisse être amené à s’en préoccuper. Or deux questions sont au centre des débats soulevés par les Nouveaux Philosophes ; questions qui transcendent les spécificités géographiques ou nationales pour intéresser la pensée philosophique en tant que telle : la question du Pouvoir et la question de la Révolution. Qu’est-ce que le Pouvoir ? Est-il nécessairement oppressif ? L’individu peut-il s’en libérer dans le cadre d’une entreprise révolutionnaire ? Pour comprendre l’irruption de cette problématique dans le débat philosophique en France, il faut partir de deux événements, l’échec de la révolte estudiantine de Mai 1968 et la publication de L’Archipel du Goulag6. En 1968, la révolte des étudiants qui vient de secouer les Etats-Unis d’Amérique gagne le vieux continent. Au mois de Mai en France particulièrement, elle prend une ampleur inattendue. Les manifestations de rue qui avaient marqué le début du mouvement de contestation se transforment en une véritable insurrection généralisée. La classe ouvrière se joint aux étudiants dans la contestation de l’ordre établi. Les affrontements violents se multiplient. Tous les secteurs d’activité du pays sont paralysés. La France connaît une des plus grandes grèves de son histoire. En l’espace d’un mois, on dénombre dix millions de grévistes. L’éventualité d’un chambardement révolutionnaire se fait menaçante. De Gaulle consulte l’armée française et s’assure de son soutien. A l’époque, les Nouveaux Philosophes n’existent pas encore, ils se connaissent à peine. Néanmoins, ils ont tous presque le même âge et sont élèves à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’ULM ou en année préparatoire au 4 - L’année 1977 fut marquée en France par la préparation des élections législatives de 1978. les partis de gauche (Parti socialiste, Parti communiste) représentaient une menace sérieuse pour la droite qui avait déjà échappé de justesse à la défaite lors de l’élection présidentielle de 1974. 5 - Cf. François Aubral/Xavier Delcourt. Contre la nouvelle philosophie, Gallimard, Paris, 1977. 6 - Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, Seuil, Paris, 1974. 12 Lycée Louis-Le-Grand. Ils suivent avec passion les cours du théoricien marxiste Louis Althusser et la plupart d’entre eux militent dans des organisations de Gauche et d’Extrême Gauche. Lorsqu’éclatent les événements de Mai 1968, Christian Jambet et Guy Lardreau s’engagent à fond dans la bataille. Maoistes convaincus, ils participent à la rédaction et à la diffusion de la Cause du peuple, le journal de la Gauche Prolétarienne. André Glucksmann publie un ouvrage, Stratégie et révolution en France dans lequel il exhorte les militants à suivre l’exemple de Lénine et de Mao au lieu de se perdre dans d’interminables polémiques sur la théorie marxiste7. Bref, les futurs représentants de la Nouvelle Philosophie attendent de Mai 1968 l’écroulement de la dictature de la bourgeoisie et l’avènement d’un monde nouveau. Lorsque les gaullistes remportent une victoire massive aux élections de juillet 1968, la déception est immense : on continue à militer, mais la conviction n’y est plus. L’attention des intellectuels se porte de plus en plus sur les thèses structuralistes de Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan. Pour ces auteurs, l’idée d’une histoire conçue comme procès linéaire réalisant une fin ou un projet par la médiation de l’activité consciente d’un sujet individuel ou collectif relève de la mystification idéologique. Dès 1970, la Nouvelle Philosophie s’annonce, Jean-Marie Benoist publie un ouvrage au titre significatif : Marx est mort 8, où il annonce la clôture du concept de révolution et la non-pertinence des schémas marxistes d’explication de la réalité. En 1973, paraît le Singe d’or de Guy Lardreau, une critique radicale des thèses fondamentales du marxisme-léninisme. La publication l’année suivante de L’Archipel du Goulag, monumentale histoire de la terreur en Union Soviétique de 1918 à 1956, vient renforcer le sentiment que la révolution est un leurre. André Glucksmann, tirant les conclusions des révélations de Soljenitsyne dans la Cuisinière et le Mangeur d’hommes9, affirme que la terreur n’est pas une bavure du socialisme, mais son effet nécessaire. La logique occidentale dont Marx est le produit le plus achevé, en dépit des apparences, est une logique de la répression, de l’écrasement de l’homme. Le marxisme et le capitalisme ont le même effet : le pouvoir totalitaire sur l’individu. De même, Bernard-Henri Lévy soutient, dans La Barbarie à visage humain10, que le marxisme, pour lequel il a lui-même profondément milité, est une mythologie politique. L’histoire, la révolution, le progrès sont des illusions. La servitude est inhérente à la socialité : « Le pouvoir n’est pas, comme on nous l’a si fort enseigné, le fait des sociétés de classe et de leurs perverses machinations ; il n’est ni fait du Prince ni désir de soumission, 7 - André Glucksmann, Stratégie et révolution en France, Christian Bourgeois, Paris, 1968. - Jean-Marie Benoist, Marx est mort, Gallimard, Paris, 1970. 9 - André Glucksmann, La Cuisinière et le mangeur d’hommes, Editions du Seuil, Paris, 1975. 10 - Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, Paris, 1977. 8 13 diaboliquement noués au cœur des opprimés ; il n’est pas cet être précaire, cette maladie honteuse dont les prêcheurs de Lumières voudraient guérir les hommes. Il y a peut-être, il y a sans doute quelque chose dans le pur fait de se rassembler, qui rend le Maître nécessaire, que dis-je inévitable »11. La philosophie aujourd’hui doit regarder l’horreur en face, débarrasser les opprimés de leurs fausses espérances de libération (sic), dénoncer le caractère réactionnaire de l’idée de progrès, car progresser c’est renforcer le pouvoir. Ces affirmations qui indiquent les thèses essentielles des Nouveaux Philosophes intéressent au premier chef les peuples africains. Ayant vécu de la manière la plus directe et la plus brutale la réalité de l’esclavage, ces peuples se trouvent aujourd’hui engagés dans un processus de reconquête d’une existence historique autonome, libérée du joug colonial et néocolonial. Si rien n’est fait pour la contrecarrer, la logique de l’entreprise coloniale débouche nécessairement sur l’effacement existentiel du peuple colonisé ainsi qu’en témoigne le sort réservé aux Indiens d’Amérique et aux Indigènes d’Australie. Autrement dit, la liberté, entendue comme maîtrise de son devenir historique, est condition de survie d’un peuple. Cette liberté ne se donne pas facilement, elle se conquiert au cours de la lutte contre l’oppresseur. La liberté est libération. C’est dans ce sens qu’il faut entendre les propos de Frantz Fanon12 lorsqu’il affirme que le processus historique par lequel un peuple colonisé s’efforce de retrouver sa personnalité culturelle et son indépendance politique est un processus révolutionnaire, une rupture impliquant une volonté de changement radical de la part de ceux qui sont engagés dans la lutte, car l’oppresseur/envahisseur ne peut jamais céder son pouvoir de son propre gré, même si dans certaines circonstances, et pour des raisons tactiques, il accepte de se mettre à la table de négociation. La position de Frantz Fanon n’est pas minoritaire au sein du discours philosophique africain. L’un des thèmes majeurs de ce discours est la détermination des conditions de possibilité d’une renaissance culturelle et d’une authentique libération des peuples du continent. C’est la préoccupation qu’on retrouve dans les œuvres d’Edward Blyden, de Kwame Nkrumah, Marcien Towa, Paulin Hountondji, Ebénézer Njoh Mouelle, pour ne citer que ceux-là. Pour ces auteurs, un constat s’impose : en revendiquant l’indépendance, les peuples africains ont exprimé leur aspiration à la liberté et se sont engagés dans la voie qui y conduit. Cependant, leurs efforts peuvent rester vains et même reconduire la servitude, s’il n’y a pas l’éclairage 11 - Ibid., p. 35. Dans le vocabulaire des Nouveaux Philosophes, le Pouvoir, le Prince, le Maître, la Maîtrise sont synonymes. 12 - Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, Paris, 1970. 14 théorique et idéologique nécessaire pour organiser le procès de libération : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ».13 Par conséquent, la tâche des philosophes et des intellectuels africains en général est de promouvoir une conscience politique africaine efficiente et une conscience historique qui puisse fournir aux masses des raisons de lutter, d’espérer, d’imaginer l’avenir. Il faut dire que si l’on excepte le courant dit ethno-philosophique, englué dans la théologie, le mysticisme ou la simple description ethnologique, la pensée philosophique africaine se montre effectivement soucieuse de donner son expression et son assise théorique au mouvement d’émancipation des peuples dominés. Les concepts de liberté, d’histoire et de progrès y occupent une place capitale. Selon nous, ce qui fait problème est que ce sont précisément ces concepts que les Nouveaux Philosophes récusent. Quelles sont les raisons de ce rejet ? Si elles sont pertinentes, qu’en est-il du devenir des peuples victimes de la domination impérialiste ? Sont-ils à jamais condamnés à la servitude ? Y a-t-il effectivement une fatalité de la barbarie telle qu’elle se manifeste notamment à travers le sous-développement, la misère, la menace atomique, l’esclavage capitaliste ? A débattre indéfiniment du problème de la liberté et de la révolution, la pensée africaine n’est-elle pas engagée dans une impasse théorique ? Si, par contre, il s’avère que le processus d’émancipation des peuples dominés est une donnée historique irréfutable, il faut alors poser le problème du statut de la Nouvelle Philosophie. Exprime-t-elle une simple réaction de désespoir de la part de militants révolutionnaires déçus par l’impossibilité d’une satisfaction immédiate de leurs aspirations ? Ou alors fautil voir en ce mouvement un nouveau dispositif théorique mis en place par l’idéologie bourgeoise pour contrer la pensée révolutionnaire et occulter le mouvement de l’histoire ? Autant de questions qui donnent des indications sur les motivations réelles qui nous ont amené à nous intéresser aux Nouveaux Philosophes. Par ailleurs, nous pensons qu’il existe une influence réelle des idées occidentales sur la pensée africaine, car la plupart des philosophes africains ont été formés dans les universités occidentales qui sont en relation de coopération étroite avec les universités africaines. Cependant à notre avis, cette influence inéluctable ne doit pas être subie passivement, mais maîtrisée et contrôlée dans ses effets. La pensée africaine n’a pas à s’élaborer en fonction de la philosophie occidentale ni à la relayer tout simplement ; elle doit être issue d’une dynamique interne tout en évitant de se priver de l’apport enrichissant que peut comporter le frottement avec les divers courants de la philosophie contemporaine. Les Nouveaux Philosophes posent des problèmes qui 13 - Lénine, Œuvres choisies, volume 1, Editions du Progrès, Moscou, 1977, p. 130. 15 concernent la situation historique des peuples africains. D’où la nécessité d’étudier et de connaître ce mouvement, en vue, soit de tirer parti de sa positivité, soit de démasquer et de conjurer les dangers de mystification dont il est éventuellement porteur. Notre réflexion est une modeste contribution à cette connaissance. La démarche sera essentiellement explicative. Concernant la méthode, il faut souligner que nous excluons celle qui consiste à présenter les Nouveaux Philosophes les uns à la suite des autres en indiquant pour chacun les thèses qu’il soutient dans différents ouvrages. Cette méthode a été utilisée par Günter Schiwy dans son ouvrage intitulé Les Nouveaux Philosophes14. Elle ne nous paraît pas donner une vue d’ensemble du mouvement. Une simple énumération d’auteurs et de thèses s’apparente à une juxtaposition de théories qui ne permet pas de distinguer les différentes articulations qui nouent les thèses les unes aux autres. Or, à notre avis, un discours philosophique doit être saisi dans l’enchaînement logique de ses différentes propositions. La méthode évoquée ne dégage pas le problème central posé par les Nouveaux Philosophes ; elle ne montre pas non plus l’argumentation qui justifie leurs prises de positions. C’est pourquoi nous l’écartons. Par contre, il nous a été donné de constater qu’il existe des thèmes dominants et communs aux principaux ouvrages des Nouveaux Philosophes, certains ouvrages les développant avec plus de détails et de profondeur. Notre méthode consistera, par conséquent, à repérer ces thèmes communs et, dans le cadre de chaque thème, à exposer la pensée de l’auteur ou des auteurs qui le développent avec plus de relief. Le fil conducteur qui nous guidera dans la détermination de ces thèmes réside dans la question de savoir pourquoi les Nouveaux Philosophes rejettent l’idée de révolution et ce qu’ils proposent à la place. Indiquer ces thèmes, c’est annoncer le plan à suivre. Il s’agira dans un premier temps de mettre en évidence le pessimisme radical qui apparaît dans la manière dont les Nouveaux Philosophes conçoivent les rapports du pouvoir et de la société. Suivant cette conception, le pouvoir fait corps avec la société. La révolution est un leurre, car la soumission est inhérente à la nature humaine et l’esclave est son propre bourreau. Il faudra ensuite montrer comment ce pessimisme entraîne la dénonciation de l’optimisme marxiste qui promet l’avènement des sociétés égalitaires. Il s’agit là, selon les Nouveaux Philosophes, d’une promesse illusoire. Les prophètes de bonheur sont en réalité de redoutables oiseaux de malheur. La dialectique marxiste a éclaté ; elle ne peut plus servir de fondement à une pensée de libération. Il faut promouvoir une éthique de l’insoumission qui, rompant avec la philosophie comme pensée du 14 - Günter Schiwy, Les Nouveaux Philosophes, Denoël/Gonthier, Paris, 1979. 16 Maître, puisse baliser le lieu d’une résistance à la menace barbare qu’elle vienne de l’Est ou de l’Ouest. Nous nous attacherons à déterminer les sources d’inspiration, le contenu et les principes de cette morale de la résistance. Le moment sera alors venu d’un effort de compréhension et d’appréciation personnelle du mouvement. Il faudra se demander si la nouvelle philosophie n’est pas une vieille querelle. Bon nombre d’arguments qui la soutiennent existent déjà chez Chateaubriand, chez Proudhon et même chez les sophistes grecs. Son pessimisme foncier et sa haine de la pensée rationnelle apparaissent explicitement dans l’œuvre d’Oswald Spengler. Nous ne manquerons pas en fin de compte de nous interroger sur la signification et la portée pratique d’une éthique de l’insoumission fondée sur le refus du réel, de la politique, de l’histoire et n’ayant pour seul ancrage que l’intériorité du sujet. Cette interrogation se veut critique. Elle aura pour souci de vérifier la cohérence interne du discours des Nouveaux Philosophes, de montrer le rapport éventuel entre ce discours et les circonstances socio-historiques au sein desquelles il apparaît. Elle s’efforcera par ailleurs de se situer au-delà du style pamphlétaire utilisé par François Aubral et Xavier Delcourt dans : Contre la Nouvelle Philosophie15. Notre critique tâchera d’être objective, dénuée de passion, même s’il faudra, en dernière analyse, insister sur les insuffisances de la Nouvelle Philosophie et sur l’impuissance d’une éthique de soumission dont on ne voit pas les possibilités concrètes d’effectuation. 15 - François Aubral et Xavier Delcourt, Contre la nouvelle philosophie, Gallimard, Collection Idées, Paris, 1977. 17 CHAPITRE 1 LA FATALITE DU POUVOIR Au fondement de la Nouvelle Philosophie se trouve l’affirmation selon laquelle le lien social revêt nécessairement une forme concentrationnaire, oppressive. Comment s’établit cette thèse ? Quelles sont ses articulations ? Le problème ici est de savoir par quels mécanismes la socialité secrète l’oppression de manière inéluctable. Le ressort de la domination se trouve-t-il du côté de l’individu ou du côté des instances sociales ? Le débrouillage de cette problématique constitue l’essentiel du présent chapitre. Il exige au préalable la clarification du concept de pouvoir en vue de la détermination de son contenu16. A- Qu’est-ce que le pouvoir ? Le concept de Pouvoir se signale d’emblée par son indétermination et par la nécessité subséquente d’opérer une différenciation de niveaux lorsqu’il s’agit de le définir. Aussi distingue-t-on au niveau du sens commun le pouvoir politique, le pouvoir économique, le pouvoir culturel, le pouvoir religieux, pour ne citer que ceux-là. Suivant la théorie marxiste de l’histoire des sociétés humaines, théories assez connues, la structure économique est la structure déterminante à l’intérieur de la totalité sociale. Elle constitue la base sur laquelle se superposent les structures politiques, idéologiques, culturelles. Relativement à la question du Pouvoir, ceci veut dire que le pouvoir politique, le pouvoir idéologique et culturel reçoivent leur détermination de la structure économique. Le pouvoir économique est alors le fondement du pouvoir sous ses différentes formes. La classe sociale maîtresse des moyens de production et des richesses, contrôle aussi la production et la circulation des idées et exerce sa dictature sur le plan politique. Ainsi la période historique actuelle est marquée par la domination de la bourgeoisie qui exerce son pouvoir dans tous les domaines. Elle a à son service l’Etat moderne qui, par définition, incarne la volonté générale, mais en réalité fonctionne comme comité de gestion des affaires communes de la bourgeoisie. La théorie marxiste du pouvoir peut se résumer dans le schéma suivant : le pouvoir, c’est la domination qu’exerce la classe propriétaire des moyens de production sur les autres classes de la société. La classe qui détient la puissance matérielle détient en même temps la puissance intellectuelle. Elle se sert de l’Etat comme instrument de sa domination et secrète un système idéologique dont la finalité, consciente ou inconsciente est, d’une part d’occulter le contenu véritable des rapports sociaux, d’autre part de donner un 16 - Dans le vocabulaire des Nouveaux Philosophes, les termes suivants sont synonymes : le Pouvoir, le Prince, le Maître, La Maîtrise. 19 fondement légitime aux structures de domination. L’idéologie imprime aux opprimés une fausse conscience de leur rapport à la société. Elle leur fait croire que la classe dominante œuvre pour l’intérêt général de la société alors qu’elle n’assure que la sauvegarde de ses intérêts de classe. Elle leur fait croire que la société est régie par des principes de justice, de liberté, d’égalité alors qu’en fait c’est l’iniquité qui règne. Par l’idéologie, qui peut s’exprimer dans le discours politique, philosophique, religieux, l’opprimé se convainc que l’oppression dont il est victime est une loi éternelle de la nature et non un fait d’histoire résultant de l’action des hommes. En somme, le pouvoir des classes dominantes repose sur la manipulation idéologique des opprimés. « L’idéologie est un mensonge qui, instillé au cœur des hommes, les force à méconnaître la réalité de leur oppression »17. Le rôle de la science marxiste est alors de dénoncer la mystification idéologique en donnant à l’opprimé une claire conscience de son rapport au monde et en dévoilant les mécanismes cachés par lesquels la classe dominante assure et normalise son pouvoir. Telle est, dans ses grandes lignes, la théorie marxiste du pouvoir. Pour les Nouveaux Philosophes, cette théorie est une imposture qui ne peut résister à la critique de l’histoire concrète. Si l’oppression perdure du fait de l’ignorance et de l’inconscience des peuples mystifiés par l’idéologie, comment expliquer que la prodigieuse expansion de la théorie marxiste au sein de la classe ouvrière européenne n’ait pas débouché sur l’effondrement du système capitaliste ? Pourquoi le prolétariat, consciemment instruit, grâce au marxisme, des mystères de l’exploitation et des ruses du capitalisme, continue à faire si bon ménage avec ses ruses, ajournant indéfiniment l’heure de la révolution ? Les peuples en général savent où est leur intérêt depuis que la science marxiste le leur a appris ; pourquoi prennent-ils un malin plaisir à méconnaître l’urgence et la nécessité de le faire prévaloir ? En 1939, la Gauche allemande savait qu’Hitler était le nom d’un désastre mondial en gestation ; elle avait prévu la probabilité de l’holocauste, mais ne pût arrêter sa procession. En fait, estime Bernard-Henri Lévy, il faut abandonner le discours marxiste lorsqu’on veut penser la question du Pouvoir. Les concepts d’idéologie et de classe ne sont pas pertinents dans cette perspective. Il faut également rompre avec les partisans de Gilles Deleuze et Félix Guattari, auteurs de l’anti-Œdipe. Le Pouvoir n’est pas comme ils le disent, l’émanation d’une perverse jouissance de servir. Il n’y a pas d’ « intensités serviles » qui poussent les opprimés à souhaiter, à vouloir et à jouir du malheur. De même qu’il faut dénoncer la théorie de la manipulation idéologique, il faut dénoncer la théorie de la « servitude volontaire ». Le prolétariat ne peut jouir ni du chômage, ni de l’inflation, ni de la misère, ni de la souffrance qui en découle. Il faut changer de terrain et trouver de nouvelles 17 - Bernard-Henri Lévy, La Barbarie à visage humain, Grasset, Paris, 1977, p. 17. 20