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C’est dans cette optique que l’import dans les sciences sociales, et notamment en économie,
de la philosophie du réalisme critique (par la suite, RC) dans les années 1980 est porteur de
promesses encourageantes. Le RC (alors plutôt qualifié de « réalisme transcendantale ») est
un courant philosophique qui est apparu dans les années 1970 suite aux travaux du philosophe
Roy Bhaskar3. Ce dernier, à l’instar d’autres philosophes des sciences comme Popper, Kuhn
ou encore Lakatos, entendait développer une critique de la conception positiviste et moniste
de la science héritée des travaux du Cercle de Vienne et plus largement de l’empirisme
logique entre les années 1930 et 1950 [Lawson (1997)]. L’originalité du projet porté par
Bhaskar, originalité qui persistera lorsque le RC sera exporté vers les sciences sociales, est
que l’analyse se déploie d’abord sur le plan ontologique : là où la plupart des travaux en
philosophie des sciences cherchent alors à définir les critères de démarcation entre la science
et la non-science ainsi que la logique d’évolution et de sélection des théories scientifiques – la
réflexion étant alors essentiellement épistémologique au sens restreint4, Bhaskar s’interroge
sur la nature et l’essence des objets de recherche des sciences naturelles. En d’autres termes,
le réalisme transcendantal consiste à s’interroger sur l’essence du monde naturel pour en
dériver une méthode d’analyse adéquate. Au-delà de cette analyse épistémologique, le projet
de Bhaskar (lequel ne faisait pas mystère de son adhésion au marxisme) était en fait
éminemment humaniste en ce qu’il s’agissait, en permettant une meilleure compréhension des
mécanismes du monde, de permettre aux individus de s’émanciper [Collier (1999), Hodgson
(1999)].
Jusqu’alors circonscrits au domaine naturaliste, les apports philosophiques de Bhaskar vont
être progressivement transposés, non sans quelques modifications notables, au domaine
social, vers la fin des années 1980. Si plusieurs économistes, sociologues et philosophes ont
contribué à ce transfert, en économie, ce sont principalement les travaux de Tony Lawson
(voir notamment ses deux ouvrages [Lawson (1997), (2003)]), professeur d’économie à
Cambridge en Angleterre, qui ont été décisifs. Amorcés à la fin des années 1980, les travaux
de Lawson dans le cadre du RC ont pour but avoué de permettre à la science économique de
sortir de l’impasse dans laquelle il estime qu’elle s’est engagée. Dans cette optique, Lawson
entend faire prendre à l’économie un « tournant ontologique » en incitant les économistes,
conformément au projet de Bhaskar, à interroger la nature de leur objet d’étude, à savoir le
monde économique et social. Les objectifs poursuivis par le RC en sciences sociales, et plus
spécifiquement par Lawson, sont multiples : développer une critique ontologique du
mainstream, proposer des principes unifiant les courants hétérodoxes et développer en propre
une ontologie sociale pouvant servir de support à un renouveau des sciences sociales.
Eu égard à son ambition générale, le projet porté par le RC est susceptible d’intéresser tout
économiste ou, plus généralement, tout chercheur en sciences sociales, soucieux de faire sortir
l’économie d’une forme de réductionnisme dans lequel elle est enfermée depuis plusieurs
décennies5. Il intéresse encore davantage l’économiste hétérodoxe en quête de principes
3 Cf. notamment Bhaskar R., A Realist Theory of Science, Leeds, 1975, et Bhaskar R., The Possibility of
Naturalism, Harvester Press, 1979.
4 La philosophie des sciences, ou épistémologie au sens large, est susceptible d’interroger en fait trois domaines
distincts : l’ontologie, c'est-à-dire l’essence de l’objet étudié, l’épistémologie au sens restreint, c'est-à-dire le
rapport entre le chercheur et son objet d’étude, et enfin la méthodologie, c'est-à-dire la manière d’étudier l’objet
en question. La très grande majorité des travaux en philosophie des sciences concernent ces deux derniers
domaines au travers de questions telles que : quels sont les caractéristiques d’une proposition scientifique ?,
comment sont sélectionnées les théories/propositions ?, quels sont les éléments d’une théorie devant être testés ?,
quelle est la nature de ces tests ?, etc.
5 Il ne s’agit pas de nier à la théorie standard tout mérite. Dans certains domaines, cette dernière à en effet permis
certains progrès d’envergure dans notre compréhension des phénomènes économiques. Elle est en revanche
critiquable pour son impérialisme et surtout sa fermeture dogmatique à toutes approches alternatives pouvant