Le réalisme critique en économie : entre critique du mainstream et soutien à l’hétérodoxie Cyril HEDOIN∗ Document de travail (version provisoire – merci de ne pas citer sans accord de l’auteur) Octobre 2007 1. Introduction Le déclin du keynésianisme, d’abord sur le plan académique dans les années 1960, puis sur le plan politique dans les années 1970 a laissé la voie libre à la constitution d’un paradigme totalement dominant dans les sciences économiques, dont le cœur est constitué par la théorie néoclassique1, et dont la domination académique ne cesse de s’étendre. Il s’en suit qu’il est aujourd’hui coutume – sauf pour quelques économistes standards qui refusent de reconnaître comme « économiques » les travaux hétérodoxes – de diviser le champ académique en sciences économiques entre, d’un côté, une orthodoxie unifiée manifestant une domination écrasante et, d’un autre, une hétérodoxie balkanisée dont beaucoup admettent (y compris parmi ses propres membres) qu’elle peine à se mettre en cohérence et à produire des travaux substantifs susceptibles de concurrencer ceux de l’approche dominante. Cette situation de morcellement de l’hétérodoxie2 est évidemment dommageable dans la mesure où elle conduit à manquer des opportunités « d’économies d’échelles ». Cela est notamment particulièrement évident dans les critiques souvent redondantes qui émanent des courants hétérodoxes à l’encontre du mainstream. Cela apparaît aussi lorsqu’il s’agit de proposer une approche « positive » (i.e. qui ne se limite à pas à la critique) permettant notamment de contribuer à l’élaboration de politiques publiques : outre que sur certaines questions les courants hétérodoxes gagneraient à coopérer, les divergences théoriques au sein de l’hétérodoxie mènent à des querelles internes souvent improductives. ∗ ATER, laboratoire OMI-HERMES, Université Reims Champagne-Ardenne. Dans la suite de ce papier, on veillera à ne plus utiliser le terme de « théorie néoclassique » mais plutôt les expressions de « théorie standard » ou encore de « mainstream ». Plusieurs raisons motivent ce choix : d’une part, les représentants du réalisme critique ne font que rarement usage du terme « néoclassique », du fait notamment de critères de démarcation spécifique. D’autre part, on peut estimer aujourd’hui que le courant dominant regroupe un ensemble d’approches dont certaines s’écartent sensiblement des principes qui ont servi jusqu’au début des années 1980 de socle aux travaux néoclassiques (postulat de rationalité substantive, raisonnement en terme d’équilibre général et de concurrence parfaite). En termes lakatosiens, il n’est pas évident aujourd’hui que l’on puisse encore réellement parler d’un « programme de recherche scientifique néoclassique », ce qui n’est pas d’ailleurs sans poser des difficultés pour les différents courants hétérodoxes. Pour une argumentation dans ce sens, voir [Davis (2006)]. 2 Même si l’on va avoir l’occasion d’y revenir plus bas, relevons que l’on peut considérer comme « hétérodoxes » des approches aussi diverses que la théorie post-keynésienne, les différentes théories évolutionnistes, les diverses approches institutionnalistes (qu’elles soient américaines, françaises ou autres), la sociologie économique, la théorie économique marxienne (et ses déclinaisons comme la théorie de la structure sociale d’accumulation), l’approche autrichienne, ou encore le néo-ricardisme inspiré des travaux de Sraffa. 1 1 C’est dans cette optique que l’import dans les sciences sociales, et notamment en économie, de la philosophie du réalisme critique (par la suite, RC) dans les années 1980 est porteur de promesses encourageantes. Le RC (alors plutôt qualifié de « réalisme transcendantale ») est un courant philosophique qui est apparu dans les années 1970 suite aux travaux du philosophe Roy Bhaskar3. Ce dernier, à l’instar d’autres philosophes des sciences comme Popper, Kuhn ou encore Lakatos, entendait développer une critique de la conception positiviste et moniste de la science héritée des travaux du Cercle de Vienne et plus largement de l’empirisme logique entre les années 1930 et 1950 [Lawson (1997)]. L’originalité du projet porté par Bhaskar, originalité qui persistera lorsque le RC sera exporté vers les sciences sociales, est que l’analyse se déploie d’abord sur le plan ontologique : là où la plupart des travaux en philosophie des sciences cherchent alors à définir les critères de démarcation entre la science et la non-science ainsi que la logique d’évolution et de sélection des théories scientifiques – la réflexion étant alors essentiellement épistémologique au sens restreint4, Bhaskar s’interroge sur la nature et l’essence des objets de recherche des sciences naturelles. En d’autres termes, le réalisme transcendantal consiste à s’interroger sur l’essence du monde naturel pour en dériver une méthode d’analyse adéquate. Au-delà de cette analyse épistémologique, le projet de Bhaskar (lequel ne faisait pas mystère de son adhésion au marxisme) était en fait éminemment humaniste en ce qu’il s’agissait, en permettant une meilleure compréhension des mécanismes du monde, de permettre aux individus de s’émanciper [Collier (1999), Hodgson (1999)]. Jusqu’alors circonscrits au domaine naturaliste, les apports philosophiques de Bhaskar vont être progressivement transposés, non sans quelques modifications notables, au domaine social, vers la fin des années 1980. Si plusieurs économistes, sociologues et philosophes ont contribué à ce transfert, en économie, ce sont principalement les travaux de Tony Lawson (voir notamment ses deux ouvrages [Lawson (1997), (2003)]), professeur d’économie à Cambridge en Angleterre, qui ont été décisifs. Amorcés à la fin des années 1980, les travaux de Lawson dans le cadre du RC ont pour but avoué de permettre à la science économique de sortir de l’impasse dans laquelle il estime qu’elle s’est engagée. Dans cette optique, Lawson entend faire prendre à l’économie un « tournant ontologique » en incitant les économistes, conformément au projet de Bhaskar, à interroger la nature de leur objet d’étude, à savoir le monde économique et social. Les objectifs poursuivis par le RC en sciences sociales, et plus spécifiquement par Lawson, sont multiples : développer une critique ontologique du mainstream, proposer des principes unifiant les courants hétérodoxes et développer en propre une ontologie sociale pouvant servir de support à un renouveau des sciences sociales. Eu égard à son ambition générale, le projet porté par le RC est susceptible d’intéresser tout économiste ou, plus généralement, tout chercheur en sciences sociales, soucieux de faire sortir l’économie d’une forme de réductionnisme dans lequel elle est enfermée depuis plusieurs décennies5. Il intéresse encore davantage l’économiste hétérodoxe en quête de principes 3 Cf. notamment Bhaskar R., A Realist Theory of Science, Leeds, 1975, et Bhaskar R., The Possibility of Naturalism, Harvester Press, 1979. 4 La philosophie des sciences, ou épistémologie au sens large, est susceptible d’interroger en fait trois domaines distincts : l’ontologie, c'est-à-dire l’essence de l’objet étudié, l’épistémologie au sens restreint, c'est-à-dire le rapport entre le chercheur et son objet d’étude, et enfin la méthodologie, c'est-à-dire la manière d’étudier l’objet en question. La très grande majorité des travaux en philosophie des sciences concernent ces deux derniers domaines au travers de questions telles que : quels sont les caractéristiques d’une proposition scientifique ?, comment sont sélectionnées les théories/propositions ?, quels sont les éléments d’une théorie devant être testés ?, quelle est la nature de ces tests ?, etc. 5 Il ne s’agit pas de nier à la théorie standard tout mérite. Dans certains domaines, cette dernière à en effet permis certains progrès d’envergure dans notre compréhension des phénomènes économiques. Elle est en revanche critiquable pour son impérialisme et surtout sa fermeture dogmatique à toutes approches alternatives pouvant 2 unificateurs pouvant fonder sa démarche. Il s’agit par conséquent ici d’expliquer en détails les idées développées par les auteurs contribuant au projet du RC6, en soulignant notamment les apports d’une telle approche ontologique pour les courants hétérodoxes et plus particulièrement institutionnalistes. La deuxième section se propose ainsi de revenir sur les deux aspects du projet du RC, à savoir le développement d’une critique du mainstream et l’élaboration d’une ontologie sociale. La troisième section interroge la manière dont le RC peut s’avérer constituer un réel support pour l’hétérodoxie. Une quatrième section souligne les limites inhérentes à ce projet ainsi que les ambiguïtés qui persistent. Enfin, une cinquième et dernière section nous permet de conclure. 2. Le réalisme critique : d’une critique du mainstream à une ontologie sociale 2.1 Le réalisme critique en économie : quel projet ? Le meilleure moyen de parvenir à une compréhension claire du projet porté par le RC est précisément d’expliquer la signification des termes servant à le désigner, à savoir « réalisme » et « critique ». Le terme de « réalisme » a une longue histoire en philosophie, qui remonte au moins au Moyen-âge et à la querelle des Universaux opposant les nominalistes aux réalistes. En l’espèce, les réalistes étaient des philosophes défendant l’idée de la réalité ontologique de l’existence de concepts généraux tels que, par exemple, celui d’Humanité. Tandis que pour les nominalistes, de tels concepts étaient seulement des expressions servant à faciliter la communication et la coordination entre les individus, les réalistes leurs conféraient une réalité ontologique et, donc, causale. Le réalisme, dans cette acception, est un réalisme philosophique. Il est a distinguer du réalisme scientifique, qui postule que les objets ultimes de l’investigation scientifique sont prioritaires et indépendants de leur investigation, et du réalisme ontologique qui renvoi à l’idée d’enquête sur la nature des choses, de l’être, de l’existence [Lawson (1997, 15)]. A proprement parler, le RC renvoi à ces trois formes de réalisme simultanément, même si l’accent est délibérément placé sur le réalisme ontologique7. En parallèle, le réalisme du RC est à distinguer rigoureusement du réalisme empirique [Lawson (1997, Chap. 2), Hodgson (2001, Chap. 2)] : tandis que le premier avance l’idée que le monde (naturel ou social) existe indépendamment des représentations que l’on en a et qu’une analyse de ce dernier passe par l’étude des mécanismes le régissant, le second postule a) que le monde est fait de régularités empiriques qu’il importe de découvrir et b) que ce monde, et donc ses régularités, sont directement accessibles et connaissables (par exemple via des études économétriques)8. Ainsi définit, le réalisme n’est pas la propriété exclusive du RC, ainsi que Lawson [(2003, 63)] le reconnaît. Mais le projet du RC a ceci de spécifique qu’il entend critiquer la tendance implicite de la plupart des approches économiques à confondre la réalité avec ce qui est apparent - ce qui s’apparente à une forme de réalisme empirique, et surtout qu’il se propose de s’engager explicitement dans une analyse ontologique de la réalité sociale, engagement qui s’avérer pertinente pour éclairer certains phénomènes qu’elle n’est pas en mesure, du fait de ses orientations épistémologiques, d’analyser de manière pertinente. 6 Dans ce travail, on s’appuiera essentiellement sur les travaux de Tony Lawson. Notons toutefois que d’autres auteurs contribuent, plus ou moins directement, à ce projet. En économie, on peut notamment citer les travaux de G. Hodgson [(1999), (2001), (2004b), (2004c), (2005)] et, en sociologie, ceux de M. Archer [(2004)]. 7 « Indeed, it is a forthright concern with ontology, and in particular with elaborating the broad nature of aspects of natural and social reality, that explains in what follows the term realism being used in labelling perspectives distinguished » [Lawson (1997, 15)]. 8 La première caractéristique est issue de la définition du réalisme empirique donnée par Lawson [(1997, 18), (2003, 270)], tandis que la définition de Hodgson [(2001)], légèrement différente, met en avant la seconde caractéristique. 3 fait précisément défaut à l’ensemble des approches économiques9. L’exégèse du terme « réaliste » permet donc de saisir la première originalité du projet du RC en économie : jusqu’à présent l’ensemble des investigations épistémologiques en économie soit se concentraient, via une importation des travaux d’épistémologues de renom tels que Popper, Lakatos ou Feyerabend, sur les questions ayant traits à la comparaison et à la sélection des théories concurrentes, soit cherchaient à décrire la pratique effective des économistes dans une logique « bottom-up », ou encore, dans une optique normative, tentaient d’importer en provenance des sciences de la nature des critères épistémologiques pour ensuite les imposer en économie10. A l’opposé, le RC délaisse ces questions proprement épistémologiques et méthodologiques pour attirer l’attention des économistes sur l’ontologie de leur objet d’étude. En d’autres termes, le RC soutient la thèse que les progrès de l’économie passe par un questionnement, aussi bien de la part de ses pratiquants que de ceux plus spécifiquement intéressés par les questions d’épistémologie économique, de la nature et de l’essence du monde social qu’ils étudient11. Le second terme constitutif de l’expression « réalisme critique » demande lui aussi à être précisé. Initialement, ainsi que rappelé plus haut, le RC était baptisé réalisme transcendantal, en référence à l’inférence spécifique utilisée (l’inférence transcendantale) pour dériver une connaissance ontologique du monde naturel. Le terme de « critique » lui a été substitué en même temps que le réalisme transcendantal été transposé dans le domaine des sciences sociales. Il renvoi au fait que la spécificité du monde social est d’être structuré de manière duale par les rapports entre l’action humaine et les structures sociales (cf. infra). Ce faisant, les individus ont un pouvoir de transformation sur les structures sociales et ces dernières, lorsqu’elles se modifient, affectent à leur tour les pratiques humaines. Cette réflexivité et cette sensibilité de l’action humaine par rapport aux structures sociales résident dans la capacité de critique à disposition des individus : critique des structures prévalentes et critique des pratiques en vigueur. Le réalisme transcendantal appliqué au monde social doit prendre en compte cette spécificité ontologique, et donc se muer en réalisme critique (cf. notamment [Lawson (1997, 157-158)]). Partant de là, il n’est pas étonnant de constater que le projet du RC porté par Lawson se décline en deux objectifs distincts mais interdépendants : 1) souligner la fécondité potentielle d’une interrogation ontologique, notamment en montrant que celle-ci permet d’expliquer les défaillances des analyses du mainstream et 2) proposer une conception ontologique du monde sociale spécifique, pouvant servir de support à l’analyse économique. 9 « In identifying my project as realist I am first and foremost wanting to indicate a conscious and sustained orientation towards examining, and formulating explicit positions concerning, the nature and structure of social reality, as well as investigating the nature and grounds of ontological (and other) presuppositions of prominent or otherwise significant or interesting contributions. And I am wanting to suggest that it is precisely this sort of explicit concern with questions of ontology that is (or has been) lacking in modern economics » [Lawson (2003, 65)]. 10 Pour la première catégorie, se référer à l’excellent travail de Bruce Caldwell [1982]. La seconde approche est caractéristique du célèbre essai de Milton Friedman sur l’instrumentalisme méthodologique [Friedman (1953)]. Enfin, le troisième type de démarche se retrouve notamment dans l’ouvrage méthodologique de Mark Blaug [Blaug (1992)]. 11 Lawson insiste a plusieurs reprises sur le fait qu’il n’entend pas affirmer que tous les économistes doivent développer une théorie ontologique. Plus raisonnablement, il s’agit de sensibiliser ces derniers à l’importance des questions ontologiques et donc de les rendre plus réceptifs à des travaux dédiés spécifiquement à cette problématique. 4 2.2 Les limites du déductivisme et du formalisme en sciences sociales Même si, dans l’absolu, la fécondité d’une interrogation ontologique peut être démontrée de plusieurs manière, dans ses écrits, T. Lawson s’applique en fait essentiellement a montrer qu’une perspective ontologique permet d’expliquer les limites de la théorie standard12. Sur ce point, Lawson [2003, 3] résume ainsi sa critique en quatre thèses : a) L’économie académique est largement dominée par un courant standard, une orthodoxie, dont l’essence réside dans l’insistance sur les méthodes de modélisations mathématiques et déductives. b) Le projet de la théorie standard ne se porte pas bien. c) L’une des raisons est que les méthodes déductives et mathématiques sont appliquées dans des conditions qui ne sont pas appropriées. d) En dépit de ses ambitions contraires, le projet de l’économie standard empêche l’économie d’exprimer son potentiel explicatif mais l’empêche aussi de se constituer en science, au sens des sciences naturelles. Sans revenir en détail sur chacune de ces thèses13, on peut résumer schématiquement l’argumentation de Lawson, qu’il défend dans tous ses écrits, de la manière suivante. L’auteur part du constat que l’économie standard se trouve depuis maintenant plusieurs décennies dans une impasse qui se manifeste par le fait qu’elle est en échec au regard de ses propres critères d’évaluation, à savoir la faculté des théories à élaborer des prédictions testables et justes. Il en est alors déduit que le projet de l’économie standard ne se porte pas bien, la question étant ensuite d’en déterminer les causes. Un deuxième constat est alors fait : l’essence de l’économie standard, ce qui la caractérise, est son recours quasi-exclusif à des méthodes déductives de modélisations mathématiques. A partir de ces deux premières thèses, Lawson en arrive à une troisième, qui constitue en fait le véritable point de départ de sa réflexion ontologique14 : une partie (en fait, la quasi-totalité) de cet échec s’explique par le fait que l’usage de la méthode déductive et mathématique n’est pas adapté à l’objet d’étude auquel elle est appliquée, le monde social. Dès lors, il s’agit de préciser deux éléments : d’une part, caractériser l’ontologie implicite sur laquelle repose la méthode de l’économie standard15, ontologie qui, si elle était effective, permettrait à la méthode déductive d’être efficace ; d’autre part, démontrer dans quelle mesure l’ontologie effective du monde social fait que la méthode déductive ne peut être applicable efficacement que très rarement, de telle sorte qu’une nouvelle démarche doive être adoptée. 12 Ce faisant, l’auteur démontre, quoique indirectement, l’utilité d’une interrogation ontologique. Soulignons toutefois que d’autres auteurs s’inscrivant dans le cadre du RC ont développé dans analyses portant sur des auteurs plus spécifiques (comme Hayek, Schumpeter ou Commons) de manière à réinterpréter leurs travaux sous un jour nouveau. 13 On renverra à [Lawson (2003, Chap. 1)] pour cela. 14 Ces deux premières thèses sont relativement consensuelles, au moins parmi les économistes hétérodoxes. Soulignons néanmoins que la caractérisation du mainstream par son recours à la méthode déductive et mathématique pose des difficultés (voir la section 4) et que le constat de l’échec de l’économie standard, s’il a été exprimé y compris par certains économistes orthodoxes de renom (Blaug, Kirman, Arrow, etc.) est loin d’être partagé par tous. 15 L’un des postulats du RC est en effet de considérer que toute démarche épistémologique ou méthodologique repose nécessairement sur des présupposés ontologiques. Lawson qualifie l’attitude consistant à penser que toutes les questions ontologiques peuvent être réduites à des problèmes épistémologiques (au sens restreint) « d’erreur épistémique » (epistemic fallacy). Pour une démonstration que la thèse méthodologique de l’instrumentalisme de Friedman [1953] s’appuie sur de forts présupposés ontologiques, voir [Hédoin (2005, Chap. 6)]. 5 Concernant le premier point, il s’agit de partir du fait que l’essence de l’économie standard réside dans sa méthode déductive et de formalisation mathématique. Lawson définit ainsi le déductivisme : « By deductivism I mean a type of explanation in which regularities of the form ‘whenever event x then event y’ (or stochastic near equivalent) are a necessary condition. Such regularities are held to persist, and are often treated, in effect, as laws, allowing the deductive generation of consequences, or predictions, when accompanied with the specification of initial conditions. Systems in which such regularities occur are said to be closed » [Lawson (2003, 5)]. Il faut relever le caractère idiosyncrasique de cette définition. Traditionnellement, le déductivisme renvoi à l’utilisation de l’inférence déductive qui consiste à passer logiquement d’une proposition générale à une proposition particulière16. Il n’y a pas nécessairement de lien avec l’existence de régularités empiriques, un système déductif peut être composé de relations abstraites et non empiriques17. La particularité de la définition offerte par Lawson est qu’elle fait référence à l’existence de régularités empiriques sur lesquelles il est possible d’apposer un ensemble de propositions logiquement liées entre elles18. Ainsi que cela est précisé, pour que de telles régularités apparaissent, il faut que le système dans lequel elles se produisent soit (ontologiquement) clos. En d’autres termes, Lawson estime que la méthode déductive, c'est-à-dire consistant à partir de propositions très générales (des axiomes, par exemple : « tous les individus ont des préférences » et des postulats, par exemple : « les individus sont rationnels ») pour en déduire logiquement des propositions de plus en plus spécifiques devant être testées empiriquement ne peut fonctionner qu’à la seule condition qu’elle s’applique à un système fermé, c'est-à-dire contenant un nombre fini d’agents et de relations. Or, selon Lawson, une telle fermeture est non seulement rare dans le monde de la nature mais même inexistante dans le monde social. A partir du moment où l’on postule que le système que l’on étudie est un système fermé, il devient alors possible de rechercher des régularités du type « si x alors y » : en effet, la fermeture du système garantit qu’aucune perturbation externe (ou interne) ne viendra remettre en cause l’occurrence des régularités. Le fait que le système soit linéaire ou au contraire chaotique n’a, de ce point de vue, aucune incidence : dès lors que dans des conditions 16 Par exemple, à partir de la proposition générale suivant laquelle « le soleil se lève tous les jours à l’est », nous pouvons déduire la proposition particulière « aujourd’hui, le soleil se lèvera à l’est ». 17 Le positivisme logique qualifie ces propositions « d’analytiques », par opposition aux propositions « synthétiques » qui, elles, se réfèrent à un événement empirique. 18 On reviendra dans la section 4 sur les problèmes que pose une telle définition du déductivisme. Relevons toutefois qu’elle n’est peut être pas si iconoclaste qu’il y parait. En définissant ainsi de manière générique le déductivisme, il apparaît en fait que Lawson [1997, 17] renvoi à la théorie de l’explication qui a été développé dans le cadre du positivisme logique par Hempel et Oppenheim [1948], théorie dite du « covering-law model ». Selon cette dernière, toute théorie scientifique se décline suivant un modèle déductif-nomologique composé d’axiomes (affirmations primitives) et de théorèmes (affirmations dérivées) s’enchaînant de manière déductive [Caldwell (1982)]. Cependant, ce modèle déductif-nomologique ne fonctionne qu’avec des lois générales. Or, le plus souvent, les scientifiques (et, en l’espèce, cela est souvent le cas des économistes) vont s’appuyer sur des relations statistiques. Dans ce cadre, Hempel a développé un second modèle, dit « inductif-probabiliste » qui consiste en fait simplement à inverser l’enchaînement déductif : on part alors de propositions spécifiques pour en dériver des propositions générales. Ce modèle conduit directement à la thèse de la symétrie [Caldwell (1982), Blaug (1992)] qui consiste à affirmer que l’explication et la prédiction sont logiquement identiques dans leur structure. Par conséquent, c’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la critique assez virulente que Lawson (notamment [1997, Chap. 7]) développe sur l’économétrie : formellement, l’économétrie ne relève pas d’un modèle déductif au sens traditionnel du terme. Cependant, elle rentre bien dans le cadre du modèle inductifprobabiliste tel que définit par Hempel et s’intègre donc dans la théorie générale de l’explication scientifique que critique Lawson. On pourra toutefois objecter qu’il n’est pas du tout évident que la structure explicative de l’économie standard se décline exactement à l’identique de la théorie de l’explication proposée par Hempel. De plus, la critique de Lawson est inopérante dès lors que le modèle déductif est utilisé dans une perspective purement heuristique, c'est-à-dire ne visant pas à produire des propositions empiriques. Sur ce point spécifique, cf. [Hodgson (2004b)]. De manière générale, cf. section 4 ci-dessous. 6 exactement identiques un même résultat se produit invariablement (ou en moyenne, en terme probabiliste), alors on est dans un système clos. La critique de Lawson porte uniquement sur la structure d’explication, par conséquent que le raisonnement soit déductif ou inductif n’a aucune importance, l’important étant qu’un système fermé soit postulé, avant ou après collection des données ou travail empirique (voir la note n° 18). On comprend donc que l’utilisation, par les économistes, des méthodes déductives et mathématiques supposent de facto une ontologie particulière, à savoir l’existence de systèmes fermés garantissant l’existence – ontologique – de régularités déterministes19. Ce n’est que dans la mesure où de tels systèmes existent réellement que les méthodes correspondantes peuvent se révéler adéquates. Comment caractériser un système fermé ? Selon Lawson [(1997, 98 et suiv.), (2003, 12)], un système, pour être clos, requiert deux fermetures : une fermeture intrinsèque et une fermeture extrinsèque : • La fermeture intrinsèque suppose, pour être effective, deux conditions : d’une part, il faut que la structure interne de chaque élément de l’analyse soit constante (condition de constance intrinsèque), et il faut d’autre part que le résultat général global des événements soit réductibles aux conditions du système, en d’autres termes qu’il n’y ait pas d’effet émergent (condition de réductibilité). Ainsi que l’indique Lawson, ces deux conditions seront satisfaites dans la mesure où l’on adopte une vision atomistique de l’individu20. • La fermeture extrinsèque implique que les éléments internes au système ne soient pas perturbés par des facteurs extérieurs. Il faut alors soit internaliser (les endogénéiser) ces facteurs, soit démontrer que leur influence est constante21. La théorie économique standard parvient, par le biais de plusieurs dispositifs, à obtenir la fermeture des systèmes qu’elle étudie. Sur le plan intrinsèque, la fermeture est ainsi obtenu par l’intermédiaire de l’individualisme méthodologique et de l’hypothèse de rationalité, ainsi que par la détermination de certaines fonctions objectives (fonctions d’utilité, fonctions de profit). La fermeture extrinsèque est atteinte en limitant volontairement, souvent par la clause ceteris paribus, le nombre de facteur pris en compte ou bien en traitant certains éléments de manière exogène22. Le point important à relever est qu’il ne s’agit bien évidemment pas d’une fermeture « réelle » au sens ontologique : il s’agit d’une fermeture artificiellement postulée de manière à rendre applicable la méthode déductive et mathématique. Ce nécessaire recours à des hypothèses instrumentales est en lui-même une indication de l’inadéquation entre, d’une part, l’ontologie implicite sur laquelle est élaborée la méthode 19 Les régularités déterministes sont un présupposé ontologique qui consiste dans la proposition suivante : « for every economic event or state of affairs Y there exists a set of events or conditions X1, X2… Xn, such that Y and X1, X2,… Xn are regularly conjoined under some (set of) formulation(s) » [Lawson (1997, 98)]. 20 On peut ajouter également qu’en plus d’être atomistique, il faut également que cette vision de l’individu soit homogène, en d’autres termes que tous les individus soient conçus de manière identique (même type de rationalité par exemple). En combinant l’individualisme méthodologique à la fiction de l’agent représentatif, une partie de l’économie standard (celle de la « macroéconomie aux fondements microéconomiques ») rempli clairement ces critères. 21 Dans la pratique, les économistes parviennent souvent à fermer de manière extrinsèque le système qu’ils étudient via la clause ceteris paribus. Bien entendu, il s’agit là d’une fermeture épistémologique et non d’une fermeture ontologique. 22 Comme c’est le cas par exemple dans le modèle de croissance de Solow où le progrès technique n’est pas expliqué par le modèle. Ce dernier décrit un système fermé où la croissance est fonction du taux de croissance de la population (cette relation suppose en elle-même une régularité déterministe). Le progrès technique est ensuite introduit de manière ad hoc (le « résidu de Solow ») afin d’expliquer une partie du contenu de la croissance dont le modèle ne peut rendre compte. 7 déductive de la théorie standard, et l’ontologie du monde social qu’elle est censée étudier. On atteint donc ici le deuxième point de l’argumentation développée par Lawson : montrer que cette inadéquation condamne l’économie standard à ne jamais pouvoir remplir ses objectifs annoncés. Si l’approche économique standard est obligée de postuler artificiellement un monde social clos, cela est précisément parce que ce dernier est au contraire fondamentalement ouvert. Cela signifie que les régularités déterministes dont l’approche standard postule l’existence sont au contraire une exception ontologique. En d’autres termes, le monde social se caractérise par une telle complexité que la méthode déductive est, dans la majorité des cas, incapable d’en rendre compte. Surtout, cette méthode est vouée à l’échec dans la mesure où elle recherche des éléments (des régularités) qui n’existent pas ou peu. Cela apparaît clairement dans le deuxième aspect du projet du RC, qui consiste à élaborer une théorie de l’ontologie sociale. 2.3 L’ontologie sociale du RC La critique du mainstream développée par le RC, tout du moins dans la version défendue par Lawson, se décline donc de la manière suivante : l’économie standard se caractérise par son recours systématiques aux méthodes déductives et mathématiques. Pour fonctionner, de telles méthodes nécessitent qu’elles soient appliquées dans le cadre de systèmes fermés, intrinsèquement et extrinsèquement. Or, le monde social23 est ontologiquement fondamentalement ouvert, de telle sorte qu’il n’existe que très peu de régularités déterministes dont l’existence est nécessaire pour que la méthode déductive fonctionne. Par conséquent, l’objectif prédictif des sciences sociales, et en particulier de l’économie, n’est pas compatible avec la nature du monde social et de nouvelles méthodes doivent être mises en place. La détermination de ces nouvelles méthodes passe au préalable par une interrogation ontologique et, donc, par l’élaboration d’une ontologie du monde social. Selon Lawson, afin de postuler l’existence de systèmes fermés, l’économie standard est forcée d’appréhender son unité d’analyse – les individus – comme un ensemble d’atomes isolés : « A further important feature, which is less often recognised (or at least rarely explicitly acknowledged), is that the dependency of mathematical-deductivist methods on closed systems in turn more or less necessitates, and certainly encourages, formulations couched in terms of (i) isolated (ii) atoms » [Lawson (2003, 13)]. L’ontologie sociale développée par le RC permet précisément de montrer que cela n’est pas le cas. La conception ontologique proposée par le RC n’est qu’une conception parmi d’autres : il ne s’agit pas de prétendre qu’elle soit la seule valable24 ou que les autres conceptions lui soit inférieures. Néanmoins, en développant explicitement une ontologie sociale, le RC entend expliquer la faillite de l’économie standard et proposer certains fondements pour des approches économiques alternatives. On peut appréhender la démonstration ontologique du RC en distinguant deux étapes : il s’agit dans un premier temps de proposer une « structure 23 A noter que Lawson défend également l’idée que le monde naturel comporte très peu de systèmes clos. Cela le conduit à défendre l’idée – provocatrice – que la science, de manière générale, n’a pas à avoir recours de manière absolue et systématique aux mathématiques. Dans cette optique, pas plus que les sciences sociales, les sciences de la nature n’auraient pas pour objet de faire des prédictions mais plutôt, comme pour les sciences sociales, de mettre à jour les mécanismes structurels sous-jacents à l’origine des phénomènes que quiconque peut constater empiriquement. Cf. infra. 24 En effet, une perspective réaliste selon laquelle il existe une réalité indépendante des représentations que l’on en a n’implique pas nécessairement que cette réalité soit directement connaissable (c’est là l’erreur du réalisme empirique) ou que sa connaissance dépende uniquement de la manière de l’appréhender (c’est l’erreur épistémique). Il est postulé que la réalité existe, mais pas que sa connaissance soit directe ou dépourvue d’ambiguïté. Toutefois, ce simple postulat encourage à la recherche de la connaissance de la réalité. 8 ontologique » générale commune au monde social et au monde naturel, pour ensuite élaborer les spécificités ontologiques du monde social. La première étape constitue en fait une transposition directe du réalisme transcendantal de Bhaskar [Lawson (1997, 21)] : à l’encontre d’une conception humienne de la causalité et de la réalité (conception à l’origine du réalisme empirique), le RC considère que le monde n’est pas réductible aux événements empiriques tels qu’ils peuvent être perçus par les individus. Au-delà de ces phénomènes, il existe un ensemble de mécanismes non directement perceptibles, mais néanmoins bien réels, qui agissent en tant que forces pour produire des phénomènes empiriques. En d’autres termes, les mondes naturel et social sont ontologiquement structurés en différents domaines liés entre eux mais ontologiquement distinct. Plus précisément, selon Lawson [1997, 21-22], toute réalité se décompose en trois parties25 : • Les « structures » : il s’agit d’ « objets » qui le plus souvent ne peuvent être observés, mais qui existent par leurs effets sur les niveaux ontologiques inférieurs. Dans le domaine de l’économie, on peut y inclure entre autre : la compétition, les normes et conventions, les savoirs tacites, les relations de classes, les valeurs, la notion de justice etc. • Les objets ou entités « factuelles » (actual) : ce sont des objets observables et mesurables, qui s’expliquent par les structures qui les sous-tendent. En économie, ce niveau correspond, par exemple, aux prix et salaires, aux ventes, aux profits ou pertes, à la demande/offre de monnaie, au taux d’intérêt, au revenu national etc. • Le niveau « empirique » : il se réfère aux sensations et aux impressions qui sont procurées par les entités factuelles. Il renvoie à un ensemble d’éléments d’ordre psychologique tels que, par exemple, les interprétations, l’anticipation des événements futurs, une attitude positive ou négative à l’égard des mêmes faits etc. Un exemple, tiré du monde naturel, peut permettre de clarifier cette conception : lorsque à l’automne, on peut observer les feuilles tomber des arbres, tourbillonner dans les airs pendant quelques secondes, pour finalement s’échouer sur le sol, nous devons, si nous voulons expliquer le phénomène empirique observé (la chute de la feuille sur le sol) aller au-delà de la simple observation pour nous interroger sur les mécanismes sous-jacents ayant provoqué ce phénomène. En l’espèce, parmi ces mécanismes non directement observables, on pourra évoquer la gravité mais aussi le vent et la structure aérodynamique de la feuille. L’ouverture du monde naturel se manifeste par le fait que plusieurs mécanismes (« structures ») agissent simultanément, de telle sorte qu’il est très difficile de prévoir la trajectoire exacte de la chute de la feuille. En revanche, il devient possible a posteriori de l’expliquer26. Un même raisonnement peut être mené pour le monde social. Soit l’exemple du dilemme du prisonnier appliqué à la relation salariale (cf. figure 1) [Leibeinstein (1982)] : 25 Voir également [Hédoin (2005, Chap. 6)]. Du fait de l’ouverture du système, il est quasiment impossible a priori de déterminer quels seront les mécanismes qui joueront un rôle dans le déroulement du phénomène empirique. Ainsi, si l’on peut prévoir, de manière isolé, l’influence d’un mécanisme (par exemple, la gravité) ou de la combinaison de deux ou plusieurs mécanismes, on ne peut affirmer a priori quelle combinaison de mécanismes se manifestera effectivement (par exemple, pendant la chute de la feuille, une pluie peut se mettre à survenir et donc altérer cette chute). Le seul moyen de surmonter cette difficulté est de recourir à l’expérimentation, c'est-à-dire de fermer artificiellement le système. Mais, outre le fait que cela n’est véritablement possible que dans les sciences de la nature, Lawson [(2003, 23-24)] remarque que, même dans ces dernières, l’expérimentation n’est pas utilisée pour permettre la prédiction de régularités. Au contraire, les résultats de l’expérimentation sont souvent appliqués, avec succès, dans un contexte où il n’existe pas de régularités, non pour prédire mais plutôt pour souligner l’existence d’un mécanisme causal sous-jacent impossible à isoler empiriquement. 26 9 Figure 1 Employeur Rémunération forte Rémunération faible Effort max. A 10 ; 10 B 2 ; 12 C 12 ; 2 D 4;4 Employé Effort min. La relation salariale employeur/employé peut être appréhendée comme relevant typiquement de la configuration du dilemme du prisonnier. Dans le cadre des hypothèses relatives à la rationalité des individus caractéristiques de la théorie des jeux, l’employé cherche à obtenir la rémunération la plus forte possible pour un effort minimal, tandis que l’employeur attend de son employé un effort maximum tout en cherchant à le rémunérer de la manière la plus faible possible. De ce fait, bien que la meilleure solution collective soit incontestablement la solution A, l’équilibre de Nash correspond à la solution D, soit la pire solution collective. En d’autres termes, dans le cadre de la relation salariale, on peut s’attendre à ce que le comportement « économiquement » rationnel des individus débouche sur des difficultés dans les entreprises. Or, ainsi que le remarque Leibeinstein [1982], la relation salariale s’avère dans les faits bien plus efficace et, le plus souvent, on constate que la situation empirique va se situer quelque part entre la solution A et la solution D. Le contraste entre la situation empirique constatée et la solution présupposée par la théorie des jeux (laquelle raisonne typiquement en système fermé – intrinsèquement, via l’hypothèse de rationalité et extrinsèquement en se limitant à deux individus et deux stratégies possibles) nécessite de s’interroger sur les mécanismes causaux sous-jacents à ce phénomène, en d’autres termes sur les structures déterminant l’occurrence des événements aux niveaux empiriques et factuels. En l’espèce, ainsi que le relève Leibenstein, le comportement rationnel des individus (qui renvoi à un type de mécanisme causal) est contrebalancé par une convention de travail (autre mécanisme causal), de la même manière que la chute des feuilles induite par la gravité est contrebalancée par le vent. Rétroduction et argument transcendantal La conception structurée du monde, naturel comme social, développée par le RC indique que le but de toute science, loin d’être de prédire l’occurrence d’événements à partir de la découverte de régularités déterministes, est au contraire de mettre à jour les mécanismes causaux issues des structures sous-jacentes. Ce n’est qu’une fois ces structures découvertes qu’il sera ensuite possible de les expliquer, sans pour autant que la possibilité des prédire les événements empiriques soit garantie27. 27 Ce faisant, on peut constater que la symétrie entre explication et prédiction que l’on retrouvait dans la théorie de Hempel et Oppenhein est ici rompue. 10 Ce pose alors la question de la découverte de ces structures. Ainsi que l’on a pu le souligner précédemment, le RC considère que la méthode déductive (et donc, par symétrie, l’induction) n’est adaptée que dans un contexte ontologique spécifique. Pour ce qui est de la découverte des structures, le RC met en avant une nouvelle inférence : la rétroduction28 [Lawson (1997, 24), (2003, 80). La déduction comme l’induction ont en commun de ne forcer le chercheur à ne considérer qu’un seul niveau de la réalité auquel le phénomène à expliquer peut être trouvé. En d’autres termes, ces deux inférences n’amènent pas le chercheur à rechercher les mécanismes causaux sous-jacents aux phénomènes empiriques. A l’inverse, la rétroduction (ou abduction) consiste à inférer d’un phénomène empirique observé, sous la forme d’une hypothèse, les causes structurelles l’ayant produit : « It consists in the movement, on the basis of analogy and metaphor amongst other things, from a conception of some phenomenon of interest to a conception of some totally different type of thing, mechanism, structure or condition that, at least in part, is responsible for the given phenomenon » [Lawson, (1997, 24)]29. Ainsi que le relève Lawson [2003] (comme avant lui Peirce), dans la pratique la rétroduction fonctionne très souvent sur la base du recours à des métaphores ou des analogies et repose très largement sur l’intuition du chercheur et sur la chance. Il importe de souligner que l’inférence rétroductive ne permet que la formulation d’hypothèses, la déduction et l’induction gardant par ailleurs toute leur place : la première, à partir des hypothèses formulées, permet d’en dériver logiquement des propositions et la seconde, à titre d’inférence non démonstrative, sert à confronter les propositions logiquement déduites à la réalité empirique. La démarche à suivre pour mettre à jour les mécanismes causaux se « cachant » derrière les phénomènes empiriques précisée, il devient alors possible pour le RC de procéder à l’élaboration de sa théorie ontologique du monde social, sujet qui occupe une place importante du dernier ouvrage de T. Lawson [2003]30. C’est à ce niveau qu’intervient un autre élément clé de la démarche du RC : l’argument transcendantal. Ce dernier renvoi à un type de raisonnement mobilisé – et qualifié ainsi – par Kant consistant à formuler un argument formel méta-empirique dont la tentative de réfutation démontre de facto sa validité. En d’autres termes, il s’agit d’un argument logiquement nécessaire dans le cadre du principe de noncontradiction. Lawson [(2003, 34)] réinterprète l’argument transcendantal comme une forme spécifique d’inférence rétroductive partant de faits largement établis par l’expérience pour en inférer les conditions nécessaires à leur réalisation. Dit autrement, il s’agit d’un cas particulier d’abduction où l’on part de faits largement admis et dont l’occurrence requiert nécessairement l’existence de certaines structures, lesquelles peuvent alors être révélées de manière transcendantal (c'est-à-dire sans recourir à une expérimentation et sans qu’il faille ensuite procéder à une vérification). Il devient alors possible, à partir de quelques éléments transcendantaux, d’inférer les caractéristiques ontologiques principales du monde social. 28 Notons que cette nouvelle inférence n’est pas si nouvelle. En effet, ainsi que le relève d’ailleurs Lawson [1997, 294n], la rétroduction peut également être appelée abduction, terme popularisé par le philosophe pragmatiste américain Charles Sanders Peirce à la fin du 19ème siècle et réutilisé dans une partie de la littérature institutionnaliste américaine [Hédoin (2005)]. 29 Un exemple peut permettre de mieux comprendre l’inférence rétroductive : la déduction consiste dans le passage de la proposition « le soleil se lève tous les matins à l’est » à la proposition « le soleil se lèvera ce matin particulier à l’est ». L’induction consiste elle à passer de la proposition « le soleil s’est levé ce matin à l’est » à la proposition « le soleil se lèvera tous les matins à l’est ». En revanche, la rétroduction est de nature différente : elle consiste à partir de l’observation empirique « le soleil s’est jusqu’à présent toujours levé à l’est » pour dériver une hypothèse sur le mécanisme expliquant cette observation et pouvant la généraliser. 30 Lawson consacrait déjà deux chapitres à cette question dans son ouvrage de 1997 mais procède d’une manière bien plus systématique dans Reorienting Economics. On s’appui donc principalement sur ce dernier. 11 Une réalité sociale organique et structurée Un premier argument transcendantal peut être formulé à partir du constat que l’action humaine est, dans l’ensemble, relativement efficace, dans la mesure où les individus réussissent souvent à atteindre leurs objectifs. En parallèle, on peut néanmoins constater que les individus n’acquièrent cette efficacité qu’à partir d’un certain âge, après l’acquisition d’une certaine expérience et d’une éducation. La complexité du monde social se manifeste notamment à l’occasion de voyages, lorsque des individus vont dans des sociétés différentes. Cependant, au-delà de ces difficultés, on constate quotidiennement que des individus de culture différente parviennent à se coordonner. L’ensemble de ces constats empiriques permet d’inférer qu’une certaine proportion des pratiques et activités humaines sont compréhensibles par les autres et même prévisibles dans certaines limites [Lawson (2003, 35)]. En même temps, le fait qu’il faille disposer d’une certaine éducation et expérience pour parvenir à une action efficace tend à indiquer que l’action humaine a besoin de règles et de codes sociaux pour permettre la coordination. On peut donc en inférer que le monde social est structuré par des règles sociales prenant la forme de procédures généralisées d’action du type « si x, alors fait y, dans les conditions z »31. Les règles sociales ont la propriété de rendre le comportement humain en partie prévisible, sans pour autant que ces règles ne soient des prédictions en tant que telle, mais plutôt des facteurs normatifs, légitimant ou facilitateurs. Cependant, il peut être observé de manière récurrente que ces règles ne sont pas toujours scrupuleusement respectées, qu’elles sont parfois interprétées de diverses manières, voire même parfois volontairement transgressées ou ignorées. Par un nouvel argument transcendantal on peut alors en inférer que les règles sociales sont ontologiquement distinctes des pratiques sociales [Lawson (2003, 37)] et donc de l’action humaine : les individus ont une capacité de réflexivité par rapport aux règles, ils ont la possibilité de les contourner, de les critiquer voire de les supprimer. Cette dernière inférence est fondamentale dans le sens où elle nous indique que le monde sociale est structuré de manière duale entre, d’un côté, l’action humaine et les pratiques sociales, et, de l’autre, les règles et structures sociales. Cette structuration est une spécificité ontologique du monde social que l’on ne retrouve pas dans les sciences de la nature, spécificité dont les sciences sociales doivent évidemment tenir compte. La dualité entre l’action et la structure est renforcée à partir du moment où l’on constate qu’un même individu peut occuper différentes positions sociales avec, à chaque fois, des fonctions et des rôles qui diffèrent : ainsi, le chercheur en économie est également en même temps32 un consommateur, un père (ou un fils, un oncle etc.), éventuellement un syndicaliste ou encore le trésorier d’une association. Cela indique qu’un même individu est nécessairement soumis à plusieurs règles simultanément, des règles parfois contradictoires, et qu’il peut être amené à faire des choix soit quant au respect de ces règles, soit quant à l’occupation de différentes positions sociales. On peut donc en inférer qu’il existe une certaine autonomie de l’action humaine vis-à-vis des structures sociales. En parallèle, cependant, on peut constater que l’existence de la plupart des positions sociales et des groupes sociaux, et les pratiques qu’ils engendrent, sont nécessairement orientés vers d’autres. Par exemple, l’existence de la catégorie « employeur » nécessite obligatoirement l’existence de la catégorie « employé ». Ces relations internes, dont on peut remarquer qu’elles existent également dans le monde 31 [Lawson (2003, 36)]. L’auteur note à juste titre que la stipulation « sous la condition z » est souvent ignorée dans les formulations explicites, mais que, quoiqu’il en soit, elle est nécessairement supposée implicitement. 32 Le terme « en même temps » peut prêter à discussion : l’individu qui pratique une activité de recherche est rarement dans la possibilité d’occuper simultanément la position d’un consommateur ou d’un père. De ce point de vue, on peut se demander si la relation entre action et structure est de nature diachronique ou synchronique. Au sein du RC, Margaret Archer [2004] défend la première option. 12 naturel [Lawson (2003)] font que le monde social, en plus d’être structuré, est ontologiquement organique. Dualité action/structure et modèle transformationnel Il est établit que l’action humaine (human agency) et les structures sociales sont ontologiquement distinctes, la première disposant même d’une certaine autonomie par rapport à la seconde. Cependant, une telle séparation n’indique pas qu’il n’existe pas des interdépendances ontologiques. Ainsi, les structures sociales sont « réelles » dans le sens où elles sont causalement efficaces sur l’action humaine. Par exemple, nous serions dans l’incapacité de parler sans la connaissance d’un langage de la même manière qu’un employé de banque serait dans l’incapacité de venir travailler au guichet de sa banque les cheveux teints en rose : dans les deux cas, ce sont bien les structures sociales (le langage, le code vestimentaire explicite de la banque mais aussi les normes vestimentaires implicites de la société) qui ou bien permettent l’action humaine, ou au contraire la contraignent. Par conséquent, on peut en inférer que les structures sociales déterminent en partie l’action humaine, sans la diriger totalement. De plus, si l’action humaine est en partie autonome vis-àvis des structures sociales, il en va de même pour ces dernières vis-à-vis de l’action humaine dans la mesure où la plupart d’entre elles sont temporellement antérieures aux individus. Enfin, on peut constater que les individus disposent d’une capacité – plus ou moins développée suivant les cas – pour faire évoluer les structures sociales via leur action, que cela soit intentionnel ou non, sans pour autant ignorer qu’il existe une tendance à la reproduction sociale, laquelle peut être inférée de l’expérience quotidienne qui nous permet d’observer que les activités humaines bénéficient d’une certaine continuité. L’ensemble de ces éléments nous permet d’aboutir au modèle transformationnel du RC [Lawson (1997), (2003)]. Ce modèle postule que l’action humaine et les structures sociales sont chacune issues des effets émergents produits par l’autre33. Dit autrement, on ne peut pas réduire l’action humaine aux structures sociales (comme le fait le holisme méthodologique) ni les structures sociales à l’action humaine (ce que fait l’individualisme méthodologique) dans la mesure elles s’influencent mutuellement de manière constante. En lieu et place, il est nécessaire de développer une conception du monde social selon laquelle la réalité sociale est constamment reproduite ou transformée par les interactions entre les actions des individus et les règles sociales [Lawson (2003, 40)]. Cette ontologie sociale incite donc à la production de théories (économiques, sociologiques ou autres) qui prennent en compte cette interaction perpétuelle entre action et structure et qui cherchent à la fois à mettre à jour les structures influençant l’action humaine et à expliquer leur apparition. Ainsi que le relève Lawson, l’intérêt de l’enquête ontologique est également de souligner les erreurs potentielles devant être à tout prix évitées : la généralisation de raisonnements en système fermé à des systèmes ouverts, le relativisme ontologique ou encore l’emploi exclusif de telle ou telle méthode alors qu’elle n’est pas appropriée à l’objet d’étude. 3. Le réalisme critique comme support de l’hétérodoxie 3.1 Une nouvelle définition de l’hétérodoxie En définissant d’une manière spécifique et tranchée l’orthodoxie comme l’ensemble des théories économiques reposant sur la méthode déductive et la modélisation mathématique et présupposant l’existence de systèmes fermés, le RC contribue simultanément à offrir, dans un 33 Sur la notion de propriété émergente, centrale dans le RC mais aussi dans certaines approches institutionnalistes et évolutionnistes, cf. [Hodgson (2004a)] et [Lawson (2003)]. 13 premier temps tout du moins, une définition « par la négative » de l’hétérodoxie : l’ensemble des approches ne s’appuyant pas, ou peu, sur le déductivisme et la formalisation mathématique et reposant, au moins implicitement, sur une ontologie sociale faite de systèmes ouverts. Cette définition est d’une importance fondamentale dès lors que l’on cherche à définir les contours de l’hétérodoxie afin d’en penser l’unité. Cependant, son caractère hautement idiosyncrasique appelle au préalable à quelques précisions. Il convient notamment de remettre en avant la spécificité de la position défendue par le RC. Dans l’histoire de la pensée économique, il est possible de repérer deux traditions épistémologiques s’étant opposées [Lawson (1994)] : une tradition naturaliste concevant la science et l’économie notamment comme une activité fondée sur des principes positivistes et sur les notions humiennes de lois et de causalité, et une tradition anti-naturaliste (que l’on pourrait qualifier de « subjectiviste » ou d’« herméneutique ») qui repose sur une distinction radicale entre sciences de la nature et sciences sociales, tant au niveau de la nature de leur objet de recherche respectifs que de la méthode à mettre en œuvre pour les étudier. La première tradition renvoie directement à l’approche de l’économie standard et de l’économétrie34, tandis que la seconde, que Lawson fait remonter à l’idéalisme transcendantal de Kant, a été porté par des auteurs tels que Dilthey, Weber ou Hayek35. Il pourrait être tentant de penser que la démarcation orthodoxie/hétérodoxie est calquée sur l’opposition naturalisme/anti-naturalisme. Sur un plan purement historique, cette idée est d’ailleurs en partie exacte : il est incontestable que la théorie néoclassique s’est élaborée à partir de principes épistémologiques naturalistes hérités du positivisme logique (cf. [Caldwell (1982)]) et certains courants hétérodoxes, comme l’école autrichienne et l’institutionnalisme américain, ont adopté des perspectives anti-naturalistes plus ou moins radicales. Cependant, le RC rejette ce critère de démarcation dans la mesure où son réalisme ontologique l’amène à critiquer à la fois certains aspects du naturalisme et d’autres aspects du subjectivisme ou de l’herméneutique. Ainsi que déjà mentionné, le RC rejette l’idée naturaliste suivant laquelle l’objet des sciences de la nature, et a fortiori des sciences sociales, serait de découvrir des régularités empiriques et de tester les propositions qui les mettent à jour. De ce point de vue, le RC s’accorde avec l’herméneutique et le subjectivisme sur le fait que le monde social se caractérise par le fait que les sciences sociales traitent d’une réalité interprétée et conceptualisée par les agents. Néanmoins, contre cette vision anti-naturaliste, le RC postule non seulement que la réalité sociale existe objectivement (de manière « intransitive ») et que l’objectif des sciences sociales ne diffèrent pas de celui des sciences de la nature, à savoir découvrir des tendances causales générées par des structures ontologiquement distinctes de l’action humaine. Cette manière de dépasser le débat naturalisme/subjectivisme amène le RC à redéfinir le critère de démarcation entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie : l’orthodoxie renvoie à l’économie standard et à l’économétrie, dont les méthodes déductives et mathématisées les amènent à raisonner à partir de systèmes fermés, l’hétérodoxie économique renvoie à l’ensemble des 34 Ainsi que, probablement, à d’autres approches « non-standards », ce qui dans ce cas pose des difficultés au critère de démarcation proposé par le RC dans la version défendu par Lawson. Cf. section 4. 35 Il s’agit d’auteurs mentionnés par Lawson [1994] lui-même. Relevons cependant que pour Hayek comme pour Weber, les choses ne sont pas aussi tranchées que cela. Ainsi, Weber [1965] a pris le soin dans ses écrits méthodologiques de ne pas opposer de manière radicale les sciences de la nature et les sciences sociales en soulignant notamment leur objectif commun. De même, si le Hayek de Scientisme et sciences sociales [Hayek (1953)] défendait encore un dualisme méthodologique radical, sa position a sensiblement évolué par la suite (probablement en partie en raison de sa rencontre avec Popper), à tel point que Lawson [1997, Chap. 10] considère qu’à partir des années 60, les positions épistémologiques de Hayek se sont considérablement rapprochées de celle défendues par le RC. 14 autres approches qui, par-delà leur diversité, ont en commun de ne pas recourir (au moins de manière principale) au déductivisme et, de ce fait, appréhendent la réalité sociale comme étant ontologiquement ouverte. Ce critère de démarcation est exclusif, ce qui signifie que tous les autres sont rejetés [Lawson (2003), (2005a)] : il n’est ainsi pas satisfaisant de définir l’orthodoxie par rapport à l’idéologie qu’elle soutiendrait ou conforterait volontairement ou involontairement, pas plus que ne le sont les définitions plus substantives telles que celles qui associent l’orthodoxie à la théorie du choix rationnel ou au raisonnement en terme d’équilibre. Le critère de démarcation adopté nous offre ainsi la caractérisation d’une hétérodoxie aux contours très larges. Lawson [(2003), (2005a)] intègre explicitement dans cette dernière le post-keynésianisme, l’institutionnalisme (américain) et le féminisme économique. Sans prétendre être exhaustif, il parait raisonnable d’y incorporer également les approches évolutionnistes (qu’elles soient d’inspirations schumpétérienne ou institutionnaliste), les travaux de l’école autrichienne (de Menger à Hayek en passant par Mises), les approches institutionnalistes contemporaines (école de la régulation, Polanyi), les approches d’inspiration marxiste ou encore la sociologie économique. Il est incontestable qu’un tel tableau se caractérise par son extrême hétérogénéité. Selon Lawson, néanmoins, le critère ontologique ne permet pas de discriminer les diverses approches hétérodoxes. Il propose ainsi, au sein de l’hétérodoxie, de séparer les différents courants, non à partir de leurs positions normatives ou du contenu substantif de leurs travaux, mais à partir de ce que l’on pourrait appeler, dans des termes wébériens, de leur rapport aux valeurs. En d’autres termes, c’est en fonction de leurs centres d’intérêts respectifs et des questions et sujets qu’ils étudient que l’on peut distinguer les différents courants hétérodoxes : « I float the suggestion that the heterodox traditions are most appropriately identified and distinguished from each other (and from critical realism) not according to any specific theories or policy proposals favoured and defended, nor in terms of any features of the economy held to constitute the most basic units of analysis, nor according to any other specific substantive or methodological claims. Rather I think the most tenable basis for drawing distinctions is according to questions raised or problems or aspects of the socio-economic world thought sufficiently important or interesting or of cncern as to warrant sustained and systematic examination » [Lawson (2003, 181)]. La thèse de Lawson suggère donc qu’il existerait (ou qu’il devrait exister) une division du travail au sein de l’hétérodoxie, cette division s’organisant à partir d’une ontologie sociale commune. 3.2 RC et institutionnalisme De par la nature même de l’ontologie sociale qu’il développe, le RC critique entretient des rapports étroits avec le courant institutionnaliste, comme en atteste le fait que les travaux de Lawson (par exemple [2003, Chap. 8]) aborde souvent les analyses d’auteurs tels que Veblen. Si l’on peut s’interroger sur la manière dont le RC réunie sous une même bannière un grand nombre de courants très divers (cf. infra), nous pensons en revanche qu’il peut constituer un apport décisif contribuant à aider à définir et à structurer une analyse institutionnaliste constructive en économie. On considère ici qu’il est erroné de restreindre l’institutionnalisme au seul institutionnalisme américain représenté par Veblen et Commons et quelques auteurs contemporains (comme Galbraith, par exemple)36. Au contraire, nous estimons préférable d’appréhender l’institutionnalisme comme une tradition, et non comme un courant stricto sensu, dont la spécificité est de chercher à élaborer une théorie des institutions permettant de saisir la dynamique d’évolution des sociétés et systèmes économiques. Le projet 36 Ceci ne doit pas pour autant occulter le rôle majeur qu’ont joué ces auteurs pour la constitution de la pensée institutionnaliste dans l’histoire des idées économiques. 15 institutionnaliste est donc ouvertement historique, tant dans son épistémologie que dans son rapport aux valeurs, ce qui autorise à qualifier cette tradition d’institutionnalisme historique37. Parmi les éléments caractérisant l’institutionnalisme historique, on peut au moins évoquer deux principes centraux qui sont confortés par l’analyse ontologique du RC : la nécessaire utilisation d’une démarche transversale et pluridisciplinaire et une analyse mettant l’accent sur les dynamiques historiques de transformation et de reproduction des institutions économiques et sociales. Concernant le premier point, un caractère commun à l’ensemble des analyses institutionnalistes est leur recours à des approches dépassant le strict cadre « économique »38. Plus spécifiquement, l’analyse institutionnaliste est une approche en terme d’économie substantive [Polanyi (1957)] : il s’agit de déterminer et d’étudier les différents facteurs institutionnels contribuant à engendrer la production, la distribution et la circulation de richesses. En soit, une telle analyse requiert nécessairement la prise en compte de facteurs sociaux multiples, dans la mesure où l’économie est considérée comme nécessairement encastrée dans la société. Cela signifie qu’il est impossible d’isoler ontologiquement un « monde économique » du reste du monde social. De ce fait, le monde social étant ontologique uni, il n’est pas possible de distinguer rigoureusement une science économique des autres sciences sociales, peu importe le critère39 qui pourrait être utilisé pour justifier le contraire. Le RC apporte un soutien total à la position substantiviste de l’institutionnalisme historique. En effet, tout en reconnaissant qu’en raison de la dualité action/structure propre au monde social, il doit exister un ensemble autonome de sciences sociales, le RC montre qu’il n’existe pas de moyen de distinguer ontologiquement un monde économique. De ce fait, suivant ses critères qui postulent la nécessaire adéquation entre ontologie et méthode, le RC proscrit le développement d’une « méthode économique » permettant de distinguer rigoureusement l’économie des autres sciences sociales. Le seul élément qui empêche le RC de fondre l’ensemble des sciences sociales en une seule et même science du social est le critère de la division du travail, déjà invoquer pour discriminer parmi les différentes hétérodoxies. Mais il s’agit ici d’une division particulièrement souple qui, en tout état de cause, fait appel à un fort degré de coopération. L’analyse des dynamiques historiques de transformation et de reproduction des institutions économiques constitue quant à elle le cœur distinctif de l’institutionnalisme historique. Elle peut s’expliciter de la manière suivante : l’approche institutionnaliste considère que l’environnement social est intrinsèquement dynamique et évolutif avec, au centre de cette dynamique, les institutions définies comme des systèmes de règles sociales établies et dominantes structurant les interactions sociales [Hodgson (2006a, 2)]. Comprendre la dynamique des économies et des sociétés passe par la compréhension de l’évolution des 37 Cf. [Bazzoli et Dutraive (2005)] et [Hédoin (2007)]. Il n’est pas forcément évident de proposer une liste arrêtée des auteurs et courants pouvant être considérés comme appartenant à cette tradition. Nous estimons qu’il est possible d’y inclure, sans être exhaustif, l’ensemble de l’école historique allemande en y incluant Max Weber, l’institutionnalisme américain, les travaux de Karl Polanyi et de ses successeurs et certains courants contemporains comme celui de l’école de la régulation. 38 « Economique » étant ici entendu au sens standard de la définition donnée par Lionel Robbins : l’analyse du choix rationnel dans l’allocation de moyens rares à usage alternatifs à des fins prédéfinies. 39 Le critère ontologique est ainsi exclu d’emblé et, par conséquent, il en va de même pour le critère substantif qui, du fait de l’encastrement, n’a pas de sens. Le critère méthodologique (l’économie comme application de la théorie du choix rationnel) nécessite une argumentation plus subtile (il peut être invoquée que la théorie du choix rationnel est utilisée de manière heuristique) que l’on ne peut développer ici. Relevons simplement que dans la perspective du RC, un socle ontologique commun prohibe toute justification de différenciation méthodologique entre les sciences sociales. 16 institutions, les différentes manières dont celles-ci s’articulent40 contribuant à définir la spécificité de chaque système socio-économique (le féodalisme, le capitalisme dans toutes ses variétés, etc.). Il s’agit donc d’élaborer une théorie des institutions rendant compte de la manière dont ces dernières sont sélectionnées, se transforment et se reproduisent. Il s’agit donc de produire une analyse historique et institutionnelle des systèmes économiques41 qui mette en valeur la spécificité de chaque systèmes économiques. Cette démarche a pour corollaire épistémologique indispensable un souci d’adapter les théories et concepts mobilisés à la spécificité des faits et des systèmes étudiés : on peut parler d’« historicisation des théorie » [Hédoin (2007)]42. Ici encore, le projet du RC semble apporter une justification supplémentaire au bien fondé de la démarche institutionnaliste. Ainsi, le RC dérive de l’ontologie spécifique du monde social le caractère nécessairement situé, temporellement et géographiquement, des sciences sociales : « Thus, if specific social structure acted upon are found to be enduring to a degree, the fact that such structures are dependent upon inherently transformative human agency suggests that they will be only relatively so, being faster, or more temporal-spatially restricted, than (most of) the objects of natural science » [Lawson (2003, 149)]. L’analyse historique et institutionnelle des systèmes économiques que l’institutionnalisme se propose de produire se trouve quant à elle justifiée par le modèle transformationnel élaboré par le RC : ce sont en effet les interactions perpétuelles entre action et structures qui sont à l’origine de la dynamique des économies et des sociétés. L’adoption du modèle transformationnel, ou d’une ontologie proche, conduit de facto à s’intéresser à l’évolution des institutions. Ce n’est d’ailleurs pas à un hasard si l’on retrouve chez des auteurs tels que Veblen [(1899), (1914)]43 ou Weber (cf. infra) des analyses s’apparentant à des applications du modèle transformationnel. 3.3 Ethique protestante et émergence du capitalisme chez Weber : une forme de modèle transformationnel Afin d’illustrer la fécondité potentielle d’une utilisation d’une explication du même type que le modèle transformationnel élaboré par le RC, et de montrer que celle-ci s’insère naturellement dans le cadre de travaux institutionnalistes, on a choisi de relire l’analyse que propose Max Weber des liens entre éthique protestante et esprit du capitalisme [Weber (190405)] à partir de la grille du modèle transformationnel44. On peut alors percevoir que le modèle d’explication originel utilisé par Weber est très proche, ce qui indique que l’ontologie implicite de ce dernier est compatible avec celle du RC45. 40 On pourra parler de « configuration institutionnelle ». Dans un travail précédent, nous avons utilisé le terme de « théorisation de l’histoire » pour désigner cette démarche [Hédoin (2007)]. L’expression n’est néanmoins pas recevable à partir du moment où l’on se rend compte que « l’histoire » en tant qu’ensemble de faits empiriques bruts n’existe pas : l’épistémologie et la psychologie ont depuis longtemps montré que nos perceptions sont toujours préalablement pré-construites par des théories au niveau de notre cognition. En sciences sociales, cela a été mis en avant par exemple par Hayek et encore plus par Weber via son concept de rapport aux valeurs. 42 Par exemple, l’application aveugle du principe de rationalité à toute forme de société ou de relations sociales relève d’une ignorance de la dimension intrinsèquement historique des théories. Dans le même ordre d’idée, appliquer le concept de marché à toutes formes de relations sociales ou d’époque revient à ignorer la spécificité historique des phénomènes sociaux. Sur ce point, voir [Hédoin (2007)], [Hodgson (1988), (2001)] et [Polanyi (1957)]. 43 Voir notamment, sur la théorie du comportement économique de Veblen, [Hédoin (2005)] et, de manière plus générale, [Hodgson (2004a)]. 44 [Raveaud (2004)] procède également à ce travail, mais dans une optique et un contexte légèrement différents. 45 On ne se posera pas la question de savoir s’il est opportun de considérer Max Weber comme un membre de l’école historique allemande et, à plus forte raison, de l’institutionnalisme historique. On notera toutefois qu’un fin connaisseur de l’histoire de la pensée économique (et de Max Weber) tel que Joseph Schumpeter intègre 41 17 La thèse et la démonstration élaborées par Weber étant relativement bien connues, on se contentera de reprendre schématiquement les différentes étapes de sa réflexion pour ensuite les confronter au modèle transformationnel et plus largement à la démarche d’ensemble du RC. Weber part d’une observation générale suivant laquelle le capitalisme ne s’est développé qu’en Occident et non dans d’autres régions du monde. Ce premier élément est a priori surprenant46 et demande à être expliqué. Dans ce contexte, Weber formule une seconde observation, statistique celle-là, suivant laquelle la proportion de protestants faisant des études secondaires préparant aux études techniques et aux professions industrielles et commerciales est bien supérieure à la part des protestants dans la population totale de plusieurs régions allemandes [Weber (1904-05, 33)]. Et Weber [1904-05, 35] d’ajouter : « c’est un fait que les protestants (…) ont montré une disposition toute spéciale pour le rationalisme économique, qu’ils constituent la couche dominante ou la couche dominée, la majorité ou la minorité ; ce qui n’a jamais été observé au même point chez les catholiques, dans l’une ou l’autre de ces situations ». Ce constat empirique pousse Weber a formuler une hypothèse plus générale sur l’impact de la religion protestante sur les rapports et comportements économiques et, en bout de course, sur le développe du système capitaliste. L’hypothèse que formule Weber est la suivante : il existerait des affinités électives entre l’ascétisme calviniste (qui se caractérise notamment par la doctrine de la prédestination) et les pratiques économiques inspirant le capitalisme, à savoir le travail visant à l’accumulation et à la réutilisation des richesses produites ou acquises. Cette hypothèse vise bien à expliquer un constat fait aux niveaux empiriques et factuels : la corrélation entre la religion protestante et les pratiques économiques « capitalistes » et, de manière plus générale, le lien entre protestantisme et capitalisme47. Il s’agit dès lors pour Weber de développer un « modèle » susceptible d’expliquer causalement comment l’ascétisme protestant aurait pu donner naissance au capitalisme. La seconde étape de l’analyse de Weber consiste dans l’établissement d’un idéaltype du capitalisme et de son esprit48 en tant qu’individu historique, c'est-à-dire « un complexe de relations présentes dans la réalité historique, que nous réunissons en vertu de leur signification culturelle, en un tout conceptuel » [Weber (1904-05, 43)] : l’esprit du capitalisme est entendu dans le sens d’une éthique de bonne conduite de vie, il s’agit d’un ethos spécifique se matérialisant dans l’accumulation rationnelle de richesse. Puis, Weber procède à la caractérisation – idéaltypique – de l’éthique protestante, plus précisément de l’ascétisme calviniste. L’éthique protestante peut ainsi s’exprimer de la sorte : « gagner de l’argent, toujours plus d’argent, tout en se gardant strictement des jouissances spontanées de la vie » [Weber (1904-05, 50)]. Ainsi est dressé un parallèle entre l’éthique protestante et explicitement Weber à la troisième génération de l’école historique [Schumpeter (1954)]. Si cet argument « d’autorité » ne satisfait pas le lecteur, nous lui laisserons le soin de comparer les travaux de Weber avec les critères que nous proposons pour caractériser l’institutionnalisme historique : historicisation de la théorie, analyse historique et évolutionnaire des institutions et des systèmes économiques, développement d’un modèle de relation action/structure de type transformationnel. 46 Sur l’importance de la surprise engendrée par les contrastes issus de comparaisons dans la perspective du RC, cf. [Lawson (2002) et (2003, 92 et suiv.)]. A noter que la surprise et l’interrogation qu’elle suscite sont aussi considérées comme un moment clé de la démarche scientifique par le philosophe pragmatiste C.S. Peirce (cf. [Tiercelin (1993)]). 47 Il est nécessaire d’insister sur le fait que Weber ne prétend à aucun moment, que ce soit dans la formulation de ses hypothèses ou dans la « présentation » de ses résultats, avoir établi un lien de causalité absolu et unique entre protestantisme et capitalisme. Il s’agit seulement de montrer la compatibilité de principe entre ces deux éléments, compatibilité qui permet alors de penser que la religion protestante a été un facteur parmi d’autres ayant contribué à l’émergence du capitalisme. Cette précaution tend à indiquer que Weber ne cherche pas à raisonner en système fermé. Cf. infra. 48 Sur les rapports potentiellement fertiles entre RC et méthode idéaltypique, cf. [Raveaud (2004)]. 18 l’esprit du capitalisme. Il reste maintenant à Weber à expliquer de manière dynamique l’enchaînement causal pouvant rendre compte du passage de l’éthique protestante à des pratiques capitalistes, puis de ces dernières au système capitaliste tel qu’on le connaît. Dans ce cadre, Weber met au centre de son analyse le dogme calviniste de la prédestination. Ce dogme, dont Weber insiste sur la forte implantation, se matérialise au travers de deux types de conseils pastoraux [Weber (1904-05, 127 et suiv.)] : a) le fait de se considérer comme un élu (c'est-à-dire comme étant prédestiné, dès la naissance, à aller au paradis) est un devoir, il s’agit d’une croyance dont il est interdit de douter ; b) pour asseoir cette conviction, le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le meilleur moyen. De manière générale, le dogme de la prédestination a fait émerger une conduite éthique méthodiquement rationalisée, se caractérisant par la glorification du travail, de l’accumulation de richesses et de la réussite professionnelle. En s’appuyant sur les écrits d’un pasteur, Weber montre la place centrale du travail et de la richesse en tant que couronnement de l’accomplissement du devoir personnel. Progressivement, cette conduite de vie rationalisée suscitée par le dogme de la prédestination va s’étendre et sortir du cadre calviniste pour se diffuser de manière croissante dans le reste de la population. Incité à se comporter de manière « rationnelle », chaque individu va alors contribuer involontairement à faire évoluer les pratiques économiques de l’Occident et à transformer le système économique. Le capitalisme moderne va alors émerger, avec comme principe constitutif l’accumulation des richesses et leur réutilisation à des fins productives, et se développer à un point tel qu’au 20ème siècle, l’origine religieuse de ce système économique aura totalement disparu : le capitalisme est devenu une « machine », une « cage d’acier » dans laquelle tous les individus sont prisonnier et n’ont d’autre choix que de s’adapter. Cette rapide esquisse de la thèse wébérienne laisse entrevoir les « affinités électives » existant entre cette démonstration et le RC. Reprenons une à une les étapes suivies par Weber. Le point de départ de son enquête est la surprise suscitée par l’existence d’un contraste entre le développement économique de l’Occident et celui des autres régions du monde. Lawson [(2002b), (2003)], de son côté, souligne l’importance de la démarche comparative et de la recherche du contraste dans l’amorce du travail scientifique et dans la sélection des éléments suscitant un intérêt. En poursuivant son travail d’observation, Weber repère un deuxième contraste relatif à la proportion des protestants dans les études commerciales. Conformément à sa thèse du rapport aux valeurs, Weber choisi alors d’extraire dans l’infinité du matériau historique quelques faits clés relatifs à ce constat. C’est alors bien par un processus rétroductif que Weber formule une hypothèse sur le lien entre protestantisme et capitalisme : l’éthique protestante aurait pu jouer un rôle de mécanisme causal sous-jacent dans la transformation des structures sociales et dans l’apparition du système capitaliste. Il s’agit alors, pour Weber de former des hypothèses complémentaires sous la forme d’idéaltypes, dont on peut considérer que, là encore, elles relèvent de l’inférence rétroductive : l’observation de la religion protestante (en l’espèce, au travers de la lecture des écrits de Benjamin Franklin et d’un pasteur) et du système capitaliste permet à Weber de former deux idéaltypes respectifs49. 49 Le lien entre abduction (ou rétroduction) et formation de l’idéaltype qui est fait ici peut suscité des contestations dans la mesure où logique abductive et idéaltype sont issus de deux traditions philosophiques différentes : le pragmatisme américain d’un côté, le néokantisme de l’autre. Cependant, l’une des difficultés posées par la méthodologie de Weber est qu’elle ne spécifie jamais le processus par lequel les idéaltypes peuvent être (ré)formés (voir par exemple [Hodgson (2001)]). Cependant, dans la mesure où Weber [1965] insiste sur le fait que l’idéaltype n’est qu’une étape dans le processus d’enquête scientifique, il ne parait pas aberrant d’appréhender la formation de l’idéaltype au travers de l’abduction. 19 Il s’agit alors, par le biais d’un modèle causal, d’établir le processus permettant de passer de l’un à l’autre. C’est à ce stade que Weber mobilise une explication dont on peut considérer qu’elle s’apparente à un modèle action/structure de type transformationnel (cf. figure 2) : Figure 2 : La thèse wébérienne selon un modèle transformationnel Transformation Capitalisme traditionnel Structures Reproduction Capitalisme moderne Ascétisme calviniste Pratiques économiques dominantes Pratiques économiques dominantes Prédestination Action Recherche du salut par le travail et l’accumulation Généralisation de pratiques relevant d’un « esprit capitaliste » Recherche rationnelle du profit Temps Ce schéma rend compte, de manière nécessairement simplifiée, du modèle action/structure qu’utilise Weber pour montrer le lien causal entre ascétisme calviniste et capitalisme moderne. L’ascétisme calviniste et son dogme de la prédestination amène les protestants à rechercher le salut par un dur labeur et une accumulation des richesses. Ce comportement, au départ localisé, induit des évolutions des les pratiques économiques dominantes promulguées par un capitalisme traditionnel. Progressivement, la place centrale du travail et de l’accumulation se diffuse dans l’ensemble de la population (par exemple, par effet d’imitation) accélérant la transformation des institutions économiques. Par effet d’émergence non intentionnel, les nouveaux comportements individuels amènent à l’apparition de pratiques économiques nouvelles et entraîne le remplacement des institutions du capitalisme traditionnel par celles du capitalisme moderne. Ces dernières, par rétroaction, consolident ces nouveaux comportements qui, à leur tour, participent de la reproduction du système capitaliste jusqu’à le déconnecter totalement de ses origines religieuses. Cette reproduction est en partie la conséquence du fait que les structures ont une priorité temporelle sur l’action, dans le sens où, prise individuellement, toute personne née dans et est « formée » par un ensemble de structures et d’institutions sociales préexistantes50. De manière plus générale, c’est toute la démarche d’ensemble entreprise par Weber qui peut être réintroduite dans le cadre de la méthode scientifique proposée par le RC : recherche de contrastes pour déterminer l’objet d’étude, découverte des structures sociales causalement efficaces par rétroduction, utilisation d’un modèle action/structure pour rendre compte de la dynamique de transformation et de reproduction de ces structures. Le seul élément demandant à être clarifié a trait à la question de savoir si, dans son étude, Weber ne procède pas en postulant un système fermé. En effet, ainsi que la figure 2 plus haut semble l’indiquer, Weber 50 [Archer (2004]) développe de manière approfondie et générique un tel modèle diachronique action/structure. 20 ne prend volontairement en compte qu’un nombre extrêmement réduit de facteurs pour expliquer l’émergence du capitalisme moderne. En soi, le fait que cette fermeture soit volontaire ne suffit pas, a priori, à protéger Weber de la critique du RC contre cette ontologie. Cependant, Lawson [2003, Chap. 2] précise qu’il existe deux types de fermeture : la première (« closed off »), formellement rejetée, est celle que présuppose la méthode déductive et dont il a été question plus haut ; elle renvoie à l’existence de régularités déterministes au niveau empirique. La seconde (« closing over »), en revanche, est issue d’une corrélation entre deux événements (en l’occurrence le protestantisme et le capitalisme) non en raison d’une séquence causale mais du fait du partage d’une histoire causale similaire. Elle repose sur l’idée qu’il existe des semi-régularités (« demi-regs ») qui ne sont valables que de manière contingente sur le plan historique. En d’autres termes, il n’existe pas une régularité déterministe entre protestantisme et capitalisme mais une corrélation historique, ou semirégularité, valable dans un contexte bien spécifique et dépendant également de l’intervention d’autres facteurs. 4. Limites et ambiguïtés du projet du RC en économie 4.1 Une critique du mainstream insatisfaisante Le projet porté par Lawson et quelques autres auteurs en économie et en sciences sociales a suscité l’intérêt d’un nombre croissant d’auteurs depuis une dizaine d’années51, comme en témoigne les nombreux articles soutenant ou critiquant (le plus souvent de manière constructive) le RC. Ainsi soumis au microscope, le RC ne peut masquer certaines faiblesses de sa construction, faiblesses plus ou moins rédhibitoires et handicapantes. Parmi les points ayant suscité le plus de réserves dans la littérature, c’est incontestablement la « critique ontologique » de l’économie standard qui arrive en tête52. De manière générale, de nombreux auteurs expriment leurs doutes sur la pertinence du critère de démarcation utilisé par le RC pour distinguer l’orthodoxie et l’hétérodoxie et sur la critique du mainstream qui en découle, à savoir le recours à des méthodes déductives et de formalisation mathématiques supposant l’existence de régularités déterministes dans le cadre de systèmes fermés. De ce point de vue, deux objections sont souvent émises : a) l’orthodoxie ne se caractérise pas par son déductivisme et son raisonnement en système fermé car d’autres courants dits « hétérodoxes » font de même ; b) la critique du déductivisme par le RC est non pertinente dès lors que le raisonnement déductif est utilisé dans un cadre heuristique. On examine ci-dessous ces deux critiques en cherchant à déterminer leur pertinence respective. Critique n° 1 : Le déductivisme n’est pas la propriété exclusive de « l’orthodoxie » Cette thèse est notamment défendue dans [Hodgson (2006b)]. Pour rappel, Lawson estime que l’orthodoxie et l’hétérodoxie peuvent être distinguées sur la base de leur ontologie – implicite – respective. L’orthodoxie se caractérise par son recours exclusif au déductivisme et à la formalisation mathématique, ce qui présuppose l’existence de régularités déterministes dans le cadre de système fermé. Dès lors, la critique du mainstream consiste à montrer que 51 Il s’apprête ainsi à sortir un ouvrage intitulé Tony Lawson and his Critics dans lequel une série d’auteurs (parmi lesquels G. Hodgson ou B. Caldwell) commentent de manière critique les travaux de Tony Lawson, lequel leur répond ensuite. 52 Sur ce point, voir notamment [Hodgson (2004b) et (2006b)] et [O’Boyle et McDonough (2007)]. 21 cette ontologie implicite ne correspond pas à l’ontologie du monde sociale et que, de ce fait, l’ensemble des méthodes « déductives », y compris l’économétrie, ne peuvent avoir un champ d’application que très restreint. Cependant, il est possible d’arguer que 1) des courants dits « hétérodoxes » ont également recours à des méthodes déductives présupposant des systèmes fermés et que 2) cela est inévitable dans la mesure où toute enquête en sciences sociales doit à un moment ou à un autre isoler des variables explicatives. Concernant le premier point, si l’on utilise le terme de déductivisme dans le sens particulier que lui confère le RC (voir la note n° 18), alors force est de constater que certains courants se revendiquant hétérodoxes ne peuvent pas être classés comme tel selon le critère du RC. Cela est notamment évident concernant la question de l’usage de l’économétrie et de la modélisation mathématique. S’il est incontestable que des courants comme l’institutionnalisme américain ([Veblen (1898)], [Commons (1934)], [Hodgson (2004a)]) ou l’école autrichienne ([Menger (1883)], [Hayek (1953)], [Mises (1949)], [Aimar (2005)]) se caractérisent par un rejet, implicite ou explicite mais le plus souvent radical, du « positivisme » et du formalisme mathématique et économétrique qui l’accompagne, il n’en va pas de même pour d’autres approches telles que l’économie post-keynésienne ou certains courants marxistes. Certains post-keynésiens ont notamment défendu l’intérêt du recours à l’économétrie tandis que certains marxistes ont développé des modèles mathématiques parfois fortement formalisés [Hodgson (2006b)]. Une partie de la littérature relevant de la nouvelle sociologie économique recours également à la formalisation53 et, même au sein de l’institutionnalisme, le recours à l’analyse statistique et à la formalisation est présent54. Face à ces éléments, on peut constater un infléchissement dans la position de Lawson entre son ouvrage de 1997 et celui de 2003 [Hodgson (2004b), (2006b)] : initialement totalement condamnées, la formalisation et les méthodes économétriques deviennent acceptables dans la mesure où le système étudié est approximativement proche d’une fermeture ontologique. Le problème, c’est que Lawson ne précise à aucun moment dans quelle mesure le système doit être proche de la fermeture pour le recours à ces méthodes deviennent acceptable. A moins de préciser cet élément, on est conduit, selon le critère proposé par le RC, à classer comme orthodoxes des approches qui se revendiquent pourtant explicitement comme hétérodoxes. Mais on peut penser que le problème est plus profond qu’un simple questionnement relatif à la place du curseur séparant orthodoxie et hétérodoxie. En effet, on peut même se demander si une théorie en sciences sociales peut s’élaborer sans postuler, à un moment ou à un autre, que le système qu’elle étudie est fermé [Hodgson (2004b)]. D’une certaine manière, toute abstraction revient à raisonner à partir d’un système fermé. Lawson répond en partie à cette objection en distinguant, comme indiqué plus haut, deux types de fermetures qui le conduisent à dissocier rigoureusement « abstraction » et « isolation ». Tandis que la première n’implique pas une fermeture au sens stricte du terme, la seconde la présuppose d’emblée. Cependant, cette distinction semble, dans la pratique, difficile à soutenir. La clé du problème se situe alors peut être au niveau du postulat de l’existence de régularités empiriques. De ce point de vue, la plupart des approches hétérodoxes s’accordent sur le fait que de telles régularités n’existent pas, à l’inverse de l’économie standard. La « fermeture » du système, si tant est qu’il y en est 53 Voir par exemple les travaux de Harrison White [Rème (2007)]. De manière générale, une partie de la nouvelle sociologie économique repose largement sur l’analyse des réseaux sociaux qui se caractérise par une modélisation importante. 54 Parmi les membres de l’institutionnalisme américain, Wesley Clark Mitchell a ainsi défendu une approche positiviste s’appuyant largement sur la collecte de données et leur traitement statistique [Hodgson (2004a)]. Certaines approches institutionnalistes contemporaines ont également recours à la formalisation même si celle-ci est d’un type différent de celui mobilisé par l’économie standard (pour un exemple, cf. [Hodgson et Knudsen (2004)]). 22 une, serait alors effectuée dans une perspective heuristique. Cependant, cette solution n’est pas abordée par le RC et met en lumière une seconde difficulté. Critique n° 2 : Le raisonnement déductif peut être mené dans une perspective heuristique ce qui annule la critique du RC La première série de critiques, bien que pertinente, ne parait pas insurmontable dans le sens où quelques précisions et amendements pourraient suffire à y répondre. Il en va tout autrement, selon nous, pour cette seconde objection. Elle est notamment mise en avant dans [Hodgson (2004b)]. En effet, la définition particulière du déductivisme adoptée par le RC implique que toute analyse déductive et la modélisation mathématique qui la matérialise doit avoir pour objet de découvrir et de formaliser des régularités empiriques stables à travers le temps. Dans la mesure où l’on peut douter raisonnablement de l’existence fréquente de telles régularités55, il s’avère que si la méthode déductive se réduisait à cet objectif elle serait effectivement largement à rejeter. Cependant, une grande partie des théories en sciences sociales, qu’elles aient recours ou non à la formalisation mathématique, n’a pas pour objectif de chercher des régularités empiriques mais plutôt d’offrir un cadre conceptuel permettant d’interpréter la réalité de manière simplifiée et pertinente, même si l’on sait pertinemment qu’elle est différente. Cette dimension interprétative et heuristique des théories en sciences sociales est, de manière surprenante, totalement ignorée par Lawson. Hodgson [2004b] argumente dans ce sens de manière convaincante en prenant l’exemple des travaux de T. Schelling sur la ségrégation ethnique. Ce dernier, à partir d’un modèle très simple de localisation des habitations, montre qu’une ségrégation ethnique peut apparaître dans la répartition géographique des habitants dans une ville, résultant dans l’émergence de ghettos, même si les habitants en question n’ont qu’une très faible préférence pour leur groupe ethnique. Le modèle n’est pas réaliste dans la mesure où il ne prend pas en compte les individus authentiquement racistes, mais cela n’entame en rien sa puissance heuristique en ce qu’il permet de comprendre, de manière simple, les mécanismes de base de la dynamique de localisation de groupes d’individus. De manière générale, cette argumentation est valable pour un certain nombre de travaux faisant un usage raisonné de la théorie des jeux56. De la même manière, un grand nombre d’auteurs hétérodoxes ont souligné l’orientation heuristique de leur démarche théorique. Cela est par exemple le cas de Menger [1883], de Weber [1965] ou de Commons [1934]. Ces éléments mettent incontestablement à mal le réalisme défendu par Lawson et le RC. En l’état actuel de la littérature afférente à ce courant, aucune défense convaincante n’a été jusqu’à présent proposée. 4.2 La caractérisation de l’hétérodoxie : ontologie, méthodologie ou idéologie ? La remise en cause de la caractérisation de l’orthodoxie touche, par ricochet, celle de l’hétérodoxie, comme certains éléments précédents ont pu l’indiquer. Dans ses travaux, Lawson [1997, 2003, 2005a, 2005b] défend avec vigueur le critère ontologique pour définir l’hétérodoxie, accompagné du critère du rapport aux valeurs (au sens wébérien) pour discriminer parmi les différents courants hétérodoxes. En parallèle, il rejette fermement l’idée suivant laquelle on pourrait séparer orthodoxie et hétérodoxie suivant leurs positions normatives ou suivant le contenu substantif de leurs théories. Toutefois, les difficultés posées 55 Ne serait-ce que parce que, dans le domaine des sciences sociales, l’existence d’une régularité empirique (par exemple, la relation de Phillips) dépend de la configuration institutionnelle et que celle-ci est évolutive. 56 Voir par exemple l’analyse éclairante de Avner Greif [2006] sur l’évolution respective des institutions du commerce génois et du commerce maghrébin. 23 par le critère ontologique incitent à revenir sur ces autres critères de démarcation de manière à les réévaluer. O’Boyle et McDonough [2007], à la suite de Guerrien [2004], procèdent à une défense du critère idéologique : selon ces auteurs, l’économie standard, qu’ils préfèrent qualifier d’économie néoclassique, se définit par le soutient qu’elle apporte de fait aux institutions du capitalisme. Rejetant la « guillotine de Hume » entre le normatif et le positif (soupçonnant, au passage, Lawson d’être dangereusement près de l’accepter), ils voient dans la théorie néoclassique un ensemble de positions théoriques substantives faisant l’apologie des relations sociales capitalistes [Boyle et McDonough (2007, 27)]. De fait, par opposition, le propre de l’économie hétérodoxe serait alors un rejet de cette apologie. On peut toutefois regretter que, dans leur article, les deux auteurs consacrent davantage de place à la critique – justifiée – de la démarcation proposée par Lawson qu’à l’élaboration de leur propre perspective. De la même manière, au-delà de son rejet formel de ce critère idéologique qui s’apparenterait à une déclinaison des « thèses conspirationnistes », Lawson ne fournit guère d’arguments contre lui. Nous estimons cependant que le critère idéologique peut, et doit être rejeté. Plusieurs arguments peuvent être avancés. D’une part, de manière basique, on peut constater l’extrême diversité des positions normatives défendues par les auteurs dits orthodoxes ou néoclassiques : les thèses défendues par l’école de Chicago n’ont pas grand-chose en commun avec le keynésianisme affiché d’un Paul Samuelson ou d’un Joseph Stiglitz par exemple. On pourra objecter à ce premier argument, probablement avec raison, qu’hormis le cas extrême des marxistes du choix rationnel, les économistes orthodoxes défendent de fait une forme ou une autre de capitalisme57. D’autre part, la défense du critère idéologique s’inscrit dans une perspective marxiste où la science, en tant que partie de la superstructure, est déterminée par l’infrastructure économique. Cependant, ainsi que le reprochait Veblen [1919] à Marx, il n’est pas suffisant de postuler cette relation, encore faut-il là démontrer. En l’espèce, il n’y a pas d’argument évident expliquant pourquoi les économistes auraient intérêt à défendre les institutions du capitalisme58 ou seraient amenés involontairement à le faire. Enfin, et surtout, ce critère reviendrait à postuler que la science économique est au service de l’idéologie. Mais si la science est effectivement un instrument de l’idéologie, en quoi est-elle différente d’institutions telles que la religion, la mythologie ou autres ? On est alors contraint d’accepter l’anarchisme épistémologique d’un Feyerabend [1975] pour lequel science et idéologie sont confondues, à moins de préciser un critère permettant de montrer que l’économie standard est non scientifique – obstacle pour le moins difficile à franchir et qui, ici encore, dépasse le seul cadre du critère idéologique. Une telle solution est difficilement satisfaisante59. 57 La raison est cependant probablement à aller chercher ailleurs que dans une attitude idéologique. Cf. infra. L’argument inverse parait même plus convaincant : étant donné l’évolution de la place de la recherche en générale dans les sociétés capitalistes et l’évolution progressive de la place de l’Etat, il n’est pas évident que les économistes aient intérêt au maintient et à l’extension des institutions capitalistes. Un contre-argument est de suggérer que c’est de la faiblesse explicative de la théorie standard que proviendrait son incapacité à produire une analyse critique du système capitaliste. Elle ne serait alors pas en mesure de dépasser le seul cadre de la légitimation des structures économiques en place. Pour être recevable, un tel argument doit néanmoins au préalable démontrer et expliquer la faiblesse explicative invoquée. Il faut alors dépasser le seul critère idéologique. 59 Un quatrième et dernier argument révèle également les problèmes du critère idéologique : avec ce critère, il devient quasiment impossible de classer l’école autrichienne, laquelle défend vigoureusement le capitalisme et le libéralisme, tout en procédant à une critique épistémologique (mais aussi politique) de l’orthodoxie qui n’a rien à envier aux autres courants hétérodoxes. O’Boyle et Mcdonough [(2007, 28)] argumentent de manière peu convaincante de la façon suivante : « Indeed the Austrian school is better understood as a kind of orthodoxy in waiting, a spare economic ideology from which to draw inspiration in minor crisis and a ready made replacement should neoclassicism collapse under the weight of its own internal contradictions ». Cette vision fonctionnaliste et « conspirationniste » de l’école autrichienne dans le cadre de la défense du capitalisme parait 58 24 L’ensemble de ces arguments jette un doute sur la viabilité du critère idéologique. On peut en revanche en évoquer un autre, plus convaincant, et que Lawson ignore quasiment totalement : le critère méthodologique. En effet, si l’on prend au sérieux la définition de l’économie par l’économie standard (cf. la définition de Robbins donnée plus haut) en considérant que, sans définir la science économique60, elle définit l’économie standard, on peut alors définir cette dernière comme l’application de la théorie du choix rationnel aux problèmes économiques et sociaux. Une telle définition demanderait certainement à être élaborée et précisée, mais elle permet d’avancer dans la délimitation des contours de l’hétérodoxie. Elle permet notamment de comprendre pourquoi l’économie orthodoxe n’est pas adaptée pour étudier une autre configuration institutionnelle que celle du capitalisme : la notion même de rationalité économique est un concept historique (cf., par exemple, les travaux de Weber [1920]). Par conséquent, le postulat de rationalité ne permet d’analyser de manière adéquate que les sociétés dans lesquels il est au moins en partie en vigueur. Cela explique notamment pourquoi l’économie standard est particulièrement peu adaptée pour rendre compte de la dynamique des systèmes économiques et pour étudier convenablement des systèmes autres que le système capitaliste61. A l’opposé, la méthodologie de l’institutionnalisme historique repose très largement sur des analyses de type holistique, des pattern models et le storytelling [Wilber et Harrison (1978)], ce qui la rend plus à même de développer des analyses historiques et évolutionnaires. Par conséquent, à partir du critère méthodologique, il devient possible de dissocier hétérodoxie et orthodoxie à partir du type et des objets d’analyse que leur méthode leur permet d’étudier de manière pertinente. 4.3 Une absence de contenu substantif Une dernière objection que l’on peut opposer au RC est son absence de contenu substantif. Il s’agit là toutefois d’un reproche auquel Lawson [2003] répond de manière convaincante. En effet, le modèle transformationnel que propose le RC n’a pas, en lui-même, véritablement de contenu. Il s’agit avant tout d’un système de relations génériques entre action humaine et structures sociales que l’on a pu dériver à partir de considérations ontologiques. De ce point de vue, Lawson est clair : le RC n’a pas pour objet de produire des analyses substantive en se substituant à la théorie économique mais seulement d’offrir des principes ontologiques pouvant 1) permettre de repérer les erreurs à éviter et 2) d’offrir une aide à la construction de théories pertinentes. En d’autres termes, le RC « prépare le terrain » (Lawson parle de « underlabouring ») à l’analyse économique et sociale. Comme l’exemple de Weber donné plus haut l’illustre, les économistes et sociologues n’ont pas attendus les apports du RC pour produire des analyses ontologiquement pertinentes. Cependant, cela n’enlève rien à l’utilité du projet du RC : ce dernier contribue en effet à expliciter parmi la communauté scientifique certaines connaissances tacites sur le monde social. En rendant explicite ces connaissances, le RC contribue à leur diffusion et à leur meilleure utilisation. difficilement tenable dès lors que l’on s’intéresse aux histoires parallèles des écoles autrichiennes et néoclassiques. 60 Ce qui, en terme de philosophie des sciences, constituerait une aberration, l’économie étant alors la seule science à se définir par sa méthode et non par son objet d’étude. 61 Un même raisonnement est cette fois-ci valable pour l’école autrichienne mais il faut souligner que la méthodologie de cette dernière est néanmoins très différente de celle de l’économie standard. La théorie du choix rationnel est ainsi remplacée par la « praxéologie » [Mises (1949)]. 25 L’absence de contenu substantif a également une autre implication comme le démontre de manière convaincante Hodgson [2004c] : le RC ne peut être mobilisé pour départager deux théories substantives, dès lors que ces dernières satisfont aux exigences ontologiques. Par exemple, à partir du RC, il est tout à fait possible de défendre l’idée d’une loi de la baisse tendancielle du taux de profit mais également de manière tout aussi convaincante une hypothétique loi d’une « hausse tendancielle du taux de profit ». De manière plus générale, il n’est pas fondé d’arguer que le RC défende de facto les thèses marxistes, en dépit du fait que son fondateur, Roy Bhaskar soit marxiste [Hodgson (1999)]. 5. Conclusion Le projet du RC en économie, porté essentiellement par T. Lawson, consiste donc en deux objectifs : démontrer l’utilité et la pertinence d’un questionnement ontologique en sciences sociales, et élaborer une ontologie sociale spécifique. Le premier objectif se matérialise au travers d’une critique radicale de l’économie standard, définie à partir d’un déductivisme présupposant des systèmes fermés. En montrant que le monde social est au contraire intrinsèquement ouvert et structuré, le RC fournit une explication à l’incapacité du mainstream à rendre compte de manière satisfaisante de la réalité économique et sociale. En parallèle, en faisant usage de l’inférence rétroductive et de l’argument transcendantal, le RC parvient à élaborer une ontologie sociale spécifique décrivant un monde ouvert, structuré et articulé autour d’une relation action/structure. Il en est extrait un modèle transformationnel visant à rendre compte de la dynamique de transformation et de reproduction sociales. De manière plus générale, le RC argue que le but commun de toutes sciences n’est pas de rechercher des régularités empiriques mais plutôt de mettre à jour des mécanismes causaux sous-jacents et de les expliquer. Le présent article nous permet de tirer un bilan concernant l’apport du RC. Selon nous, si le RC arrive à démontrer la nécessité de s’intéresser à la question ontologique, sa critique de la théorie standard reste largement insatisfaisante. La faute d’abord à un critère de démarcation ontologique qui ne nous parait pas adapté, et ensuite, et surtout, à une définition du déductivisme qui ignore la dimension heuristique de nombres de théories en sciences sociales. Paradoxalement, alors que partant d’une critique du réalisme empirique, le RC ne semble pas voir que les théories peuvent également avoir pour objectif d’améliorer notre compréhension du monde sans pour autant rendre fidèlement compte des phénomènes empiriques. La seconde partie du projet du RC nous parait en revanche bien plus prometteuse : la caractérisation du monde social par la relation action/structure qui se matérialise au travers du modèle transformationnel nous parait potentiellement très féconde pour les sciences sociales en générale. Le fait que Weber ait recouru à un type d’explication proche est une indication dans ce sens. De manière plus précise, et partisane, le RC constitue un soutien de poids pour les approches institutionnalistes, notamment si l’on se place dans le cadre de l’identification d’une tradition de l’institutionnalisme historique. Non seulement, le RC peut permettre aux différents projets institutionnalistes de mieux s’articuler, mais il peut aussi aider à l’élaboration de théories substantives pertinentes. Les jugements portés ci-dessus ne sauraient être définitifs. Le RC en économie est un courant jeune et actuellement en pleine croissance. Sur un plan institutionnel, sa forte implantation à l’Université de Cambridge en Angleterre, où un séminaire dédié est tenu régulièrement, ainsi que la mise en place depuis plusieurs années d’une revue en propre (la Review of Critical Realism, anciennement baptisée Alethia) doivent permettre à terme de faire connaître ce courant en dehors du cercle restreint de l’hétérodoxie anglo-saxonne. 26 Références : AIMAR T. (2005), Les apports de l’école autrichienne d’économie, Vuibert. ARCHER M.S. (2004), “Entre la structure et l’action, le temps. Défense du dualisme analytique et de la perspective morphogénétique”, Revue du Mauss, n° 24, 329-350. BAZZOLI L., DUTRAIVE V. (2005), “La conception institutionnaliste du marché comme construction sociale : une économie politique des institutions”, in G. Bensimon (2005, ed.) Histoire des représentations du marché, Michel Houdiart Editeur, Paris, 670-691. BLAUG M. (1992), La méthodologie économique, Economica, 2e édition [trad. Française, 1994]. 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