L`éternité du monde : Aristote

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Recherches sur les notions de création et éternité du
monde. (UNIA - 2015-2016 - 5 janvier 2016) - Richard Beaud.
II L'éternité du monde : Aristote - Averroès.
Introduction.
Notre cours porte cette année, sur les notions importantes de "création" et "d'éternité" du
monde. Je vous ai donné les raisons du choix de ce thème au début de notre dernier cours qui
était le premier de cette série. Cette raison est liée aux magnifiques et extraordinaires
découvertes de l'astrophysique qui nous apprend que notre cosmos remonte à environ
14 milliards d'années. C'est également le commencement du temps dans lequel nous sommes
d'après les astrophysiciens. Innombrables sont les affirmations et les déclarations des
créationnistes qui veulent identifier le Big Bang et l'acte créateur dont parle La Genèse. Notre
première rencontre nous a permis de comprendre que cette identification est un non-sens. Les
textes bibliques s'interrogent sur l'identité de l'homme, et leurs auteurs tentent de se donner
des réponses en se référant à la transcendance du Dieu unique dont ils postulent l'existence.
Leur conclusion est que l'homme dans son contexte de vie, plonge ses racines dans la
transcendance de Dieu dont il est l'image et la ressemblance. Il a à mener sa vie et à
l'organiser en se fondant sur sa raison ouverte, dans cette transcendance, à Dieu qui est son
partenaire dans l'Alliance. La Bible se situe donc au niveau philosophique et théologique et
non pas au niveau de la recherche scientifique.
Mais la raison humaine ne peut pas ne pas s'interroger sur la question du "comment" tout ce
qui existe a commencé d'exister. C'est un besoin pour l'homme de se chercher des réponses à
ses questions. Telle est la raison de la quête scientifique basée sur l'observation. La science est
un besoin pour l'homme, car il ne peut pas ne pas se poser des questions et ne pas essayer de
se donner des réponses. Dans cette optique, l'homme a su, dès le départ, distinguer les deux
domaines qui sont celui de la foi et du sens d'un côté et celui de la question et de la recherche
scientifiques, de l'autre. Les vrais penseurs et les vrais scientifiques ont toujours su distinguer
les deux domaines, sans court-circuiter l'un des domaines par l'autre, ce qui ne peut qu'aboutir
à des catastrophes. Que de dégâts ont été causés au cours de l'histoire !...
Notre rencontre d'aujourd'hui nous conduit à la position d'Aristote et à celle d'Averroès.
L'un et l'autre tiennent à l'éternité du monde. Ce qu'il m'intéresse d'étudier aujourd'hui, dans
cette question, ce sont les raisons qui les conduisent à cette position, et ce que signifie, dans
leurs positions respectives, ce terme "éternité" du monde. Car si cette position peut se
comprendre pour Aristote, elle est moins évidente pour Averroès qui est un croyant
musulman. De ce fait, pour lui, la notion de "création" est liée à sa foi. Comment peut-il, dans
ce cas, se faire le défenseur de "l'éternité du monde" ? Telles sont les questions que nous
allons aborder aujourd'hui. Nous allons diviser notre exposé en deux parties : d'abord, la
position d'Aristote, puis ensuite celle d'Averroès.
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I -- La question de l'éternité du monde chez Aristote.
1 -- Quelques éléments de la vie d'Aristote et résumé de sa théorie sur l'éternité du
monde.
--> L'année dernière, dans notre étude sur Aristote et ses relectures chez quelques
philosophes ultérieurs, nous nous sommes longuement arrêtés à la biographie d'Aristote. De
ce fait, je ne fais que rappeler quelques dates importantes et marquantes. Aristote est
originaire du nord de la Grèce. Il vit le jour en 384 avant JC., à Stagire, sur la côte
septentrionale de l'Egée, à l'est de la Chalcidique de Thrace. Cette ville était une ancienne
colonie grecque. A partir de 359 avant JC, l'équilibre entre la Macédoine au nord et les villes
du sud, Athènes, Sparte et Thèbes qui se disputaient entre elles l'hégémonie sur les autres, va
être bousculée car Athènes va perdre ses colonies de Chalcidique d'où Aristote était
originaire. C'est dans ce contexte politique qu'Aristote va vivre et développer sa philosophie.
La première période de sa vie philosophique, il la mène à Athènes où il vient s'inscrire à
l'Académie que Platon a fondée en 387 avant notre ère. Il y arrive en 367, il est alors âgé de
dix huit ans. Il y restera jusqu'à la mort de Platon en 348. Ainsi, la première période
philosophique d'Aristote est celle de son compagnonnage avec Platon dont la thèse principale
est celle de la préexistence des Idées qui sont la seule véritable réalité. Ce sont ces
Formes-Idées que l'âme a contemplées avant sa chute dans la matérialité. De ce fait, la
connaissance est une réminiscence provoquée par le contact en ce monde, avec quelque chose
de beau, de vrai, de bon.
La deuxième période philosophique d'Aristote va de la mort de Platon (348) à sa propre
mort en 322. Aristote va séjourner quelques temps à Assos auprès de son ami Hermias qu'il
connut à l'Académie de Platon. Mais il sera appelé par Philippe de Macédoine, à la cour, afin
d'assurer l'éducation de son fils Alexandre qui devait lui succéder (342-334). C'est en 336 que
meurt Philippe. Ce fait change une nouvelle fois le cours de la vie d'Aristote. Il revient à
Athènes où il fondera, en 355, son école de philosophie, le Lycée. Mais la mort d'Alexandre le
Grand en 323, l'oblige à s'éloigner d'Athènes où, étant originaire du nord, sa sécurité n'était
plus assurée. Il se réfugie à Chalcis d'où sa mère était originaire, et où, par héritage, il
possédait une propriété. Il y mourra en 322, âgé de 62 ans.
Durant sa période d'enseignement au Lycée (335-323), Aristote développe sa propre
philosophie. Pour lui, ce qui existe, ce sont les choses concrètes du monde. De ce fait, elles
doivent avoir en elles-mêmes leur principe d'existence. Ainsi Aristote rejette la théorie des
Idées-Formes de Platon. D'autre part, les choses du monde changent ; elles croissent et
diminuent. De ce fait, c'est à l'intérieur de ces choses que doivent se trouver les principes de
ces changements. Aristote, pour expliquer ce fait, développe la théorie de la puissance et de
l'acte, puis celle de la matière première et de la force substantielle. Ainsi, le refus de la théorie
platonicienne des Idées-Formes, amène Aristote à se tourner vers ce monde, à essayer de le
comprendre. D'où ses longues descriptions sur les sphères qui composent le ciel, les parties
des animaux, ses traités d'histoire naturelle, des météorologiques. Comprendre le monde
commence par l'étude de la botanique, de la zoologie. Mais, c'est aussi s'interroger sur ce qui
fait que telle chose est telle. C'est aussi essayer de comprendre comment et sur la base de quoi
le Tout qui existe, subsiste. C'est ainsi que naîtront les grandes œuvres philosophiques
d'Aristote dont le fondement repose sur les quatre causes (matérielle, formelle, efficiente et
finale) et sur la théorie de la substance et des accidents. Ce retour aux choses effectives,
concrètes, fait que la philosophie d'Aristote est appelée "réaliste", à la différence de celle de
Platon appelée "idéaliste". Aristote sera amené à s'interroger sur la vie concrète de l'homme,
sur l'ethicité de ses actes. Il écrira alors L'Ethique à Nicomaque et L'Ethique à Eudême.
Puis, il s'interrogera sur l'organisation de la cité, puisque l'homme ne peut vivre qu'en
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communauté. C'est ainsi qu'il écrira Les Politiques. Ses deux œuvres philosophiques majeures
sont La Physique et La Métaphysique. Ce sont elles auxquelles nous allons nous référer
aujourd'hui pour notre travail sur la question de l'éternité u monde.
--> Mais avant de commencer l'étude des textes, voici, en bref, la position d'Aristote quant à
l'éternité du monde. Ce qui nous intéressera, par la suite, ce seront les raisons qui conduisent
Aristote à cette position. Pour Aristote, le monde est là. Ce qui le caractérise, c'est le
mouvement. Effectivement, tout bouge dans le cosmos dans lequel nous sommes : alternance
des saisons, mouvements des astres, alternance du jour et de la nuit. Le monde s'étend dans le
temps et l’espace. Ainsi, ses deux caractéristiques sont le mouvement et la temporalité.
Puisque le mouvement est sa première marque, il faut bien en expliquer l'origine. Pour
Aristote, ce mouvement, sur la base de l'unité des quatre causes, ne peut provenir que d'un
premier Moteur immobile et éternel. Celui-ci meut immédiatement, à titre de cause efficiente,
sans qu’il le touche, sans réciprocité et sans être lui-même touché, la Sphère des étoiles fixes
et lui imprime un mouvement uniforme, continu et éternel, mouvement le plus voisin de
l'immobilité de l'Acte pur, et qui ressemble le plus parfaitement au mouvement propre de la
pensée par la rigoureuse identité que conservent ses relations essentielles. Les autres Sphères,
au contact à leur tour avec la première Sphère, soit directement, soit par les Sphères
intermédiaires, sont animées aussi d'un mouvement éternel et continu mais qui n'est plus
uniforme en raison du nombre croissant d'intermédiaires qui les séparent du premier Moteur.
La dégradation du mouvement se poursuit jusqu'à la Sphère du monde sublunaire où la
révolution circulaire fait place aux transformations cycliques, dans la durée, des quatre
éléments, ainsi qu'aux mouvements des êtres animés et de l'homme, dans la génération, la
destruction, l'accroissement, le décroissement et l'altération. Chaque chose tend vers l'être le
plus pleinement possible, aspire à l'éternité. Mais les individus du Monde sublunaire, trop
éloignés du premier Moteur, autrement dit trop engagés dans la matière et trop imprégnés de
puissance, sont dans l'impossibilité d'atteindre cette éternité qui reste le privilège des Sphères
supérieures. Leur destinée risquerait d'être manquée si la nature n'avait paré à ce danger en
attribuant l'éternité à l'espèce même, et non plus à l'individu, au moyen de la continuité et de
la perpétuité de la génération. Ainsi se trouve assurées la perfection du cosmos et, d'une
certaine manière, la participation à la vie divine dont l'action se fait sentir, quoique
indirectement, sur tous les points de l'univers, et qui est la fin et l'aboutissement de tout le
système. La transformation indéfinie des quatre éléments l'un dans l'autre imite aussi, à sa
manière, la continuité et l'éternité du premier Moteur et atteint à la causalité analytique. Le
devenir du monde se déroule ainsi dans une imitation mobile de l'éternité par le moyen du
mouvement qui procède selon le nombre. Le monde sublunaire des choses qui naissent et
disparaissent se réduit à une imitation imparfaite des réalités éternelles. Donc pour Aristote, il
y a, au centre du Tout, notre terre qui est le monde changeant marqué par la génération et la
corruption. Cette terre est la plus éloignée du premier Moteur. Cette terre est enveloppée dans
le monde sublunaire où se trouvent le soleil et la lune. Puis, au-dessus se trouvent les sphères
avec les étoiles et les planètes. Ces sphères s'élèvent au nombre de 55. Chacune a son propre
mouvement, s'emboitant les uns dans les autres. Leur cohérence est assurée par la forme
circulaire du mouvement. C'est le premier Moteur qui, dans son immobilité donne le
mouvement. Comme le premier Moteur est éternel, le mouvement qu'il impulse est éternel.
De ce fait, le cosmos est, lui-même, éternel. Telle est la vision aristotélicienne. Quels sont les
présupposés de cette théorie ? C'est ce que nous allons voir en lisant et en étudiant les textes
d'Aristote. Il s'agit du Livre VIII de sa Physique, puis des chapitres 6-8 du Livre 12 ( de sa
Métaphysique. Nous prenons d'abord les textes de la Physique, puis ensuite ceux de la
Métaphysique.
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2 -- Les textes de la Physique, Livre VIII 1
Nous venons de voir que l'observation fondamentale d'Aristote consiste à dire que tout est
toujours en mouvement, et cela à tous les niveaux des différentes sphères qui composent le
cosmos. Au niveau le plus bas, c'est à dire celui de la terre, le mouvement s'exprime par la
génération et la corruption. Deux autres observations s'ajoutent à la première :
-- d'abord celle qui consiste à dire que si une chose est mue, celle-ci doit l'être par un moteur
qui la meut. Regardant le monde, on observe que tout et mû par une succession de moteurs
repérables. Or, en bout de la chaîne, il n'est pas possible de ne pas conclure à l'existence d'un
premier Moteur qui met toujours tout en mouvement.
-- une deuxième observation s'ajoute à celle-ci : le premier Moteur ne peut par lui-même être
mobile, car la mobilité implique une certaine imperfection. En effet, comment un premier
Moteur qui serait lui-même mobile, pourrait-il être cause de la mobilité du tout ? S'il était
mobile, il aurait besoin d'un autre moteur qui devrait le mouvoir. On comprend dans ce cas
que le premier Moteur doit nécessairement être immobile. C'est à cette conclusion
qu'aboutissent les analyses du Livre VII de la Physique, mais qu'Aristote reprend, comme
nous allons le voir, tout au long du Livre VIII. Sur cette base, nous pouvons suivre la
démarche d'Aristote qui le conduit à l'affirmation de l'éternité du monde. Nous procédons
selon le plan suivant :
1 -- Réflexion sur le mouvement et le temps.
2 -- L'éternité du mouvement.
3 -- L'affirmation de la nécessité d'un Moteur.
4 -- Comment le premier Moteur meut-il ? Son immobilité.
5 -- Qu'en est-il du premier Moteur ?
2.1 -- Réflexion sur le mouvement et le temps.
Nous venons de voir que ce qui frappe Aristote dans son observation du monde, c'est le
mouvement. Tout est toujours en mouvement (génération, corruption) sur notre terre, puis
mouvement des sphères. D'autre part, le mouvement qui, nécessairement, va d'un point à un
autre point, est lié au temps; ainsi mouvement et temps sont liés. De ce fait, notre question qui
est l'éternité du cosmos est intimement liée à celle du temps et du mouvement. C'est donc sur
la conception du mouvement d'Aristote et sur la conception du temps qui y est liée, que
repose sa démarche qui le conduit à l'affirmation de l'éternité du monde. C'est donc par un
arrêt sur la conception aristotélicienne du mouvement et du temps qu'il faut commencer.
- (1) La première question est donc "Qu'est-ce que le mouvement ? " Aristote étudie cette
question au Livre III de la Physique, chap. 1-4 ; les chapitres 5-8 sont consacrés à l'infini.
Voici la définition qu'il donne du mouvement : "Etant donné la distinction en chaque genre, de ce
qui est en entéléchie et de ce qui est en puissance, l'entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel,
voilà le mouvement" ' (Phys. III, 1, 201a 9--11). Essayons de comprendre. Dans cette définition, il
a trois mots importants : "entéléchie", "puissance" et "mouvement". Les deux premiers mots
fonctionnent ensemble, en ce sens qu'ils déterminent ce qui caractérise tout existant. Chaque
être tend vers la plénitude de sa forme. Il y a donc une tension dans tout existant. Il tend vers
sa fin. Voilà le sens du mot "entéléchie". De ce fait, tout existant est en puissance d'être plus
que ce qu'il est. Le mot "puissance" exprime la possibilité passive d'être plus, mais en un
deuxième sens, il exprime comme le mot "entéléchie", la tension vers ce plus. Le mot
"puissance" a, de ce fait, les deux sens. Le terme "mouvement" (Kinésis) exprime
l'effectuation du passage de cet existant vers le plus être auquel il tend. D'une certaine
1
La citation des textes de la Physique est faite d'après la traduction de Henri Carteron, Paris, Les Belles
Lettres, Guillaume Budé, vol. 1 (chap. 1-4), 1983 ; volume 2 (chap. 5-8), 1986.
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manière, cet existant monte vers un plus-être. Il se produit en lui-même un changement, ou un
saut qualitatif. Entre l'étant d'avant et celui d'après, il y a une progression et un
approfondissement. Eh bien, si cette réflexion d'Aristote sur le mouvement entre dans les
fondements de sa réflexion sur l'éternité du monde, c'est parce que le "mécanisme" interne de
cet acte plonge ses racines dans les profondeurs de l'être qui porte tous les existants. Ce qui
est impliqué dans l'acte dépasse cet acte. Cet acte qui est l'acte de cet existant, n'est pas que
l'acte de cet existant, mais dans cet acte, c'est tout l'être qui se donne une effectuation, et, en
ce sens, cet acte qui est le mouvement fait participer celui-ci à l'éternité de l'être qui est
continuel surgissement à l'existence concrète. Mouvement et éternité sont inséparables. C'est
parce qu'il y a mouvement qu'il y a éternité. Ainsi, on comprend qu'une réflexion sur l'éternité
du monde implique préalablement une réflexion sur le mouvement qui est en même temps
continuité et infinité. -- (2) Cela va devenir encore plus évident dans la réflexion d'Aristote
sur le temps qui est le deuxième élément sur lequel nous avons à réfléchir. Qu'est-ce que le
temps ? C'est au Livre IV de la Physique, chapitre 10-14, qu'Aristote étudie cette question,
mais elle est présente également dans les Livres V, consacré au thème "Le Mouvement et ses
espèces", et VI, consacré au thème "Le Mouvement et ses parties". Partons de la célèbre
définition du temps que donne Aristote au Livre IV de la Physique : "Le nombre du mouvement
selon l'antérieur postérieur, voilà ce qu'est le temps" (IV, 11, 219,b,1). Surprenante définition !
Arrêtons-nous d'abord au mot "nombre". Aristote écrit, à la suite de cette définition : "Le temps
n'est donc pas mouvement, mais n'est qu'en tant que le mouvement comporte un nombre" (IV, 11,
219,b,2). Qu'est-ce qu'un nombre ? La réponse est claire : le nombre est ce qui permet dans une
énumération de calculer la somme des éléments présents ici. Il y a ici 10 livres. Voilà ce
qu'est le nombre. Mais Aristote apporte encore une précision en distinguant entre le nombre
"nombrable" et le nombre "nombré". Cette distinction est très fine. Aristote veut dire que si le
nombre est le moyen de compter les éléments en présence, c'est parce qu'ils sont
"nombrables" et le résultat de l'opération de nombrer est que les choses sont, de ce fait,
"nombrées". Si cela est clair pour toutes les choses matérielles comme des pommes ou des
livres qui se trouveraient là (il serait facile de les compter), cela n'est pas si clair pour le
temps. Et c'est précisément cela qu'il faut essayer de comprendre. Il est également "nombré"
et "nombrable". Expliquons cela : quand on parle du temps, il y a nécessairement "l'antérieur"
et le "postérieur", c'est à dire "l'avant" et "l'après". De ce fait, le temps est "nombrable" et il
est aussi "nombré" car "l'antérieur" existe, d'une certaine façon par rapport au "postérieur".
Ceci nous amène à dire que le temps a une dimension objective et réaliste. Chaque chose et
chaque être ont commencé d'être et finissent, un jour, d'être. Donc, on peut parler d'objectivité
du temps. Par rapport au mouvement dont nous avons parlé ci-dessus, on peut dire que le
temps est le cadre dans lequel se déroule le mouvement. Mais cette déclaration suppose que le
temps et le mouvement sont deux éléments qui s'emboitent l'un dans l'autre. Or, cela ne peut
être le cas, car il faut une unité antérieure qui les fonde l'un et l'autre; C'est là qu'intervient la
matérialité. C'est elle qui fait que les choses existent concrètement. Pourquoi ne pas dire alors
que la "matérialité" est la concrétisation dans l'espace, de la "temporalité". La matérialité des
choses n'est rien d'autre que leur temporalité rendue visible et palpable. Ceci nous amène à
dire que le mouvement est la temporalité en devenir dans la matérialité, et c'est de ce
mouvement que nait l'espace. Ainsi, tant qu'il y aura des choses, il y aura toujours temporalité
et mouvement. Et du fait qu'il y a des choses, il n'est pas possible de penser qu'elles ne
puissent être. Et c'est cela qui fonde l'éternité de la temporalité et de la matière qui, dans son
mouvement, passe toujours de la puissance à l'acte de manière éternelle et indéfinie. Ceci
constitue ce qu'on peut nommer "l'objectivité" du temps.
Mais Aristote, creuse encore plus profondément du côté de ce qu'on peut appeler "la
subjectivité" du temps. Voyons deux passages de son texte : le premier texte précède
immédiatement la définition que nous venons d'analyser ; le voici : "Quand donc nous sentons
l'instant comme unique au lieu de le sentir ou bien comme antérieur et postérieur dans le mouvement, ou
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bien encore comme identique, mais comme fin de l'antérieur et commencement du postérieur, il semble
qu'aucun temps ne s'est passé parce qu'aucun mouvement ne s'est produit. Quant au contraire nous
percevons l'antérieur et le postérieur, alors nous disons qu'il y a temps" (IV, 11, 219, a, 30-35). Puis suit
la définition du temps que nous venons d'analyser. Avant de citer le deuxième texte, j'attire
immédiatement votre attention sur ce qu'il faut voir dans ce texte. Aristote dit au début :
"Quand nous sentons l'instant comme unique ...", c'est à dire quand on se fixe sur l'instant, c'est à
dire avant la distinction entre l'antérieur et le postérieur. Ainsi pour Aristote, il y a une
antériorité par rapport au numérer. Et cette antériorité est exprimée par le verbe "sentir". C'est
le rapport entre cette antériorité et le sentir qu'il faut expliquer. C'est là que se trouve l'origine
de la temporalité. Et pour cela, nous prenons le deuxième texte à citer. Il porte sur le rapport
du temps à l'âme. Voici ce texte que nous commenterons après sa lecture :
" Mais la question est embarrassante de savoir si, sans l'âme, le temps existerait ou non ; car, s'il ne peut y
avoir rien qui nombre, il n'y aura rien de nombrable, par suite pas de nombre ; car est nombre ou le
nombré ou le nombrable. Mais si rien ne peut par nature compter que l'âme, et dans l'âme, l'intelligence,
il ne peut y avoir de temps sans l'âme, sauf pour ce qui est le sujet du temps, comme si par exemple on
disait que le mouvement peut être sans l'âme. L'antérieur-postérieur est dans le mouvement et en tant que
nombrable, constitue le temps" (IV, 14, 223, a,23-28).
Le texte précédant que nous avons analysé, disait qu'avant la distinction entre l'antérieur
et le postérieur, il y a "l'instant". Il disait en second lieu que cet instant relève du "sentir".
Avant de "numérer" le temps, il y a le "sentir " du temps. C'est cette idée que développe ce
deuxième texte. Il dit ceci : "Sil ne peut y avoir rien qui nombre, il n'y aurait rien de nombrable et par
suite pas de nombre ; car est nombre, ou le nombré ou le nombrable ...". Or, il faut une faculté qui
nombre. Pour Aristote, cette faculté est l'âme (psyché) et dans l'âme, c'est l'intelligence (noûs).
Mais qu'est-ce qui est ainsi "nombré" ? Qu'est-ce qui est "nombrable ? La seule réponse à
cette question est la suivante : l'âme nombre ce qu'elle est ; elle se donne d'être dans la
matérialité par le mouvement qu'elle produit. L'âme se temporalise. C'est pour cette raison
qu'Aristote dit : "Il ne peut y avoir de temps sans l'âme.". Cela nous amène à reconnaître que c'est
parce qu'il y a l'âme humaine, le "noûs", qu'il y a temporalité. Cette temporalité s'exprime par
l'historicité et la quotidienneté que l'âme fait advenir. L'âme humaine - nous disons
aujourd'hui la conscience - est au fondement de la temporalité. En ce sens, elle est au
fondement du mouvement, de la matérialité et de la spatialité. Nous sommes amenés à
reconnaître que le temps est "un", qu'il est éternel et indéfini. Il est au fondement de l'éternité
du cosmos. Tout surgit de la conscience humaine qui est temporalité : l'objectivité du temps et
du cosmos surgissent de la subjectivité de la temporalité qui est conscience. Sur ces bases,
nous pouvons lire maintenant quelques passages du Livre VIII de la Physique.
2.2 -- L'éternité du mouvement.
Nous venons de voir que le temps est "un" et qu'il s'origine dans la profondeur de la
conscience humaine qui est "temporalité". Nous avons vu également que du moment qu'il y a
conscience, il ne peut pas ne pas y avoir non-conscience, donc il ne peut pas ne pas y avoir
non-temporalité, donc il ne peut pas ne pas y avoir non-temps. Il ne peut pas y avoir nonmatérialité. De ce fait, le mouvement est éternel. Les trois premiers chapitres du Livre VIII de
la Physique étudient cette question. Aristote situe sa position face à celles de ses devanciers.
Il développe son argumentation par rapport à ceux qui admettent une alternance de
mouvement et de repos. Concentrons-nous uniquement sur les trois arguments d'Aristote qui
le conduisent à l'affirmation de l'éternité du mouvement. C'est cette question qui nous
intéresse dans notre étude des raisons sur lesquelles Aristote défend l'éternité du monde. Nous
lisons, pour chacun des trois arguments, le texte d'Aristote et nous y greffons un bref
commentaire.
-- 1er argument : La notion de mouvement implique nécessairement un moteur. Celui-ci en
implique nécessairement un autre et ainsi de suite :
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"Il nous faut commencer en partant des définitions posées dans notre Physique [III, 1]. Nous disons, on le
sait, que le mouvement est l'entéléchie du mobile en tant que mobile. Il est donc nécessaire qu'existent
premièrement les choses qui ont la puissances du mouvoir selon chaque mouvement. D'ailleurs, en laissant
de côté la définition du mouvement, tout le monde conviendra que nécessairement n'est mû que ce qui a la
puissance d'être mû selon chaque mouvement : par exemple l'altérable seul est altéré, le modifiable quant
au lieu seul est transporté ; ainsi, avant le fait d'être brûlé, il faut un combustible, et, avant le fait de
brûler, un carburant.
Donc il faut nécessairement aussi que ces choses, ou bien aient été engendrées une fois, n'existant pas
auparavant, ou qu'elles soient éternelles. Si donc chaque chose mobile était engendrée, nécessairement,
avant le changement et le mouvement considérés, il devrait s'en produire un autre, celui où serait
engendré ce qui a la puissance d'être mû et de mouvoir.
Mais, si l'on suppose que les êtres ont préexisté éternellement sans que le mouvement soit, l'absurdité
apparaît rien qu'à considérer l'hypothèse ; elle apparaît toutefois plus inévitable pour peu qu'on avance
plus loin. En effet, si parmi les choses les unes sont mobiles, les autres motrices, et si, à un moment, l'une
devient moteur premier, l'autre premier mobile, et qu'à un autre moment il n'y ait rien de tout cela, mais
le repos, il faut donc qu'il y ait un changement antérieur ; en effet, il y avait une cause à ce repos, car la
mise en repos est privation du mouvement. Par suite, avant le premier changement, il y avait un
changement antécédent" (Physique, VIII, 1, 251a, 8-27).
Commentaire : Le premier argument repose sur la définition du mouvement que nous avons
vue plus haut. Aristote définissait ainsi le mouvement :" L'entéléchie de ce qui est en puissance, en
tant que tel, voilà le mouvement" (cf. p. 4, ci-dessus). Dans ce texte-ci, la définition est un peu
différente, mais le sens est le même. Il dit " ... le mobile est l'entéléchie du mobile en tant que
mobile". Le mobile est ce qui est mû. Aristote dit que dès lors tout mobile reçoit son
mouvement nécessairement d'un autre. Autrement dit, du moment que le mouvement est reçu
- et cela aussi pour les êtres qui sont principes de leur propre mouvement -, ce mouvement en
son origine doit venir d'un moteur antérieur. Il dit même que c'est une absurdité d'imaginer
que "des êtres ont préexisté éternellement sans que le mouvement soit". Ainsi avant tout changement,
il y a nécessairement un changement antérieur. Aristote jette les bases ici de l'éternité du
cosmos. D'autre part, son raisonnement est fondé sur le fait que, pour lui, le changement est
signe d'une imperfection. De ce fait, comme nous le verrons, l'immobile doit ontologiquement
précéder le mobile.
2ème Argument : les changements ne se produisent que dans certaines conditions, mais,
néanmoins, il y a toujours changement.
"En effet certaines choses meuvent d'une seule façon, certaine donnent des mouvements contraires : par
exemple, le feu chauffe et ne refroidit pas, tandis qu'il y a, semble-t-il, une science unique pour les
contraires. Or le premier cas semble être le même, car le froid chauffe quand on le considère sous un
certains biais, à savoir quand il se retire, de même que le savant, comme tel, aussi se trompe, usant à
contresens de la science.
Mais du moins tout ce qui est capable d'agir, de pâtir, de mouvoir comme d'être mû, n'en est pas
capable dans toutes les conditions, mais seulement dans certaines conditions, notamment de proximité
réciproque. Par suite, quand il y a rapprochement, l'un meut et les autres sont mues, et cela quand elles
sont en tel état que l'une soit motrice, l'autre mobile. Et certes si le mouvement ne s'est pas toujours
produit, c'est évidemment qu'elles n'étaient pas en état d'être capables, l'une d'être mue, l'autre de
mouvoir ; mais il fallait que l'une d'elles changeât. C'est là en effet une nécessité pour les relatifs : par
exemple, si ce qui n'était pas le double est le double maintenant, c'est que l'un des termes a changé, si les
deux ne l'ont fait. Il y aura donc un changement antérieur au premier." (Physique VIII, 1, 251a, 28-251 b ,
9).
Commentaire : Par cet argument, Aristote veut répondre aux objections qu'on pourrait lui
faire ou qui lui ont nécessairement été faites par ses adversaires. Effectivement, il y a dans le
monde, des mouvements contraires. Par exemple, alors que le feu doit monter et non pas
traîner à terre, comment se fait-il que parfois il traîne à terre ? D'autre part, comment se fait-il
que dans les mêmes conditions les effets de telle cause se produisent et parfois ne se
produisent pas. Aristote refuse ces arguments quand il sont utilisés contre l'existence de
l'antériorité d'un moteur. Dans le monde concret, tout est relatif. De multiples causalités
peuvent intervenir qui changent le cours de l'histoire, néanmoins cela ne remet pas en cause le
7
fait qu'un changement présuppose nécessairement un moteur antérieur, cause du changement
ultérieur.
3ème Argument : le troisième argument est fondé sur l'éternité du temps et du mouvement tel
que nous l'avons vu ci-dessus. Puisque le temps est inséparable du mouvement et qu'il en est
l'effectuation sensible, comme pour le temps, il faut admettre l'éternité du mouvement. Le
raisonnement d'Aristote est fondé sur la notion d'instant dont nous avons vu qu'il est lié à la
conscience humaine. Tant qu'il y a conscience humaine, il y a temporalité et, en conséquence,
mouvement. Du fait que la conscience est, elle ne peut pas ne pas être. Donc, elle est toujours.
Cela veut dire qu'elle est éternelle. Ainsi en est-il nécessairement des mouvements liés à la
conscience qui est temporalité. Mouvement et temps sont les deux faces objectives du
surgissement subjectif de la temporalité. Sur cette base, nous pouvons lire le texte du
troisième argument :
"En outre, comment existeront l'antérieur et le postérieur, s'il n'y a pas de temps ? et le temps, s'il n'y a
pas de mouvement ? S'il est vrai que le temps est bien le nombre du mouvement ou un certain
mouvement, alors, du moment que le temps est toujours, nécessairement le mouvement doit également
être éternel.
Maintenant sur le temps, tous, sauf un, semblent avoir pensé de même : ils le déclarent non-engendré. Et
par là Démocrite montre qu'il est impossible que tout soit engendré, attendu que le temps est inengendré.
Seul Platon l'engendre ; pour lui, en effet, il est engendré avec le ciel et le ciel a été engendré. Si donc il est
impossible que le temps existe et soit conçu sans l'instant, et si l'instant est une sorte de moyen terme,
étant à la fois commencement et fin, commencement du temps futur et fin du temps passé, alors
nécessairement le temps existe toujours ; car l'extrémité du dernier temps saisi sera dans un instant, vu
que dans le temps on ne peut rien saisir que l'instant. Par suite, puisque l'instant est commencement et fin,
nécessairement, de part et d'autre de lui-même, il y aura du temps. Maintenant, s'il en est ainsi pour le
temps, il en est de même encore, et nécessairement, pour le mouvement, puisque le temps est une affection
de mouvement " (Physique, VIII, 1, 251b, 10-27).
Conclusion sur ce point.
Après sa réflexion, que nous avons exposée dans notre premier point, sur l'origine du temps
et du mouvement dans la temporalité subjective, Aristote, dans le but de faire comprendre sur
quoi repose l'éternité du monde, nous a conduits dans ce point, à comprendre la raison de
l'éternité du mouvement. Tel est le cadre qui justifie l'affirmation de l'éternité du cosmos.
Tout repose sur l'acte que pose l'existant qui est en chacun de ses actes, une effectuation de
l'être qui se pose. Et ceci n'est perceptible que sur le fondement de la conscience humaine qui,
dans ses actes, fait surgir l'être en tant que temporalité-mouvement-matérialité. Notre
réflexion nous amène maintenant à la nécessité d'admettre pour tout changement un moteur
qui l'explique.
2.3 -- L'affirmation de la nécessité d'un moteur.
En Physique VIII, 4 Aristote étudie longuement les diverses sortes de mouvement. Dans le
point précédant, il était question de l'éternité du mouvement. Nous avons vu que cette éternité
est liée à la conscience humaine. Du fait que, pour elle, les choses sont (toujours en rapport
avec elle, du fait de la temporalité-matérialité), elles ne peuvent pas ne pas être. Affirmer
l'existence des choses, c'est affirmer l'éternité de l'existence. Dans ces conditions, que signifie
être moteur ? Tel est l'objet de ce chapitre, lequel conduira, au chapitre suivant, à la nécessité
d'affirmer un premier Moteur.
Aristote commence par dire, au début du chapitre 4 que "parmi les choses mouvantes et les
choses mues, les unes le sont par accident, et les autres en soi" (VIII, 4, 254 b, 7-8). Le but de tout ce
chapitre est l'affirmation de la nécessité d'un moteur pour tout changement. Les choses mues
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par accident reçoivent nécessairement le mouvement d'un moteur extérieur. Donc, pas de
problèmes pour ces choses, quant à l'admission d'un moteur qui les meut. Qu'en est-il des
choses mues, semble-t-il, d'elles-mêmes ? Il faut distinguer deux cas, dit Aristote. Le premier
cas tient par exemple aux choses qui tombent. Ce mouvement semble venir de la chose ellemême ; ce n'est qu'une illusion, les choses matérielles reçoivent toutes leur mouvement de
l'extérieur. Dans le cas d'une chose qui tombe, seule l'attraction terrestre explique ce
mouvement. Il s'agit bien d'un moteur externe. Tout autre est le mouvement des êtres vivants.
Certes, ils peuvent aussi recevoir un mouvement provenant d'un moteur externe. Mais pour ce
qui concerne leur être, soumis à la puissance et à l'acte, ces mouvements fondés dans l'acte de
ces êtres, viennent d'eux-mêmes. Pourtant à y regarder de près, du fait de la génération et de la
corruption, il n'est pas possible de ne pas admettre un moteur extérieur. La conclusion de ce
chapitre est que tout mû est mû par un moteur. Ce moteur est extérieur à la chose mue. Nous
terminons ce point par la lecture de la conclusion de ce chapitre 4 du Livre VIII de la
Physique :
"Il est donc clair qu'aucune de ces choses ne se meut soi-même. Disons cependant que, si elles ont en elles
un principe de mouvement, c'est un principe, non de motricité ni d'action, mais de passivité. Donc, si
toutes les choses mues le sont, ou par nature ou contre nature et violemment ; si d'autre part, les choses
mues violemment et contre nature sont mues par quelque chose qui leur est étranger ; et si, à leur tour, les
choses mues par nature sont mues, les unes par elles-mêmes, étant mues par quelque chose [d'intérieur,
l'âme], les autres non par elles-mêmes (ainsi les choses légère et lourdes, puisqu'elles se meuvent ou
[essentiellement] en vertu de la cause génératrice et efficiente de leur légèreté et de leur lourdeur, ou
[accidentellement] en vertu de ce qui les délivre de l'obstacle et de l'empêchement), -- dès lors on peut dire
que tout ce qui est mû est mû par quelque chose " (Physique VIII, 4, 255 b, 29-256 a, 2).
2.4 -- Comment le premier Moteur meut-il ? Son immobilité.
C'est au chapitre 5 du Livre VIII que ces questions sont traitées. Nous allons,
conformément au texte d'Aristote, suivre la démarche suivante : 1) Nécessité d'admettre un
moteur qui se meut lui-même ; 2) Comment un moteur se meut-il par lui-même ?
2.4.1 -- Nécessité d'admettre un moteur qui se meut par lui-même.
Se basant sur la conclusion à laquelle il est parvenu au chapitre précédant concernant la
nécessaire admission d'un moteur pour expliquer le mouvement, Aristote pousse plus loin son
analyse pour comprendre l'éternité du monde. Il faut que ce moteur se meuve par lui-même. Il
commence sa démonstration par cette déclaration : "Ou bien le moteur ne meut pas par son propre
moyen mais par le moyen d'une autre chose qui meut le moteur ; ou bien il meut par lui-même et alors il
est ou immédiatement après le terme extrême, ou séparé de lui par plusieurs intermédiaires ... "(Physique
VIII, 5, 256 a , 4-6). Ainsi le moteur responsable de tout le mouvement est soit immédiatement
posé près du premier mû, soit entre celui-ci et qui à son tour meut le suivant et ainsi de suite,
il y a ainsi des intermédiaires qui sont des mobiles sans pour autant être des moteurs actifs. De
toute façon, une remontée à l'infini n'a pas de sens. Il faut de ce fait, affirmer l'existence d'un
premier moteur ; peu importe que les moteurs intermédiaires ne soient que des moteurs mûs
ou des moteurs mouvant à leur tour. De toute façon, le mouvement transmis ne peut se
comprendre que s'il y a un premier moteur responsable de tout le mouvement. Ce premier
moteur se meut lui-même, étant porteur de tout le mouvement. Donc il y a nécessité
d'admettre un moteur qui se meut par lui-même et qui est cause du mouvement qu'il transmet.
Nous pouvons lire le texte d'Aristote :
"Si donc c'est quelque chose de mû qui meut, il faut s'arrêter et ne pas aller à l'infini : si en effet le bâton
meut parce qu'il est mû par la main, c'est la main qui meut le bâton, mais si elle aussi est mue par autre
chose, son moteur sera aussi quelque chose de distinct. Quand donc le moteur se présente toujours distinct
de ce par quoi il meut, il est nécessaire qu'il y ait antérieurement un moteur qui soit à lui-même son
propre intermédiaire ; par suite, si ce moteur est mû sans qu'il y ait rien d'autre qui le meuve,
9
nécessairement il se meut soi-même. De la sorte, en vertu aussi de ce second argument, ou bien tout mû est
mû immédiatement par un moteur qui se meut soi-même, ou bien à un moment quelconque on parvient à
un moteur de ce genre." (Physique, VIII 5, 256 a, 28-256 b, 2).
2.4.2 -- Comment un moteur se meut-il lui-même ?
Le texte2 d'Aristote est très serré en cet endroit. Plutôt que de le lire, je préfère le résumer.
Aristote commence par dire que tout ce qui se meut est nécessairement divisible en parties
toujours divisibles. De ce fait, il est impossible, dit-il, que tout ce qui se meut soi-même se
meuve soi-même en totalité. Aristote veut dire par là qu'en tout existant, il y a la puissance et
l'acte. C'est l'acte qui donne la forme ; la puissance est pure passivité ; elle est réception. Donc
dans ce qui se meut soi-même, il y a une partie qui meut et une partie qui est mue. Ces deux
parties se comportent l'une envers l'autre comme étant, la première donatrice et la seconde
réceptivité. C'est la partie donatrice qui est mobilité, faisant passer la partie réceptrice à
l'entéléchie. A partir de là, il devient clair que la partie donatrice qui est cause de la mobilité
doit jouir d'une immobilité originaire car l'originaire est le Tout qui possède la plénitude. Il en
est ainsi de tout existant qui passe de la puissance à l'acte, toujours grâce à l'acte qui est
premier ontologiquement. Ainsi, le premier moteur de chaque lignée est, en son fond,
immobilité. C'est lui qui meut. De lui-même, étant moteur, il est mouvement, mobilité. Mais
cette mobilité ne se comprend que sur le fondement premier de son immobilité. De ce fait, le
premier Moteur est nécessairement immobile.
2.5 -- Qu'en est-il du Premier Moteur ?
Ce premier moteur ne peut être qu'éternel et un. Le mouvement qu'il transmet ne peut être
que continu et circulaire. Tels sont les deux points qu'Aristote développe dans les chapitres 6
à 10 du Livre VIII de la Physique.
2.5.1 -- Le Premier Moteur est éternel et un.
--> Dans sa démonstration, Aristote part du mouvement. Nous avons vu que multiples sont les
mouvements dans le cosmos. Certains même paraissent contradictoires par rapport à d'autres.
Cette diversité ne se comprend que sur le fondement d'un mouvement unique et éternel qui les
englobe tous. Or s'il n'y a qu'un seul mouvement fondamental qui dure toujours (éternité), le
premier Moteur immobile est lui-même éternel et un. Lisons un texte où Aristote expose ces
idées. La fin du texte peut surprendre car Aristote admet la possibilité de l'existence de
plusieurs moteurs éternels. Nous reviendrons sur cette question car Aristote, finalement, fonde
la nécessité d'un seul premier Moteur dans la notion de "continu" que nous allons voir après la
lecture de ce premier texte qui suit :
"Admettons, si l'on veut, l'existence de choses qui puissent tantôt être et tantôt ne pas être, et cela sans
génération ni destruction. Peut-être en effet, s'il y a une chose sans parties (l'âme), qui tantôt est, tantôt
non, n'est-ce pas forcément à un changement qu'une chose de cette sorte devra son existence et sa nonexistence ? De plus, parmi les principes à la fois immobiles et d'autre part capables de mouvoir, admettons
aussi pour quelques uns d'entre eux que tantôt ils soient, tantôt ne soient pas. Oui, mais cela n'est certes
pas possible pour tous [et il en faut d'éternels].
En effet, il est clair que, pour les choses qui se meuvent elles-mêmes, il doit y avoir une cause de ce fait
que tantôt elles sont, tantôt ne sont pas. En effet ce qui se meut soi-même doit dans son tout avoir une
grandeur, puisqu'aucune chose sans partie n'est mue ; mais, d'autre part rien de ce qu'on a dit n'impose
cette nécessité au moteur. Et maintenant, la génération et la destruction, comme leur continuité ne
peuvent avoir leur cause dans les choses, mêmes immobiles, qui ne seraient pourtant pas éternelles. Ni non
plus [en entrant dans le détail] dans celles qui, agissant d'ailleurs toujours, meuvent l'une ceci, l'autre cela.
2
Cf. Physique VIII, 5, 257 a, 31-258 a ,1 ; trad. Carteron, vol. II, p. 118-119.
10
Ni l'éternité, ni la continuité du mouvement ne peuvent avoir pour cause, ni chacun de ces moteurs, ni
tous ; car elles impliquent [dans l'hypothèse d'un moteur unique], l'éternité et la nécessité, et d'autre part
la série de tous les moteurs est infinie et ne forme jamais un système. On voit donc par suite que, même si
parmi les choses immobiles et motrices quelques unes sont principes un nombre incalculable de fois ;
même si beaucoup de choses automotrices ne sont détruites que pour faire place à d'autres ; même si, telle
chose immobile mouvant ceci, il y en a un autre qui meut cela, -- il n'en existerait pas moins quelque chose
qui les enveloppe toutes, et qui, étant à part de chacune, soit la cause de l'existence et de la non-existence
et de la continuité du changement, et c'est ce qui donne le mouvement à ces choses automotrices, celles-ci
le transmettant à d'autres. Si donc le mouvement est éternel, il y aura aussi un moteur premier éternel, il y
aura aussi un moteur premier éternel, supposé qu'il n'y en ait qu'un ; s'ils sont plusieurs, plusieurs
moteurs [également] éternels." (Physique VIII, 6, 258 b, 10-259 a ,7).
--> Mais, en dernière analyse, l'hypothèse de plusieurs moteurs premiers éternels ne semblent
pas pouvoir être retenue. La suite du texte que nous lisons maintenant le dit clairement.
Néanmoins, il pose question à propos des mots pluralité, finité, limité et éternel. Nous le
verrons après la lecture du texte :
"Or il faut lui attribuer l'unité plutôt que la pluralité, la finité plutôt que l'infinité. A conséquences égales,
en effet, il faut toujours choisir plutôt le limité ; car dans les choses naturelles, c'est le limité et le meilleur
qui doit exister plutôt si cela est possible. Et il suffit d'un seul principe qui, étant le premier entre les
moteurs immobiles et étant éternel, sera principe du mouvement pour les autres choses.
Il est clair aussi d'après ce qui suit que le premier moteur doit être une chose une et éternelle. En effet,
on l'a montré |ch. 1], nécessairement le mouvement doit être toujours. S'il est toujours, nécessairement
aussi il est continu ; car ce qui est toujours est continu tandis que le consécutif n'est pas continu.
Cependant, s'il est continu, il est un. Or il sera un, si le moteur est un et si le mû est un ; car, si le moteur
et le mû sont toujours autres, le mouvement total n'est pas continu mais consécutif." (Physique VIII, 6,
259 a , 8-19).
--> Tentons de comprendre ce qu'Aristote veut dire quand il écrit : "Il faut lui attribuer l'unité
plutôt que la pluralité, la finité plutôt que l'infinité. A conséquences égales, en effet, il faut toujours choisir
plutôt le limité ... ". Et plus loin, il écrit : " Il est clair aussi d'après ce qui suit que le premier moteur
doit être une chose une et éternelle" et il met tout cela en rapport avec le mot "continu" qu'il
oppose au mot "consécutif". N'y a-t-il pas contradiction dans ce texte ? D'un côté, il est dit
qu'il faut attribuer à ce moteur l'unité plutôt que la pluralité. Cela paraît logique. Comment
peut-il affirmer, alors, qu'il vaut mieux lui attribuer la finité plutôt que l'infinité ? De plus,
comment cela s'accorde-t-il avec l'affirmation " Il est clair aussi que le premier moteur doit être une
chose une et éternelle" ? Infinité et chose éternelle, n'est-ce pas identique ? Comment alors peuton attribuer à ce premier moteur la finité et en même temps l'éternité ?
La réponse à cette question nous apporte un éclairage sur la pensée d'Aristote. Pour lui, ce
qui est est ce qui est observable et palpable. Tout ce domaine est du domaine de la
finitude/finité. Mais cette finité dure toujours. De ce fait, elle est éternelle, indéfinie et
continue. Tout cela ne peut être porté que par un unique premier moteur qui est, de ce fait,
infini ; mais également fini, tout en étant un, continu, éternel et infini. Ces aspects sont portés
dans l'immobilité du premier Moteur. Il n'est donc pas question ici du premier Moteur
transcendant dont parlera Aristote dans sa Métaphysique. Aristote ne se comporte pas en
théologien "chrétien". Seul existe ce qui est palpable et visible. Le premier Moteur n'est pas
palpable ni visible, mais il est du côté du palpable et du visible. Pour Aristote, il n'y a
d'existence qu'à partir du matériel. Il est important de ne pas lire Aristote à travers la lecture
qu'en ont faite les théologiens chrétiens de Moyen Age.
2.5.2 -- Quel mouvement le premier Moteur transmet-il et comment ?
La réponse à cette question est conditionnée par ce que nous venons de comprendre du
premier Moteur. Il n'y a pas pour Aristote d'au-delà de ce monde-ci. Lui seul existe. Le
premier Moteur n'est pas un quelqu'un de transcendant. Il n'est donc possible de répondre à
11
cette question qu'à partir de l'observation du mouvement dans le monde. Que peut-on y
observer ? Essayons de répondre à cette question :
--> Aristote parle de la primauté du mouvement local. Le premier mouvement est le
"transport".
Quel mouvement le premier Moteur transmet-il ? Pour répondre à cette question, il faut
partir de l'analyse des diverses sortes de mouvement. Il y en a trois, dit-il (cf. Physique VIII,
7, 260 a, 26-28) : le mouvement selon la grandeur, le mouvement selon l'affection et le
mouvement selon le lieu. De ces trois, le premier mouvement, c'est à dire le plus fondamental
sur la base duquel les autres mouvements peuvent exister, est le mouvement selon le lieu, c'est
à dire le transport de quelque chose d'un lieu à un autre. Le mouvement selon la grandeur ne
peut pas être premier car ce qui grandit ou se rétrécit se fait sur la base du transport. Idem
pour le mouvement selon l'affection qui implique aussi bien accroissement que corruption. Le
transport dont le modèle est la puissance et l'acte, implique que le mouvement soit continu.
Effectivement dans le passage de la puissance à l'acte, ce qui est en puissance [tend vers l'acte
de manière progressive et continue, tend vers l'entéléchie. C'est ainsi que fonctionne le
premier mouvement qui est le premier mouvement selon le lieu et qui s'exprime par le
transport. Pour Aristote, c'est sur ce fonctionnement qu'il faut penser l'action du premier
Moteur. Ce mouvement continu jouit d'une primauté logique car il y a continuité, puis d'une
primauté chronologique car il précède tous les autres effectivement, et enfin d'une primauté
ontologique. On le voit à l'acte et la puissance, car l'acte est toujours premier par rapport à la
puissance. Ainsi le mouvement transmis ne peut être pensé que sur le mode du transport et il
doit être continu.
--> Mais alors, quel est le mouvement qui assure cette continuité ? Est-ce le mouvement en
ligne droite ou est-ce le mouvement circulaire ? Aristote analyse longuement le mouvement
en ligne droite au chapitre 8 de Livre VIII de la Physique, mais pour s'en détourner. La raison
en est que, pour ce mouvement, le commencement, la fin et le milieu sont déterminés. Pour la
chose mue, il y a, dans ce mouvement, un point de départ et un point d'arrivée, malgré une
indéfinité supposée. En conséquence, il n'y a que le mouvement circulaire qui puisse présenter
un modèle pour penser l'action du premier Moteur vers le tout. Dans ce mouvement, tout est
toujours à égale distance du Tout. Tout tourne, porté par le premier Moteur. Le mouvement
circulaire est, à la différence du mouvement rectiligne, un et continu ; il n'a ni commencement
ni fin. Tout, dans ce mouvement est toujours à égale distance et égal à soi-même. Lisons ce
texte où Aristote synthétise ces questions :
"Il nous a paru d'autre part raisonnable que le mouvement circulaire fut un et continu, et que le rectiligne
ne le fut pas. Pour le rectiligne, en effet, le commencement, la fin et le milieu sont déterminés, et il a tout
cela en soi-même, de sorte qu'il y a pour la chose mue un point de départ et un point d'arrivée (aux
limites, en effet, il y a toujours repos, à la limite initiale comme à la terminale). Pour le circulaire, tout cela
est, au contraire, indéterminé : car pourquoi entre les points qui sont sur la ligne, celui-ci plutôt que celuilà serait-il une limite ? Chaque point en effet est au même titre commencement, milieu et fin ; et, par suite,
une chose qui se meut en cercle est toujours au commencement comme à la fin, et elle n'y est jamais. Aussi
pourquoi la sphère est-elle mue et, en un sens, en repos puisqu'elle occupe le même lieu : la raison en est
que toutes les propriétés en question appartiennent au centre : c'est qu'il en est pour cette grandeur
commencement, milieu et fin ; d'où il suit que, ce point étant en dehors du cercle, il n'y a pas de point où le
mobile transporté doive être en repos après avoir achevé son parcours ; le transport en effet a toujours
lieu à l'entour du milieu, mais non dans la direction de l'extrémité finale ; voilà pourquoi la sphère
demeure en place, et, en ce sens, la masse totale toujours est en repos en même temps qu'elle est mue d'une
façon continué". (Physique VIII, 9, 265 a, 27-265 b, 7).
Et la conclusion définitive de ce chapitre affirme l'éternité du mouvement et sa circularité.
Celui-ci ne peut s'expliquer que par l'action d'un premier Moteur immobile :
"Que le mouvement a toujours existé et qu'il existera tout le temps ; quel est aussi le principe du
mouvement éternel ; et encore quel mouvement est le premier ; puis quel est le seul mouvement capable
12
d'être éternel ; et enfin que le premier moteur est immobile, -- voilà ce qu'on vient d'expliquer." (Physique
VIII, 9, 266 a, 6-9).
--> Nous venons de voir que le mouvement fondamental et premier ne peut être que le
mouvement local qui s'exprime par le transport. C'est donc ce mouvement qui peut aider à
comprendre le rapport du premier Moteur au monde. Ce qui nous conduit à privilégier le
mouvement local, c'est qu'il est continu. Nous avons également vu que ce mouvement local
qui est continu, ne peut être que circulaire, car cela sauve son infinité. Mais il reste la question
de la transmission de ce mouvement au cosmos : comment se fait-elle du premier Moteur
immobile au cosmos emporté dans un mouvement éternel ? C'est autour de cette question que
fonctionne le chapitre 10 du Livre VIII de la Physique. Essayons de le suivre.
--> Mais d'abord une remarque s'impose afin d'éviter les contresens : Il est nécessaire pour
comprendre la position d'Aristote, de débarrasser notre esprit de tout reste de théologie
chrétienne, toujours portée par la doctrine de la création. Selon cette doctrine, le créateur est
en dehors du créé. Dès lors, se pose, dans cette théologie, le problème de la relation entre le
créateur et le créé. Nous verrons cela en son temps. Cette vision n'est pas celle d'Aristote.
Pour lui, le Tout qui existe est éternel et en mouvement. Le mouvement ne peut se
comprendre que par un premier Moteur qui met tout en mouvement. Celui-ci doit être
immobile, sinon il faudrait faire appel à un autre moteur. Mais ce Moteur premier n'est pas en
dehors du Tout en mouvement. Il est avec le Tout, dans sa propre immobilité, et provoquant
le mouvement du Tout du simple fait de sa présence. De ce fait, il ne faut pas parler de
transmission par un acte de la part du premier Moteur, d'un mouvement à un Tout qui serait
d'abord dans une immobilité première. Une telle vision relève de la théologie chrétienne, et
fausse la compréhension du texte d'Aristote. Donc pas de transmission, mais nécessaire
présence d'un premier Moteur immobile qui explique le mouvement éternel du Tout. Telle est
la vision d'Aristote.
--> Maintenant nous pouvons lire le texte d'Aristote. Ce chapitre 10 du Livre VIII de la
Physique se divise en deux parties. Dans un premier temps, Aristote se demande comment
parmi les choses qui se meuvent par soi-même, certaines continuent-elles à être mues sans
être touchées par le moteur ? Dans un deuxième temps, Aristote se pose la question de la
place du premier Moteur par rapport au mû.
(1) -- Concernant la première question, c'est à dire celle où Aristote se demande comment les
choses qui ne se meuvent pas soi-même continuent à être mises en mouvement par le moteur,
on voit bien que, par cette question, Aristote essaie de comprendre la position du
monde/cosmos par rapport au premier Moteur. Pour répondre à cette question, Aristote
commence par dire que rien de fini ne peut mouvoir pendant un temps infini. Puis il ajoute
que dans une grandeur finie ne peut résider une force infinie (Physique VIII, 10, 266 a, 10-266 b,
26). Ceci est évident, car le mouvement qui est éternel et infini, comme le temps et la matière,
ne peut avoir comme cause qu'un moteur lui-même infini et éternel. C'est sur cette base qu'il
répond à la question de savoir comment les choses qui ne se meuvent pas soi-même,
continuent-elles d'être mises en mouvement par le moteur. Aristote, pour répondre, prend
l'exemple d'un projectile (266 b, 29 ss). Effectivement, un projectile, une fois lancé, continue
de se mouvoir sans que le mouvement qui le porte vienne de lui. Que dire ? La réponse
d'Aristote est intéressante. Il dit qu'entre le projectile qui se meut et le lanceur qui maintenant
n'exerce plus l'acte, il y a des intermédiaires (l'air ...) qui assurent le relais entre le lanceur et
le projectile. Autrement dit, il y a toujours un premier Moteur et une continuité du
mouvement qui ira en s'amenuisant jusqu'au repos du projectile. Donc deux choses à retenir :
toujours un premier moteur et toujours un mouvement continu. Tel est le rapport entre le
premier Moteur du Tout et le Tout, à cette différence près qu'il s'agit entre le premier Moteur
13
et le Tout, d'un mouvement et d'un premier Moteur éternels et infinis, durant un temps éternel
et infini. Ainsi, en évitant de tomber dans la vision chrétienne dont nous venons de parler, on
peut dire ceci : le Tout qui est éternellement mouvement, est mû du fait de l'inséparabilité du
Tout et d'un premier Moteur qui est lui-même nécessairement immuable, éternel et infini. Au
fond, pour Aristote, tout repose sur cette question de logique : ce qui est mû est mû par une
cause.
(2) -- Dans sa deuxième question, Aristote s'interroge sur la place du premier Moteur par
rapport au Tout qu'il meut (Physique VIII, 10, 267 b, 6-16). Nous nous souvenons que le
premier Moteur n'est pas en dehors du Tout. Il fait partie du Tout. Aristote dit que ce moteur
doit être soit au centre, soit à la périphérie du Tout. La place pour laquelle il se décide, est
finalement la périphérie. Car la proximité du premier Moteur explique dans son voisinage un
mouvement plus accéléré. Or ce sont bien les sphères les plus éloignées du centre qui se
meuvent le plus rapidement. La terre, étant au centre, composée de matière est habitée par un
mouvement plus lent.
Conclusion.
Tel est le cadre dans lequel se comprend la théorie d'Aristote sur l'éternité du cosmos. Elle est
basée sur sa philosophie réaliste. Ce qui est, ce sont les choses matérielles portées par les
quatre causes. La matérialité des choses s'exprime dans la temporalité. La temporalité
s'exprime par le devenir (puissance et acte). Le devenir-temporalité-matérialité sont infinis et
éternels. Tout devenir implique une cause, d'où nécessité d'un premier Moteur. Comme le
devenir est éternel et infini, le premier Moteur doit également l'être. Mais ce premier Moteur
doit lui-même être immobile car l'immobilité est la perfection ultime. Le mouvement du Tout
qui est mû, est un mouvement circulaire car la circularité assure son infinité. La cosmologie
d'Aristote est donc claire. Au centre la terre, puis les sphères sublunaires, puis les autres
sphères. C'est à la périphérie de l'ultime sphère qu'est le premier Moteur immobile.
3 -- Les textes de la Métaphysique (Livre chapitres 6-8).
--> Le Livre de laMétaphysique est un livre très important. Comme nous le verrons, c'est
en ce Livre, au chapitre 7, qu'est posée la question de Dieu. A ce sujet, il me semble important
d'apporter la précision suivante pour éviter tout malentendu. Les théologiens du Moyen Age
ont identifié le premier Moteur à Dieu, l'acte pur, la pensée de la pensée. Toute la théologie
ultérieure leur a emboîté le pas. Ainsi, Aristote est devenu le premier théologien thomiste. En
réalité, Aristote n'opère nullement cette identification. Comme nous l'avons dit, le premier
Moteur appartient à ce monde-ci. S'il est question de Dieu en ce chapitre 7, cela ne relève pas
du développement d'Aristote lui-même ; il faut plutôt adopter l'explication suivante : durant
son cours, alors qu'Aristote expose les questions de l'éternité et de l'immobilité du premier
Moteur, il se trouve confronté à une question d'étudiant qui lui demande s'il n'y a pas identité
des deux, à savoir du premier Moteur et de Dieu. Aristote ne fait pas cette confusion, mais
ajoute en disant d'une certaine manière "Si Dieu existe, il est tout à fait possible de le penser comme
acte pur, pensée de la pensée". Aristote n'opère pas la confusion des deux : c'est la tradition
ultérieure qui est responsable de cette confusion 3.
--> Ce sont les chapitres 6 - 7 - 8 qui concernent la question qui nous occupe. Ces chapitres
ne nous apportent rien de substantiellement nouveau par rapport aux textes de la Physique
que nous avons étudiés. Ce sont ces derniers qui nous permettent de comprendre les raisons
pour lesquelles Aristote tient, sur l'éternité du monde, le discours qu'il tient. Ce sont les textes
3
Cf. Pierre Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 396 ss.
14
de la Physique qui tiennent un discours philosophique sur le mouvement, le temps, l'acte et la
puissance, la matière, la forme, thèmes qui constituent le cadre de sa théorie de l'éternité du
monde et de la nécessité d'un premier Moteur immobile. Les textes de la Métaphysique que
nous allons lire, font le résumé des démarches de la Physique. Au chapitre 7, Aristote apporte
néanmoins un éclairage nouveau sur les rapports du premier Moteur et du monde. Il fait
intervenir la notion de causalité finale pour expliquer le transport continu. Mais il s'agit d'une
analogie dont le but pour Aristote, est d'insister sur la continuité du mouvement provenant du
premier Moteur qui est immobile. Et au chapitre 8, Aristote détaille les sphères qui composent
le cosmos, au centre duquel se trouve la terre. Chacune de ces sphères a son propre
mouvement ; mais l'unité du cosmos postule un moteur unique et éternel qui de son
immobilité maintient le Tout en une unité éternelle et infinie.
Nous nous contenterons de lire ces trois chapitres4. A chaque passage d'une idée à une autre,
je me permettrai d'attirer votre attention. Vous découvrirez que nous sommes en domaine
connu.
3.1 -- Nécessité d'un premier moteur éternel (chapitre 6, 1071 b).
--> Nous commençons par la lecture du texte :
"Puisqu'il y a, avons-nous dit, trois sortes de substances, dont deux sont les substances physiques et une, la
substance immobile, nous avons à parler de cette dernière, et à montrer qu'il doit nécessairement exister
quelque substance éternelle immobile.
Les substances, en effet, sont les premières de toutes les choses qui existent, et si elles étaient toutes
corruptibles, toutes les choses seraient également corruptibles. Or il est impossible que le mouvement ait
commencé ou qu'il finisse, car il est, disons-nous, éternel. Et il en est de même pour le temps, car il ne
pourrait y avoir ni l'avant, ni l'après, si le temps n'existait pas. Le mouvement est par suite, continu, lui
aussi, de la même façon que le temps, puisque le temps est lui-même, ou identique au mouvement, ou une
détermination du mouvement ; il n'y a de mouvement continu que le mouvement local, et le seul
mouvement local continu est le mouvement circulaire.
Mais, existât-il une cause motrice ou efficiente, si cette cause ne passe pas à l'acte, il n'y aura pas de
mouvement puisqu'il peut se faire que ce qui a la puissance ne passe pas à l'acte. Il n'est d'aucune utilité
d'admettre une telle cause, même si nous supposons des substances éternelles, à l'exemple des partisans
des Idées, à moins qu'elles ne renferment un principe capable d'opérer un changement. Donc, ni cette
substance ne suffit, ni aucune substance autre que les Idées, car si cette substance ne meut pas
actuellement, il n'y aura pas de mouvement. Bien plus : le mouvement ne se produira pas, lors même que
la cause dût mouvoir actuellement, si la substance de cette cause est une puissance, car alors le
mouvement ne sera pas éternel, ce qui est en puissance pouvant ne pas être. Il faut donc qu'il existe un
principe tel que sa substance même soit acte. Autre conséquence : les substances en question doivent être
immatérielles, car il faut qu'elles soient éternelles, si moins il y a quelque autre chose d'éternel ; donc elles
doivent être en acte.
Toutefois une difficulté se présente ici : il semble bien que tout ce qui agit ait la puissance d'agir, mais
que tout ce qui a la puissance d'agir n'agisse pas, de sorte que l'antériorité appartiendrait à la puissance.
Mais s'il en était ainsi, il pourrait se faire que rien du tout n'existât, puisque, pour toutes choses, il est
possible d'être en puissance d'exister, mais de n'exister pas encore. Cependant, soit que l'on suive
l'opinions des théologiens qui font naître toutes choses de la Nuit, soit qu'à l'exemple des physiciens, on
dise que toutes choses étaient confondues, c'est bien la même impossibilité qu'on retrouve. Comment, en
effet y aura-t-il mouvement, s'il n'y a aucune cause en acte ? Ce n'est pas le bois brut, assurément, qui se
mouvra lui-même, mais il est mû par l'art du charpentier ; ni les menstrues, ni la terre, mais il leur faut
les semences et la cause génératrice. Aussi quelques philosophes, comme Leucippe et Platon, professent-ils
que l'acte est éternel, puisqu'ils admettent l'éternité du mouvement. Mais ils n'énoncent rien ni sur le
pourquoi, ni sur la nature, ni sur le sens, ni sur la cause du mouvement éternel. Et pourtant, rien n'est mû
par hasard, mais il faut toujours qu'il existe une cause déterminée : c'est ainsi que nous voyons chaque
chose se mouvoir, de telle façon par nature, de telle autre, par contrainte, ou par intelligence ou par
4
Cf. Les textes cités sont ceux de la traduction de J. Tricot, in Aristote, La Métaphysique, T.II, Paris, Vrin;
p. 664-672 pour le ch. 6 ; p. 672-686 pour le ch. 7 ; p. 686-699 pour le ch. 8.
15
quelque autre cause. Ensuite, quelle sorte de mouvement est première ? Cela importe considérablement,
en effet. Platon n'a même pas la ressource d'invoquer ce qu'il suppose parfois être le principe du
mouvement, à savoir l'Ame du Monde automotrice, car l'Ame du Monde, de son propre aveu, est
postérieure au mouvement et contemporaine du Ciel. . Ainsi, regarder la puissance comme antérieure à
l'acte, c'est avoir raison en un sens, et tort en un autre, nous avons dit comment. Que l'acte soit antérieur,
c'est ce qu'attestent, au surplus Anaxagore (car, dans son système, l'Intelligence est en acte), et avec lui,
Empédocle, qui admet comme principe des choses l'Amitié et la Haine, ainsi que les philosophes qui,
comme Leucippe, professent l'éternité du mouvement.
Par conséquent, la Nuit et le Chaos n'ont pas existé pendant un temps infini, mais les mêmes choses ont
toujours existé, soit selon un cycle, soit en vertu d'une autre loi, puisque l'acte est antérieur à la puissance.
Si donc il y a un cycle constant, il doit persister toujours quelque cause, agissant de la même manière.
D'un autre côté, si l'on veut expliquer génération et corruption, il faut admettre qu'il y a une autre cause
encore, éternellement en activité, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Il faut donc que cette nouvelle
cause agisse, de telle façon par elle-même, et de telle autre façon en vertu d'une autre chose, laquelle devra
être, par suite, ou bien une troisième cause ou bien la première cause. Mais c'est nécessairement en vertu
de la première cause, puisque celle-ci est, à son tour, la cause de la seconde et de la troisième : c'est
pourquoi il est préférable d'admettre que c'est la première cause. C'est elle, en effet, avons-nous dit, qui
est la cause de l'universelle uniformité, tandis que l'autre est la cause de la diversité, et les deux réunies
sont évidemment la cause de la diversité éternelle.
Telle est donc la façon dont les mouvements, en fait, se comportent. A quoi bon alors chercher d'autres
principes ?
--> La lecture que nous avons faites des textes de la Physique, nous a permis de comprendre
le cadre de l'élaboration par Aristote, de sa théorie. Ce sont les éléments de ce cadre qui sont
énumérés ici. En voici la liste :
1 -- Le texte commence par rappeler qu'il y a trois sortes de substances. Aristote les avait
énumérées au chapitre 1 de ce Livre (1069 a,3 - b,1). Ces trois substances sont, d'abord les
sensibles qui sont soit éternelles, soit corruptibles ; la troisième substance est immobile. C'est
de celle-ci dont il est question ici.
2 -- Le but de ce chapitre est de montrer qu'il doit nécessairement exister quelque substance
éternelle et corruptible.
3 -- Il est impossible que le mouvement ait commencé et qu'il finisse car il est éternel.
4 -- Idem pour le temps et pour le mouvement qui sont continus. Identité entre le mouvement
et le temps.
5 -- Il n'y a de mouvement continu que local ; le seul mouvement continu est circulaire.
6 -- Le fondement du mouvement est le passage de l'acte à la puissance. C'est l'acte qui est
premier, car la Puissance peut ne pas être.
7 -- Il faut dès lors qu'existe un principe tel que sa substance même soit acte.
8 -- Ces substances doivent être immobiles, car il faut qu'elles soient éternelles.
9 -- Pour tout mouvement, il doit y avoir une cause en acte.
10 -- Donc du fait que le mouvement est éternel, il doit y avoir un acte éternel et cet acte doit
être le premier
11 -- Cette vision philosophique écarte tout recours à la mythologie d'un chaos initial pour
expliquer l'origine du monde. La philosophie renverse ces explications mythologiques.
Eternité du monde.
12 -- Les choses ont donc toujours existé selon un cycle fondé sur une cause qui agit de
manière constante.
13 -- La génération et la corruption qui s'expliquent par un système de causes qui sont
opposées, présupposent une causalité plus fondamentale qui les porte et les unifie.
14 -- Cette cause est la cause de l'éternelle uniformité. Les autres causes qui viennent après
sont causes de la diversité. Mais il y a une causalité première.
3.2 -- La nature du Premier Moteur (ch. 7, 1072, a).
16
Ce chapitre rappelle ce que nous avons appris par la Physique. Le premier Moteur est
éternel et immobile ; le mouvement dont il est la cause est, en conséquence, éternel. Ce
chapitre, comme nous le disions ci-dessus, introduit l'analogie du Bien qui est désirable et de
l'Intelligence qui attire pour expliquer le rapport du moteur immobile au tout qui est en
mouvement perpétuel et éternel. Cette analogie n'a pas d'autre but que de dire que le
mouvement est éternel et continu, sous mode de transport dont la puissance et l'acte sont la
première réalisation.
C'est dans ce chapitre qu'est posée la question de Dieu dont nous avons dit qu'il ne faut pas
l’identifier avec le premier Moteur. Le premier Moteur fait partie de ce monde, ce qui n'est
pas le cas de Dieu.
--> Commençons par la lecture du texte :
"Puisqu'il est possible qu'il en soit comme on vient de le dire, et que, si on n'adopte pas notre explication,
le Monde devra venir de la Nuit, de la Confusion universelle et du Non-Être, ces difficultés peuvent être
considérées comme résolues. Il existe donc quelque chose, toujours mû d'un mouvement sans arrêt,
mouvement qui est le mouvement circulaire. Et cela est d'ailleurs évident, non seulement par le
raisonnement, mais en fait. Par conséquent, le premier Ciel doit être éternel. Il y a, par suite, aussi
quelque chose qui le meut ; et puisque ce qui est à la fois mobile et moteur n'est qu'un terme
intermédiaire, on doit supposer un extrême qui soit moteur sans être mobile, être éternel, substance et
acte pur.
Or, c'est de cette façon que meuvent le désirable et l'intelligible : ils meuvent sans être mus. Ces deux
notions, prises à leur suprême degré, sont identiques. En effet, l'objet de l'appétit est le bien apparent, et
l'objet premier de la volonté raisonnable est le Bien réel. Nous désirons une chose parce qu'elle nous
semble bonne, plutôt qu'elle ne nous semble bonne parce que nous la désirons : le principe, c'est la pensée.
Or l'intellect est mû par l'intelligible, et la série positive des opposés est intelligible par soi. Dans cette série
positive, la substance est première, et, dans la substance, ce qui est simple et en acte est premier. (L'Un et
le simple ne sont d'ailleurs pas identiques : l'Un signifie une mesure de quelque chose, le simple signifie un
certain état de la chose elle-même). Mais le Bien en soi et le Désirable en soi appartiennent aussi l'un et
l'autre à la même série, et ce qui est le premier dans cette série est toujours le meilleur ou analogue au
meilleur.
Que la cause finale puisse résider parmi les êtres immobiles, c'est ce que montre la distinction de ses
significations. La cause finale , en effet, est l'être pour qui elle est une fin, et c'est aussi le but lui-même ; en
ce dernier sens, la fin peut exister parmi les êtres immobiles, mais non au premier sens. Et la cause finale
meut comme objet de l'amour, et touts les autre choses meuvent du fait qu'elles sont elles-mêmes mues.
Cela dit, si une chose est mue, elle est susceptible d'être autrement qu'elle n'est. Par conséquent, si son
acte est la première espèce du mouvement de translation, c'est seulement de la façon qu'elle est sujette au
changement qu'elle peut être autrement, à savoir selon le lieu, même si elle ne le peut selon la substance.
Mais puisque il y a un être qui meut, tout en étant lui-même immobile, existant en acte, cet être ne peut
être, en aucune façon, autrement qu'il n'est : la translation est, en effet, le premier des changements, et la
première translation est la translation circulaire ; or ce mouvement circulaire, c'est le premier Moteur qui
le produit. Le premier Moteur est donc un être nécessaire, et en tant que nécessaire, son être est le Bien, et
c'est de cette façon qu'il est principe. Car le nécessaire présente tous le sens suivants : il y a la nécessité qui
résulte de la contrainte, en ce qu'elle force notre inclination naturelle ; puis c'est ce sans quoi le Bien est
impossible ; enfin, c'est ce qui est susceptible d'être autrement, mais qui existe seulement d'une seule
manière.
A un tel Principe sont suspendus le Ciel et la nature. Et ce principe est une vie, comparable à la plus
parfaite qu'il nous soit donné, à nous, de vivre pour un bref moment. Il est toujours, en effet, lui, cette vielà (ce qui, pour nous, est impossible), puisque son acte est aussi jouissance. C'est d'ailleurs parce qu'elles
sont des actes, que la veille, la sensation, la pensée sont nos plus grandes jouissances, les espoirs et les
souvenirs n'étant des jouissances que par celles-là. Or la Pensée, celle qui est par soi, est la pensée de ce
qui est le meilleur par soi, et la Pensée souveraine est celle du Bien souverain. L'intelligence se pense ellemême en saisissant l'intelligible, car elle devient elle-même intelligible en entrant en contact avec son objet
et en le pensant, de sorte qu'il y a identité entre l'intelligence et l'intelligible : le réceptacle de l'intelligible,
c'est à dire de la substance formelle, c'est l'intelligence, et l'intelligence est en acte quand elle est en
possession de l'intelligible. Aussi l'actualité plutôt que la puissance est-elle l'élément divin que
l'intelligence semble renfermer, et l'acte de contemplation est la béatitude parfaite et souveraine. Si donc
cet état de joie que nous ne possédons qu'à certains moments, Dieu l'a toujours, cela est admirable ; et s'il
17
l'a plus grand, cela est plus admirable encore. Or c'est ainsi qu'il l'a. Et la vie aussi appartient à Dieu, car
l'acte de l'intelligence est vie, et Dieu est cet acte même ; l'acte subsistant en soi de Dieu est une vie
parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous Dieu un vivant éternel parfait ; la vie et la durée continue et
éternelle appartiennent donc à Dieu, car c'est cela même qui est Dieu.
Il y a des philosophes qui estiment, avec les Pythagoriciens et Speusippe, que le Beau et le Bien par
excellence ne sont pas dans le principe, sous prétexte que les principes des plantes et des animaux sont des
causes, alors que le beau et le parfait ne se rencontrent que dans les êtres dérivés. Ce n'est pas là une
opinion bien fondée. La semence, en effet, provient d'autres individus qui sont antérieurs et parfaits, et ce
qui est premier, ce n'est pas la semence, mais l'être parfait : par exemple, on peut dire qu'antérieurement
à la semence il y a un homme, non pas l'homme provenant de la semence, mais un autre duquel la semence
provient.
Que donc il existe une substance éternel, immobile et séparée des êtres sensibles, c'est ce qui résulte
manifestement de ce que nous venons de dire. Nous avons démontré aussi que cette substance ne peut
avoir aucune étendue, mais qu'elle est impartageable et indivise : elle meut, en effet, durant un temps
infini, alors que rien de fini n'a une puissance infinie ; et, tandis que toute étendue ne pourrait être qu'
infinie ou finie, cette substance ne saurait, pour la raison qui précède, avoir une étendue finie ; elle ne peut
avoir non plus une étendue infinie, parce qu'il n'existe absolument pas d'étendue infinie. Mais nous avons
montré aussi qu'elle est impassible et inaltérable, car tous les autres mouvements sont postérieurs au
mouvement local.
Telles sont donc les raisons manifestes pour lesquelles ces choses se comportent de cette façon."
--> Comme pour le texte du chapitre 6, nous connaissons grâce à la lecture de la Physique,
l'ensemble des idées de ce texte. Rappelons-nous l'analogie du désirable et de l'intelligible
pour illustrer l'idée du rapport entre le premier Moteur et le Tout, exprimée par le "transport
continu". Voici la liste des idées de ce texte :
1 -- Rappel de la nécessité de refuser toute explication mythologique.
2 -- Rappel du mouvement sans arrêt et circulaire.
3 -- Donc nécessité d'un premier Moteur qui doit être moteur sans être mobile, éternel,
substance, acte pur.
4 -- Introduction de l'analyse du désirable et de l'intelligible. L'intellect est mû par le Vrai, la
volonté est mue par le Bien, mais ni le Bien, ni le Vrai ne sont mus.
5 -- Le premier changement est le transport, car il est continu. Le texte parle de translation,
mais c'est la même chose.
6 -- Le mouvement circulaire est produit par le premier Moteur.
7 -- De ce fait, le premier Moteur est nécessaire. Son être est le Bien, c'est (analogiquement)
de cette façon qu'il est principe.
8 -- A ce principe sont suspendus le Ciel et la nature.
9 -- Ce principe est vie.
10 -- Introduction de Dieu -- Pensée de la Pensée.
11-- Il existe une substance immobile et séparée ; sans étendue, impartageable, indivisible,
impassible, inaltérable, car tous les mouvements sont postérieurs au mouvement local.
3.3 -- Les intelligences des sphères (chapitre 8, 1073 a).
Ce chapitre est intéressant ; avec le texte de la Physique, il nous permet d'établir la structure
du cosmos aristotélicien. La terre étant au centre, entourée de sphères qui ont toutes leur
propre mouvement et, en conséquence, leur propre moteur. Les mouvements peuvent
s'opposer les uns aux autres, mais cela ne porte pas atteinte à l'unité ultime et au mouvement
continu et éternel qui assure et ce grand mouvement, et la cohésion du Tout. Cette unité est dû
au premier Moteur immuable et éternel. Sa cosmologie, Aristote la compare à celle de ses
devanciers (Eudoxe, Callippe). Il s'agit d'une cosmologie géocentrique et purement
descriptive. Bien évidemment, elle ne comporte aucune théorie sur la formation de l'univers.
Le mouvement circulaire du ciel est un mouvement sans commencement ni fin. Copernic va
bousculer cette théorie en présentant une théorie héliocentrique.
18
--> Commençons par la lecture du texte :
"Mais faut-il poser cette substance comme une ou multiple, et, dans ce cas, quel en et le nombre ? C'est là
une question qui ne doit pas échapper à notre attention. Nous devons rappeler aussi les déclarations des
autres philosophes : sur le nombre des substances, nul d'entre eux n'a fourni d'explication qui ne pêche
par défaut de clarté. C'est ainsi que la théorie des Idées n'a aucune vue particulière à ce sujet. En effet,
ceux qui admettent l'existence des Idées disent que les Idées sont des nombres, mais des nombres qui,
suivant eux, sont tantôt infinis, tantôt limités à la Décade. Pour quelle raison reconnaissent-ils précisément
ce chiffre, c'est ce dont ils n'apportent aucune démonstration rigoureuse. Pour nous, nous devons traiter
la question en partant des bases et des distinctions que nous avons posées. Le Principe et le premier des
êtres est immobile : il l'est par essence et par accident, et il imprime le mouvement premier, éternel et un.
Mais puisque ce qui est mû est nécessairement mû par quelque chose, que le premier Moteur est immobile
par essence, et qu'un mouvement éternel doit être imprimé par un être éternel, et un mouvement unique
par un être unique ; que, d'autre part, outre le simple mouvement de translation du Tout, mouvement
qu'imprime, disons-nous, la Substance première et immobile, nous voyons qu'il existe d'autres
mouvements de translation éternels, ceux des planètes (car un corps qui se meut circulairement est éternel
et incapable de repos, comme nous l'avons montré dans la Physique) : il est dés lors nécessaire que chacun
de ces mouvements de translation aussi soit produit par une substance à la fois immobile par soi et
éternelle. En effet, la nature des astres est éternelle, étant une certaine espèce de substance, et le moteur
est eternel et antérieur au mû, et ce qui est antérieur à une substance doit nécessairement être une
substance. Il est, par conséquent, manifeste qu'autant il y a de mouvements de astres, autant il doit y avoir
de substances, éternelles de leur nature, essentiellement immobiles et sans étendue, pour la raison que
nous avons donnée précédemment. Que les moteurs soient donc des substances, que l'un d'eux soit le
premier, l'autre le second, dans le même ordre que celui qui règne entre les mouvements de translation
des astres, cela est clair. Mais le nombre de ces translations doit dés lors être examiné à la lumière de celle
des sciences mathématiques qui est la plus voisine de la Philosophie, je veux dire de l'Astronomie :
l'Astronomie, en effet, a pour objet une substance, sensible il est vrai, mais éternelle, tandis que les autres
sciences mathématiques ne traitent d'aucune substance, par exemple l'Arithmétique et la Géométrie. Or,
que les mouvements de translation soient plus nombreux que les corps mus, c'est là une chose évidente,
même pour ceux qui n'ont prêté qu'une attention médiocre à ces matières. Chacune des planète a, en effet,
plus d'un mouvement de translation. Mais en ce qui concerne, en fait, le nombre de ces mouvements, nous
allons, pour donner une idées du sujet, rapporter ce qu'en disent quelques mathématiciens, de manière à
fournir aux exigences de notre pensée un nombre bien déterminé. Quant au reste, pour une part nous
devons le rechercher nous-mêmes, pour une autre part nous renseigner auprès des chercheurs, et s'il se
manifeste quelque différence entre nos opinions présentes et celles que professent sur ce sujet les hommes
compétents, nous tiendrons certes compte des unes et des autres, mais nous ne suivrons que les plus
exactes.
EUDOXE expliquait le mouvement de translation du Soleil et celui de la Lune au moyen de trois
Sphères pour chacun de ces astres. La première a le même mouvement que la Sphère des Etoiles fixes, la
seconde se meut dans le cercle qui passe le long du milieu du Zodiaque, la troisième se meut dans le cercle
qui est incliné à travers la largeur du Zodiaque ; mais le cercle dans lequel la Lune se meut est incliné
suivant un angle plus grand que le cercle dans lequel se meut le Soleil. Le mouvement des planètes exige,
pour chacune d'elles, quatre Sphères : la première et la seconde Sphères ont le même mouvement que la
première et la seconde du Soleil et de le Lune (car la Sphère des Fixes imprime le mouvement à toutes les
Sphères, et la Sphère qui est placée au-dessous de la précédente et qui a son mouvement dans le cercle qui
passe par le milieu du Zodiaque, est commune à toutes les planètes) ; la troisième Sphère de chaque
planète a ses pôles dans le cercle qui passe par le milieu du Zodiaque, et le mouvement de la quatrième
Sphère est un cercle qui est incliné par rapport à l'Equateur de la troisième Sphère ; et les pôles de la
troisième Sphère sont différents pour chaque planète, à l'exception de ceux de Vénus et de Mercure qui
coïncident.
Dans le système de CALLIPPE, la position des Sphères, c'est à dire l'ordre de leurs distances, était la
même que dans le système d'EUDOXE ; mais tandis que CALLIPPE assignait le même nombre de
Sphères qu'EUDOXE à Jupiter et à Saturne, il pensait qu'il faut ajouter deux autres sphères au Soleil et
deux autres Sphères à le Lune, si l'on veut rendre compte des phénomènes, et aussi une Sphère
supplémentaire à chacune des planètes restantes.
Mais il est nécessaire pour que toutes ces Sphères combinées puissent rendre compte des faits observés,
qu'il y ait, pour chacune des planètes, d'autres Sphères en nombre égal moins une, et que ces Sphères
tournent en sens inverse et ramènent à la même position la Sphère la plus éloignée de l'astre qui, dans
chaque cas, est placé en deçà de l'astre donné : c'est à cette condition seulement que toutes ces forces à
l'oeuvre sont capables de produire le mouvement de translation des planètes. Or, puisque les Sphères dans
19
lesquelles se meuvent les planètes elles-mêmes, sont huit pour Saturne et Jupiter pris ensemble, et vingt
cinq pour les autres, et que, de ces Sphères, celles qui n'en exigent pas d'autres mues en sens inverse sont
celles dans lesquelles se meut la planète qui se trouve placée en deçà de toutes les autres, il y aura alors,
pour les deux premières planètes, six Sphères tournant en sens inverse, et seize pour les quatre planètes
suivantes, et le nombre total des Sphères, Sphères à mouvement direct et Sphère à mouvement inverse,
sera de cinquante cinq. Mais si l'on n'ajoute pas à la Lune et au Soleil les mouvements dont nous venons
de parler, il n'y aura en tout que quarante-sept Sphères. Admettons que tel soit le nombre des Sphères : il
y aura donc un nombre égal de substances et de principes immobiles. C'est là, du moins, ce qu'il est
rationnel de penser ; car qu'il faille l'admettre nécessairement, laissons à de plus habiles le soin d'en
décider.
S'il n'est pas possible qu'il n'y ait aucun mouvement de translation qui ne soit ordonné au mouvement
de translation d'un astre, et si, en outre, toute réalité, toute substance impassible et ayant par soi atteint le
Bien par excellence, doit être considérée comme une fin, il ne saurait y avoir d'autre nature en dehors de
celles que nous avons indiquées, et le nombre des mouvements célestes est nécessairement celui des
substances immobiles. S'il y avait, en effet, d'autres substances, elles seraient causes de mouvement
comme étant la fin du mouvement de translation ; mais il est impossible qu'il y ait d'autres mouvements
de translation que ceux que nous avons énumérés. C'est là une conséquence qui découle normalement de
la considération des corps en mouvement. En effet, si, dans le mouvement de translation, tout moteur
existe naturellement en vue de l'objet transporté, et si toute translation appartient à un objet transporté, il
ne saurait y avoir aucune translation ayant pour fin elle-même ou une autre translation ; mais toutes les
translations doivent exister en vue des astres. Si, en effet, une translation doit avoir une translation pour
fin, alors cette translation devra avoir aussi pour fin une autre chose. Mais comme on ne peut remonter
ainsi à l'infini, la fin de toute translation sera donc un des Corps divins qui se meuvent dans le Ciel.
Et qu'il n'y ait qu'un seul Ciel, c'est une chose manifeste. S'il existait, en effet, plusieurs Ciels comme il
existe plusieurs hommes, le principe moteur de chaque Ciel serait formellement un et numériquement
multiple. Mais tout ce qui est numériquement multiple renferme la matière, car une seule et même
définition, par exemple celle de l'homme, s'applique à des êtres multiples, tandis que Socrate est un. Mais
la première quiddité, elle, n'a pas de matière, car elle est entéléchie. Donc le premier Moteur immobile est
un, à la fois formellement et numériquement, et, par conséquent aussi, ce qui est en mouvement
éternellement et d'une manière continue est seulement un. Donc il n'y a qu'un seul Ciel;
Une tradition, transmise de l'antiquité la plus reculée, et laissée, sous forme de mythe, aux âges suivants,
nous apprend que les premières substances sont des dieux, et que le divin embrasse la nature entière. Tout
le reste de cette tradition a été ajouté plus tard, sous une forme mythique, en vue de persuader les
"masses" et pour servir les lois et l'intérêt commun : ainsi, on donne aux dieux la forme humaine, ou on
les représente semblables à certains animaux, et on y ajoute toutes sortes de précisions de ce genre. Si l'on
sépare du récit son fondement initial et qu'on le considère seul, à savoir la croyance que toutes les
substances premières sont des dieux, alors on pensera que c'est là une assertion vraiment divine. Alors que
selon toute vraisemblance, les divers arts et la Philosophie ont été, à plusieurs reprises, développés aussi
loin que possible et chaque fois perdus, ces opinions sont, pour ainsi dire, des reliques de la sagesse
antique conservées jusqu'à notre temps. Telles sont donc les réserves sous lesquelles nous acceptons la
traditions de nos de nos pères et de nos plus anciens devanciers."
--> Comme nous avons pu le comprendre, ce chapitre décrit la cosmologie d'Aristote avec
l'emboîtement des sphères qui ont, chacune, leur mouvement. Les éléments de ces sphères ont
également leur mouvement. Tous ces mouvements qui sont éternels dans l'unique temporalité,
sont portés dans l'unité du premier Moteur, immobile et éternel5. Voici la liste des idées du
texte :
1 -- Rejet de la théorie platonicienne des Idées comme explication des Substances causes des
mouvements des sphères.
2 -- Le Principe est le Moteur premier. Il imprime le mouvement éternel et un qui porte les
mouvements multiples causés par les moteurs secondaires.
3 -- Le mouvement se transmet par translation continue (transport).
5
J. Tricot dans le volume II de la traduction du texte de Platon, dresse l'image du monde d'Aristote aux
pages 687-688, note 2 commencée à la page 688 avec renvoi à P. Duhem, Le système du Monde - la
Cosmologie hellémiqe, p; 130 ss.
20
4 -- Les mouvements éternels des Sphères et des planètes sont dus au mouvement que donne
le premier Moteur immobile. Donc pluralité des substances éternelles, d'où pluralité des
mouvements éternels, mais portés dans le mouvement éternel et ultime du premier Moteur.
5 -- Les opinions d'Eudoxe et de Callippe sur ces questions.
6 -- Pour Aristote, le Principe de tous ces moteurs est formellement un ; nécessité d'un
premier Moteur un qui meut le tout d'un mouvement éternel.
Conclusion.
Telle est la vision aristotélicienne du monde. Ce qui a retenu notre attention dans cette
présentation, c'est d'abord le souci de mettre en lumière le cadre et le fondement sur lesquels
Aristote élabore sa théorie de l'éternité du monde. Notre analyse des textes de la Physique
nous a conduits aux thèses fondamentales de la philosophie d'Aristote, fondée sur le rejet des
Idées-Formes de Platon. La philosophie d'Aristote est une philosophie réaliste. Les choses
existantes sont les choses concrètes, d'où éternité de la matière qui passe de l'acte à la
puissance. Les textes de la Métaphysique reprennent les démonstrations de la Physique, avec
une ouverture pour expliquer le rapport entre le premier Moteur et le mû, et ouverture sur la
notion de finalité. Le Bien et le Vrai sont désirables et intelligibles sans être affectés euxmêmes ni par la volonté, ni par l'intelligence qui se portent respectivement vers la finalité.
Le chapitre 8, dans sa description du monde/cosmos, synthétise le tout en élaborant une
image du monde qu'Aristote compare à celles qu'ont élaborées d'autres savants, comme
Eudoxe et Callippe. Il eut été intéressant de parcourir le texte d'une oeuvre de jeunesse
d'Aristote, le Traité du Ciel6, mais ce travail nous aurait amenés au-delà du temps normal
d'une conférence. J'attire votre attention sur le Livre II, chapitre 3 consacré aux mouvements
des corps délestes, et chapitre 4 qui traite de la sphéricité de l'univers. Les résultats de ces
recherches, ainsi que celle des chapitres suivants, sont repris dans les textes que nous avons
étudiés.
II -- La question de l'éternité du monde chez Averroès.
Averroès (1126-1198), nous l'avons vu dans le cours de l'année dernière (2014-2015), avec
les lectures faites lors d'une des conférences sur l'histoire de la philosophie d'Aristote
(Aristote et son destin dans l'histoire, III Lecture d'Aristote par Averroès), est un grand
commentateur de ce dernier. Il a écrit des commentaires de la Logique, de la Physique, de la
Métaphysique. Pour lui, la philosophie et la foi ne peuvent pas se contredire, mais il est bien
évident que tous n'ont pas accès au sens profond du texte sacré. Il ne faut donc pas opposer le
sens exotérique et le sens ésotérique. Il y a d'ailleurs plusieurs sens ésotériques auxquels
seules les personnes cultivées et formées peuvent avoir accès. Mais Averroès sait qu'il s'agit
toujours d'une même vérité. Celle-ci se présente à des plans d'interprétation et de
compréhension différente. La question, tellement débattue au Moyen Age dans l'averroïsme
latin, de la double vérité n'a pas de raison d'être, car vérité ésotérique et vérité exotérique ne
sont nullement deux vérités contradictoires. C'est pour cette raison que, pour Averroès, bien
qu'il soit un croyant musulman pour lequel la création est un acte de Dieu, il ne peut pas y
avoir contradiction entre l'éternité du monde et la création du monde par Dieu. Mais tous
parmi les théologiens musulmans n'ont pas compris, ni voulu comprendre sa position. Pour
cette raison, il fut mis à l'écart, puis emprisonné sous le souverain Abu Yusuf Ya'qûb al
Mansar.
6
Aristote, Traité du Ciel, traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin, Présentation par P.
Pellegrin, Paris, Flammarion, 2001, GF 1036 (bilingue).
21
Dans un premier temps, je rappelle quelques éléments de la biographie d'Averroès; ensuite,
dans un deuxième temps, nous nous arrêterons au problème qui nous intéresse, à savoir la
question de l'éternité du monde.
1 -- Quelques éléments biographiques.
Comme nous avons vu de manière plus détaillée cette question l'année dernière, je ne
donne que les traits biographiques importants. Averroès est né à Cordoue en 1126 (520 de
l'égire). Son grand-père et son père furent de célèbres juristes, juges et personnages politiques
de premier plan. La formation qu'il reçut recouvrait les domaines de toutes les sciences :
théologie, philosophie, droit, médecine, mathématiques, astronomie. Ses maîtres qui l'ont
ouvert à la réflexion philosophique furent Avempace (Ibn Bâjja) et surtout Ibn Tufayl qui
devint à Marrakech le médecin du calife Abu Ya'qûb Yusuf, lui-même ouvert à la philosophie
et aux sciences. En 1153 (548 de l'égire), il est au Maroc ; puis de retour à Séville (vers 11691170, 565 de l'égire), il devient qâdî de cette ville. On le retrouve comme successeur de son
maître Ibn Tufayl, à la cours du calife Abu Ya'qûb Yusuf, comme médecin de ce dernier, tout
en ayant la charge de qâdî de Cordoue. C'est sous le successeur de ce calife, son fils, Abu
Yusuf Ya'qûb al-Mansur, que les choses vont se gâter pour Averroès. Ses opinions
philosophiques lui attirent les soupçons des docteurs de la Loi. Il est mis en résidence
surveillée près de Cordoue, à Lucena (Elisâna), où il fut soumis à toutes sortes d'affronts et de
persécutions. Rappelé au Maroc par le calife, il fut emprisonné et meurt le 10 décembre 1198
(595 de l'égire). Ses œuvres philosophiques furent brûlées. Elles nous sont heureusement
parvenues grâce à des traductions faites en hébreu par les philosophes juifs. Enterré à
Marrakech, ses restes furent finalement transportés à Cordoue.
De son immense œuvre, je ne mentionne que les œuvres philosophiques. Averroès a
commenté toute l'œuvre d'Aristote. Ses œuvres se divisent en trois catégories :
-- d'abord, Le Grand Commentaire (Tasfir), où il commente, phrase après phrase, le texte
d'Aristote ;
-- puis le Commentaire Moyen, explications assez courtes destinées à des personnes déjà
familiarisées avec les sujets traités ;
-- enfin des abrégés, appelés Epitomè où l'auteur discute les opinions d'autres penseurs.
Je voudrais mentionner en plus deux œuvres de grande importance : d'abord, le Discours
décisif dont le but est de justifier l'interprétation philosophique du Coran d'une part, et de
montrer que l'activité philosophique est obligatoire pour ceux qui sont aptes à s'y adonner.
Donc aussi pour tous ceux qui font profession de théologiens. L'autre œuvre dont la lecture est
nécessaire pour qui veut connaître Averroès, est son écrit sur le De anima d'Aristote. Il s'agit
de la théorie de la connaissance où il est traité de la célèbre question de "l'intellect agent
séparé"7. Nous avons parlé de ces deux œuvres l'an dernier.
2 -- Création et éternité du monde chez Averroès.
--> Averroès est un croyant musulman. A ce titre, pour lui, l'enseignement du Coran
s'impose. Que dit le Coran à propos de la création ? C'est à cette question que nous allons
d'abord nous arrêter quelques instants. Le Coran ne contient pas un récit suivi de la création
du monde par Dieu, comparable à celui de la Genèse dans la Bible. On y trouve néanmoins
les traits essentiels du récit biblique. Comme dans la Bible, Dieu crée par sa Parole toute
7
Ces deux oeuvres ont été traduites en français ; Le Discours décisif, traduction Marc Geoffroy,
introduction d'Alain de Libéra, Paris, Flammarion, "GF", bilingue, n° 871, 1996 ; puis L'intelligence de la
pensée, Sur le De Anima, présentation et traduction Alain de Libéra, Paris, Flammarion, "GF", n° 974,
1989.
22
puissante, de même Allah dit : "Lorsque nous voulons une chose, nous lui disons "Sois" et elle est"
(XVI, 40). Ainsi, Allah a créé Adam, le premier homme, et Jésus, né miraculeusement de la
Vierge-Marie (III, 59). Allah a créé le ciel et la terre en six jours (VII, 54 ss). Il a fait du ciel, une
voûte (XXI, 32). Il a disposé la nuit et le jour, le soleil, la lune et les étoiles. Il a établi sur la
terre des montagnes, des fleuves, des jardins, le vent qui apporte la pluie et annonce la
miséricorde. Ecoutons ce texte de la sourate VII, 57 : "N'est-ce pas lui qui a créé les cieux et la terre
et qui, pour vous, a fait descendre du ciel comme une eau grâce à laquelle nous faisons croître les jardins
remplis de beauté, dont vous ne sauriez faire pousser les arbres ? -- ou bien existe-t-il une divinité à côté
de Dieu ?". Pour le Coran, Dieu a créé tous les êtres vivants. Les merveilles de la nature sont
considérées comme autant de signes, de témoignages de la puissance et de la bonté divines.
Elles ont été créées pour l'homme et mises à son service. Dans le monde, l'homme est le
lieutenant d'Allah. Dieu a formé son corps à partir de la terre et il a "insufflé en lui son Esprit"
(XXXII, 9), puis il ordonne aux anges de se prosterner devant lui et c'est Adam qui leur
enseigne les noms de tous les êtres (II, 30-33). Dieu a créé Eve sans que son nom soit donné :
"O vous les hommes ! Craignez votre Seigneur qui vous a créé d'un seul être ; puis de celui-ci, il a créé son
épouse et il a fait naître de ce couple un grand nombre d'homme et de femmes" (IV, 1). On pourrait
multiplier les citations8. Celles-ci suffisent pour faire comprendre l'importance de la foi en la
création du monde et de tous les êtres par Dieu, dans le Coran et l'Islam.
--> Averroès, en philosophe aristotélicien, ne peut adhérer à la littéralité de ces déclarations.
Pour lui, l'affirmation de l'éternité du cosmos et de tout ce qui existe, qui dans le devenir passe
de la puissance à l'acte - d'où la génération et la corruption -, n'est pas en contradiction avec
l'affirmation de la création par Dieu. C'est là qu'il faut comprendre la différence et la
complémentarité des sens ésotérique et exotérique du texte sacré. C'est une distinction que les
théologiens étroits d'esprit et sans culture philosophique qui l'ont condamné, n'ont pas voulu
admettre. La question qui nous intéresse a été traitée dans les Commentaires qu'Averroès a
écrits sur la Physique et la Métaphysique d'Aristote. Mais comme ceux-ci ne sont pas encore
entièrement traduits en français, si ce n'est le commentaire du Livre L) de la
Métaphysique9, nous prendrons le texte d'un pamphlet qu'Averroès a écrit, intitulé
L'incohérence de "L'incohérence". Ce livre est une réponse d'Averroès à un écrit d'Abu
Hamid Al-Gahazali (1059-1111), intitulé L'incohérence des philosophes. Dans ce livre, AlGahazali prend position à propos de questions métaphysiques et physiques discutées en Islam
bien avant Averroès, sous l'influence de la théorie aristotélicienne. Parmi ces questions
métaphysiques, il y a précisément celle de l'éternité du monde dans le passé ; celle de son
éternité dans le futur ; celle de la « fallacie » de la doctrine philosophique du Dieu-Artisan, et
d'autres encore. Dans sa réponse à Al-Ghazali, Averroès veut démontrer l'incohérence de ces
théories, et qu'un raisonnement philosophique est nécessaire pour comprendre le texte du
Coran. Mais avant de venir à ce texte, un petit détour par Avicenne est nécessaire afin de
comprendre les raisons du refus de la théorie de l'émanation qui, pour Averroès, est une forme
de "créationnisme".
--> Avicenne 10 (Abu Ali Hosayn ibn Abdillah Ibn Sinâ) est né à Afshana en Iran, en 980
(370 de l'égire). Il vécut toute sa vie en Iran. Ses connaissances en philosophie, théologie,
8
Ces renseignements proviennent de l'Introduction au Coran de D. Masson dans l'édition de la Pléiade, p.
XLVIII et suivantes, Paris, Gallimard, 1967.
9
Pour notre projet, la référence au livre L'incohérence ..., est suffisante. Le commentaire du Livre  a été
traduit et publié par Aubert Martin, in Le grand commentaire de la Métaphysique d'Aristote, Livre Lambda,
Averroès, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et des Lettres, Université de Liège, Les Belles Lettres
de l'Université de Liège, fascicule CCXXXIV.
10
Pour ce qui concerne Avicenne, je m'inspire de l'ouvrage de Henry Corbin, Histoire de la philosophie
islamique, Vol. I Des origines jusqu'à la mort d'Averroès (1198), Paris, Gallimard, "Idées", 1964.
23
géométrie, médecine, droit (jurisprudence) sont encyclopédiques. Il a écrit un énorme livre
intitulé Livre de la Théologie dite d'Aristote ; il s'agit d'un commentaire de la Métaphysique
de ce dernier. Mais ce livre a disparu presque entièrement, à l'exception du Livre Avicenne
est mort en 1037 (428 de l'égire), au cours d'une expédition à proximité de Hamada où il avait
accompagné le prince d'Ispahan, son protecteur. Il avait 57 ans.
C'est à partir du contexte de sa théorie de la connaissance qu'il est possible de comprendre
sa position quant à la création. Cette théorie de la connaissance est liée à une théorie générale
des Intelligences qui émanent les unes des autres et qui finalement, dans le sensible,
"explosent" en une multiplicité. Cette thèse des Intelligences qui émanent les unes des autres,
se présente comme étant un traité d'angélologie. Avicenne s'inspire d'un de ses devanciers, AlFarabi
--> Al-Farabi a vécu de 872 à 950 (259-339 de l'égire) et voici sa position fondamentale que
je présente en deux points 11 :
.) D'abord, on doit à Al Farabi la thèse qui pose la distinction non seulement logique mais
métaphysique, entre l'essence et l'existence chez les êtres créés. L'existence n'est pas un
caractère constitutif de l'essence. Elle est un prédicat, un accident de celle-ci. Cette thèse en
entraîne une autre concernant la distinction entre l'Etre nécessairement être et l'être possible
qui ne peut exister par soi-même, parce que son existence et sa non-existence sont
indifférentes. Mais cette existence se transforme en être nécessaire du fait qu'elle est posée par
un autre être, c'est à dire l'Etre Nécessaire. Cette thèse sera reprise par Avicenne.
.) Ensuite, le deuxième point à rappeler concernant Al Farabi, est sa théorie de l'Intelligence et
de la procession des Intelligences commandée par le principe : "Ex uno non fit nisi unum", c'est
à dire " de l'un, ne peut provenir que l'un". L'émanation de la Première Intelligence à partir du
Premier Etre, ses trois actes de contemplation qui se répètent tour à tour chez chacune des
Intelligences hiérarchiques engendrant chaque fois la triade d'une nouvelle Intelligence, d'une
nouvelle Terre et d'un nouveau Ciel jusqu'à la Xème Intelligence. Ce sont ces Intelligence qui
sont également appelées "Anges". Avicenne reprendra ce processus "d'émanation" à partir
d'une Première Intelligence. Et c'est cette échelle d'émanation que va rejeter Averroès. Nous
en verrons les raisons.
--> Mais d'abord revenons à Avicenne dont il faut encore pénétrer la théologie afin de mieux
comprendre Averroès. Avicenne reprend la distinction de Al Farabi concernant l'Etre, entre
l'être nécessairement être par soi-même et l'être nécessaire par un autre. Mais l'univers
d'Avicenne ne comporte pas ce qu'on appelle "la contingence du possible". Tant que le
possible reste en puissance, cela signifie qu'il ne peut pas être. Si quelque possible est
actualisé dans l'être, cela signifie que son existence est rendue nécessaire par sa cause. En
conséquence, cet existant ne peut pas ne pas être. La création devient, de ce fait, nécessaire.
Cela remet en cause la conception traditionnelle de la création qui n'est plus un acte libre de la
part de Dieu. La création consistera en un acte de la pensée divine qui se pense soi-même. Et
cette connaissance que l'Être divin a éternellement de soi-même, n'est autre que la Première
Emanation, le Premier Noûs ou la Première Intelligence. A partir de cette Première
Intelligence, la pluralité va procéder comme chez Al Farabi. La Première Intelligence
contemple son Principe qui la nécessite dans l'être. Elle contemple le pur possible de son
propre être en soi, considéré fictivement comme en dehors de son Principe. De sa première
contemplation, procède la Deuxième Intelligence ; de la seconde, l'Ame motrice du premier
Ciel ; de la troisième, le corps « éthérique », supra-élémentaire et ainsi de suite, jusqu'à la
Xème Intelligence en vertu du principe "Ex uno non fit nisi unum". C'est cette théorie des Ames
11
Cf. Henry Corbin, op. cit., p. 226-227.
24
célestes et celle d'une imagination indépendante des sens corporels qu'Averroès va rejeter.
Comment en arrive-t-on dans ce système à l'être humain et à la multiplicité dans laquelle nous
vivons ? Réponse : la Xème Intelligence n'a plus la force de produire à son tour une autre
Intelligence unique et une autre Ame unique. A partir d'elle, l'Ame "explose" en la multitude
des âmes humaines. C'est de sa dimension d'ombre que procède la matière sublunaire ; c'est
de cette matière que l'homme participe. Ce que je veux retenir de cette théorie, c'est le
principe d'émanation à partir de l'Un originaire. C'est là qu'Averroès va intervenir, comme
nous le verrons. Mais avant, je voudrais brièvement attirer votre attention sur les
conséquences de cette théorie qui va aboutir à l'affirmation d'un intellect agent séparé, thème
où Avicenne et Averroès se retrouvent comme nous l'avons vu l'année dernière. Nous venons
de voir que la Xème intelligence explose. De cette explosion vient la multitude des existants,
leur matérialité provenant de la dimension d'ombre de cette Xème Intelligence. Eh bien ! C'est
toujours cette Xème intelligence qui explose qui fonctionne comme Intelligence agent dont les
âmes humaines émanent. L'illumination dont bénéficient ces dernières, vient de cette Xème
Intelligence. L'intellect humain n'a ni le rôle, ni le pouvoir d'abstraire l'intelligible du sensible.
Toute connaissance et toute réminiscence sont une émanation et une illumination de cette
Xème Intelligence, appelée également "l'Ange". Telle est la voie qui mène à l'intellect agent
séparé, expliqué différemment chez l'un et chez l'autre, car Averroès rejette en partie le
schéma néoplatonicien d'Avicenne. Mais ceci est une autre question.
--> Averroès va s'attaquer à la théorie de l'émanation d'Avicenne et d'Al Farabi, car il y voit
les restes ou l'expression d'une création de la part de l'Un ou de l'Intelligence séparée. L'idée
d'une "Ame céleste" entre la pure Intelligence et l'orbe céleste doit être abandonnée car elle
conduit à l'émanation-création. Pour Averroès, le moteur de chaque orbe est une vertu, une
énergie finie qui acquiert une puissance infinie par le désir qui la meut vers un être qui n'est ni
un corps, ni une puissance subsistant dans un corps, mais une Intelligence séparée,
immatérielle, laquelle meut ce désir comme en en étant la cause finale. Averroès reprend
l'analogie trouvée par Aristote, en ce sens que la volonté est mue par le Bien, l'intelligence est
mue par l'Intelligible. Le mouvement se trouve dans l'intelligence et la volonté. Elles sont
actuées par leur propre mouvement devant la cause finale qui est le Bien et l'Intelligible (la
Vérité). Ainsi est rejetée toute idée d'émanation au sens d'Avicenne et de Al-Farabi. Il y a un
mouvement éternel du Tout qui existe porté dans le premier Moteur qui est immobile. Le Bien
et l'Intelligible ne sont pas affectés par la volonté et l'intelligence, ainsi en est-il du premier
Moteur immobile ; il n'est en rien affecté par le mobile. Il n'y a pas de transmission du moteur
au mobile. Une telle vue présuppose un état premier d'immobilité de ce qui serait mû par le
premier Moteur. Cette vue est fausse. Le mobile est éternellement mobile sur le fondement du
premier Moteur éternellement immobile. Pour expliquer cette situation, Averroès, à la suite
d'Aristote, utilise l'analogie de la cause finale, à cette différence près que le mobile est actué,
non pas par la cause (ce qui conduirait à l'émanationnisme - créationnisme), mais par le fait
qu'il est désir et appétit. Averroès rejette ainsi le principe d'Avicenne et de Al-Farabi : "Ex uno
non fit nisi unum". Averroès rejette également l'idée avicennienne de l'Intelligence agente
"donneuse" de formes. Les formes ne sont pas des réalités idéales extrinsèques à leur matière.
Ce n'est pas l'agent qui les y insère. La matière a, en elle-même, en puissance, ses
innombrables formes. Elles lui sont inhérentes. Averroès, en disciple d'Aristote, rejette toute
théorie émanationniste et met l'accent sur la puissance de la matière. Il force ainsi le texte
d'Aristote qui ne va pas aussi loin. Pour Averroès, la matière est toujours actuée, étant
inséparable du premier Moteur. De ce fait, le monde/cosmos est éternel dans son changementmouvement, porté dans l'immobilité du premier Moteur ou Intelligence première.
25
3 -- L'Incohérence de "l'Incohérence".
Nous avons brièvement présenté cet ouvrage ci-dessus. Il s'agit d'un pamphlet d'Averroès
contre un livre du philosophe Al-Ghazali, L'incohérence des philosophes, écrit certainement
en 1094-1095, donc bien avant la naissance d'Averroès. Al-Ghazali dénonce l'attitude des
philosophes qui commentent le texte sacré. Concernant la création, celui-ci est clair pour AlGhazali : c'est Dieu qui est l'auteur du monde et de tous les existants. Le philosophe, avec sa
notion d'éternité du monde, détourne le texte sacré de son sens. Dans sa réfutation, Averroès
démontre la contradiction interne de la démarche des théologiens qui refusent la philosophie.
Les questions de l'éternité du monde dans le passé et son éternité dans le futur sont les
deuxièmes à être traitées. Nous prenons quelques extraits de la troisième question concernant
l'aspect « fallacieux » de la doctrine philosophique du Dieu Artisan12.
3.1 -- Le principe fondamental de la recherche philosophique.
La première remarque que fait Averroès dans le débat avec les théologiens, représentés dans
ce texte par Al-Gazali, est que le philosophe ne peut pas accorder un crédit sans critique au
texte sacré, bien que celui-ci soit, pour tout musulman, porteur de la vérité. Les philosophes,
dit Averroès "s'attachent à la connaissance des êtres en faisant usage de leur intellect, sans s'appuyer sur
les discours de ceux qui les invitent à y adhérer sans démonstration." (p. 173). Cela veut dire que
devant le texte sacré, il faut d'abord faire usage de la raison et se demander ce qu'il veut dire.
Les invitations des théologiens à une adhésion sans réflexion, n'a pas lieu d'être.
Sur cette affirmation se greffe une deuxième démarche de la part du philosophe. Celle-ci
consiste à étudier ce que les autres ont dit et écrit sur la question. Or, l'observation du monde
les a amenés à découvrir que les choses sont faites de forme et de matière (cf. p. 173) ; ceci
les a conduits à parler du mouvement et à chercher une cause au mouvement. Pour tout être,
telle fut leur conclusion, il doit y avoir une cause. Pour les choses matérielles, les philosophes
ont parlé de génération. Mais nécessité s'est faite sentir de poser un principe supérieur à celuici qui est encore matériel. Ils ont appelé à la rescousse les sphères célestes avec leur
mouvement ; ceci les a amenés à découvrir que tout dépendait des quatre causes
fondamentales. C'est sur cette base que la notion d'ordre entre les différentes substances finit
par s'imposer et ils en sont arrivés à la découverte de l'obligation, pour des raisons logiques,
de la nécessité d'affirmer une cause suprême et ultime de tout ce qui est. Averroès expose,
dans ce déroulement, comme on peut le voir, la philosophie d'Aristote : "Pour cette raison, ils
(les philosophes) furent convaincus que ces principes séparés se ramenaient tous à un Principe séparé
unique, cause de tous ; que les formes, l'ordre et l'agencement qui se retrouvent dans ce Principe,
constituent la forme d'être la plus éminente qui soit des formes, de l'ordre et de l'agencement se trouvant
dans les existants ; que cet ordre et cet agencement sont la cause des différentes figures de l'ordre et de
l'agencement se trouvant dans les existants qui lui sont subordonnés ; et qu'il y a, à cet égard, une
hiérarchie d'éminence entre les Intellects selon leur proximité ou leur éloignement par rapport à lui." (p.
182).
3.2 -- Une différence importante entre Al-Gazali / Avicenne et Averroès.
Pour Averroès, la démarche des théologiens qui appellent à la foi devant le texte sacré, peut
faire preuve d'ouverture envers la philosophie. Mais là également, ceux-ci restent méfiants
face à la raison. On sent que pour eux le dogme est plus important. Ils demandent une
soumission de la raison. Finalement, dans leur usage d'Aristote, s’ils tentent de l'utiliser, il y a
une récupération, dans leur propre optique, du texte qu'ils comprennent mal. Averroès illustre
ce fait par le commentaire que les théologiens donnent du passage 1074b, 25-30 de la
12
Cf. Averroès, l'Islam et la raison, traduction Marc Geoffroy, Présentation Alain de Libéra, Paris,
Flammarion, "GF", n°1132, 2000, p.167-195; les renvois sont faits aux pages de cette publication.
26
Métaphysique d'Aristote. Il s'agit du passage concernant Dieu. Un élève d'Aristote lui pose la
question concernant Dieu comme premier Moteur. Aristote, plein de finesse, ne fait pas
l'identification car en tant que philosophe, c'est impossible, mais il disserte sur Dieu qui est la
Pensée en acte, la Pensée de la Pensée. Les théologiens dont parlent Averroès, s'emparent de
ce passage et voient Dieu comme étant la cause directe de tout ce qui est. Dieu étant la Pensée
de la Pensée, cela veut dire pour eux, qu'il pense les choses et elles viennent à l'existence. En
ce sens, Dieu est bien la cause de tout ce qui est ; il en est le créateur. Ainsi, Aristote ne dirait
rien d'autre que dit le Coran.
Pour Averroès, il y a là un grave sophisme. Il est inexact de dire que, étant la Pensée de la
Pensée, Dieu pense les choses et de ce fait, fait venir les choses à l'existence. Le texte
d'Aristote dit tout autre chose. Dieu ne pense pas les choses. Il ne le peut pas, car il n'y a pas
de rapport entre l'infini et le fini, mais il se pense lui-même ; il est sa pensée ; les choses sont
la conséquence de cette pensée qui se pense. Ainsi Averroès voit le temps comme étant ce qui
surgit de la pensée de Dieu qui est à lui-même son propre objet. De ce fait, il y a éternité de la
Pensée de Dieu et éternité de la temporalité dans laquelle il y a le monde en mouvement. Cela
dévoile une incohérence dans la notion de causalité des théologiens. Ainsi, pour sauvegarder
la transcendance de Dieu, ils vident cette causalité de toute matérialité. Mais le reproche peut
toujours leur être adressé : leur causalité expliquant le mouvement et l'être du monde, pourrait
de la même façon s'expliquer par une cause matérielle superpuissante. Une telle causalité n'est
pas Dieu. Donc, la position créationniste des théologiens ne peut tenir (pp. 185-195).
Terminons par la lecture du texte concernant l'interprétation à donner du texte de la
Métaphysique d'Aristote (1074 b, 25-30) :
" Selon les philosophes, le Premier n'intellige rien que Lui-même, et c'est en tant qu'Il s'intellige Luimême qu'Il intellige tous les existants selon la plus éminente[forme d'être]que ceux-ci présentent, et
l'ordre et l'agencement les plus éminents. Quant aux êtres qui lui sont subordonnés, leur substance ne
consiste en rien d'autre qu'en "ce qu'ils intelligent" de ces formes, de ce ordre et de cet agencement qui se
trouvent dans le Premier Intellect, et leur degré de prééminence est fonction de cela.
Et cela suppose nécessairement, selon eux, que le moins éminent n'intellige pas du plus éminent ce que
celui-ci intellige de lui-même, et que celui-ci n'intellige pas non plus ce qu'intellige le moins éminent de son
essence propre, sans quoi ce qu'intelligerait des existants l'un et l'autre des deux se situerait à un seul et
même degré, et ils seraient alors une seule et même chose, ils ne seraient pas plusieurs. C'est donc dans ce
sens qu'ils ont dit que le Premier n'intellige que Lui-même, et que ce qui le suit n'intellige que le Premier
mais non ce qui est inférieur à lui-même, car ceci est causé par lui et, s'il l'intelligeait, alors la conséquence
deviendrait la cause. Or ils pensent que "ce qu'intellige" le Premier de Sa propre essence est Cause de tous
les êtres ; quant à "ce qu'intellige" chacun des intellects qui lui sont subordonnés, il en est une part qui est
cause des existants qui sont appropriés à chacun de ces Intellects, à savoir pour ce qui est de la formation
(takhliq) desdits existants, et une part qui n'est cause que de soi-même, à savoir l'intellect humain en
général."
Conclusion.
Notre parcours nous a amenés d'Aristote à Averroès. Le philosophe se pose la question de
la raison d'être de ce qui existe, ce qui existe étant ce qui est visible, palpable. Pour les deux
philosophes, ce visible palpable est matérialité. Mais cette matérialité est mouvement. Il n'est
pas possible que les causes de ce mouvement soient en dehors de ce monde. Elles sont
inhérentes aux choses elles-mêmes, dans une graduation jusqu'au sommet de l'existence qui
est l'être humain. Les quatre causes qui régissent le Tout, renvoient à un premier Moteur.
C'est lui qui est la cause du mouvement. Mais cause" ne signifie pas "donateur" de formes.
Cela signifie qu'étant lui-même immobile, il porte, étant à la périphérie du Tout, le monde en
mouvement. La relation entre le moteur et le mû ne peut être comprise qu'analogiquement par
les images du Bien et de l'Intelligible qui meuvent la volonté et l'intelligence, sans être euxmêmes altérés. Aristote et Averroès délivrent le même message. Averroès apporte une
27
ouverture sur le rapport raison et foi. Le texte sacré ne dit pas, pour lui, que ce qu'il dit dans
son immédiateté. La notion de création qu'il véhicule, n'est pas contradictoire à celle de
l'éternité du monde et de la matière. Mais pour le comprendre, il faut être ouvert à la
philosophie.
BIBLIOGRAPHIE
I -- Aristote.
-- Œuvres complètes, Paris, Flammarion, sous la direction de Pierre Pellegrin, 2014, 1
volume.
-- Œuvres éthique, politique, rhétorique, poétique, métaphysique, sous la direction de
Richard Bodéûs, Paris, Gallimard, "Pléiade", 2014
-- Physique, traduction Henri Carteron, 2 volumes, Paris, "Les Belles Lettres",
Association Guillaume Budé, 1983-1986.
-- La Métaphysique, traduction J. Tricot, 2 volumes, Paris, Vrin, 1986.
-- Métaphysique, présentation et traduction Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin,
Paris, Flammarion, "GF" 1347, 2008.
-- Traité du Ciel, traduction Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin, présentation par P.
Pellegrin, Paris, Flammarion, "GF"1036, bilingue, 2004.
II -- Averroès et sur Averroès.
-- Averroès, L'Islam et la raison, anthologie de textes juridiques, théologiques et
polémiques, traduction Marc Geoffroy, précédé de Pour Averroès par Alain de Ribera,
Paris, Flammarion, "GF" 1132, 2000.
-- Le Livre du Discours décisif, Introduction par Alain de Ribera, traduction Marc
Geoffroy, Paris, Flammarion, "GF" 871, bilingue, 1996.
-- Grand Commentaire de la Métaphysique d'Aristote, Livre Liège, "Les Belles Lettres
de l'université de Liège", publié par Aubert Martin.
-- Henry Corbin, Histoire de la philosophie Islamique, Paris, Gallimard, "Idées", 1964.
I - Des origines jusqu'à la mort d'Averroès (1198).
-- Le Coran, traduction D. Masson, Paris, Gallimard, "Pléiade", 1967.
-- Louis Gardet, L'Islam, Religion et Communauté, Paris, DDB, 1967.
-- Alain de Ribera, Averroès et l'averroïsme, Paris, PUF, "Que sais-je?".
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28
TABLE des MATIERES
Introduction.
1
I -- La question de l'éternité du monde chez Aristote.
2
1 - Quelques éléments de la vie d'Aristote et résumé de sa théorie de
l'éternité du monde.
2 - Les textes de la Physique.
2.1 - Réflexion sur le mouvement et le temps.
2.2 - L'éternité du mouvement.
2.3 - L'affirmation de la nécessité d'un moteur.
2.4 - Comment le premier Moteur meut-il ? Son immobilité.
2.4.1 - Nécessité d'admettre un moteur qui se meut par lui-même.
2.4.2 - Comment un moteur se meut-il par lui-même ?
2.5 - Qu'en est-il du premier Moteur ?
2.5.1 - Le premier Moteur est éternel et un.
2.5.2 - Quel mouvement le premier Moteur transmet-il ? Comment ?
Conclusion.
3 - Les textes de la Métaphysique (Livre 12, chapitres 6-8).
3.1 - Nécessité d'un premier Moteur éternel (chapitre 6).
3.2 - La nature du premier Moteur (chapitre 7).
3.3 - Les Intelligences des Sphères (chapitre 8).
Conclusion.
II -- La question de l'éternité du monde chez Averroès.
I - Quelques éléments biographiques.
2 - Création et éternité du monde chez Averroès.
3 - L'Incohérence de "L'Incohérence".
3.1 - Le Principe fondamental de la recherche philosophique.
3.2 - Une différence importante entre Al-Ghazali / Averroès et Aristote.
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Conclusion.
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Bibliographie.
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Table des matières.
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