Daniel MARGUERAT, L'homme qui venait de Nazareth. Ce qu'on peut aujourd’hui savoir de Jésus.
Editions du Moulin, 1995, 3e édition, pages 63-76.
Chapitre 4 - La Loi : respect et impertinence de Jésus
L'extraordinaire perception de Dieu qui habite Jésus devait immanquablement se cristalliser en un
lieu où s'entrecroisent, d'où qu'ils viennent, les multiples courants qui composent la mosaïque du
judaïsme au 1er siècle. Sa compréhension de Dieu devait se marquer en ce lieu incontournable, hors
duquel il n'y a pas de judaïsme, un lieu qui, plus que le Temple, rassemble et en même temps sépare
toute la mouvance juive. Je veux parler de la Torah, la Loi sainte de Dieu, reçue, selon le
Deutéronome, des mains mêmes de Moïse (Dt 4,45ss) et commentée depuis lors par la chaîne
ininterrompue des prophètes, des érudits et des rabbis. La Torah, réceptacle de la volonté éternelle de
Dieu, dont on disait que de tous les peuples de la terre à qui elle avait été offerte, seul Israël l'avait
voulue. La Torah, emblème du peuple choisi et orgueil d'Israël.
1. Un inévitable conflit
Jésus devait se situer face à la Torah, et sa singularité devait se manifester dans son interprétation de
la Torah, pour la simple raison qu'aux yeux de la foi juive, il n'existe qu'un moyen de connaître Dieu,
et ce moyen est la Torah. Toutes les fractions du judaïsme, sadducéens, moines de Qumrân,
apocalypticiens, Samaritains, pharisiens, rabbis, zélotes, modernistes, – tous, sans exception, se
définissent par la lecture qu'ils font de la Torah. Les sadducéens ne veulent connaître que la Loi
écrite. Les pharisiens y rajoutaient la Loi orale. Qumrân défend une lecture littérale, jusqu'aux
infimes détails de la loi rituelle. Les modernistes, comme Philon d'Alexandrie, congédient les rites et
gardent la dimension morale. Bref, dans la vaste famille du judaïsme, la Torah joue par excellence le
rôle de lieu identificatoire. Autrement dit : pour un rebelle comme Jésus, la Loi pouvait devenir le
lieu de tous les dangers.
La chrétienté déchirée sur la question de la Loi
En précisant le rapport de Jésus à la Torah, nous devrions donc être en mesure de cerner mieux
l'originalité de Jésus dans le champ de la piété juive. Nous devrions... car la situation n'est pas nette,
et je vais illustrer la perplexité des chercheurs en dressant le tableau de la chrétienté primitive dans
les années 60, c'est-à-dire trente ans après la mort de Jésus.
Le christianisme est partagé à ce moment-là, sur la question de la Loi, en quatre tendances. La
première est pour le maintien rigoureux de la Torah en régime chrétien, jusqu'à ses plus infimes
prescriptions, sabbat et règles de pureté compris (Mt 5,18). La seconde, un judéo-christianisme
libéral, résume toute la Loi dans le “code parfait de la liberté” qui est le commandement d'amour, le
reste étant abandonné (Jc 1,25). La troisième tendance, dans la foulée de l'apôtre Paul, récuse la Loi
en tant que chemin de salut, mais la maintient partiellement en tant que code moral : Christ est la fin
de la Loi (Rm 10,4). Enfin un quatrième courant, plus radical que tous, propose un christianisme
antinomiste où la Loi juive n'est plus qu'une curiosité religieuse dépassée.
Au total donc, des positions diamétralement opposées. Or chacune se réclame de Jésus de Nazareth.
Laquelle dit vrai ? Qui est l'authentique héritière ? David Flusser, un savant juif, penche pour les
premiers – Jésus serait presque un pharisien. Rudolf Bultmann, un grand exégète protestant
contemporain, tranche à l'inverse – Paul serait l'authentique héritier de Jésus. Mais peut-on concevoir
qu'en moins de trente ans, l'héritage de Jésus ait ainsi éclaté en positions contradictoires ? Faut-il se
résoudre à penser que, si rapidement, le christianisme se soit déchiré entre fidèles et traîtres à la
pensée de Jésus ?