2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 51 Pour une démarche contrastive en classe de langue Application à la voix pronominale Introduction Lire cet article, même si vous n’êtes pas francophone, ne vous posera aucune difficulté. En effet, je ne ferai que tirer les conséquences d’un constat que nous avons tous déjà posé: quand nous rencontrons un élément dans une langue étrangère, nous nous mettons à chercher son équivalent dans notre langue maternelle. Je parle bien du moment de la "découverte", à ce moment précis où une lumière éclaire dans notre esprit la spécificité d’un phonème, la logique d’une structure ou la signification d’un mot. Je tiendrai ici un plaidoyer en faveur d’un enseignement des langues qui reconnaisse cette modalité d’appréhension des réalités nouvelles. Et plus que la reconnaître: qu’il l’exploite, qu’il s’appuie sur elle quand il présente un fait de langue. À plus forte raison, quand la langue enseignée appartient à la même famille que la langue première de l’apprenant, la démarche comparative se produit avec un tel naturel qu’elle n’affleure même pas toujours à la conscience. Aussi mon étude porte-t-elle sur trois langues, le français, l’espagnol et le portugais, dont l’origine commune a tissé de larges pans de similitudes, certes dans le lexique, mais aussi dans la syntaxe. La comparaison portera sur les constructions syntaxiques comprenant la forme "se" de la voix pronominale. J’encouragerai ici à expliciter, dans la classe de langue, les mécanismes de transferts réalisés inconsciemment par les apprenants. J’engagerai à expliquer l’origine des interférences plutôt que de les fustiger. J’argumenterai d’abord en faveur d’une démarche contrastive comprise comme moteur de la cognition; j’appliquerai ensuite ce regard à la voix pronominale et je donnerai enfin quelques propositions didactiques concrètes pour son enseignement. 1. La comparaison entendue comme moteur de la cognition Combien de fois n’avons-nous pas entendu blâmer l’utilisation de la langue maternelle dans les classes de langue? Combien de techniques ne nous a-t-on enseignées pour éviter le recours à la traduction? 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 52 Gaétan de Saint Moulin 52 Que d’énergie n’avons-nous déployée en dessins, mimes, paraphrases, mises en contexte d’un mot, avant de voir l’élève noter soigneusement dans son cahier la traduction dans sa langue maternelle? Ici au Portugal, où j’enseigne le français, au milieu d’une explication ardue, les élèves me regardent parfois, amusés: "Ne vous fatiguez pas, le mot est transparent". Ils veulent dire par là que ce mot existe dans leur langue sous une forme phonétique presque identique et qu’il y revêt le même sens. Et nous-mêmes, quand nous apprenons aujourd’hui une troisième, quatrième, xième langue étrangère, pouvons-nous concevoir d’appréhender une structure sans la comparer, pour la comprendre, à une structure équivalente dans les langues que nous connaissons? Les mécanismes d’apprentissage d’une langue étrangère diffèrent radicalement de ceux de la langue première. Tout adulte, en grandissant, a patiemment agencé les réalités de son univers dans les catégories, les concepts et les mots de sa langue maternelle. Ce découpage du réel est tellement ancré dans son esprit que l’enchaînement des actions et l’organisation des idées dans sa langue et dans sa culture lui paraissent évidents et uniques. Il semblerait même que l’organisation du monde par l’enfant en fonction des mots, c’est-à-dire des catégories, de sa langue première laisse des traces physiques dans l’organisation des neurones de son cerveau (Wokush, 1999). Quand nous enregistrons, par la suite, les informations d’une nouvelle langue, la feuille sur laquelle elles s’impriment n’est donc pas vierge. Nous sommes condamnés, à l’âge adulte, à faire passer toute donnée nouvelle par le crible des informations que nous avons déjà organisées. Face à une nouvelle langue autant que face à une nouvelle culture, une grille de lecture s’impose à nous: le monde que nous qualifions de "normal" est celui de nos origines. Nous en sommes dès lors réduits à situer les mondes ultérieurs rencontrés par rapport à la structuration opérée dans notre univers premier. Il va de soi que c’est en voyageant que l’on prend conscience de la spécificité de sa culture d’origine. La définition de l’identité procède en effet par négativité: je sais qui je suis en rencontrant des gens que je ne suis pas. Tant que je n’ai vu personne agir autrement que moi, je ne prends pas conscience de l’originalité de mes comportements. Dans l’apprentissage d’une langue étrangère, l’opération de comparaison permet un regard nouveau sur les modalités de sa propre langue. Comprendre l’autre implique un mouvement dialectique entre les logiques de l’idiome rencontré et les rouages inconscients de son propre parler. Autrement dit, découvrir une langue, c’est redécouvrir la sienne. 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 53 Pour une démarche contrastive en classe de langue 53 Je vous entends déjà soulever la faille de mon raisonnement. Le va-et-vient constant entre les deux systèmes, me direz-vous, empêche une imprégnation de l’univers linguistique visé. Pire même, les terribles faux-amis sèmeront chez les élèves un trouble tel que seule une immersion totale pourrait en venir à bout. Il faut ici distinguer la notion d’interférence de la notion de transfert. En termes psychologiques, l’interférence est l’effet négatif d’un apprentissage sur un autre; le transfert, l’effet positif d’un apprentissage sur un autre. En termes linguistiques, l’interférence est l’utilisation à mauvais escient d’éléments d’une langue dans une autre; le transfert, l’utilisation à bon escient d’éléments d’une langue dans une autre (Debyser, 1970, 31). Je suis convaincu qu’un des terrains d’action de l’enseignant de langue consiste à renforcer les transferts et à relever les interférences. Pour éviter la confusion suscitée par une paire de faux-amis, il faut qu’un jour il dise, explicitement, le danger d’interférence. Parallèlement, celui qui enseigne à chercher dans la langue maternelle pour deviner le sens d’une proposition ou d’un mot étrangers, c’est-à-dire qui engage à opérer un transfert, travaille pour l’autonomie de l’apprenant. Quelles conséquences didactiques découlent d’un tel postulat d’apprentissage? Quelles pratiques de classe en retirer? Une méthode fut présentée en janvier 2000 par le Professeur Stegmann de l’université de Francfort (Stegmann, 2000, 447). Il propose dans EuroComRom un recours systématique à la possibilité de transfert offerte entre les langues de la même famille romane. Face à une langue étrangère, dit-il, on ne part pas de zéro: on connaît déjà toute une série de traits de cette langue parce que ces mêmes éléments existent dans notre langue maternelle. Sa méthode présente un recueil de documents authentiques, dans lesquels les apprenants sont invités à rechercher, à la manière d’un chercheur d’or, les pépites qui lui permettront de dévoiler le sens d’un texte. Ces pépites, ce sont les traits reconnaissables à travers les différents idiomes. Le document sera passé au crible successivement de sept "passoires" du chercheur d’or.1 1 L’apprenant recherchera d’abord, méthodique, le vocabulaire international, puis le vocabulaire panroman. Ce sont les deux premières "passoires", consacrées au lexique. Il cherchera ensuite la correspondance des phonèmes, puis l’équivalence des graphies entre la langue du document et la (ou les) langues qu’il connaît. Il décèlera aussi les types syntaxiques et morphologiques communs et il repérera enfin les préfixes et suffixes internationaux éclairants. 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 54 Gaétan de Saint Moulin 54 Les connaissances savantes de la linguistique comparée des langues romanes trouvent dans cette méthode une transposition et une efficacité didactique. Elles sont combinées avec les objectifs des méthodes communicatives: la structuration linguistique est subordonnée au désir de comprendre un document. Et plus qu’apprendre, l’élève apprend à apprendre. La démarche contrastive peut ainsi s’opérer à divers moments de la classe de langue. En témoigne cette rapide typologie d’exercices. En matière de phonétique, tout d’abord, il est normal qu’un élève, au début de l’apprentissage, n’identifie que les phonèmes qu’il connaît déjà. Pour discriminer, et produire ensuite ces sons, pourquoi ne pas lui indiquer les lieux où se rapprochent et s’éloignent les deux systèmes? Quoi de plus éclairant, par exemple, pour faire prononcer à un hispanophone le [z] de rose, phonème inexistant en espagnol, que de souligner la présence d’un [z] dans son esp. desde. On enseigne donc ici en montrant simplement à l’élève ce qu’il sait déjà. Les exercices de drill se justifient aussi, à un moment donné de l’apprentissage, pour fixer des structures propres à la langue cible inexistantes dans la langue première. Par ailleurs, certains manuels2 se sont donné pour tâche d’accoler systématiquement, afin de mieux les faire distinguer, des éléments sujets à confusion, telles que des constructions verbales semblables jusqu’à un certain point ou un lexique dont la parenté formelle est susceptible d’entraîner quelque équivoque. Des exercices de traduction enfin, ne sont dans cette optique pas aussi désuets qu’on pourrait le penser. La traduction envisagée comme fin en soi pourrait se substituer à un simple moyen de vérifier la compréhension. Il s’agirait ici confronter les langues en présence sur la structure qu’elles utilisent pour signifier un même sens. Mais n’est-ce pas là une démarche naturelle, que de s’étonner de la différence entre les tours auxquelles deux langues recourent pour signifier une même idée? Vous l’aurez compris, la démarche contrastive gagnerait à occuper dans les classes de langues la place qu’elle occupe déjà dans la tête de tout élève curieux. 2 Par exemple, Desmet, P., Klein, J.R. et Lamiroy, B. (1996), Vous dites?! Répertoire d’erreurs courantes en fançais chez les néerlandophones, Leuven, Acco. 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 55 Pour une démarche contrastive en classe de langue 55 2. Application à la voix pronominale L’application que je proposerai porte sur la voix pronominale en français, espagnol et portugais. On présente souvent le "se" portugais, espagnol (ou italien) comme des équivalents du "on" français. L’objectif de mon analyse a été de montrer que ce détour par le pronom impersonnel de la troisième personne (on) occulte le parallélisme entre les "se" des différentes langues. Autrement dit, j’ai cherché à montrer que l’usage des "se" se recoupent largement à travers la partie étudiée de la Romania. Je ne dis pas que "on" ne traduise pas les "se" des autres langues. Je prétends seulement qu’il est souvent possible, pour comprendre les "se" des autres, de se référer à un "se" de sa propre langue. La première étape consiste à décrire l’utilisation de la forme "se" dans les langues étudiées, avec l’espoir qu’une meilleure compréhension de son emploi aide pour son enseignement. Parmi les différentes descriptions que propose la littérature consacrée à ce sujet, j’ai cherché celle qui autorise une grille de lecture unitaire pour les trois "se". J’ai également privilégié les cadres explicatifs qui optaient pour des critères formels plutôt que sémantiques afin de distinguer entre les différents emplois de la forme. En effet, dans l’enseignement d’une langue étrangère, les structures que découvrent les apprenants sont avant tout identifiées par la forme qu’elles revêtent, c’est-à-dire par la succession des mots dans la proposition, c’est-à-dire encore par l’organisation syntaxique, dans ce cas, des constructions pronominales. C’est ainsi que j’ai abouti à cette grille d’analyse, regard unique posé sur les trois langues romanes.3 Ce tableau répartit les constructions verbales comprenant la forme "se" en cinq catégories. La première regroupe les propositions comprenant un sujet, la forme "se", un verbe transitif et pas de complément direct: Des maisons se construisent. Le sujet est inanimé et il est en général le patient de l’action exprimée par le sujet. L’effet de sens produit est le passif. Une proposition tout entière peut occuper la fonction de sujet: Se cuenta que… Le verbe reste alors bien sûr au singulier. Il existe dans ce cas un équivalent en français (Il se raconte que…) mais il faut alors faire apparaître le "il" impersonnel. 3 Elle est inspirée des publications du Professeur Ludo Melis, de l’université de Leuven. Se construyen casas. Se cuenta que... Juan se lava. Juan y Pedro se felicitan. Juan se arrepiente. Juan se va Juan se regala un coche. Se habla de literatura. +sujet, -COD, Verbe transitif, Sujet inanimé +sujet, -COD, Verbe transitif, Sujet animé +sujet, -COD, verbe essentiellement pronominal ou intransitif +sujet, +COD, Verbe transitif. Se = COI -sujet 1 2 4 5 Fala-se de literatura. O João oferece-se um carro. O João arrepende-se. O João vai-se embora. / Jean s’offre une voiture. Jean se repent. Jean s’en va. Jean se lave. Jean et Pierre se félicitent. De maisons se construisent. (Il se raconte que...) Français / Constructions datives Emplois hors-système Constructions subjectives objectives Dénomination 10:17 O João lava-se. O João e o Pedro felicitam-se. Constroem-se casas. Conta-se que... Portugais 16.02.05 3 Espagnol Paramètres formels Classes 2-01. [41-136] Página 56 Gaétan de Saint Moulin 56 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 57 Pour une démarche contrastive en classe de langue 57 La deuxième classe se compose de constructions formellement semblables à celles de la première (sujet, forme "se", verbe transitif, pas de complément direct) mais le sujet est animé: Juan se lava. Ce sont les énoncés où l’on trouvera les effets de sens réfléchis et réciproques. La troisième catégorie est constituée de cas souvent difficiles à classer, où l’on rencontre un sujet suivi de la forme "se" et d’un verbe qui n’existe que sous une forme pronominale (Jean se repent) ou d’un verbe intransitif (Jean s’en va). Cette classe se caractérise par la "non-transitivité" du verbe. Les "se" de la quatrième classe présentent la particularité d’occuper la fonction de complément indirect: Jean s’offre une voiture. Le verbe est transitif et il est suivi cette fois d’un complément direct. La cinquième classe n’existe que dans les langues de la Péninsule ibérique: elle concerne ces constructions, tellement bizarres pour un francophone, qui ne comportent pas de sujet: Se habla de literatura. Il serait aberrant de soutenir que les "se" de cette classe 5 occupent la fonction de régent – c’est-à-dire d’actant qui régit l’accord du verbe. Le "se" étant une forme atone, il ne peut fonctionner comme régent de façon autonome. Le pronom impersonnel qui peut occuper cette place en espagnol est "uno", que l’on ne peut pas permuter avec "se". Cette classe se caractérise donc par son absence de sujet. La deuxième étape de mon propos, après cette description théorique, consiste à soumettre cette grille de lecture à l’épreuve de la réalité langagière. Est-ce que tous les cas que nous rencontrerons dans des productions authentiques rentreront dans ce tableau étroit? C’est ce que j’ai voulu vérifier en analysant un corpus d’environ 200 "se" pour chaque langue. Il fallut parfois durcir les frontières entre les classes, en privilégiant les critères formels là où l’effet de sens attendu n’apparaissait pas. Toutes les occurrences de "se", issues de trois textes4 (un pour chaque langue) du même genre littéraire (le roman) et de la même époque (le milieu du XXe siècle) furent réparties dans les cinq classes. Le constat que j’ai posé ne s’exprime bien que par un graphique. 4 Il s’agit des deux cents premiers "se" de La peste d’Albert Camus pour le français, de La familia de Pascual Duarte de Camilo José Cela pour l’espagnol et de Apelo da noite de Vergílio Ferreira pour le portugais. 16.02.05 10:17 Página 58 Gaétan de Saint Moulin 58 70 60 50 Espagnol 40 Français Portugais 30 20 10 Absence de sujet se = COI Verbe intransitif Suject animé 0 % Suject inanimé 2-01. [41-136] Fig.1. Répartition par classe des se espagnols, français et portugais Il apparaît que les "se" des trois langues se répartissent dans leurs classes de façon globalement similaire. La classe 2, à sujet animé et effet de sens généralement réfléchi ou réciproque, est la classe la plus fournie: elle concerne plus d’une phrase sur deux en français et en portugais, une phrase sur trois en espagnol. La classe 1, à sujet inanimé et effet de sens généralement passif, apparaît en deuxième position sur ce tableau de fréquence pour chacune des langues. Viennent ensuite les classes 3 puis 4, auxquelles l’espagnol recourt plus souvent que le français et le portugais. La classe 5 enfin n’est bien sûr rencontrée que dans les langues de la Péninsule, où elles représentent un pourcentage extrêmement limité des occurrences. De ce tableau de fréquence, on peut déjà tirer quelques conséquences didactiques. Les structures les plus utiles à connaître s’avèrent celles des classes 1 et 2. Si l’on commence par présenter la voix pronominale dans des énoncés appartenant à la classe 5, du type "Se optó por esa solución" ou "Se vive bien aquí", on suggérera dangereusement une stricte équivalence entre "se" et "on". Pourquoi ne pas commencer plutôt par actionner la faculté de transfert, dans les classes 1 et 2, et ensuite seulement, lorsque l’on rencontrera une construction du type 5, 16.02.05 10:17 Página 59 Pour une démarche contrastive en classe de langue 59 expliciter ce point spécifique différentiel? Pourquoi faire le détour par "on" alors que les constructions avec "se" présentent dans les trois langues une telle ressemblance? Maintenant se pose la question de la fréquence de la possibilité de transfert. Une phrase comprenant la forme "se", rencontrée dans une langue étrangère, se laissera-t-elle toujours traduire par une phrase comprenant le même "se" dans sa langue maternelle? Les phrases d’une classe donnée, dans l’une des langues, offriront-elles toutes une transparence syntaxique5 pour un locuteur d’une des autres langues? Ou ne se laisseront-elles deviner que dans une certaine proportion par référence à une structure identique en langue maternelle? 40 35 30 Non transparents pour un francophone 25 20 15 Transparents pour un francophone 10 Absence de sujet se = COI Verbe intransitif 0 % Suject animé 5 Suject inanimé 2-01. [41-136] Fig. 2. Transparence des se espagnols pour un francophone. Comme le montre ce graphique, des occurrences espagnoles appartenant à une même classe peuvent être transparentes ou pas pour un francophone: les phrases des classes 1, 3 et 4 autorisent le transfert environ une fois sur deux. Cependant – bonne nouvelle! – la classe la plus fournie (la classe 2) est précisément celle qui connaît presque toujours un équivalent français. Naturellement, aucun des cas de la classe 5 (du 5 J’entends par "transparence syntaxique" la possibilité dont dispose le lecteur de se référer à une structure parallèle existant dans sa langue maternelle. Par exemple, "Jean se lave" se superpose mot à mot à "Juan se lava". 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 60 Gaétan de Saint Moulin 60 type "Se habla de literatura") ne permettront à un francophone d’effectuer un transfert, puisque cette catégorie n’existe pas en français. Pour quelles raisons certaines phrases espagnoles sont-elles "opaques" pour un francophone? Je présenterai ici quatre de ces causes – que l’on retrouve dans toutes les classes. Premièrement, un complément indirect peut empêcher le parallélisme formel, comme dans par exemple, Yo miraba para el vientre de Lola; no se le notaba nada (Cela). Nada est un sujet inanimé, notar est un verbe transitif, il n’y a pas de complément direct: cette phrase appartient donc à la classe 1. Mais elle n’est pas transparente car on ne peut pas dire en français *Rien ne se lui remarquait. Tandis que, sans le pronom personnel régime indirect, on aurait pu se référer à Rien ne se remarquait. La deuxième cause qui entrave le parallélisme, c’est la présence d’une proposition tout entière en fonction de sujet, comme dans par exemple Se veía que le volvía la salud (Cela). Pour garder le "se" en français, on est obligé de se référer à une structure où apparaît le "il" impersonnel: Il se voyait que la santé lui revenait. Ce parallélisme n’étant pas d’un support immédiat pour la compréhension, j’ai considéré opaques les phrases de ce type. La troisième raison est tout simplement lexicale, dans par exemple En el pueblo nadie se hubiera atrevido a decirme la mitad (Cela). Atreverse est un verbe essentiellement pronominal dont il n’existe pas d’équivalent français, auquel se référer, qui soit pronominal. Enfin, un "se" intégré dans une expression idiomatique, dans par exemple Tenía un humor que se daba a todos los diablos (Cela) est certes syntaxiquement transparent – on peut mobiliser *Elle avait un humour qui se donnait à tous les diables – mais ce parallélisme ne présente aucune utilité puisque l’expression n’existe pas en français. Voyons maintenant la fréquence de la transparence, pour un locuteur espagnol, des propositions françaises de la voix pronominale à la troisième personne. Le graphique des "se" français ne comporte, comme annoncé, que quatre classes. Dans ce sens-ci, les résultats encourageront l’enseignant de FLE: la quasi totalité des occurrences francophones s’avèrent transparentes pour un hispanophone. Les quelques cas opaques le sont pour des raisons lexicales: La peste. Le mot contenait (…) une longue suite d’images extraordinaires qui ne s’accordaient pas avec cette ville jaune et grise (Camus). L’apprenant espagnol ne pourra solliciter la connaissance dans sa langue d’un verbe pronominal de même sens que s’accorder. 16.02.05 10:17 Página 61 Pour une démarche contrastive en classe de langue 61 60 50 40 Non transparents pour un Ibère 30 20 Transparents pour un Ibère se = COI Verbe intransitif Suject animé 0 % Suject inanimé 10 Fig. 3. Transparence des se français pour un hispanophone Récemment, j’ai posé le regard d’un francophone sur les "se" portugais issus d’un roman de Vergílio Ferreira.. Comme le montre ce graphique-ci, le parallélisme est permis de façon très régulière. 60 50 40 30 Non transparents pour un francophone 20 Transparents pour un francophone Absence de sujet se = COI Verbe intransitif 0 % Suject animé 10 Suject inanimé 2-01. [41-136] Fig. 4. Transparence des se portugais pour un francophone Les causes qui entravent la transparence sont les mêmes qu’en espagnol. Par exemple, insinuara-se-lhe um profundo bem-estar nos 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 62 Gaétan de Saint Moulin 62 olhos (Ferreira) ne peut se rapprocher de *Un profond bien-être se lui était insinué dans les yeux. Par contre, en l’absence du complément indirect, apparaîtrait la référence à Un profond bien-être s’était insinué dans ses yeux. De même, une raison lexicale empêche Reis, imperadores temiam esquecer-se de pensar (…) (Ferreira) d’être identifié: esquecer-se ne connaît pas d’équivalent pronominal en français. En résumé, les schémas suivants donnent une vue synthétique du "degré de facilité" avec lequel un apprenant raccrochera une proposition étrangère à une structure qu’il connaît dans sa langue maternelle. Entre l’espagnol et le portugais, la fréquence de la transparence reste à étudier. Espagnol Total des cas transparents pour un francophone 36 % 64 % Total des cas non transparents Français Total des cas transparents pour un Ibère 3% Total des cas non transparents 97 % Portugais Total des cas transparents pour un francophone 16 % Total des cas non transparents 84 % 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 63 Pour une démarche contrastive en classe de langue 63 3. Propositions didactiques Toutes ces considérations resteraient vaines si elles ne donnaient lieu à quelque pratique de classe. C’est pourquoi je proposerai pour terminer une séquence de français langue étrangère prévue pour environ quatre heures de cours. Elle est destinée à un public hispanophone ou lusophone de niveau intermédiaire en français. L’objectif visé est double. D’une part, un objectif linguistique: permettre une compréhension ainsi qu’une production des différentes structures incluant la forme "se" en français; d’autre part, un objectif communicatif: faire distinguer et utiliser différents actes de langages qui se réalisent par le recours à une construction avec "se". Dans un premier temps, une phase de repérages s’impose. On pourrait soumettre aux élèves un recueil de documents qui présentent la forme "se". Par exemple des publicités, des emballages d’aliments6, des titres de journaux ou encore la photo d’un homme se regardant dans un miroir susciteront des emplois du "se". On y ajouterait ce petit texte truffé de "se" intitulé Rêve ou cauchemar. Tous les matins, c’est le même supplice. Aujourd’hui encore, quand Julie se réveille, à huit heures moins le quart, elle ne parvient pas à se convaincre de se lever. Aujourd’hui comme tous les autres jours, elle se dit que rien ne presse et qu’elle peut donc se rendormir pour quelques minutes… Elle se met à penser à la journée qui l’attend… La course pour se rendre à la station, les lumières du métro qui se voient pendant qu’il est encore loin, le bruit qui s’entend de plus en plus fort lorsque la rame approche… Puis les portes qui s’ouvrent, la foule qui s’engouffre dans les wagons… Perdus dans leurs pensées, ses voisins ne se donnent pas même un regard. De plus en plus nombreux, les passagers se serrent, se poussent, s’étouffent… Parfois, quelqu’un s’évanouit. Personne ne s’en rend compte. "Quelqu’un d’autre s’en occupera", se disent le voyageurs. Arrivés à destination, ils se précipitent tous ensemble vers la sortie, se dispersent dans les rues et leur course, épuisée, ne s’arrête jamais. Julie se réveille en sursaut. Elle se souvient tout à coup qu’aujourd’hui, c’est dimanche! Elle se lève toute réjouie, se prépare un petit déjeuner délicieux et s’en va, détendue, rendre visite à son ami qui habite tout près de chez elle… à peine à quelques stations de métro…! Finalement, s’avoue-t-elle en s’asseyant, le métro a aussi ses bons côtés! 6 Ouvert, le jus d’orange se conserve encore trois jours au réfrigérateur! 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 64 Gaétan de Saint Moulin 64 Chaque fois qu’un élève relève un "se", l’enseignant le placera dans une des quatre colonnes tracées au tableau. Arrive alors la phase de décontextualisation, au cours de laquelle on cherchera un titre pour décrire l’unité de chacune des colonnes. Ce sont bien sûr les quatre classes du français qui apparaîtront. C’est à ce moment de conceptualisation que l’on peut introduire notre éclairage contrastif par la question "Ces catégories existent-elles dans votre langue?" Une fois que les quatre colonnes auront trouvé leur représentant espagnol, on mettrait l’élève au défi de trouver un cas dans sa langue qui ne rentre pas dans le tableau: on attend ici les constructions sans sujet. On remarquera donc que la langue française ne connaît pas ce cinquième type de construction. Cette phase de conceptualisation se terminerait par des exercices de drill pour fixer les différences de construction entre les classes 2, 1 et 3 et 4, selon leur ordre de fréquence d’apparition. On chercherait, dans une troisième phase, à recontextualiser l’utilisation de ces structures, en production cette fois. Le premier exercice porte sur la classe 2, la plus utile à connaître et la plus facile à utiliser. On demande à un élève de mimer en silence le rituel du matin et à un autre élève de commenter chaque action. On peut varier le procédé en demandant au mimeur de ne représenter que les actions qui lui sont commandées par le narrateur. L’objectif est ici d’activer la mémoire du corps en associant une structure à un geste. En effet, l’élève ne peut se mouvoir que s’il comprend l’injonction qui lui est adressée. On pourrait se livrer, pour terminer, à un exercice qui porte sur l’emploi de la classe 1 et sur un acte de parole, définir un usage, dont cette classe 1 est une des réalisations linguistiques7. Le petit jeu traditionnel consistant à deviner la nature d’un objet caché pourrait introduire cette structure, à travers l’utilisation de questions du type "Ça se mange?", "Ça se fabrique en Belgique?", "Ça se trouve dans la cuisine?". Après ce temps ludique, on mènerait une discussion visant à confronter les usages entre les différentes cultures représentées dans la classe. On serait amené à utiliser des structures de la classe 1 dans des énoncés comme "Dans votre pays, est-ce que cela se fait de téléphoner chez quelqu’un après dix heures du soir?", ou bien "Les cours se donnent à la même heure qu’ici?" La comparaison syntaxique se double d’une confrontation culturelle! 7 Cette idée vient de Courtillon, J. et Raillard, S. (1982), Archipel 1, Paris, Didier, p. 125. 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 65 Pour une démarche contrastive en classe de langue 65 Comme devoir à domicile, on demanderait la rédaction d’une publicité8 qui vante le mérite d’un produit et décrit son fonctionnement. On recommanderait l’utilisation de ces verbes pronominaux ou d’autres: Il s’agit de, s’amuser, se détendre, se délecter, s’utiliser, se reposer, ne pas se tromper, s’offrir des vacances,… Au cours suivant, bien sûr, les élèves seraient invités à "vendre" leur produit devant la classe et à "acheter", en se justifiant, le produit le plus convaincant. Conclusion Cette démarche peut paraître en contradiction avec la primauté accordée, depuis les années 80, à la communication. Il n’en est rien. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière, dans l’histoire des méthodologies, à une centration sur la grammaire et la traduction. Simplement, on ne renie plus les apports des méthodes antérieures, traditionnelles, orales ou structuro-globales. Il s’agit, à un moment de l’apprentissage, de prendre comme objet la distance qui sépare deux systèmes linguistiques. La conceptualisation (nécessaire pour comparer les structures) n’est proposée que comme réponse au besoin de comprendre un document authentique. Comparer la langue cible avec la langue connue par l’apprenant revient finalement à renforcer l’apprenant dans son réflexe naturel de regarder le monde au travers des lunettes du savoir qu’il a déjà acquis. Or, faire prendre conscience à un élève de ce qu’il sait déjà, ce n’est rien d’autre que de la maïeutique! Cette démarche socratique conditionne le regard à porter sur la "faute": l’erreur n’est pas conçue comme une atteinte, sévèrement réprimée, à l’intégrité de la langue mais comme l’indicateur d’une interférence qui justifie dès lors d’être à ce moment objectivée. Cette étude se caractérise par sa valeur d’exemple. Chaque fois que l’on envisage un point de langue, c’est l’occasion de le confronter à son homologue dans la langue maternelle des élèves. Le paradigme des déterminants possessifs français, par exemple, pose problème pour un lusophone. Pourquoi ne pas accoler clairement les tableaux des différentes formes du possessif dans l’une et dans l’autre langue? Les expressions idiomatiques, elles aussi, se prêteraient à une comparaison systématique, plutôt que de d’imposer l’étude d’interminables listes monolingues. Gaétan de Saint Moulin (Université de Lisbonne) 8 Cette idée vient de Capelle, G. et Grellet, Fr. (1982), C’est facile à dire! Recueil d’exercices de grammaire et d’actes de parole, Paris, Hatier, p.58. 2-01. [41-136] 16.02.05 10:17 Página 66 Gaétan de Saint Moulin 66 Bibliographie Sur la linguistique contrastive et la compréhension multilingue Actes du colloque. L’intercompréhension des langues latines: vers une systématisation des compétences? organisé par l’Union latine, la Direction de la Promotion et de l’Enseignement des Langues et tenu au Pôle universitaire Léonard de Vinci-Paris La Défense, le 20 octobre 1999, publiés par l’Union latine, Paris, juin 2000. Actes du Colloque. La compréhension multilingue en Europe, tenu à Bruxelles, sous l’égide de la Commission européenne, les 10 et 11 mars 1997, Slodzian, M. et Souillot, J., Paris, Centre de Recherche en Ingénierie multilingue (CRIM) de l’Institut National des Langues et Civilisation Orientales (INALCO), 1997. Blanche-Benveniste, Cl. et Valli, A. (1997), Le français dans le monde. L’intercompréhension: le cas des langues romanes, numéro spécial. 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