
Que d’énergie n’avons-nous déployée en dessins, mimes, paraphrases,
mises en contexte d’un mot, avant de voir l’élève noter soigneusement
dans son cahier la traduction dans sa langue maternelle? Ici au Portu-
gal, où j’enseigne le français, au milieu d’une explication ardue, les
élèves me regardent parfois, amusés: "Ne vous fatiguez pas, le mot est
transparent". Ils veulent dire par là que ce mot existe dans leur langue
sous une forme phonétique presque identique et qu’il y revêt le même
sens. Et nous-mêmes, quand nous apprenons aujourd’hui une troi-
sième, quatrième, xième langue étrangère, pouvons-nous concevoir
d’appréhender une structure sans la comparer, pour la comprendre, à
une structure équivalente dans les langues que nous connaissons?
Les mécanismes d’apprentissage d’une langue étrangère diffèrent
radicalement de ceux de la langue première. Tout adulte, en grandis-
sant, a patiemment agencé les réalités de son univers dans les catégo-
ries, les concepts et les mots de sa langue maternelle. Ce découpage du
réel est tellement ancré dans son esprit que l’enchaînement des actions
et l’organisation des idées dans sa langue et dans sa culture lui parais-
sent évidents et uniques. Il semblerait même que l’organisation du
monde par l’enfant en fonction des mots, c’est-à-dire des catégories,
de sa langue première laisse des traces physiques dans l’organisation
des neurones de son cerveau (Wokush, 1999).
Quand nous enregistrons, par la suite, les informations d’une nou-
velle langue, la feuille sur laquelle elles s’impriment n’est donc pas
vierge. Nous sommes condamnés, à l’âge adulte, à faire passer toute
donnée nouvelle par le crible des informations que nous avons déjà
organisées. Face à une nouvelle langue autant que face à une nouvelle
culture, une grille de lecture s’impose à nous: le monde que nous qua-
lifions de "normal" est celui de nos origines. Nous en sommes dès lors
réduits à situer les mondes ultérieurs rencontrés par rapport à la struc-
turation opérée dans notre univers premier.
Il va de soi que c’est en voyageant que l’on prend conscience de la
spécificité de sa culture d’origine. La définition de l’identité procède
en effet par négativité: je sais qui je suis en rencontrant des gens que
je ne suis pas. Tant que je n’ai vu personne agir autrement que moi, je
ne prends pas conscience de l’originalité de mes comportements. Dans
l’apprentissage d’une langue étrangère, l’opération de comparaison
permet un regard nouveau sur les modalités de sa propre langue. Com-
prendre l’autre implique un mouvement dialectique entre les logiques
de l’idiome rencontré et les rouages inconscients de son propre parler.
Autrement dit, découvrir une langue, c’est redécouvrir la sienne.
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Gaétan de Saint Moulin
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