Mais si la sélection naturelle aboutit à ce que seuls les individus les mieux
adaptés subsistent, alors que les formes intermédiaires disparaissent, « pourquoi les
formes les plus perfectionnées n'ont-elles pas partout supplanté et exterminé les formes
inférieures ? Lamarck, qui croyait à une tendance innée et fatale de tous les êtres organisés
vers la perfection, semble avoir si bien pressenti cette difficulté, qu'il a été conduit à supposer
que des formes simples et nouvelles sont constamment produites par la génération spontanée »
(ibid., p. 134-135). DARWIN ne prend pas position, mais il dit que sa théorie peut se
passer de la génération spontanée, car seuls les microorganismes dont les variations
sont importantes subissent la sélection naturelle et se transforment progressivement ;
les autres se perpétuent identiques à eux-mêmes : « D'après notre théorie, l'existence
persistante des organismes inférieurs n'offre aucune difficulté : en effet, la sélection naturelle,
ou la persistance du plus apte, ne comporte pas nécessairement un développement progressif,
elle s'empare seulement des variations qui se présentent et qui sont utiles à chaque individu
dans les rapports complexes de son existence. Et, pourrait-on dire, quel avantage y aurait-il, ...
pour un animalcule-infusoire, ..., à acquérir une organisation supérieure ? Si cet avantage
n'existe pas, la sélection naturelle n'améliore que fort peu ses formes, et elle les laisse, pendant
des périodes infinies, dans leurs conditions naturelles » (ibid., p. 135). L'évolution des
espèces n'implique pas, comme chez LAMARCK, la disparition des espèces ancestrales.
Le pouvoir de la sélection naturelle est limité. Si la lutte pour la vie implique
l'élimination des individus les moins aptes de chaque espèce, il est difficile d'expliquer
le maintien de populations hétérogènes, ou celui de plusieurs espèces compétitives
dans un même milieu (cf. infra et les sections 4.2.3 : « La théorie synthétique », et
4.3.2 : « La théorie neutraliste »). La clé du problème réside dans l'existence
d'équilibres naturels : la nature possède son propre système de régulation qui accélère
ou ralentit la sélection naturelle.
Le premier facteur qui donne prise à la sélection naturelle est la variabilité des
espèces. DARWIN en a déjà donné une explication partielle, en parlant de petites
variations. La thèse des « petites modifications héréditaires » est l’une des bases de la
théorie darwinienne, dont l'auteur prend à témoin « tous les physiologistes qui admettent,
en effet, que la spécialisation des organes est un avantage pour chaque individu, en ce sens
que, dans cet état, les organes accomplissent mieux leurs fonctions ; en conséquence
l'accumulation des variations tendant à la spécialisation, cette accumulation entre dans le
ressort de la sélection naturelle » (ibid., p. 134).
Le deuxième facteur, qui favorise l'action de la sélection, est l'isolement, qui
« joue aussi un rôle important dans la modification des espèces... L'isolement donne à la
nouvelle variété tout le temps qui lui est nécessaire pour se perfectionner lentement » (ibid.,