Sélection d’ouvrages présentés en hommage
lors des séances 2013 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
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J’ai l’honneur de déposer sur le bureau de l’Académie, de
la part de son auteur, le livre de Dominique Poirel, Des
symboles et des anges. Hugues de Saint-Victor et le réveil
dionysien du XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2013, 589 p.
(Bibliotheca victorina, 23)
Ce livre explore la relation entre deux penseurs, l’un
inconnu, puisqu’on l’appelle le pseudo-Denys l’Aréopagite,
l’autre bien connu, mais surtout pour d’autres œuvres, maître
Hugues, chanoine et enseignant à Saint-Victor de Paris. En s’appuyant sur des
recherches codicologiques et textuelles toujours très poussées, il en vient à renouveler
notre compréhension de la vie intellectuelle au XIIe siècle et du néoplatonisme
médiéval.
Les quatre traités et les dix lettres écrits aux Ve-VIe siècle en grec par un chrétien
qui fait tout pour qu’on le prenne pour Denys l’Aréopagite, cité dans les Actes des
apôtres, présentent une construction philosophique imprégnée de néoplatonisme, d’une
grande complexité et d’un ésotérisme servi par une langue absconse, emphatique, et très
personnelle. Un manuscrit offert à Charles le Chauve permet une première prise de
contact, par le biais de la traduction de Hilduin, abbé de Saint-Denis, qui identifie
l’auteur avec le martyr Denis qui fut le premier évêque de Paris et lui bâtit une
biographie hagiographique, puis par la traduction de Jean Scot Erigène, meilleur
helléniste mais qui se complaît dans l’hermétisme et la sublimité du texte. Ce qui fait que
le prestige de ce Denys, jusqu’au XIIe siècle, ne repose pas sur la lecture de ses œuvres,
introuvables et illisibles, mais sur la construction imaginaire d’un personnage
prestigieux, disciple de saint Paul, dont on fait bientôt un philosophe qui aurait été à
même de transcrire dans son œuvre les secrets de la vision mystique de saint Paul dont
celui-ci parle dans sa seconde épître aux Corinthiens en disant qu’elle est ineffable. Ce
n’est qu’à partir du XIIe siècle que l’intérêt se fait plus précis et plus fécond, en liaison
évidente avec le commentaire que procure le grand pédagogue Hugues de Saint-Victor
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au premier des quatre traités pseudo-dionysien, la Hiérarchie céleste, sous le nom de In
Ierarchiam, qui nous est conservé dans 119 manuscrits, originaires de toute l’Europe.
Hugues prend contact avec le pseudo-Denys dans les terres d’empire d’où il est
originaire, peut-être dans la région de la Meuse et du Rhin au cours de ses études.
L’étude des manuscrits conservés et certains indices internes montrent qu’il a
commencer son commentaire vers 1125, sans doute avec l’intention de traiter
l’ensemble des quatre traités, et qu’il continue jusqu’à sa mort en 1141, avec des pauses,
mais en approfondissant et en faisant évoluer sa méthode, ce qui l’amène à en faire une
réflexion sur le symbolisme et les relations entre la philosophie païenne et la foi
chrétienne. C’est le seul de ses commentaires qui ne soit pas biblique ; comme les autres,
qu’il travaillait parallèlement au fil de son enseignement, il garde l’aspect d’un travail en
cours, pas totalement revu à sa mort ; Hugues n’a en fait commenté que le premier traité
de ce qu’il considérait, dans son principe d’explication triadique, comme une triade sur
les anges, les hommes et Dieu.
Rien n’était plus différent de la large prose limpide et rythmée du victorin que
l’hermétisme de son point de départ. Maître de l’inconnaissable et de la théologie
négative, il est expliqué par le plus clair et serein des exégètes, qui parfois se prend à
douter de la légitimité de son entreprise pour clarifier ce qui n’a pas à l’être. Cela
l’amène à prendre conscience de la dialectique du voilant et du dévoilant dionysien, de
la multiplicité des mots et de l’unité du sens, et à conceptualiser sa propre méthode.
Ce faisant, il prépare une transformation profonde de l’angélologie, qui nous vaut
sans doute les anges de nos cathédrales : les anges promus par Denys, rangés en ordres
ayant chacun sa mission, sont le modèle d’une église ordonnée et hiérarchisée, qui
investit le monde pour le christianiser, devenant modèles du sacerdoce et de
l’enseignement, plus que les modèles de la vie monastique qu’ils étaient auparavant. Il
apporte aussi une métaphysique de la lumière, qui influence sans doute Suger, même si
c’est superficiellement. Mais encore plus, il permet l’établissement d’une théologie
symbolique ; au contact de Denys Hugues approfondit la notion de symbole, il l’élargit et
l’étend aux créatures visibles et aux sacrements liturgiques, ce qui lui permet de donner
une grille de lecture à l’ensemble de sa propre doctrine.
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Une comparaison avec Pierre Abélard, son contemporain, éclaire encore les deux
personnalités. Tous deux se sont intéressés à Denys en même temps, et ont réfléchi avec
lui sur l’inadéquation du langage à l’incompréhensibilité divine et sur les appropriations
nécessaires de termes, tous deux ont christianisé, sous son influence et parce qu’ils le
croyaient un philosophe païen converti par saint Paul, le sens du mot ‘théologie’,
auparavant réservé à la partie la plus haute de la philosophie naturelle des Anciens. L’un
venait de la dialectique et l’autre de l’exégèse, l’un s’appuyait sur les arts du langage,
l’autre sur une culture plus encyclopédique et recherchant une culture universelle.
Proches confrères, ils se sont surveillés, semble-t-il, avec une forte méfiance
intellectuelle. Mais c’est un élève commun, Pierre Lombard, qui donna naissance à la
discipline neuve de la théologie, en combinant ce qui était plus proche de la philosophie
chez Abélard, plus proche de l’exégèse chez Hugues.
Indubitablement, le commentaire d’Hugues a réveillé la lecture d’un texte jusque-
méconnu et, en le rendant accessible et en l’assimilant, en a fait le point de départ d’une
nouvelle direction de la pensée. Apprivoisé par Hugues, en trois générations, jusqu’au
commentaire complet de Thomas Gallus, le pseudo-Denys devient une autorité
primordiale ; et ce commentaire prépare le chemin à la transformation de la langue des
penseurs et à son hellénisation, qui se précisera au siècle suivant en ce qu’on nomme le
latin scolastique. La réception du pseudo-Denys au XIIe siècle prélude à ce que sera au
XIIIe siècle celle d’un autre grec, Aristote.
Ce livre qui part des sources manuscrites pour arriver aux plus fines analyses
doctrinales est exemplaire par sa méthode. Il ouvre des perspectives non seulement sur
le XIIe siècle, mais sur des transmissions et des évolutions de beaucoup plus longue
haleine, depuis l’antiquité néoplatonicienne et chrétienne.
L’ouvrage de Dominique Poirel est une somme, reflet d’un travail d’une quinzaine
d’années. Un aspect en a été présenté ici-même en 2007. Revues, harmonisées, les
différentes facettes de cette recherche se répondent en un ensemble d’une remarquable
pénétration.
Pascale BOURGAIN
07 juin 2013
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