SAUVER L'ALLEMAGNE,
MAIS SANS REVENIR A LA DÉMOCRATIE
La résistance aristocratique à Hitler
Notre amie et collaboratrice Katharina von Bülow, dans une conversation
avec Bertrand Girod de l'Ain, a évoqué quelques impressions d'enfance prus-
sienne en les soumettant au regard de son âge mûr français. Elle nous aide à
mieux comprendre les contradictions et les hésitations de beaucoup parmi
ceux qui participèrent à la grande conspiration de juillet 1944.
Katharina von Bülow, vous avez beaucoup réfléchi sur ce qu'on appelle, en
Allemagne, « la résistance aristocratique » à Hitler, celle de vos oncles, dont
Karl von Hardenberg, et de vos cousins.
Katharina von Bülow : Hardenberg était un avocat qui gérait sa grande pro-
priété proche de Berlin. Du côté des aristocrates civils de son genre, on se
demandait quelle Allemagne devait être substituée à celle qui était en train de
perdre la guerre, comment la présenter aux Alliés et quelles étaient les justi-
fications pour « trahir sa patrie ». Différents groupes de ce type se sont joints
après Stalingrad, c'est-à-dire quand il devint évident que la guerre était perdue.
Il faut se souvenir que cette classe noble, celle de mon père, était en grande
majorité, avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir, furieusement antidémocratique. Ils
étaient toujours des féodaux dans leur vision du monde. L'Empire allemand
n'est tombé qu'en 1918. Tous ces gens étaient donc encore nés sous le régime
impérial, avaient appartenu à une armée qui avait juré fidélité au Kaiser.
Pour eux, Hitler était à la fois un personnage vulgaire, méprisable, mais en
même temps héroïque.
Beaucoup avaient voté pour Hitler
Héroïque ?
K.v.B. : Oui, ils le reconnaissaient comme quelqu'un qui voulait une Grande
Allemagne, qui voulait refaire de l'Allemagne une grande nation.
Ces aristocrates l'intégraient au fameux « Bollwerk », ce barrage contre la
gauche qui – socialistes et communistes – atteignait presque 50 % des voix.
Ce n'est que peu à peu que ces aristocrates ont commencé à critiquer Hitler
pour en venir, quelques-uns tout au moins, à vouloir le supprimer.
Cette aristocratie-là, celles des Hardenberg et de mon père, avait très souvent
voté pour Hitler, pour son parti, parce qu'ils étaient convaincus que eux seuls
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DOSSIER
pouvait sortir l'Allemagne de la crise. Et, avec derrière la tête, l'idée qu'on pour-
rait ensuite s'en débarrasser facilement pour mettre à sa place un des leurs.
Les choses se sont passées autrement et Hitler a très vite mis la Reichswehr
dans sa poche. Il a mis fin à l'espoir que l'armée allait rester indépendante du
pouvoir parlementaire et du pouvoir exécutif. Il a obtenu que l'armée prête ser-
ment à sa personne. Cette génération a alors vécu une déchirure morale.
Même ceux qui étaient proches de la résistance et certains de ceux qui en fai-
saient partie hésitèrent longtemps à violer leur serment, à lutter contre le régi-
me parce qu'ils voulaient rester fidèles à la patrie.
Ils étaient des patriotes et les militaires avaient prêté serment à Hitler.
qui accumulait les succès.
K.v.B. : Bien sûr. Les premières années du régime hitlérien furent des années
de grands succès, économiques, culturels et de politique étrangère. Les Jeux
olympiques à Berlin étaient l'apogée de ce succès et de cette gloire.
Hitler avait obtenu en quelques mois, en quelques années, ce que les Bruning
et les autres n'avaient jamais pu avoir. Il avait réoccupé la Rhénanie et récu-
péré la Sarre, il a refait l'armée, bravant les interdictions du Traité de Versailles.
Il a rendu aux militaires leur situation au sein de la société, quitte à jouer les
uns contre les autres.
Est-ce à dire que pendant les années de « succès » du nazisme, il n'y avait
aucun contact entre cette résistance aristocratique et les polititiques, socia-
listes, communistes, etc.?
K.v.B. : La plupart des résistants communistes et sociaux-démocrates ont été
arrêtés dans les premiers mois du régime ou ont émigré.
Les autres sont entrés en clandestinité et avaient très peu de contacts avec
les aristocrates militaires.
Les victoires militaires étouffent la méfiance
Dans les années 1938/39, un certain nombre de militaires s'effrayaient des
plans de guerre du Führer. Celui-ci ne faisait pas mystère qu'il était prêt à faire
la guerre à la France et à l'Angleterre. Ces militaires avaient compris que la
politique étrangère d'Hitler était une politique de fou.
La fatalité a voulu qu'Hitler s'est révélé, au début, un stratège de premier ordre.
Les aristocrates qui entrèrent plus tard en résistance avaient alors en face d'eux
un petit caporal de rien du tout qui avait pris la France en quelques mois, qui
avait envahi la Norvège et qui, en deux ans, était devenu le maître de l'Europe.
La résistance de militaires-aristocrates se situe à la déclaration de guerre alle-
mande à la Russie. En effet, il devenait alors clair pour beaucoup que se répé-
tait le scénario de la Première Guerre mondiale, c'est-à-dire celui d'une Alle-
magne coincée entre deux fronts et condamnée à perdre la guerre.
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La plupart de ces artistocrates n'avaient-ils pas leurs racines dans les pro-
vinces orientales où ils possédaient d'immenses propriétés ?
K.v.B. : Oui et ils ne pensaient pas, pour la plupart, qu'ils pourraient les perdre.
Quand on lit les différents programmes ou déclarations des résistants des
années 1943/44, on se rend compte que la plupart étaient convaincus qu'on
allait pouvoir sauver l'essentiel de l'Allemagne dans ses frontières de I937. Il
ne venait pas à l'esprit de la plupart qu'on pouvait leur enlever des territoires
comme la Prusse orientale.
Espéraient-ils conserver les territoires conquis par Hitler ?
K.v.B. : Non pour la plupart. Mais l'Anschluss de l'Autriche, la récupération de
la région des Sudètes, rentraient dans l'ordre normal des choses.
Il y avait une formidable naïveté au sein de cette résistance-là. Elle n'avait
d'ailleurs guère de contacts avec l'extérieur. Et les Alliés n'ont rien fait pour l'aider.
Ce qui l'a tardivement bouleversée, c'était l'image pitoyable que l'Allemagne
donnait d'elle-même à l'étranger. C'est là ce qui la choquait et non la persé-
cution des juifs ou celle des sociaux-démocrates et des communistes.
Il faut lire les mémoires de Richard von Weizsäcker, le président fédéral de la
République qui vient d'achever son mandat. Son père avait été secrétaire d'É-
tat au ministère des Affaires étrangères sous le IIIe Reich.
Weizsäcker montre bien qu'il s'agissait là d'une caste militaire et aristocratique
qui sortait tout droit du XIXesiècle et pour qui la problématique d'une dictature
ne devenait pertinente qu'à partir du moment où ses propres privilèges étaient
mis à mal. Or si Hitler détestait l'aristocratie et le grand capital, il ne s'est jamais
attaqué directement ni à l'une ni à l'autre (laissant cela pour le temps d'après
la guerre).
Tuer Hitler et dissoudre le parti
Les résistants aristocratiques et militaires estimaient en 1944 qu'il fallait, après
avoir tué Hitler, dissoudre immédiatement le parti national-socialiste, s'emparer
de tous les centres de pouvoir, y compris la radio et la télévision. Il fallait aussi
s'emparer des principaux centres dans les pays occupés, de Paris, de Vienne,
sur le front russe, etc..
Cependant ces hommes et ces femmes ont risqué leur vie, en toute connais-
sance de cause, pour sauver la « bonne » Allemagne du désastre et de la
« reddition sans conditions » exigée dès lors par les Alliés. Au début de 1944
et même encore mi-44, beaucoup d'Allemands croyaient encore à la victoire
finale. Le mythe des Wunderwaffen (armes miracles, les V-1 et les V-2) entre-
tenu par la propagande avait beaucoup d'effet...y compris parmi les aristo-
crates résistants.
Qu'est-il advenu des survivants de l'attentat ?
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K.v.B. : Il n'y a quasiment pas eu de survivants. 7.000 exécutions eurent lieu.
Des femmes, fils et filles des résistants furent aussi arrêtés. L'un des rares à
avoir survécu est Hardenberg parce qu'il avait essayé de se suicider. Pour des
raisons obscures, ils l'ont jeté en prison avec un groupe de communistes qui
l'ont soigné parce qu'ils admiraient son courage. Il y a eu là une extraordinaire
camaraderie.
Si on examine la liste des premiers députés qui votèrent, en 1949, la loi fon-
damentale de la République fédérale, on y trouve très peu d'aristocrates. Ils
avaient été éxécutés ou ils étaient compromis.
Interview réalisée par Bertrand Girod de l'Ain
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Un petit fils du Kaiser :
« Ces résistants auraient pu s'opposer plus tôt ».
Extraits d'une lettre à Katharina von Bülow du Prince Wilhelm-Karl de Prusse. Né en 1922,
il est un des petits-fils du dernier Kaiser, Guillaume II. Son père avait refusé de coopérer
avec Hitler. Il vit actuellement en Allemagne à Minden.
En 1933, j'avais onze ans et en 1939, à dix sept ans, je fus mobilisé.
Ils étaient rares ceux qui pressentaient l'horreur montante dès 1933. Ils furent
plus nombreux après les événements du 30 juin 1934. Mais ensuite s'installa
l'ère des succès. Alors beaucoup espérèrent qu'il s'agissait de la phase de tran-
sition, d'une révolution relativement peu sanglante en comparaison de la fran-
çaise ou de la russe.
Si Hindenburg avait eu dix ans de moins, il aurait peut-être eu l'autorité et la
volonté pour se défendre.
En 1938, l'Anschluss de l'Autriche pouvait être considéré comme la réalisation
de l'idée de 1919 d'une « Autriche allemande » qui était approuvée par la grande
majorité des Autrichiens, y compris les socialistes. L'interdiction, en 1931, par les
vainqueurs d'une union douanière germano-autrichienne avait été absurde (...).
La résistance sous une dictature est l'affaire de chacun et ne peut pas être exi-
gée. Cependant tu as raison de dénoncer les compromis.
Je suis convaincu que la plupart des êtres humains savent quand ils font le bien
ou le mal. Selon mon ancien chef d'état major, Hitler aurait été le seul homme
à sa connaissance qui n'avait aucune conscience du bien et du mal. (...)
Le fait que quelques-uns des plus courageux des résistants ne se soient pas
comportés comme tu l'aurais souhaité montre à quel point il est dur de recon-
naître le mal à temps. Ils auraient dû s'opposer à Hitler plus tôt. L'assassinat de
Dolfuss en 1934, chancelier autrichien, le meurtre du général von Schleicher au
cours de la répression anti S.A., autant de moments opportuns pour faire inter-
venir l'armée. Ils ne l'ont pas fait. Élevés dans la tradition de l'armée prussienne,
dans le respect absolu de l'État, ils ne pouvaient pas s'imaginer que les plus
hauts responsables de l'État étaient des criminels.(...)
INDEX
. BARTH Karl (1886-1968), théologien, fondateur de la théologie dialectique, professeur aux uni-
versités de Göttingen (1921), Münster (1925), Bonn (1930-1935) ; licencié en 1935, il devient pro-
fesseur à Bâle. Entre au SPD en 1931.
. BECK Ludwig (1880-1944), ancien chef d'État-major général, chef suprême de la grande conspi-
ration, il devait occuper le poste de chef provisoire du Reich.
.Von BODELSCHWINGH Friedrich (1877-1946), théologien, directeur à partir de 1910 du centre
diaconal fondé par son père à Bethel. Élu en mai il démissionne en juin 1933 ; membre du comité
central de la Mission intérieure. Un aumônier militaire proche des « Chrétiens allemands » fut son
successeur.
. BONHOEFFER Dietrich (1906-1945), pasteur et théologien qui publia en 1933 le mémoire remar-
qué « Die Kirche vor der Judenfrage » (L'Église devant la question juive), représenta jusqu'en 1937
la Bekennende Kirche. Interdit de pastorat, il est enrôlé en 1940 dans le contre-espionnage mili-
taire. Lié à la résistance berlinoise, et en contact avec les Alliés, il est emprisonné de 1943 à 1945
à Berlin-Tegel et assassiné par la SS le 9/4/1945 au camp de Flossenbürg.
. BONHOEFFER Klaus (frère de Dietrich), né le 5 janvier 1901 à Breslau. Fils d'un professeur
d'université, avocat depuis 1930. Syndic de la Deutsche Lufthansa depuis 1936. Contacts avec
différents groupes de résistance. Condamné à mort le 2 février 1945 par le « Tribunal du
Peuple » et abattu par des SS dans la nuit du 22 au 23 avril 1945, lors de l'entrée des Russes
dans Berlin.
. CANARIS Wilhelm (1887-1945), amiral, chef de l'Abwehr.
. DELP Alfred (1907-1945), jésuite, membre du Cercle de Kreisau.
. DEMME Ilse (1909-1969), d'abord enseignante, puis traductrice, ensuite employée de bureau
chez Siemens, s'engage (1939-1941) comme porte-parole clandestine de l'évêque de Münster,
le Comte Clemens August von Galen, qui se dressait contre l'euthanasie. Elle sera ainsi dénoncée
par un collègue, emprisonnée de novembre 1941 à 1943, puis déportée à Auschwitz d'où elle
pourra s'évader en 1945. En 1946, elle fonde le « Club des Femmes actives professionnelle-
ment », auquel adhéreront des femmes en vue.
.Von DOHNANYI Hans (1902-1945), conseiller à la Cour suprême, officier de l'Abwehr lié à Oster
et Canaris, beau-frère de D. Bonhoeffer.
. GERSTENMAIER Eugen (1906-1986), théologien protestant, travaille à l'office des relations
extérieures de l'Église protestante (1936), puis est commis d'office au département de politique
culturelle du ministère des Affaires Étrangères (1940), arrêté en septembre 1944, condamné à
sept ans de réclusion en janvier 1945 ; membre du synode de l'EKD (1948), député CDU (1949)
et président du Bundestag (1954-1965), vice-président de la CDU (1956).
. GOGARTEN Friedrich. (1887-1967), professeur de théologie systématique à Breslau (1931) puis
à Göttingen (1933-1955). Politische Ethik, Versuch einer Grundlegung, Jena, 1932.
. GRÜBER Heinrich (1891-1975), pasteur à Berlin (1934) responsable du bureau d'assistance aux
victimes de la persécution raciale, arrêté en 1940, interné jusqu'en 1943 (Sachsenhausen,
Dachau), représentant de l'Église évangélique en Allemagne auprès du gouvernement de la RDA
(1949-1958).
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