11. Verbe de manière de déplacement + direction dans une

11. Verbe de manière de déplacement +
direction dans une perspective de traduction
suédois-français
Maria Fohlin
Linné universitetet
1. Introduction
Dans le présent article nous nous proposons d’examiner la structure
verbe de manière de déplacement + direction dans une perspective de
traduction suédois-français. Cette structure s’emploie sans restrictions
en suédois et dans les autres langues germaniques, alors qu’elle est plus
difcilement applicable en français et dans les autres langues romanes.
Pour ce qui est de la traduction de cette structure vers le français, on
accorde une grande importance – dans les études comparées de langues –
aux deux solutions suivantes (voir par ex. Bergh 1948; Chuquet &
Paillard 1989 ; Delisle 1993; Hers-lund 2003; Jacobsen 1994; Korzen
2003 ; Tegelberg 2000; 2002; Vinay & Darbelnet 1977) :
– L’information sur la manière dont s’effectue un déplacement est souvent
omise en traduction française, alors que l’information sur la direction est
rendue par un verbe «incolore»1 (entrer, sortir, monter, descendre, etc.):
«A bird ew into the room: Un oiseau est entré dans la pièce» (Vinay &
Darbelnet 1977: 106; les italiques sont les nôtres).
– Si la manière dont s’effectue le déplacement est exprimée en traduction
française, elle l’est – selon la solution prototypique – par un complément
adverbial : «She tiptoed down the stairs : Elle descendit l’escalier sur la
pointe des pieds. ; He crawled to the other side of the road : Il gagna en
rampant l’autre côté de la route.» (Vinay & Darbelnet 1977: 106; les
soulignements et les italiques sont les nôtres). Nous avons affaire, dans ce
cas-ci, au phénomène dit «chassé-croisé», selon la terminologie de Vinay &
Darbelnet (1977).
Comment citer ce chapitre :
Fohlin, Maria, Verbe de manière de déplacement + direction dans une perspective de tra-
duction suédois-français. In: Engwall, Gunnel & Fant, Lars (eds.) Festival Romanistica.
Contribuciones lingüísticas – Contributions linguistiques – Contributi linguistici –
Contribuições linguísticas. Stockholm Studies in Romance Languages. Stockholm:
Stockholm University Press. 2015, pp.219–238. DOI: http://dx.doi.org/10.16993/bac.k.
License: CC-BY
220 Festival Romanistica
Ce contraste entre les langues germaniques et les langues romanes a
été abordé non seulement dans les études sur la traduction, mais sur-
tout sous un angle typologique, notamment dans les travaux de Talmy
(1985; 2000). Selon sa typologie bien inuente, les langues germa-
niques et les langues romanes appartiennent à deux types de langues
différentes: satellite-framed et verb-framed, respectivement. Ceux-là
expriment la direction («path», selon la terminologie de Talmy) d’un
déplacement par les particules verbales («satellites», selon la termi-
nologie de Talmy), alors que ceux-ci l’expriment par le verbe. Il s’en-
suit que l’information sur la manière doit être rendue, dans les langues
romanes, par un élément autre (un gérondif, un syntagme préposition-
nel) que le verbe principal.
Cependant, un certain nombre d’études ont proposé des modi-
cations de cette typologie, et des restrictions qu’on accorde générale-
ment au français (voir p. ex. Aske 1989; Beavers et al. 2009, Croft
etal. 2010; Geuder 2009; Kopecka 2006; Kopecka 2009; Pourcel &
Kopecka 2005; Pourcel & Kopecka 2006).
La situation s’avère donc plus complexe qu’il n’y semble à première
vue. Nous nous proposons de l’examiner de plus près dans une perspec-
tive de traduction. Les objectifs principaux de l’article sont :
de mettre en lumière des contraintes et des possibilités liées à la
traduction vers le français de la structure verbe de manière de
déplacement + direction,
d’analyser les facteurs, langagiers et contextuels, qui président
aux solutions adoptées par les traducteurs.
1.1. Données
L’analyse de cet article est basée sur 81 exemples qui font partie d’un
plus grand ensemble d’exemples – 275 au total – tirés de onze textes de
ction suédois (pour la majorité des romans policiers), et de leurs tra-
ductions françaises. Pour établir ce corpus, nous avons retiré, de chaque
texte suédois, les 25 premières occurrences qui correspondent aux
délimitations de l’objet d’étude (verbe de manière de déplacement +
direction), après quoi nous avons relevé leurs traductions correspon-
dantes dans les textes français. Les 275 occurrences suédoises ont été
classiées en sous-groupes, selon le trait sémantique exprimé par le
verbe. L’un de ces sous-groupes (voir infra) rassemble 81 occurrences
dont nous traiterons un certain nombre plus loin.
Verbe de manière de déplacement + direction 221
2. Notions préalables
2.1. Déplacement, direction et manière
Dans cette section, nous aborderons trois notions primordiales de
l’étude: déplacement, direction et manière.
Concernant la notion de déplacement, nous nous basons sur la dé-
nition suivante:
Il y a déplacement de l’objet entier s’il occupe successivement plusieurs
positions de l’espace. Je ne parlerai pas ici des verbes de mouvement comme
toucher, poser, etc., dont l’usage ne nécessite pas le déplacement de l’entité
entière mais seulement celui d’une de ses parties. (Vandeloise 1987: 85)
Ainsi, tous les verbes de déplacement tirés des textes suédois peuvent
aussi être étiquetés verbes de mouvement, un terme plus général qui
englobe non seulement les verbes de déplacement, mais aussi des verbes
qui désignent d’autres types de mouvement, comme par exemple «un
changement de posture ou de position»(Borillo 1998: 38): se pencher,
s’agenouiller, s’appuyer, etc. Ce type de verbes de mouvement ne seront
donc pas pris en considération ici.
Nous entendons par direction le déplacement exprimé par rapport à
un point de départ (hoppa ur bilen/’sauter de la voiture’) ou par rapport
à un point d’arrivée (springa fram till fönstret/’courir à la fenêtre’). Dans
les données de la présente étude sont également inclus les cas où une par-
ticule verbale indique le résultat du déplacement2 (springa förbi/‘passer
en courant’), ainsi que les cas où l’élément directionnel de la structure de
départ (verbe de manière de déplacement + direction) exprime plutôt le
passage3 du déplacement (springa längs väggen/’courir le long du mur’).
Pour ce qui est de la notion de manière, Stosic (2009: 103) parle
d’un «[…] manque de clarté frappant concernant le statut catégoriel
et la dénition de la ‘manière’ en linguistique». Il essaye d’y remédier
en relevant un certain nombre de paramètres sémantiques («vitesse»,
«force», «moyen», «degré d’effort», etc.) qui permettent de cerner
la notion de manière et de caractériser un verbe de manière de déplace-
ment. Nous pensons que, par la contribution de l’auteur, il devient clair
que la manièreest un terme général englobant divers traits sémantiques,
une idée applicable aussi aux verbes de manière de déplacement suédois.
L’un des paramètres identiés par Stosic (ibid.) est «allure », qui
réfère à « la tenue ou les mouvements spéciques du corps lors du
déplacement » (ibid. : 111). C’est dans cette sous-catégorie que les
verbes suédois de notre étude sont rangés4.
222 Festival Romanistica
Il faut souligner, comme le fait Stosic (ibid.: 113), que deux para-
mètres différents sont parfois combinés dans un même verbe. Bien
entendu, cela amène des problèmes de classication, qui mériteraient
une discussion plus approfondie. Une telle discussion excède cependant
les limites de cet article5.
Un autre problème épineux est celui qui consiste à déterminer si les
verbes attestés dans les traductions françaises désignent la manière. Pour
le déterminer, nous avons recouru – en nous inspirant de la méthode
de Stosic (ibid.: 110 sq.) – aux dénitions données dans les grands
dictionnaires, notamment le TLFi et le Nouveau Petit Robert. Qu’un
composant de manière soit présent dans le verbe est en général explicité
par des expressions adverbiales: «errer: ‘aller d’un côté et de l’autre
sans but ni direction précise’» (ibid.: 111).
3. Études antérieures
Les études antérieures relèvent une multitude de facteurs interagissants
qui sous-tendent les solutions canoniques du français, évoquées à l’in-
troduction de cet article.
On accorde au français une tendance générale d’exprimer «que ce
qui est strictement nécessaire» (Bergh1948 : 99, 163), et d’omettre la
manière dont s’effectue un déplacement quand cette information ressort
par le contexte (voir p. ex. Delisle 1993: 300; Quillard 1990: 771;
Tegelberg 2002: 203; Vinay & Darbelnet 1977: 106). Slobin (2004)
parle des langues germaniques comme étant «high-manner-salient »,
alors que les langues romanes sont «low-manner-salient»: «[...] in
low-manner-salient languages, manner information is provided only
when manner is foregrounded for some reason. » (ibid: 251). Cette
divergence s’explique, à son tour, entre autres par la diversité lexicale
des verbes de manière de déplacement, plus riche dans les langues ger-
maniques que dans les langues romanes (Slobin 2005)6.
Un autre facteur qui joue un rôle important est le manque en français
d’un système de particules verbales comparable à celui dont jouissent
les langues germaniques (voir p. ex. Bergh 1948: 105; Tegelberg 2000).
De plus, le français serait inapte à exprimer une lecture directionnelle
à l’aide d’un verbe de manière de déplacement, suivi d’une préposition
locative/positionnelle7 (voir p. ex. Jones 1996: 395 sq). Il incombe donc
au verbe d’exprimer la direction; par là, l’information sur la manière
doit être rendue par un complément adverbial – comme le montre la
typologie de Talmy. Ainsi, une phrase comme?/*Jean nage/rame à la
plage est considérée comme peu acceptable, mais peut être reformulée
Verbe de manière de déplacement + direction 223
en: Jean va à la plage/à la nage/à la rame (Zubizarreta & Oh 2007:
161; voir aussi Lamiroy 1983).
Toutefois, on accorde, dans des études récentes (voir p. ex. Geuder
2009; Kopecka 2009), une attention grandissante aux possibilités d’em-
ployer en français la construction verbe de manière de déplacement +
préposition positionnelle dans l’expression d’une lecture directionnelle.
Kopecka (ibid.), qui examine un nombre limité de verbes et de pré-
positions, arrive à la conclusion que sauter et grimper sont les verbes
qui apparaissent le plus souvent dans ce type d’expression. En ce qui
concerne le verbe sauter, Geuder (2009: 125) constate: «[...] ici, tous
les compléments directionnels sont permis en français de la même façon
qu’en allemand, pour la descente comme pour la montée.»
De plus, un certain nombre d’études (voir surtout Kopecka 2006;
Pourcel & Kopecka 2005; Pourcel & Kopecka 2006) abordent des
exceptions à la structure prototypique du français, dont les suivantes:
i) une structure représentant un verbe « hybride », qui exprime la
manière du déplacement aussi bien que la direction de celle-ci (Le ton-
neau a dégringolé de la montagne, Il dévale les escaliers), ii) une structure
dite « satellite-like », où un adverbe ou un préxe exprime la direc-
tion(L’enfant courut dehors, Les abeilles se sont en-volées de la ruche),
iii) une structure dite «reverse verb-framed», où le verbe indique la
manière du déplacement, alors que la direction est exprimée par un com-
plément sous forme d’un syntagme prépositionnel (Il marche le long de
la route; Il court dans le jardin8).
Pour résumer, les observations de ces études font entrevoir qu’il y a
peut-être un besoin de nuancer un peu les solutions traditionnellement
relevées pour traduire vers le français verbe de manière de déplacement+
direction. Nous pensons qu’il y a un intérêt à mettre en lumière non
seulement les grandes tendances mais aussi des exceptions à celles-ci,
et à montrer que les solutions habituellement abordées ne sont pas des
«recettes toutes prêtes», applicables dans tous les contextes9. De plus,
nous pensons qu’il manque, dans les études sur la traduction vers le
français, une vue d’ensemble où il devient clair qu’une stratégie de tra-
duction donnée est souvent le résultat de toute une gamme de facteurs
qui se trouvent sur plusieurs plans, langagiers et contextuels.
4. Analyse des exemples
Dans la suite, nous examinerons un certain nombre d’exemples pro-
venant du corpus. L’examen va montrer qu’à côté des deux solutions
prototypiques – l’omission de l’information sur la manière, et le
1 / 20 100%

11. Verbe de manière de déplacement + direction dans une

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