Reengineering et changement culturel : le cas du - gregor-iae

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1999-17
Reengineering et changement culturel : le cas du groupe Siemens
Éric Delavallée* et Anne Yoldjian**
* Maître de conférences à l’IAE de Paris
** Directrice de la Formation des sociétés du Groupe Siemens en France
Résumé : Une condition semble indispensable pour qu’une entreprise change de culture :
sa survie doit être menacée. Peut-il en être autrement? Le reengineering, qui prétend changer
radicalement les organisations en recommençant à zéro, serait-il cette démarche qui
permettrait de changer la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit menacée ?
L’analyse d’un changement conduit au sein du Groupe Siemens depuis 1994 selon une
démarche qui s’inspire du reengineering apporte deux principaux éléments de réponse à cette
question : (1) c’est en renonçant à faire table rase du passé et de l’histoire, principe au cœur
de sa philosophie, que paradoxalement la contribution du reengineering au changement
culturel est la plus importante ; (2) un travail sur et à partir des principaux processus d’une
entreprise (reconfiguration ou optimisation) peut-être une porte d’entrée intéressante pour le
changement culturel à condition d’être intégrée dans une démarche globale où d’autres leviers
sont conjointement actionnés.
Mots clés : Changement, Culture d’entreprise, Reengineering, Siemens
Abstract : It is only when a company’s survival is threatened that the conditions are gathered to change its corporate culture. How could it be otherwise? Would reengineering, which
aims at re-moulding radically organizations (by starting all over), be the right approach to
change the corporate culture of a company even before its survival is threatened? The analysis
of a project conducted within the Siemens Group since 1994 along lines widely inspired from
reengineering highlights two essential elements for an answer : (1) it is by renouncing waving
aside the past and history, the pivot of its philosophy, that paradoxally the contribution of
reengineering to cultural change is the most important ; (2) a work based on and of the main
processes of a company (reconfiguring or optimizing) may stand as a very useful gateway for
cultural change, provided it is part of an overall approach involving various other tools and
operated jointly
Keywords : Change, Corporate Culture, Reengineering, Siemens.
Le changement culturel est-il possible? Oui, répondent certains, nous l’avons rencontré. Des
entreprises ont indéniablement changé de culture. Qui pourrait dire le contraire? Cependant,
pour qu’un changement culturel ait lieu, certaines conditions semblent devoir être réunies. M.
Thévenet (1993, [3]) en identifie au moins trois :
- l’entreprise est dans une situation très difficile où sa survie est en jeu ;
- l’ensemble des salariés de l’entreprise en est convaincu ;
- la direction parvient à faire passer certains messages à propos de la situation actuelle et
des possibilités d’en changer.
Attendre que la survie d’une entreprise soit menacée pour pouvoir changer sa culture est une
perspective peu réjouissante pour un manager, quel qu’il soit. Mais peut-on réellement être plus
optimiste sans faux semblant? Peut-on réellement changer la culture d’une entreprise avant
qu’il y ait péril en la demeure? La question reste posée.
Les fondateurs du reengineering, M. Hammer et J. Champy (1993, [1]), le définissent comme
une remise en cause fondamentale et une redéfinition radicale des processus de l’entreprise pour
obtenir des gains spectaculaires au niveau des coûts, de la qualité, du service et de la rapidité.
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2
Le reengineering est à la mode. Bon nombre d’entreprises lancent ou ont lancé une démarche
de reconfiguration de leurs principaux processus. Parmi les démarches de changement actuelles,
le reengineering est celle qui prétend changer les organisations le plus radicalement. La
meilleure manière de définir le reengineering en quelques mots : recommencer à zéro, précisent
les deux auteurs.
La culture n’est-elle pas la composante de l’organisation la moins visible et la moins saisissable, mais aussi la plus stable et la plus prégnante,… en un mot celle qui change le plus
difficilement? Pour changer radicalement une entreprise, ne faut-il pas aussi changer sa culture?
Le reengineering serait-il alors cette démarche de changement qui, en faisant fi du passé et de
l’histoire, permettrait de changer la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit
menacée ? Telle est la question à laquelle les auteurs de cet article tentent d’apporter des
éléments de réponse à travers l’analyse d’un changement conduit au sein du Groupe Siemens
depuis 1994 selon une démarche qui s’inspire largement du reengineering.
La première partie de cet article, volontairement descriptive et factuelle, décrit la démarche
de changement. Elle poursuit l’ambition de faire voyager le lecteur au cœur d’une organisation
en mouvement. La seconde partie, quant à elle, emprunte la forme du débat : un dialogue
s’instaure entre le praticien d’un côté, celui qui vit le changement au quotidien, et le chercheur
de l’autre, celui qui l’étudie. Deux raisons nous ont conduits à retenir cette construction plutôt
qu’une autre :
- d’une part, restituer au lecteur les différents échanges qui ont eu lieu entre les deux coauteurs tout au long d’un travail mené dans le cadre d’une étude1 dont la première partie
cet article est issue pour une large part ;
- et, d’autre part, tenter d’instaurer un processus dynamique entre théorie et pratique de
manière à valoriser au mieux les résultats de l’étude en tirant le plus grand parti possible
de sa dimension inductive.
1
La démarche de changement
La construction électrique et électronique constitue la colonne vertébrale, l’identité du
groupe Siemens qui a fêté ses 150 ans en 1997. L’énergie, l’industrie, les télécommunications,
l’information, les transports, le médical, les composants et l’éclairage sont ses métiers de base.
En 1997, son chiffre d’affaires passe pour la première fois la barre des 100 milliards de DM.
Cette année-là, le groupe compte 386000 salariés, dont près de la moitié en Allemagne. L’entreprise est présente dans 190 pays à travers le monde.
Les marchés de la construction électrique et électronique se mondialisent et la concurrence
s’intensifie. L’environnement change. Leader mondial ou européen sur la plupart de ses
marchés, Siemens doit s’adapter pour préserver son avantage concurrentiel. En 1994, deux
années après son arrivée à la direction de l’entreprise, Heinrich von Pierer, juriste de formation
et premier président du Directoire à ne pas être ingénieur, comprend qu’il faut frapper un grand
coup. Il décide un changement d’ampleur que l’on peut décomposer a posteriori en deux
grandes étapes :
- le mouvement TOP (Time Optimized Processes) qui vise à reconfigurer les principaux
processus de l’entreprise ;
- l’élaboration d’une Charte d’entreprise et la rénovation de la politique de management.
1-1
La première étape du changement : le mouvement TOP
Quatre objectifs sont dès le départ clairement associés au mouvement TOP :
1. A. Yoldjian (1998), Changement culturel : le cas Siemens, Mémoire de DESS «Gestion du personnel, Management Avancé des Ressources Humaines et des Relations d’Emploi», IAE de Paris
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- augmenter la productivité en simplifiant et en accélérant les principaux processus de
l’entreprise dans le but de réduire notablement les coûts, la durée des cycles de développement et de mise sur le marché des produits ;
- accroître le nombre d’innovations afin de continuer à proposer aux clients des produits
nouveaux et performants et d’avoir systématiquement un temps d’avance sur les
concurrents ;
- conforter l’expansion de l’entreprise et le développement de son chiffre d’affaires en
pénétrant de nouveaux marchés à l’international ;
- modifier le comportement des salariés de l’entreprise, notamment celui de l’encadrement,
de manière à ce que chacun puisse mettre pleinement sa créativité et son énergie au service
des clients.
Figure 1 : les objectifs du mouvement TOP
TOP
Mobilisation mondiale de Siemens
Résultat grâce à une position forte face à la concurrence
Productivité
Innovation
Nouveaux
marchés
Changement culturel
Le dernier des quatre objectifs, modifier profondément les comportements des salariés,
nécessite de changer la culture d’entreprise. La direction générale de l’entreprise en a clairement
conscience. On trouve par exemple dans un article du journal interne l’opposition des traits
culturels souhaités aux traits culturels effectifs à l’amorce du changement :
- processus versus fonction ;
- clients versus technologie ;
- conscience du temps versus conscience des coûts ;
- résultats versus action ;
- travail en équipe versus individualisme ;
- coopération versus syndrome «NIH» (Not Invented Here).
D’abord implicite, l’objectif «changement culturel» devient rapidement explicite. Il est ainsi
ouvertement affiché dans les présentations des objectifs du mouvement TOP (Figure 1). Quel
dispositif de changement l’entreprise va-t-elle mettre en place pour relever ce défi?
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1-1.1 Le dispositif du mouvement TOP
Pour atteindre ces objectifs, la méthodologie retenue s’inspire du reengineering. L’entreprise
va en effet passer au peigne fin ses principaux processus pour ensuite les reconfigurer au regard
des objectifs affichés. Pour ce faire, elle met en marche une énorme «machine à changer». Le
dispositif est construit sur plusieurs étages.
Le «Top Zentrum» d’abord. Composé d’environ 25 personnes, il organise la démarche de
changement, développe et transfert les méthodologies nécessaires à l’analyse et à la reconfiguration des processus. Cette organisation centrale est secondée par un département d’environ 150
consultants internes, aidant à l’implantation du changement dans chacune des sociétés du
groupe à travers le monde. Au sein de chacune des activités du groupe, les consultants internes
commencent par réaliser un audit qui, présenté à la direction, permet d’identifier les processus
à reconfigurer. Un projet TOP est alors mis en place pour chacun d’eux avec une équipe dédiée
dite équipe TOP. Qu’est-ce qu’une équipe TOP? C’est une dizaine d’opérationnels volontaires,
appartenant tous à la même activité mais de fonctions différentes, parties prenantes au
processus, capables de remettre en cause l’organisation existante1, et prêts à s’investir dans le
changement. Les membres de l’équipe, habilités à supprimer immédiatement redondances et
inutilités d’une part, à résoudre les dysfonctionnements d’autre part, consacrent environ 20 %
de leur temps de travail au projet. Chaque équipe a un «mentor» appartenant à la direction de
l’activité dont relève le projet et un «champion» chargé d’animer ce dernier.
Tout projet TOP démarre par une analyse détaillée du processus actuel permettant de reconstituer l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur. Par une démarche qui s’apparente à un
«Benchmarking», cette analyse de l’existant est ensuite comparée aux processus des entreprises
les plus performantes et aux besoins exprimés par les clients internes et externes. Le processus
peut alors être reconstruit sur des bases réellement nouvelles.
Dans le journal interne, un des responsables du «Top Zentrum» raconte le déroulement et les
résultats obtenus par l’un des projets les plus spectaculaires, celui de l’usine de fabrication de
téléphones de Bocholt en Allemagne.
À la suite de la dérégulation du marché, désormais ouvert à la concurrence, le prix devient un facteur clé de
succès décisif. Il ne suffit plus comme avant de simplement développer des produits qui répondent aux spécifications détaillées de la Bundespost. Un bond spectaculaire de productivité est nécessaire pour survivre. Nous avons
envoyé des spécialistes dans les entreprises leaders du monde entier, afin de comprendre comment faisait la concurrence pour produire moins cher que nous. Ils ont observé les flux de fabrication, étudié les machines et analysé les
postes de travail. Ils sont revenus avec des masses d’idées pour «alléger» notre production. Ceci a permis de
concevoir une stratégie de changement dont les principes de base sont simples : éliminer l’inutile, simplifier le
fonctionnement actuel et automatiser tout ce qui peut l’être. Sur la base de ces trois idées clés, l’ensemble du
processus de production est revu de l’achat à l’expédition. Tous les produits sont «re-désignés» et le nombre de
pièces diminué de manière drastique. Le principe «éliminer l’inutile» a été particulièrement mis en œuvre. Par
exemple :
- le nombre de produits des gammes a été considérablement réduit (certaines gammes n’en comptent plus que
deux) ;
- il y avait auparavant 6 types de haut-parleurs pour l’ensemble des modèles de téléphones : il n’y en a
aujourd’hui plus qu’un (ceci a permis une diminution des coûts à tous les niveaux de production : le
processus de prise des commandes a été simplifié, le stock a été réduit, les temps d’équipement des
outillages également) ;
- la liste des composants, auparavant illimitée, a été limitée à 800 ;
- le nombre des fournisseurs a été divisé par 10 : sur les 1500 entreprises qui travaillaient avec l’usine, il
n’en reste plus que 150 ;
L’ensemble des mesures mises en œuvre a permis à l’usine d’économiser près de 94 millions de DM, de multiplier par deux le nombre de téléphones produits pour atteindre une production de 12 millions d’unités par an et
d’accroître de manière spectaculaire la qualité des produits pour passer de 20 à 1 % de taux de défaut.
En France, quinze projets TOP sont lancés. Les principaux processus des sociétés du groupe
sont analysés puis reconfigurés : processus administratifs de gestion du personnel, processus
interne des commandes et de traitement des offres, gestion des consignations, traitement des
appels clients, organisation des prestations du service installation et logistique, suivi des projets,
processus des retours matériels,…
1. L’esprit critique et la créativité figurent parmi les critères de sélection des participants
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Pour chacun d’eux, les résultats sont tangibles. La reconfiguration des processus administratifs de gestion du personnel a par exemple conduit à :
- établir un nouveau catalogue des fonctions dont le nombre est divisé par dix ;
- passer de six codes congés payés à un seul ;
- mettre en place une fiche individuelle unique au lieu de deux auparavant, ce qui a permis
de réduire de 25 % le nombre de vérifications à réaliser ;
- élaborer un guide pratique de l’entreprise.
1-1.2 Les résultats de Top
À l’issue du mouvement TOP, les gains de productivité sont significatifs : au total, ils représentent près de 30 milliards de DM sur 3 ans. La croissance est également au rendez-vous,
surtout à l’international. À la fin de l’exercice 1996-1997, l’entrée des commandes à l’international était de l’ordre de 70 milliards de DM, soit environ 70 % des entrées de commandes du
groupe, alors qu’elle ne représentait que 53 milliards de DM en 1993-1994 à l’amorce du
mouvement TOP.
Les résultats sont également plus que probants en termes d’innovations. Depuis 1993, le
nombre annuel d’inventions a doublé pour dépasser les 6000 en 1997, ce qui, en moyenne,
représente 28 nouvelles inventions par jour de travail. Autre exemple significatif : plus de
30000 salariés (c’est-à-dire environ 10 % de l’effectif total) ont participé au concours mondial
des innovations qui a eu lieu en 1996 et, les 13 salariés qui ont obtenu le titre «d’inventeur de
l’année» ont permis, à eux seuls, de déposer plus de 250 brevets, certains concernant des innovations majeures.
En revanche, au niveau du changement des comportements des salariés, les résultats sont
décevants. En 1997, une vaste enquête est lancée auprès de plus de 8000 salariés au sein de
l’ensemble des sociétés du groupe dans le monde. L’objectif est double : connaître les valeurs
communes aux salariés de l’entreprise d’une part, comprendre la manière dont ils vivent au
quotidien la réalité de l’entreprise et le changement en cours d’autre part. Résultat : Siemens
est considérée par ses salariés comme une entreprise fiable, innovante, de stature internationale,
d’orientation mondiale, et qui recherche le succès sur le long terme. Mais, l’entreprise continue
à être perçue comme :
- trop lente et rigide ;
- ne valorisant pas suffisamment la prise de risques ;
- une entreprise dont l’orientation client et la recherche de solutions globales et intégrées
laissent à désirer ;
- trop timide sur le plan du management participatif et du travail en équipe.
Concernant le changement en cours :
- 15 % des salariés n’en veulent pas et y sont opposés ;
- 52 % en comprennent les enjeux, y sont favorables et sont prêts à retrousser leurs
manches ;
- 33 % ont le sentiment d’être déjà en train de le réaliser.
Si le mouvement TOP débouche bien sûr d’importants résultats, les objectifs initiaux ne sont
cependant que partiellement atteints : les comportements n’ont pas suffisamment évolué. Là où
jusqu’à présent l’entreprise a essentiellement agi sur la composante «hard» de son organisation,
les processus, elle va chercher à agir sur des variables plus «soft» : sa culture et le comportement de ses managers. C’est l’objectif de la seconde étape de la démarche de changement.
1-2
La seconde étape du changement : les nouvelles valeurs et la
rénovation de la politique de management
Cette seconde étape comporte elle-même deux temps :
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- d’une part, l’élaboration d’une Charte d’entreprise qui vise à déclarer «ce à quoi nous
croyons et ce que nous voulons croire» et ainsi à agir directement sur les croyances et les
valeurs de l’entreprise, c’est-à-dire les composantes fondamentales de sa culture ;
- et, d’autre part, la rénovation de la politique de management qui consiste à redéfinir les
modalités de sélection et de développement des compétences des managers du haut en bas
de la ligne hiérarchique
1-2.1 L’élaboration de la Charte d’entreprise
À partir des résultats de l’enquête conduite auprès des salariés, l’entreprise construit son
projet et affiche ses convictions dans une Charte mettant en avant sept valeurs fondamentales.
C’est le client qui détermine nos actions
Nous vivons des avantages offerts à nos clients. C’est en coopérant avec le client que nous
avançons vers le succès. La réussite de notre entreprise dépend du degré de satisfaction de
nos clients. […].
Nos innovations préfigurent l’avenir
Par notre créativité, notre esprit d’ouverture, notre goût du risque, nous créons un environnement dans lequel les idées prometteuses sont rapidement mises en œuvre. […] Nous encourageons les idées audacieuses. La combinaison de l’existant et de concepts inédits donne
naissance à des nouveautés en matière de produits, de services et de processus.
Une gestion réussie : gagner grâce aux profits
[…] Nous travaillons avec comme objectif la rentabilité, l’obtention de résultats hors pair et
la création durable de valeur. C’est ce qui nous donne notre liberté d’action et fait naître la
confiance. […]
Des performances exceptionnelles sont le fruit d’un management optimal
Nos managers fixent des objectifs clairs, ambitieux et enthousiasmants, reflets de l’optique de
l’entreprise. […] Nous dirigeons en instaurant la confiance : nous donnons à nos collaborateurs une marge de décision aussi large que possible et créons ainsi les conditions les
meilleures pour leur réussite. […] Dans tout ce qu’ils font, le comportement des managers
doit servir d’exemple.
Nous nous améliorons sans cesse en apprenant
Apprendre plus vite que la concurrence et mettre notre savoir plus rapidement en œuvre :
telles sont les clefs de notre réussite à long terme. […] Chacun de nous travaille à enrichir
son savoir. Les retours d’information reçus ou donnés sont fructueux et nous tirons des leçons
de nos erreurs. Nous mettons en place un réseau mondial de connaissances et de savoirs où
chacun donne et prend.
Il n’y a pas de limite à la coopération
Notre union fait la force et la réussite. La solution ne naît pas d’une démarche individualiste,
mais de l’esprit d’équipe, de la réflexion en groupe, de l’action collective et de la responsabilité face à un objectif commun. […]
Nous sommes responsables vis-à-vis de la société
Nos connaissances et nos solutions contribuent à l’amélioration des conditions de vie des
hommes et des femmes, et jouent largement en faveur de l’instauration d’un monde meilleur.
[…] L’intégrité est le maître mot de nos collaborateurs, nos clients, nos partenaires, nos
actionnaires, nos concurrents et l’opinion publique. […]
Ces valeurs n’ont pas toutes le même statut. Certaines sont partagées et opérantes : elles
structurent le comportement des salariés dans leurs pratiques quotidiennes. Comme en témoignent les résultats de l’enquête conduite auprès des salariés, c’est le cas, selon toute vraisemblance, de «Nos innovations préfigurent l’avenir», «Une gestion réussie : gagner grâce aux
profits», «Nous nous améliorons sans cesse en apprenant». Dans la Charte, elles ont vocation à
réaffirmer ce que la direction générale souhaite préserver et continuer à valoriser. D’autres, en
revanche, sont seulement affichées. Elles ne sont que discours et tiennent plus de l’idéologie que
de la culture. Leur présence dans la Charte a vocation à montrer une direction à emprunter et à
éclairer le chemin à suivre. Elles doivent trouver une traduction concrète dans les pratiques
quotidiennes et demandent à être partagées par les salariés. C’est fondamentalement l’objet de
la réorientation de la politique de management, étape suivante du changement.
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1-2.2 La politique de management
Pour traduire le changement organisationnel et les nouvelles valeurs au niveau des comportements individuels, de profondes modifications de la politique de Gestion des Ressources
Humaines (GRH) sont mises en œuvre, en particulier au niveau du management.
Les valeurs collectives sont déclinées en critères individuels dans un référentiel permettant
de recruter, sélectionner, évaluer et former les managers actuels et futurs. Ce référentiel constitue la colonne vertébrale de la politique de management, articulant chacun de ses volets (figure
2).
Figure 2 : les trois volets de la politique de management
Recruter/Orienter
RÉFÉRENTIEL
Évaluer
Former
Ce référentiel, à propos duquel Heinrich von Pierer déclare dans le journal interne que «[…]
le relationnel humain, avec les collaborateurs mais aussi avec les collègues d’autres départements ou avec d’autres personnes à l’extérieur de l’entreprise, y a une place centrale parce que,
outre des connaissances techniques, il est nécessaire que l’encadrement possède des compétences sociales», est construit sur trois niveaux étroitement articulés les uns aux autres :
- les objectifs attendus ;
- les missions à accomplir pour les atteindre ;
- les compétences à mobiliser et mettre en œuvre pour accomplir les missions.
Autour de ce référentiel, différents outils sont mis en place sur chacun des volets de la politique de management. En matière d’évaluation par exemple, le référentiel est utilisé dans le
cadre des traditionnels entretiens annuels d’évaluation, mais également dans des entretiens dits
style de management qui ont lieu tous les deux ans selon la technique de l’évaluation 360˚ : le
manager est évalué par son supérieur hiérarchique, mais aussi par ses collaborateurs qui sont
invités à se prononcer sur son style de management par l’intermédiaire de questionnaires ou de
réunions de groupe.
Mais c’est sans doute sur le volet de la formation que les changements sont les plus spectaculaires. La formation au management est complètement revisitée autour de trois grands principes d’apprentissage :
- intégrer fortement acquisition et utilisation des connaissances ;
- créer directement de la valeur pour l’entreprise par la formation en l’intégrant directement
dans le travail actuel et futur des managers ;
- partager des connaissances entre managers et constituer des réseaux internes entre les
différentes sociétés du groupe à travers le monde.
Pour mettre en œuvre ces principes d’apprentissage, des projets, non plus TOP mais BIP
(Business Impact Project), structurent les programmes de formation : les connaissances trans-
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mises aux participants par les intervenants dans le cadre des formations doivent les aider à
conduire leur BIP. Les équipes projet sont composées de 4 à 6 participants appartenant à des
sociétés et des fonctions différentes. Chaque projet a un coach, par ailleurs client de l’équipe
projet. C’est lui qui définit le sujet et le contenu des projets en fonction des besoins de son activité, et utilise l’équipe projet comme une équipe de consultants internes à sa disposition. Les
projets doivent être focalisés sur un objectif urgent, nécessaire et mesurable. Ils proviennent soit
d’une divergence entre un plan et sa réalisation, soit de défis opérationnels à court terme.
Contrairement aux projets TOP qui avaient souvent pour but la conception d’organisations
nouvelles, les BIPs concernent des questions de mise en œuvre. Les BIPs sont ainsi tout à la
fois :
- des situations d’apprentissage qui permettent d’utiliser les connaissances transmises par
les intervenants dans le cadre de réalisations concrètes et réelles ;
- des moyens de produire de la valeur pour l’entreprise, au sens économique du terme, dans
le cadre de la formation ;
- une manière de faire travailler ensemble des personnes de sociétés différentes (coach et
membres de l’équipe) et, par là même, de constituer des réseaux internes.
À titre d’exemple, les sujets des BIPs des premières promotions en France sont :
- Comment introduire sur le marché français des relais de protection électronique?
- Comment optimiser en distribution la mise en place et la rotation des produits?
- Comment mettre en place un centre d’appels clients centralisé?
L’entreprise commence par reconfigurer ses principaux processus. Cette démarche de reengineering ne suffit pas, à elle seule, à changer sa culture. Elle agit alors sur des variables plus
«soft» : sa culture et les compétences de ses managers. Quels enseignements pouvons-nous
tirer de cette démarche de changement? Plus particulièrement, qu’est-ce que le cas du groupe
Siemens nous apprend de la capacité ou de l’incapacité d’une démarche de reengineering à
changer la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit menacée? C’est l’objet de la
seconde partie de cet article que d’apporter des éléments de réponse à ces questions.
2
Le débat chercheur-praticien
La seconde partie de cet article se présente sous la forme d’un débat entre ses deux coauteurs :
- le chercheur y contribue en alimentant la discussion des concepts que lui évoque l’expérience du Groupe Siemens ;
- le praticien, quant à lui, nourrit les échanges de son vécu quotidien ; certaines explications avancées et proposées par le chercheur lui semblent pertinentes pour comprendre la
situation de changement dans laquelle se trouve son entreprise, d’autres lui paraissent
moins intéressantes car trop «rationalisées» pour expliquer le «désordre» du processus
de changement.
2-1
Le reengineering : création de nouvelles valeurs ou consolidation des
valeurs existantes
Le chercheur : Dans leur ouvrage, M. Hammer et J. Champy (1993, [1]) n’abordent pas
explicitement le thème de la culture d’entreprise et du changement culturel, mais font référence
à plusieurs reprises à des notions qui s’en rapprochent. Ils précisent par exemple que
«reconfigurer, c’est d’abord renoncer aux présupposés et principes établis ; en fait, les entreprises qui entreprennent un reengineering doivent se garder des idées reçues déjà contenues
dans la plupart des processus eux-mêmes (p 43)» ou encore, à propos de la reconfiguration du
processus de règlement fournisseurs chez Ford : «le processus en vigueur chez Ford après le
reengineering rompt avec les règles impérieuses appliquées autrefois. Toute entreprise possède
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de telles règles, profondément inscrites dans le fonctionnement de l’organisation, qu’elles
soient ou non explicitement énoncées (p 52) ». Enfin, ils concluent le chapitre intitulé
«Reengineering - le chemin du changement» de la manière suivante : «le reengineering est une
recherche de nouveaux modèles d’organisation du travail. La tradition est ici sans valeur. Le
reengineering est un nouveau commencement (p 60)». À les lire, on est tenté de penser que le
reengineering pourrait être cette démarche de changement qui permettrait de changer la culture
d’une entreprise avant que sa survie ne soit menacée dans la mesure où, selon eux, reconfigurer
un processus signifie se débarrasser de l’histoire, de la culture,… pour «repartir de zéro» et
reconstruire sur des bases et des principes complètement nouveaux. Le cas du Groupe Siemens
ne semble pourtant pas confirmer cette hypothèse. Qu’en pensez-vous?
Le praticien : Les résultats du mouvement TOP sont significatifs au niveau des gains de
productivité, de la croissance à l’international et des innovations. Ils sont en revanche décevants
au niveau du changement des comportements des salariés. Ces derniers n’évoluent pas autant
qu’espéré initialement. Cependant, je ne sais pas si on peut en conclure que TOP n’a pas eu
d’impact sur la culture de Siemens. C’est à mon avis plus compliqué que cela. Si le changement
culturel se réduit à la création de nouvelles valeurs alors oui, le reengineering, en tout cas tel
qu’il a été conduit chez Siemens, n’est pas cette démarche de changement qui permet de changer
la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit menacée. Dans bien des cas, on n’est pas
reparti de zéro pour reconstruire quelque chose de complètement nouveau en rupture avec
l’ancienne organisation. C’est clair. Par exemple, TOP n’a pas complètement réussi à faire pénétrer le client au sein du groupe. Je m’en suis encore aperçu récemment dans une session de
formation où je fais travailler les stagiaires sur les valeurs du groupe : des valeurs comme
l’innovation technologique, la productivité, l’international,… ne posent aucun problème. Ce
sont de véritables évidences. On les vit au quotidien jusqu’à ne plus les voir. Le client lui en
revanche est une valeur objet de débats et de controverses. Si cette valeur déclenche les passions,
c’est bien le signe qu’elle n’est pas encore suffisamment partagée. Maintenant, où les résultats
de TOP sont-ils les plus probants? Au niveau de la productivité, des innovations et de la croissance, notamment à l’international, c’est-à-dire sur le cœur de la culture d’entreprise. Les
valeurs existantes, au moins certaines d’entre elles, ont été mobilisées puis renforcées par TOP.
Ma conclusion, si on peut à ce stade tirer des enseignements du cas de Siemens, serait la
suivante : le reengineering ne permet pas de créer de nouvelles valeurs, mais permet en
revanche de consolider certaines valeurs existantes. Changer la culture, je ne sais pas! Mais en
renforcer certains aspects, oui sans aucun doute. Pour moi, recommencer à zéro relève du pur
fantasme. Quelle que soit la méthode employée, on ne peut jamais faire fi de la culture et de
l’histoire : pas plus le reengineering que toute autre démarche de changement. Il faut changer
avec la culture et pas contre, à côté ou sans elle.
2-2
Deux types de changement
Le chercheur : P. Watzlawick (1975, [4]) et ses collaborateurs du Mental Research Institute
de Palo Alto proposent de distinguer deux types de changement : le changement 1 et le changement 2. Le changement de type 1 prend place à l’intérieur d’un système et résulte d’un déplacement par rapport à une norme de référence. Il s’impose pour la rétablir et s’obtient par
l’application du contraire de ce qui a produit la situation. C’est, explique P. Watzlawick, typiquement le cas du cycliste qui doit effectuer de légers mouvements d’un côté puis de l’autre de
son guidon pour garder l’équilibre ou celui du thermostat qui régule la température en fonction
des variations chaud/froid. Le changement de type 2, quant à lui, consiste à modifier la norme
elle-même. Il provient nécessairement de l’extérieur du système. Pourquoi? Parce qu’aucun
système, de quelque nature qu’il soit, ne peut engendrer de l’intérieur les conditions de son
propre changement. P. Watzlawick poursuit dans le maniement de la métaphore pour différencier ces deux types de changement. Le changement de type 1 s’apparente à l’action de l’accélérateur de la voiture qui permet d’aller plus vite tout en conservant le même régime (faire plus
ou mieux de la même chose) alors que le changement de type 2 correspond au changement de
vitesse qui, en modifiant le régime de la voiture, la fait passer à un niveau de puissance supérieur
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(faire autre chose). Pourrait-on dire que le mouvement TOP, qui avait au départ prétention à
générer un changement de type 2, a en fait plutôt produit des changements de type 1?
Le praticien : D’une certaine manière oui. TOP n’a pas réussi à créer de nouvelles valeurs.
Nous n’avons ainsi ni modifié la norme ni réellement quitté le système existant. En d’autres
termes, nous ne faisons pas autrement, mais mieux de la même chose : plus de productivité,
plus d’innovations,… Les changements s’apparentent plutôt à des changements de type 1. Mais
à mon sens la réalité n’est pas binaire : type 1 ou type 2. Je m’explique. Quand on examine d’un
peu plus près les résultats de l’enquête conduite auprès des salariés du groupe on s’aperçoit que
si avec TOP les comportements n’ont pas réellement changé, ils ont malgré tout évolué de
manière importante, et particulièrement sur deux points : (a) 85 % des salariés se déclarent
prêts à changer ou ont déjà entrepris des changements. Un véritable déclic a eu lieu dans l’entreprise. Les salariés ont pris conscience que demain ne sera pas la pure reproduction d’hier et
d’aujourd’hui ; en d’autres termes, ils ont accepté l’idée que le changement était inéluctable.
(b) TOP fait prendre en compte et accepter une nouvelle valeur essentielle : le client. Jusquelà, c’est l’objectif du Président. Ce sont désormais les salariés eux-mêmes qui le disent. Si cette
valeur n’est pas encore suffisamment partagée, comme en témoignent les passions qu’elle
déclenche aujourd’hui encore, elle est affichée et acceptée. Au total, ils savent quel chemin
suivre et lui reconnaissent une légitimité. Avec TOP, les salariés ont pris conscience de la nécessité de changer d’une part, de sortir du cadre, c’est-à-dire de faire autrement d’autre part. En
outre, ils connaissent et acceptent la direction à suivre. Le changement n’a pas abouti, mais ses
possibilités et ses conditions sont à présent réunies. N’est-ce pas, au moins pour partie, l’amorce
d’un changement de type 2?
2-3
Le changement est un processus
Le chercheur : K. Lewin (1978, [2]), le fondateur de la psychologie sociale et l’un des pères
de la dynamique des groupes, nous invite à appréhender le changement comme un processus
temporel composé de trois phases : (a) le dégel, processus par lequel l’individu prend conscience de la nécessité et/ou de l’intérêt de changer, et accepte l’idée même du changement.
L’objectif est à ce stade de préparer le changement en en faisant émerger les possibilités et les
conditions. (b) le mouvement, processus par lequel on passe de l’état organisationnel ancien à
l’état organisationnel nouveau. C’est une phase durant laquelle on expérimente une nouvelle
manière de faire les choses, où on tente d’abandonner les anciennes pratiques pour en acquérir
de nouvelles. (c) la cristallisation qui est la phase de consolidation des nouveaux comportements
requis par le changement. Elle consiste à pérenniser les nouvelles pratiques, à les rendre permanentes et résistantes à des changements futurs, sans quoi les anciennes habitudes se rétablissent
et les compétences nouvellement acquises s’estompent.
Le praticien : Si on reprend cette grille de lecture d’un processus de changement, on peut
dire que TOP a permis le dégel. Cela me semble relativement clair. Pour le reste, c’est plus
confus dans mon esprit. De mon point de vue, la phase dite de mouvement n’est pas achevée.
Le changement doit encore trouver une traduction organisationnelle. L’importance reconnue
aux clients en tant que nouvelle valeur doit se traduire plus largement et plus profondément dans
les structures de l’entreprise. Ce processus est amorcé, par exemple avec la mise en place d’une
stratégie grands comptes, autre conséquence de TOP. Cette stratégie amène des modifications
profondes au niveau organisationnel. Les responsables des lignes de produits disparaissent au
profit de responsables de comptes clients dirigés au niveau international. Des équipes grands
comptes, issues de plusieurs activités, travaillent désormais ensemble. Voilà pour la phase de
mouvement. En revanche, un des enjeux majeurs de la mise en place de la nouvelle politique de
management, qui vise à traduire les nouvelles valeurs collectives au niveau des comportements
individuels, me semble relever plus de ce que vous appelez la cristallisation, c’est-à-dire la
consolidation des nouveaux comportements requis par le changement culturel. Pour cela, on
parie sur les managers. On cherche à faire évoluer leurs comportements, par l’acquisition et le
développement de nouvelles compétences, en faisant le pari que de nouvelles pratiques de
management vont permettre, directement et indirectement, une évolution du comportement de
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l’ensemble des salariés. Les managers, tout au long de la ligne hiérarchique, sont les acteurs clés
du changement. Mais pour cela, ils doivent eux-mêmes changer. C’est loin d’être gagné. La
route est encore longue et dieu sait si on n’est pas au bout de nos peines. Dans le cas de Siemens,
mouvement et cristallisation me donnent le sentiment d’une part, de se dérouler en même temps
et, d’autre part, d’être étroitement liés. On continue à agir sur l’organisation et, conjointement,
on agit sur les individus, la modification de leurs comportements entraînant à leur tour des
évolutions organisationnelles, par exemple dans le cadre des projets BIP qui sont d’extraordinaires outils au service du changement. C’est un processus systémique (organisation et comportements humains sont deux variables en interaction) et non séquentiel (l’organisation change et
entraîne une évolution des comportements). Au total, pour revenir à vos deux types de changements, je pense que TOP commence par déboucher sur des changements de type 1, renforce la
logique du système en place tout en participant à le déstabiliser progressivement. Le travail à
partir et sur les processus, parce qu’il permet d’appréhender l’organisation de manière transversale et non plus seulement verticale, n’y est pas pour rien. Au bout du compte, TOP finit par
réunir les possibilités et les conditions d’un changement de type 2, c’est-à-dire principalement
«dégeler» les comportements pour les orienter vers de nouvelles valeurs, notamment le client.
Attention cependant! On rationalise a posteriori. Dans les faits tout ceci ne s’est pas produit de
manière aussi linéaire.
2-4
La culture : une ressource pour le changement
Le chercheur : Dans son ouvrage sur la culture d’entreprise, M. Thévenet (1993, [3])
suggère d’utiliser la culture comme une ressource pour résoudre des problèmes de management
avant de vouloir la changer et, en tout état de cause, de renforcer ses points forts avant d’essayer
de supprimer ses points faibles. À la lumière de l’expérience du Groupe Siemens, qu’en pensezvous?
Le praticien : Oui, je suis d’accord, la culture est une ressource. C’est une belle image. Le
problème c’est que dans le changement culturel, la culture existante, puisqu’il faut la changer,
est vécue comme négative. Pour les personnes qui conduisent le changement et pour ceux qui
le vivent au quotidien, c’est tout sauf une ressource. On s’y cogne toute la journée comme à des
vitres placées au mauvais endroit contre lesquelles on se casse le nez. Or, la réalité n’est pas
globale. Une culture n’est pas un tout bon ou mauvais. Donc dans le changement culturel, il faut
faire attention de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Avant de prétendre changer une culture,
il faut la pénétrer : connaître ses points forts et ses points faibles. Les points forts peuvent être
d’importants leviers de changement. À cet égard, j’aime bien la métaphore du judoka qui utilise
le poids et l’énergie de son adversaire pour le faire tomber. Tout le problème est d’arriver à le
déstabiliser. C’est la même chose dans le changement culturel. Encore une fois, recommencer
à zéro est un pur fantasme. Dans le changement, comme partout ailleurs, on ne laisse son
histoire au vestiaire. On ne peut pas faire table rase du passé. Au contraire, il faut considérer
l’histoire comme un capital pour l’entreprise. Un des principaux enseignements que je tire de
l’expérience de Siemens est le suivant : il ne faut pas chercher d’emblée à changer la culture,
mais utiliser la culture existante pour changer et, ce faisant, la changer. Mais c’est long. Diable
que c’est long.
3
En guise de conclusion
Chez Siemens, le reengineering n’a pas eu les mérites que lui vantent ses fondateurs :
remettre en cause fondamentalement et radicalement le fonctionnement de l’entreprise en repartant de zéro. Question de culture peut-être? Le mouvement TOP s’est plutôt traduit par des
changements incrémentaux de type 1, que par un changement radical de type 2. Doit-on alors
en conclure que le reengineering ne peut prétendre être cette démarche qui permet de changer
la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit menacée?
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S’il n’a pas eu les mérites attendus, le reengineering en a eu d’autres, pas complètement
étrangers à la question du changement culturel. On peut, nous semble-t-il, tirer deux enseignements majeurs de l’expérience du groupe Siemens sur l’apport et les limites du reengineering
au changement culturel :
- La reconfiguration des principaux processus d’une entreprise ne peut, à elle seule,
permettre de changer sa culture. Une démarche de changement culturel est nécessairement plus globale. Il faut agir directement, c’est-à-dire autrement que par ricochet, sur
autre chose que sur les processus d’une entreprise, notamment sur les comportements des
individus qui la composent (au moins certains d’entre eux), pour prétendre changer sa
culture.
- S’il ne peut prétendre à lui seul changer la culture d’une entreprise, un travail sur et à partir
des processus (reconfiguration ou optimisation) peut être une porte d’entrée intéressante
pour le changement culturel. Pourquoi? Parce qu’il peut permettre :
• d’une part, de renforcer certains points forts de la culture existante, qui peuvent être
d’importants leviers de changement si on accepte l’idée qu’avant de chercher à changer
la culture il faut l’utiliser pour changer ;
• et, d’autre part, de créer les possibilités et les conditions du changement culturel (la
phase de dégel) dans la mesure où, quand une entreprise doit changer radicalement,
commencer par travailler son organisation existante à travers ses principaux processus,
c’est-à-dire de manière transversale et non verticale, peut être un bon moyen de faire
prendre conscience de son obsolescence, de la nécessité d’en changer et, de surcroît,
de la direction dans laquelle aller.
Le changement culturel ne consiste pas à passer d’un état stable à un autre état stable. Il
s’apparente plutôt à la mise en place d’un processus visant à accélérer le mouvement de la
culture en utilisant sa dynamique. Une démarche de reengineering peut être l’un des ingrédients
importants d’un tel processus mais d’une part, pas le seul et, d’autre part, à une condition : faire
le deuil de recommencer à zéro. Contrairement à ce que laisse a priori penser la lecture de M.
Hammer et J. Champy (c’est-à-dire que le reengineering pourrait être cette démarche de changement permettant de changer la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit menacée
parce qu’il propose de la reconfigurer en repartant de zéro), c’est paradoxalement en renonçant
à faire fi du passé que, nous semble-t-il, la contribution du reengineering au changement culturel
est la plus importante. N’oublions pas que les entreprises sont, comme toute organisation, des
systèmes sociaux historiquement construits.
Mais, sans ce principe d’action, tellement présent dans les propos et la philosophie de M.
Hammer et J. Champy, peut-on encore réellement parler de reengineering? Concernant le changement culturel, ne doit-on pas plutôt s’en tenir à l’intérêt de la notion de processus qui permet
d’analyser une organisation de manière transversale en reconstituant les multiples réseaux de
coopération entre des acteurs appartenant à des unités différentes pour produire un résultat à
destination d’un client commun? Utilisée dans des entreprises dont l’organisation est encore
compartimentée et verticalisée, c’est une «paire de lunettes» qui, tout en partant de la culture
existante, permet, dans bien des cas, de s’en affranchir pour la faire évoluer à condition d’être
intégrée dans une démarche de changement globale où d’autres leviers sont conjointement
actionnés.
4
Bibliographie
[1]
M. Hammer et J. Champy (1993), Le Reengineering : réinventer l’entreprise pour une
amélioration spectaculaire de ses performances, Paris, Dunod
[2]
K. Lewin (1978), « Décisions de groupe et changement social» in A. Lévy, Psychologie
sociale : textes fondamentaux anglais et américains, Paris, Dunod
[3]
M. Thévenet (1993), La culture d’entreprise, Paris, PUF
IAE de Paris (Université Paris 1 • Panthéon - Sorbonne ) - GREGOR - 1999-17 [4]
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P. Watzlawick, J. Weakland et R. Fisch (1975), Changements : paradoxes et
psychothérapie, Paris, Seuil
1999-17
Reengineering et changement culturel : le cas du
groupe Siemens
Éric Delavallée* et Anne Yoldjian**
* Maître de conférences à l’IAE de Paris
** Directrice de la Formation des sociétés du Groupe Siemens en France
Les papiers de recherche du GREGOR sont accessibles
sur INTERNET à l’adresse suivante :
http://www.univ-paris1.fr/GREGOR/
Secrétariat du GREGOR : Claudine DUCOURTIEUX ([email protected])
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