Reengineering et changement culturel : le cas du - gregor-iae

1999-17
Reengineering et changement culturel : le cas du groupe Siemens
Éric Delavallée* et Anne Yoldjian**
* Maître de conférences à l’IAE de Paris
** Directrice de la Formation des sociétés du Groupe Siemens en France
Résumé
: Une condition semble indispensable pour qu’une entreprise change de culture :
sa survie doit être menacée. Peut-il en être autrement? Le reengineering, qui prétend changer
radicalement les organisations en recommençant à zéro, serait-il cette démarche qui
permettrait de changer la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit menacée?
L’analyse d’un changement conduit au sein du Groupe Siemens depuis 1994 selon une
démarche qui s’inspire du reengineering apporte deux principaux éléments de réponse à cette
question : (1) c’est en renonçant à faire table rase du passé et de l’histoire, principe au cœur
de sa philosophie, que paradoxalement la contribution du reengineering au changement
culturel est la plus importante ; (2) un travail sur et à partir des principaux processus d’une
entreprise (reconfiguration ou optimisation) peut-être une porte d’entrée intéressante pour le
changement culturel à condition d’être intégrée dans une démarche globale où d’autres leviers
sont conjointement actionnés.
Mots clés
: Changement, Culture d’entreprise, Reengineering, Siemens
Abstract
: It is only when a company’s survival is threatened that the conditions are gath-
ered to change its corporate culture. How could it be otherwise? Would reengineering, which
aims at re-moulding radically organizations (by starting all over), be the right approach to
change the corporate culture of a company even before its survival is threatened? The analysis
of a project conducted within the Siemens Group since 1994 along lines widely inspired from
reengineering highlights two essential elements for an answer : (1) it is by renouncing waving
aside the past and history, the pivot of its philosophy, that paradoxally the contribution of
reengineering to cultural change is the most important ; (2) a work based on and of the main
processes of a company (reconfiguring or optimizing) may stand as a very useful gateway for
cultural change, provided it is part of an overall approach involving various other tools and
operated jointly
Keywords
: Change, Corporate Culture, Reengineering, Siemens.
Le changement culturel est-il possible? Oui, répondent certains, nous l’avons rencontré. Des
entreprises ont indéniablement changé de culture. Qui pourrait dire le contraire? Cependant,
pour qu’un changement culturel ait lieu, certaines conditions semblent devoir être réunies. M.
Thévenet (1993, [3]) en identifie au moins trois :
- l’entreprise est dans une situation très difficile où sa survie est en jeu ;
- l’ensemble des salariés de l’entreprise en est convaincu ;
- la direction parvient à faire passer certains messages à propos de la situation actuelle et
des possibilités d’en changer.
Attendre que la survie d’une entreprise soit menacée pour pouvoir changer sa culture est une
perspective peu réjouissante pour un manager, quel qu’il soit. Mais peut-on réellement être plus
optimiste sans faux semblant? Peut-on réellement changer la culture d’une entreprise avant
qu’il y ait péril en la demeure? La question reste posée.
Les fondateurs du reengineering, M. Hammer et J. Champy (1993, [1]), le définissent comme
une remise en cause fondamentale et une redéfinition radicale des processus de l’entreprise pour
obtenir des gains spectaculaires au niveau des coûts, de la qualité, du service et de la rapidité.
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Le reengineering est à la mode. Bon nombre d’entreprises lancent ou ont lancé une démarche
de reconfiguration de leurs principaux processus. Parmi les démarches de changement actuelles,
le reengineering est celle qui prétend changer les organisations le plus radicalement. La
meilleure manière de définir le reengineering en quelques mots : recommencer à zéro, précisent
les deux auteurs.
La culture n’est-elle pas la composante de l’organisation la moins visible et la moins saisis-
sable, mais aussi la plus stable et la plus prégnante,… en un mot celle qui change le plus
difficilement? Pour changer radicalement une entreprise, ne faut-il pas aussi changer sa culture?
Le reengineering serait-il alors cette démarche de changement qui, en faisant fi du passé et de
l’histoire, permettrait de changer la culture d’une entreprise avant que sa survie ne soit
menacée? Telle est la question à laquelle les auteurs de cet article tentent d’apporter des
éléments de réponse à travers l’analyse d’un changement conduit au sein du Groupe Siemens
depuis 1994 selon une démarche qui s’inspire largement du reengineering.
La première partie de cet article, volontairement descriptive et factuelle, décrit la démarche
de changement. Elle poursuit l’ambition de faire voyager le lecteur au cœur d’une organisation
en mouvement. La seconde partie, quant à elle, emprunte la forme du débat : un dialogue
s’instaure entre le praticien d’un côté, celui qui vit le changement au quotidien, et le chercheur
de l’autre, celui qui l’étudie. Deux raisons nous ont conduits à retenir cette construction plutôt
qu’une autre :
- d’une part, restituer au lecteur les différents échanges qui ont eu lieu entre les deux co-
auteurs tout au long d’un travail mené dans le cadre d’une étude
1
dont la première partie
cet article est issue pour une large part ;
- et, d’autre part, tenter d’instaurer un processus dynamique entre théorie et pratique de
manière à valoriser au mieux les résultats de l’étude en tirant le plus grand parti possible
de sa dimension inductive.
1 La démarche de changement
La construction électrique et électronique constitue la colonne vertébrale, l’identité du
groupe Siemens qui a fêté ses 150 ans en 1997. L’énergie, l’industrie, les télécommunications,
l’information, les transports, le médical, les composants et l’éclairage sont ses métiers de base.
En 1997, son chiffre d’affaires passe pour la première fois la barre des 100 milliards de DM.
Cette année-là, le groupe compte 386000 salariés, dont près de la moitié en Allemagne. L’entre-
prise est présente dans 190 pays à travers le monde.
Les marchés de la construction électrique et électronique se mondialisent et la concurrence
s’intensifie. L’environnement change. Leader mondial ou européen sur la plupart de ses
marchés, Siemens doit s’adapter pour préserver son avantage concurrentiel. En 1994, deux
années après son arrivée à la direction de l’entreprise, Heinrich von Pierer, juriste de formation
et premier président du Directoire à ne pas être ingénieur, comprend qu’il faut frapper un grand
coup. Il décide un changement d’ampleur que l’on peut décomposer a posteriori en deux
grandes étapes :
- le mouvement TOP (Time Optimized Processes) qui vise à reconfigurer les principaux
processus de l’entreprise ;
- l’élaboration d’une Charte d’entreprise et la rénovation de la politique de management.
1-1 La première étape du changement : le mouvement TOP
Quatre objectifs sont dès le départ clairement associés au mouvement TOP :
1. A. Yoldjian (1998), Changement culturel : le cas Siemens, Mémoire de DESS «Gestion du personnel, Manage-
ment Avancé des Ressources Humaines et des Relations d’Emploi», IAE de Paris
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- augmenter la productivité en simplifiant et en accélérant les principaux processus de
l’entreprise dans le but de réduire notablement les coûts, la durée des cycles de dévelop-
pement et de mise sur le marché des produits ;
- accroître le nombre d’innovations afin de continuer à proposer aux clients des produits
nouveaux et performants et d’avoir systématiquement un temps d’avance sur les
concurrents ;
- conforter l’expansion de l’entreprise et le développement de son chiffre d’affaires en
pénétrant de nouveaux marchés à l’international ;
- modifier le comportement des salariés de l’entreprise, notamment celui de l’encadrement,
de manière à ce que chacun puisse mettre pleinement sa créativité et son énergie au service
des clients.
Le dernier des quatre objectifs, modifier profondément les comportements des salariés,
nécessite de changer la culture d’entreprise. La direction générale de l’entreprise en a clairement
conscience. On trouve par exemple dans un article du journal interne l’opposition des traits
culturels souhaités aux traits culturels effectifs à l’amorce du changement :
- processus versus fonction ;
- clients versus technologie ;
- conscience du temps versus conscience des coûts ;
- résultats versus action ;
- travail en équipe versus individualisme ;
- coopération versus syndrome «NIH» (Not Invented Here).
D’abord implicite, l’objectif «changement culturel» devient rapidement explicite. Il est ainsi
ouvertement affiché dans les présentations des objectifs du mouvement TOP (Figure 1). Quel
dispositif de changement l’entreprise va-t-elle mettre en place pour relever ce défi?
Mobilisation mondiale de Siemens
TOP
Résultat grâce à une position forte face à la concurrence
Productivité Innovation Nouveaux
marchés
Changement culturel
Figure 1 : les objectifs du mouvement TOP
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1-1.1 Le dispositif du mouvement TOP
Pour atteindre ces objectifs, la méthodologie retenue s’inspire du reengineering. L’entreprise
va en effet passer au peigne fin ses principaux processus pour ensuite les reconfigurer au regard
des objectifs affichés. Pour ce faire, elle met en marche une énorme «machine à changer». Le
dispositif est construit sur plusieurs étages.
Le «Top Zentrum» d’abord. Composé d’environ 25 personnes, il organise la démarche de
changement, développe et transfert les méthodologies nécessaires à l’analyse et à la reconfigu-
ration des processus. Cette organisation centrale est secondée par un département d’environ 150
consultants internes, aidant à l’implantation du changement dans chacune des sociétés du
groupe à travers le monde. Au sein de chacune des activités du groupe, les consultants internes
commencent par réaliser un audit qui, présenté à la direction, permet d’identifier les processus
à reconfigurer. Un projet TOP est alors mis en place pour chacun d’eux avec une équipe dédiée
dite équipe TOP. Qu’est-ce qu’une équipe TOP? C’est une dizaine d’opérationnels volontaires,
appartenant tous à la même activité mais de fonctions différentes, parties prenantes au
processus, capables de remettre en cause l’organisation existante
1
, et prêts à s’investir dans le
changement. Les membres de l’équipe, habilités à supprimer immédiatement redondances et
inutilités d’une part, à résoudre les dysfonctionnements d’autre part, consacrent environ 20 %
de leur temps de travail au projet. Chaque équipe a un «mentor» appartenant à la direction de
l’activité dont relève le projet et un «champion» chargé d’animer ce dernier.
Tout projet TOP démarre par une analyse détaillée du processus actuel permettant de recons-
tituer l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur. Par une démarche qui s’apparente à un
«Benchmarking», cette analyse de l’existant est ensuite comparée aux processus des entreprises
les plus performantes et aux besoins exprimés par les clients internes et externes. Le processus
peut alors être reconstruit sur des bases réellement nouvelles.
Dans le journal interne, un des responsables du «Top Zentrum» raconte le déroulement et les
résultats obtenus par l’un des projets les plus spectaculaires, celui de l’usine de fabrication de
téléphones de Bocholt en Allemagne.
À la suite de la dérégulation du marché, désormais ouvert à la concurrence, le prix devient un facteur clé de
succès décisif. Il ne suffit plus comme avant de simplement développer des produits qui répondent aux spécifica-
tions détaillées de la Bundespost. Un bond spectaculaire de productivité est nécessaire pour survivre. Nous avons
envoyé des spécialistes dans les entreprises leaders du monde entier, afin de comprendre comment faisait la concur-
rence pour produire moins cher que nous. Ils ont observé les flux de fabrication, étudié les machines et analysé les
postes de travail. Ils sont revenus avec des masses d’idées pour «alléger» notre production. Ceci a permis de
concevoir une stratégie de changement dont les principes de base sont simples : éliminer l’inutile, simplifier le
fonctionnement actuel et automatiser tout ce qui peut l’être. Sur la base de ces trois idées clés, l’ensemble du
processus de production est revu de l’achat à l’expédition. Tous les produits sont «re-désignés» et le nombre de
pièces diminué de manière drastique. Le principe «éliminer l’inutile» a été particulièrement mis en œuvre. Par
exemple :
- le nombre de produits des gammes a été considérablement réduit (certaines gammes n’en comptent plus que
deux) ;
- il y avait auparavant 6 types de haut-parleurs pour l’ensemble des modèles de téléphones : il n’y en a
aujourd’hui plus qu’un (ceci a permis une diminution des coûts à tous les niveaux de production : le
processus de prise des commandes a été simplifié, le stock a été réduit, les temps d’équipement des
outillages également) ;
- la liste des composants, auparavant illimitée, a été limitée à 800 ;
- le nombre des fournisseurs a été divisé par 10 : sur les 1500 entreprises qui travaillaient avec l’usine, il
n’en reste plus que 150 ;
L’ensemble des mesures mises en œuvre a permis à l’usine d’économiser près de 94 millions de DM, de multi-
plier par deux le nombre de téléphones produits pour atteindre une production de 12 millions d’unités par an et
d’accroître de manière spectaculaire la qualité des produits pour passer de 20 à 1 % de taux de défaut.
En France, quinze projets TOP sont lancés. Les principaux processus des sociétés du groupe
sont analysés puis reconfigurés : processus administratifs de gestion du personnel, processus
interne des commandes et de traitement des offres, gestion des consignations, traitement des
appels clients, organisation des prestations du service installation et logistique, suivi des projets,
processus des retours matériels,…
1. L’esprit critique et la créativité figurent parmi les critères de sélection des participants
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Pour chacun d’eux, les résultats sont tangibles. La reconfiguration des processus administra-
tifs de gestion du personnel a par exemple conduit à :
- établir un nouveau catalogue des fonctions dont le nombre est divisé par dix ;
- passer de six codes congés payés à un seul ;
- mettre en place une fiche individuelle unique au lieu de deux auparavant, ce qui a permis
de réduire de 25 % le nombre de vérifications à réaliser ;
- élaborer un guide pratique de l’entreprise.
1-1.2 Les résultats de Top
À l’issue du mouvement TOP, les gains de productivité sont significatifs : au total, ils repré-
sentent près de 30 milliards de DM sur 3 ans. La croissance est également au rendez-vous,
surtout à l’international. À la fin de l’exercice 1996-1997, l’entrée des commandes à l’interna-
tional était de l’ordre de 70 milliards de DM, soit environ 70 % des entrées de commandes du
groupe, alors qu’elle ne représentait que 53 milliards de DM en 1993-1994 à l’amorce du
mouvement TOP.
Les résultats sont également plus que probants en termes d’innovations. Depuis 1993, le
nombre annuel d’inventions a doublé pour dépasser les 6000 en 1997, ce qui, en moyenne,
représente 28 nouvelles inventions par jour de travail. Autre exemple significatif : plus de
30000 salariés (c’est-à-dire environ 10 % de l’effectif total) ont participé au concours mondial
des innovations qui a eu lieu en 1996 et, les 13 salariés qui ont obtenu le titre «d’inventeur de
l’année» ont permis, à eux seuls, de déposer plus de 250 brevets, certains concernant des inno-
vations majeures.
En revanche, au niveau du changement des comportements des salariés, les résultats sont
décevants. En 1997, une vaste enquête est lancée auprès de plus de 8000 salariés au sein de
l’ensemble des sociétés du groupe dans le monde. L’objectif est double : connaître les valeurs
communes aux salariés de l’entreprise d’une part, comprendre la manière dont ils vivent au
quotidien la réalité de l’entreprise et le changement en cours d’autre part. Résultat : Siemens
est considérée par ses salariés comme une entreprise fiable, innovante, de stature internationale,
d’orientation mondiale, et qui recherche le succès sur le long terme. Mais, l’entreprise continue
à être perçue comme :
- trop lente et rigide ;
- ne valorisant pas suffisamment la prise de risques ;
- une entreprise dont l’orientation client et la recherche de solutions globales et intégrées
laissent à désirer ;
- trop timide sur le plan du management participatif et du travail en équipe.
Concernant le changement en cours :
- 15 % des salariés n’en veulent pas et y sont opposés ;
- 52 % en comprennent les enjeux, y sont favorables et sont prêts à retrousser leurs
manches ;
- 33 % ont le sentiment d’être déjà en train de le réaliser.
Si le mouvement TOP débouche bien sûr d’importants résultats, les objectifs initiaux ne sont
cependant que partiellement atteints : les comportements n’ont pas suffisamment évolué. Là où
jusqu’à présent l’entreprise a essentiellement agi sur la composante «hard» de son organisation,
les processus, elle va chercher à agir sur des variables plus «soft» : sa culture et le comporte-
ment de ses managers. C’est l’objectif de la seconde étape de la démarche de changement.
1-2 La seconde étape du changement : les nouvelles valeurs et la
rénovation de la politique de management
Cette seconde étape comporte elle-même deux temps :
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