Une introduction à la métaphysique : raison et existence

publicité
LAURENT COURNARIE
UNE INTRODUCTION À LA
MÉTAPHYSIQUE
Raison et existence
Philopsis éditions numériques
http://www.philopsis.fr
Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou
partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est
illicite.
© Laurent Cournarie - Philopsis 2007
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
1. LA MÉTAPHYSIQUE OU LA QUESTION DU SENS DE LA RAISON
Qu’est-ce donc que la métaphysique ? Ici le paradoxe veut qu’introduire à la
métaphysique soit d’emblée réfléchir à sa définition, et que la recherche de
la définition soit une interminable introduction. A l’égard de la
métaphysique, on ne pourrait jamais faire autre chose qu’introduire…
Introduire à la métaphysique n’est pas un préalable, mais le style propre de
la pensée métaphysique. Toute l’histoire de la métaphysique est l’histoire
d’une introduction…
On peut encore formuler autrement le paradoxe : la métaphysique a rapport
au fondement (fondement du savoir, connaissance des principes…) mais le
fondement se dérobe toujours. La métaphysique c’est l’exigence rationnelle
du fondement de la science, mais la métaphysique n’en finit pas de ne pas
pouvoir se fonder. L’entreprise peut donc paraître bien vaine : à quoi bon
s’efforcer de poser ce qui ne peut s’atteindre ? Il est raisonnable de s’en
tenir à ce qui peut être connu de manière certaine et rigoureuse (sciences),
quand bien même le savoir ne reposerait pas sur des bases inébranlables.
Les succès remportés en aval dans la connaissance des phénomènes
compensent l’absence de fondement en amont. La science se fonde, pour
ainsi dire, par ses conséquences, par son dynamisme, dans son mouvement
même. C’est ce qu’on peut appeler la conception « positiviste » de la
science qui est largement dominante aujourd’hui. D’un côté, les sciences (et
les techniques) saisissent de mieux en mieux de plus en plus de
phénomènes ; de l’autre, la métaphysique n’a pas encore produit le début
d’une preuve de connaissance effective et l’enquête sur le fondement du
savoir paraît une recherche inutile : elle n’apporte rien au progrès de la
science. C’est déjà à vrai dire le constat que faisait Kant en 1787, dans la
seconde édition de la Critique de la raison pure :
« La Métaphysique, connaissance spéculative de la raison tout à fait isolée et qui s’élève
complètement au-dessus des enseignements de l’expérience par simples concepts (et non
pas comme la Mathématique, en appliquant ses concepts à l’intuition), et où, par
conséquent, la raison doit être son propre élève, n’a pas encore eu jusqu’ici l’heureuse
destinée de pouvoir s’engager dans la voie sûre d’une science ; elle est cependant plus
ancienne que toutes les autres et elle subsisterait quand bien même toutes les autres
ensemble seraient englouties dans le gouffre d’une barbarie entièrement dévastatrice. Car la
raison s’y trouve continuellement dans l’embarras, même quand elle veut apercevoir a
priori des lois que l’expérience la plus vulgaire confirme ou, du moins, a la prétention de
confirmer. En elle, il faut sans cesse rebrousser chemin, parce qu’on trouve que la route
qu’on a suivie ne mène pas où l’on veut arriver. Quant à l’accord de ses partisans dans leurs
assertions, elle en est tellement éloignée qu’elle semble être plutôt une arène tout
particulièrement destinée à exercer les forces des lutteurs en des combats de parade et où
jamais un champion n’a pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sa victoire une
possession durable. On ne peut pas hésiter à dire que sa méthode n’ait été jusqu’ici qu’un
simple tâtonnement et, ce qu’il y a de plus fâcheux, un tâtonnement entre de simples
concepts.
Or, d’où vient qu’on n’a pas pu trouver ici la voie sûre de la science ? Cela serait-il par
hasard impossible ? Pourquoi donc la nature a-t-elle mis dans notre raison cette tendance
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 3
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
infatigable qui lui fait en rechercher la trace, comme si c’était un de ses intérêts les plus
considérables ? » 1.
On trouve dans ce texte de Kant, tous les arguments pour douter de l’utilité
de toute réflexion métaphysique :
- malgré son antiquité, la métaphysique n’a pas encore commencé de
s’engager dans la voie d’une science ; inversement, toutes les disciplines qui
se sont constituées comme sciences ont commencé par se séparer de la
philosophie, en abandonnant toute préoccupation d’ordre métaphysique ;
- la métaphysique est une arène où la raison est en conflit permanent avec
elle-même (disputationes), par opposition aux sciences qui ont acquis une
méthode assurée et qui progressent toujours un peu plus dans la
connaissance de leur domaine propre. Si la science n’est pas un monde
totalement pacifié, puisque les savants s’y affrontent, du moins un
consensus finit par se constituer autour d’une théorie, alors que la
communauté métaphysique est une communauté du dissensus ;
- la conclusion ne fait donc pas de doute : il faut renoncer à la métaphysique
et ce renoncement est la certitude que la raison est entrée définitivement
dans l’âge de sa maturité. Tel fut l’enseignement du positivisme d’Auguste
Comte. Le philosophe français distingue dans l’histoire de l’humanité
(individu et espèce) trois âges : l’âge théologique ou imaginaire, l’âge
métaphysique ou abstrait, l’âge positif ou scientifique. Dans « l’état
théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime
des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers
les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action
directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention
arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers »2. L’esprit se trouve
dans cette situation paradoxale de prétendre saisir les causes absolues des
phénomènes alors qu’il est dans le plus grand état d’ignorance naturelle.
Tout s’explique par l’action d’un agent surnaturel : un phénomène trouve en
lui sa cause première et ultime. Le plus causal est aussi le plus inaccessible :
la cause la plus invisible, la plus explicative. « Il est bien remarquable, en effet,
que les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la nature intime des
êtres, l’origine et la fin de tous les phénomènes, soient précisément celles que notre
intelligence se propose par-dessus tout dans cet état primitif, tous les phénomènes vraiment
solubles étant presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses. On en conçoit
aisément la raison ; car c’est l’expérience seule qui a pu nous fournir la mesure de nos
forces ; et, si l’homme n’avait d’abord commencé par en avoir une opinion exagérée, elles
n’eussent jamais pu acquérir tout le développement dont elles sont susceptibles. Ainsi
l’exige notre organisation. (…) Il en est de même en considérant sous le point de vue
pratique la nature des recherches qui occupent primitivement l’esprit humain. Sous ce
rapport, elles offrent à l’homme l’attrait si énergique d’un empire illimité à exercer sur le
monde extérieur, envisagé comme entièrement destiné à notre usage, et comme présentant
dans tous ses phénomènes des relations intimes et continues avec notre existence » 3.
1
Kant, Critique de la raison pure, PUF, p. 18.
2
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1ère leçon, p. 21.
3
Ibid., p. 24
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 4
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
Quand l’esprit parvient-il à renoncer à connaître l’essence des phénomènes,
à s’interdire « tous ces sublimes mystères, que la philosophie théologique explique, au
contraire, avec une si admirable facilité jusque dans les moindre détails » 4 ? Seulement
avec l’âge positif de la science. Pour Auguste Comte, la métaphysique reste
marquée par l’esprit théologique, et ne constitue, au plan théorique comme
au plan pratique, qu’une époque de transition entre l’esprit théologique et
l’esprit positif. « Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification
générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites,
véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et
conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont
l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante » 5. Autrement
dit la métaphysique est dominée par la recherche des causes premières et
finales. La disposition d’esprit n’a pas changé. Simplement, elle ne parle pas
le langage de l’imagination, mais de la raison : elle procède par
conceptualisation, remplace les agents surnaturels par des forces abstraites.
C’est au fond le concept de cause qui constitue l’obstacle épistémologique à
la constitution d’une connaissance scientifique de la nature. Dans ces
conditions, une pensée scientifique doit prendre le parti de renoncer à la
notion de causalité, au profit de la légalité des phénomènes. « Enfin dans l’état
positif, l’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues,
renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes
des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du
raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations
invariables de succession et de similitude. L’explication des faits, réduites alors à ses
termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes
particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus
à diminuer le nombre » 6. L’esprit scientifique fait le deuil de l’explication
absolue, c’est-à-dire de la cause première ou finale : rapporter un
phénomène à une cause originelle ou à un but ultime, c’est-à-dire en
chercher l’explication dans la réponse à la question « pour-quoi ? », est une
vaine entreprise, où l’esprit s’épuise sans progresser, se contentant de
pseudo connaissances à la place d’un véritable savoir. Ou plutôt cherchant
la vérité, là où il faut se satisfaire de l’exactitude dans la connaissance des
conditions générales et particulières à chaque phénomène. Autrement dit, il
faut réduire l’explication à la connaissance des lois des phénomènes, c’està-dire au « comment ? » de leur apparition.
« Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes
comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction
au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme
absolument inaccessible et vide de sens pour nous la recherche de ce qu'on appelle les
causes, soit premières, soit finales. Il est inutile d'insister beaucoup sur un principe devenu
maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu approfondie des sciences
d'observation. Chacun sait, en effet, que, dans nos explications positives, même les plus
parfaites, nous n'avons nullement la prétention d'exposer les causes génératrices des phénomènes puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la difficulté, mais seulement
4
Ibid.
5
Ibid., p. 21
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1ère leçon, p. 21-22
6
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 5
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes
aux autres par des relations normales de succession et de similitude.
Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les phénomènes généraux
de l'univers sont expliqués, autant qu'ils puissent l'être, par la loi de la gravitation
newtonienne, parce que, d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété
des faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisagé sous divers points
de vue : la tendance constante de toutes les molécules les unes vers les autres en raison
directe de leurs masses, et en raison inverse des carrés de leurs distances ; tandis que, d'un
autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène
qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme
parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre. Quant à déterminer ce
que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce
sont des questions que nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine
de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à l'imagination des
théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La preuve manifeste de l'impossibilité
d'obtenir de telles solutions, c'est que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet
quelque chose de vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces deux
principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle n'est autre chose qu'une
pesanteur universelle, et ensuite, pour la pesanteur qu'elle consiste simplement dans
l'attraction terrestre. De telles explications, qui font sourire quand on prétend à connaître la
nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont cependant tout ce
que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous montrant comme identiques deux
ordres de phénomènes qui ont été si longtemps regardés comme n'ayant aucun rapport entre
eux. Aucun esprit juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin.
Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule dans toute la durée de
ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui dirige exclusivement les grandes
combinaisons intellectuelles. Pour en citer en ce moment un seul parmi les travaux
contemporains, je choisirai la belle série de recherches de M. Fourier sur la théorie de la
chaleur. Elle nous offre la vérification très sensible des remarques générales précédentes.
En effet, dans ce travail, dont le caractère philosophique est si éminemment positif, les lois
les plus importantes et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent
dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature intime de la chaleur,
sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en indiquer le vide, la controverse si agitée
entre les partisans de la matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les
vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions, dont plusieurs
n'avaient même jamais été posées sont traitées dans cet ouvrage, preuve palpable que
l'esprit humain, sans se jeter dans des problèmes inabordables, et en se restreignant dans les
recherches d'un ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son
activité la plus profonde » 7. La philosophie positive substitue ainsi la recherche
expérimentale des lois, c'est-à-dire des relations invariables et constantes
entre les phénomènes naturels, à la détermination des causes transcendantes,
abstraites, absolues. Vouloir expliquer les phénomènes par leurs causes
absolues, c'est tenter une opération interdite à l'esprit humain car elle nous
entraîne à sortir du domaine des faits sensibles. Ces relations normales,
constantes, invariables de succession autorisent la prévision ; celles de
similitude permettent de rendre clair tel phénomène obscur, par son
assimilation à un phénomène connu. Ainsi la gravitation, modèle de la loi
positive ou de l’explication positiviste par la loi, est-elle envisagée tour à
tour sous le point de vue de la succession (« tendance constante de toutes les
7
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, p. 26-27
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 6
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
molécules ») et sous celui de l'assimilation (similitude de la gravitation avec
cet autre fait, bien connu, la pesanteur). Mais il est inutile de s’enquérir de
l’essence de l’attraction, de la cause de la pesanteur : le terme de
« gravitation universelle », précise Comte dans la 24ème leçon, « a le précieux
avantage philosophique d'indiquer strictement un simple fait général, mathématiquement
constaté, sans aucune vaine recherche de la nature intime et de la cause première de cette
action céleste ni de cette pesanteur terrestre. Il tend à faire éminemment ressortir le vrai
caractère essentiel de toutes nos explications positives qui consistent en effet à lier et à
assimiler le plus complètement possible. Nous ne pouvons évidemment savoir ce que sont
au fond cette action mutuelle des astres, et cette pesanteur des corps terrestres : une
tentative quelconque à cet égard serait, de toute nécessité, profondément illusoire aussi bien
que parfaitement oiseuse ; les esprits entièrement étrangers aux études scientifiques peuvent
seuls s’en occuper aujourd’hui. Mais nous connaissons avec une pleine certitude l'existence
et la loi de ces deux ordres de phénomènes ; et nous savons, en outre, qu'ils sont identiques.
C'est ce qui constitue leur véritable explication mutuelle » 8.
Ce rationalisme positiviste consiste donc à soutenir que la raison c’est
seulement la science et la science seulement la connaissance des faits, par le
système des lois et des théories.
Mais il y a une autre option possible, à partir du même constat de
l’impuissance de la métaphysique à « s’engager dans la voie sûre d’une science »,
qu’on peut appeler un rationalisme critique, qui ne juge pas insignifiant
l’intérêt de la raison pour la métaphysique. Il y va dans la métaphysique
d’une exigence de la raison aussi nécessaire que la science elle-même. Et
même on peut voir dans la non-satisfaction de cette exigence la cause de la
crise de la raison dans les sciences contemporaines : la dispersion de la
science dans la spécialisation, c’est-à-dire la perte de l’unité du savoir,
l’intérêt exclusif pour la connaissance des faits et l’efficacité traduisent une
crise spirituelle de la science qui a perdu tout projet et tout sens. Tout se
passe comme si les sciences avaient perdu l’idée de science. C’est ce que
Husserl analysait dans les années 35-36, dans une conférence « La Crise des
sciences européennes et la philosophie » et dans un ouvrage plus développé
mais inachevé, intitulé La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale. A qui sait lire entre les lignes, on sent à
l’ombre de quel péril le philosophe s’exprime. La détresse spirituelle qu’il
évoque, le risque de la haine et de la division des nations européennes qui
menacent sont autant d’allusion à la montée des totalitarismes, et avant tout
à la montée du national-socialisme dont il est personnellement victime. Mais
Husserl ne sépare pas cette crise morale et politique (valeur) et la crise des
sciences (savoir). Il croit saisir le sens de la première en réfléchissant sur
l’état des sciences, c’est-à-dire sur l’état de la raison à l’époque où domine
cette crise des sciences. Il s’agit d’approfondir la crise vers sa cause et vers
ses conséquences radicales. Fidèle à la méthode phénoménologique, il réduit
le phénomène de la crise à son sens essentiel, en reconduisant la crise
morale et politique à la crise de la raison qui en est la cause. Husserl précise
ce qu’il faut entendre par crise des sciences. Les sciences ne sont pas en
8
Ibid, p. 388
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 7
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
crise dans la scientificité de leur méthode, mais dans compréhension de leur
tâche. Husserl précise l’objet de sa méditation au § 2 de la Krisis :
« Nous prendrons notre point de départ dans un renversement qui eut lieu au tournant du
siècle dernier dans l’attitude à l’égard des sciences [...] Pouvons-nous vivre dans ce monde
dont l’événement historique n’est rien d’autre qu’un enchaînement incessant d’élans
illusoires et d’amères déceptions ? » 9.
Que dit Husserl dans ce texte ? Il parle d’un renversement qui s’est produit
au XIXè siècle. Ce renversement ne met pas en cause la science dans sa
rigueur méthodique, c’est-à-dire dans sa scientificité, mais dans sa valeur ou
son sens par rapport à l’existence humaine. La science n’assume plus sa
fonction spirituelle à l’égard de l’humanité : on dira qu’elle n’assume plus la
fonction rectrice qui est précisément celle de la raison. Autrement dit, la
science contemporaine ne réalise pas le sens de la raison en l’homme.
Husserl explique ainsi qu’elle s’est limitée à l’examen et à la résolution de
problèmes factuels : la science n’a jugé rationnels ou susceptibles de vérité
que les faits. La science se réduit à une science des faits. Et l’humanité qui
correspond à une science des faits est une humanité de fait, c’est-à-dire sans
projet historique et où la raison est assimilée à un pur instrument. Ce qui
s’est produit, c’est un écart entre la science et les exigences d’« une vue
rationnelle » sur les questions essentielles que l’humanité se pose sur ellemême. Les questions nécessaires, qui s’imposent à la raison, que la raison
doit prendre en charge en vue d’une connaissance vraie, c’est-à-dire dans
une
langue
philosophique
plus
traditionnelle
les questions
10
« métaphysiques » , sont négligées par la science. C’est ce divorce entre
l’exigence d’une réponse rationnelle aux questions les plus nécessaires et la
facticité de la raison scientifique qui est au cœur de la crise. La science se
contente de connaître le monde en fait - le monde matériel (physique), ou
historique ou psychique (sciences de l’esprit) puisque les sciences humaines
calquent leur méthode sur les sciences naturelles. Autrement dit, la science
n’a rien à nous dire des questions les plus hautes ou les plus « brûlantes ».
La science factuelle « n’a rien à nous dire, puisqu’elle fait abstraction de
tout ce qui est subjectif ». La subjectivité pourtant instauratrice de la science
n’est pas objet de science – ou alors sur le mode objectivant des sciences
physiques. Cette crise n’affecte pas seulement le domaine des sciences, mais
à travers elles la civilisation européenne, pour autant que l’idée de science,
apparue en Grèce et dont elle hérite, constitue son identité (l’idée d’une
humanité vouée à l’idéal d’une connaissance infinie). Ainsi la crise
spirituelle de l’Europe tient à la crise de l’auto compréhension par les
sciences de la tâche de la science, c’est-à-dire à la crise d’une réflexion sur
le sens authentique de la raison. La rationalité vraie, la raison dans sa vérité
ne sépare pas l’ordre de la connaissance et l’ordre des valeurs, la science et
9
Nous recommandons de lire (ou relire) le texte intégral que nous ne pouvons pas citer ici
complètement : Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, §
2, p. 10-11.
10
Husserl, Krisis, § 3, p. 13-14
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 8
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
l’existence, l’objectivité et la subjectivité. La vocation de la raison est
justement de ne pas dissocier la recherche scientifique et la quête du sens.
2. SCIENCE INCLASSABLE, SCIENCE INTROUVABLE
La métaphysique n’est rien d’autre qu’une introduction à elle-même, avonsnous dit en commençant. Mais le problème se redouble : comment
introduire (à) cette introduction ? Par où commencer une introduction à la
métaphysique ? Le plus simple peut-être est d’énoncer des questions
identifiées par la tradition philosophique comme métaphysiques. Par
exemple :
- qu’est-ce que l’être ?
- pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ?
- quelle est la différence entre l’essence et
l’existence ?
- sommes-nous libres ?
- quelle est la nature du lien entre la cause et l’effet ?
- l’âme est-elle immortelle ?
- Dieu existe-t-il ?
Ce qui ressort de ce rapide inventaire, c’est qu’aucun domaine de réalité ne
peut prétendre constituer exclusivement le champ de la métaphysique : ni
Dieu, ni l’homme, ni le monde. En fait, ces questions se distinguent à notre
attention par leur extrême généralité. Elles sont si universelles et si
formelles (par les notions qu’elles mettent en œuvre : essence, existence,
âme, Dieu, causalité, liberté…) qu’il n’est pas du tout certain qu’elles
correspondent effectivement à un objet précis. Et dans tous les cas, elles ne
relèvent d’aucune science particulière – puisqu’une science se définit
notamment par un objet spécifique. Ce pourrait être le premier caractère
d’un énoncé métaphysique : ce dont la généralité et l’indétermination le
rendent inclassable dans le système des sciences. Métaphysique veut dire
« inclassable », « incomparable » à aucune science constituée. Evidemment,
de ce caractère inclassable, deux conclusions opposées peuvent se tirer : a)
la métaphysique ce n’est ni la logique, ni la physique, ni… : c’est une
somme de négations, autrement dit ce n’est rien, ou rien qu’un discours
dénué de sens. Il faut renoncer à la métaphysique comme une discipline
privée de toute signification. C’est le point de vue du « positivisme
logique » au XXè siècle (Cercle de Vienne) ; b) l’irréductibilité de la
métaphysique à aucune science particulière est le signe d’un domaine inédit
de connaissance rationnelle qui a la valeur d’un fondement : la
métaphysique n’est aucune science parce qu’elle est le fondement de toute
science. La métaphysique ici se laisse définir comme science du fondement
de toutes les sciences.
C’est d’ailleurs ce genre d’embarras qui a conduit, selon la légende,
Andronicos de Rhodes, lointain successeur d’Aristote à la tête du Lycée, à
nommer du titre de « métaphysique » (« après les textes sur la nature ») la
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 9
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
série des textes qui se révèlent inclassables dans les œuvres de Logique, de
Physique, d’Ethique ou de Politique. L’anecdote n’est pas indifférente. Elle
signale, par l’incertitude de sa nomination, une indétermination originelle.
La métaphysique c’est d’abord l’histoire d’un mot. Aristote est sans doute,
au sens strict, le premier métaphysicien de l’histoire de la philosophie. Il est
l’auteur d’un ouvrage connu par les modernes sous le titre La métaphysique.
Mais le terme de « métaphysique » comporte ce paradoxe d’être associé à
un auteur qui ne l’a jamais employé. Le paradoxe se prolonge puisque ce
titre d’ouvrage ne correspond pas au sens qu’on a voulu donner à
« métaphysique ». Littéralement, on pourrait traduire méta-physique, par
« au-delà des choses physiques », c’est-à-dire « au-delà de la nature ». Mais
cette traduction est une entorse au grec classique où la préposition meta
signifie simplement « après ». Meta n’a donc pas le sens (métaphysique) de
transcendance que la tradition a pourtant retenu. Ce sens classificatoire est
évidemment philosophiquement décevant. Meta doit pouvoir désigner un
contenu, ce qu’il a fini par désigner, selon deux orientations. La
métaphysique c’est l’au-delà de la physique, par quoi il faut entendre soit
qu’elle concerne des études qui ne peuvent intervenir qu’après les études sur
la nature – la métaphysique vient après la physique dans l’ordre
chronologique de la connaissance : la physique est une connaissance
seconde du point de vue de l’excellence et de la priorité de son objet mais
première par rapport à nous ; donc métaphysique signifie post-physique ;
soit dans un sens qu’on peut dire platonisant ou néo-platonien où la
métaphysique est pensée sur le modèle du renversement qu’on retrouve par
exemple dans le terme de métabolè, ce renversement présidant à un
dépassement : métaphysique signifierait donc trans-physique (trans-naturel).
Mais il n’en demeure pas moins qu’Aristote n’a pas eu recours à ce terme,
mais qu’il parle seulement de « philosophie première ». Et le lecteur
moderne est amené à se demander pourquoi les commentateurs et les
successeurs d’Aristote ont éprouvé le besoin de donner un nom inédit à cette
œuvre. En effet, on se retrouve en présence de trois noms ou expressions qui
paraissent difficilement superposables :
a) la dénomination post-aristotélicienne de
« métaphysique » ;
b) la dénomination aristotélicienne de « philosophie
première » ;
c) la position autant que la recherche par Aristote d’une
« science de l’être en tant qu’être ».
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 10
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
Pour simplifier on peut renommer b) et c) respectivement par théologie et
ontologie.
Métaphysique, ontologie et théologie sont-elles synonymes ? Qu’est-ce qui,
de l’ontologie ou de la théologie, réalise l’idée de philosophie première ?
On comprend facilement l’embarras des éditeurs et des commentateurs
d’Aristote. D’abord l’idée de « science de l’être en tant qu’être » (ontologie)
est tout à fait nouvelle. Elle ne s’intègre pas à la distinction de la
philosophie en dialectique, physique, morale. Aristote écrit : « il y a une
science qui étudie l’être en tant qu’être et ses attributs essentiels. Elle ne se confond avec
aucune des sciences dites particulières, car aucune de ces autres sciences ne considère en
général l’être en tant qu’être, mais, découpant une certaine partie de l’être, c’est seulement
de cette partie qu’elles étudient l’attribut : tel est le cas des sciences mathématiques » 11.
Les mathématiques étudient l’être en tant que nombre et grandeur (l’être
immobile mais non séparé), et non pas l’être en tant qu’être. De même pour
la physique qui étudie l’être en tant que mobile (l’être mobile et séparé).
L’être en tant qu’être doit être l’objet d’une science mais ne peut être l’objet
d’une science particulière. Il est donc l’objet d’une science universelle et
absolument première, puisqu’elle étudie l’être que les autres sciences
présupposent et déterminent selon tel ou tel attribut (grandeur,
mouvement…). Mais cette science de l’être en tant qu’être, qui est peut-être
nécessaire, toujours confusément recherchée à travers les sciences
particulières12, elle n’a jamais été dégagée par les prédécesseurs d’Aristote.
On comprend que ses successeurs aient eu du mal à situer l’ontologie dans
l’édifice connu de la philosophie. Et l’embarras est à son comble si l’on
considère que la philosophie première (théologie) est également une partie
de l’ontologie, puisque le divin n’est pas identifiable à l’être en tant qu’être,
mais désigne seulement l’être en tant qu’immobile et séparé.
Ensuite, les livres de la Métaphysique sont très disparates, comportant de
nombreuses redondances (K est un doublet de B, et E), abordant des sujets
qui appartiennent en propre à la physique (la substance sensible en E et H, le
mouvement en et , la causalité en A), ou à la philosophie des
mathématiques (critique de la théorie des idées et des nombres en A, M, et
N). De fait, donc, la Métaphysique ne traite que très peu des questions
théologiques (la deuxième partie de ). C’est pourquoi le titre de
« philosophie première » était inapplicable à l’ensemble des livres.
Finalement, la dénomination de « métaphysique » « par une ambiguïté sans
doute inconsciente », permet de désigner la philosophie première sans
exclure l’ontologie ; elle « préservait l’interprétation théologique de la science de
l’être en tant qu’être : la recherche post-physique était en même temps science transphysique. Science du divin ou recherche qui, par les voies laborieuses de la connaissance
humaine, essaie de s’élever jusqu’à l’être en tant qu’être, la métaphysique pouvait être l’une
et l’autre à la fois, alors que l’expression philosophie première pouvait difficilement
11
Métaphysique, , 1, 1003a21
12
« Et, en vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en
suspens : qu’est-ce que l’être ? » Z, 1, 1028b2.
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 11
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
s’appliquer au second de ces aspects » 13.
La métaphysique est donc le nom d’une
science qui hésite entre l’ontologie et la théologie. Pour conserver
l’apparence d’une unité, la tradition perpétuera un concept scolaire de la
métaphysique en distinguant la métaphysique générale (l’ontologie) et la
métaphysique spéciale (la théologie, à laquelle viendront s’ajouter la
cosmologie et la psychologie rationnelles). La première traite de l’ens
commune, de l’être en général, la seconde du summum ens, de l’être
suprême, c’est-à-dire de Dieu. Dans le premier cas, la métaphysique est
première parce qu’universelle (de l’être aux êtres particuliers) ; dans le
second elle est universelle parce que première (de Dieu aux êtres).
La métaphysique n’est donc pas un « mot originaire » (Urwort) comme dit
Heidegger, renfermant en lui la signification qu’il désigne. Mais c’est
pourtant ce mot obscur qui a dominé l’histoire de la philosophie, c’est-àdire, à travers celle-ci, l’histoire de la pensée (occidentale), qui a vu se
succéder la fin et le retour de la métaphysique. La science ne peut tenir lieu
de métaphysique : les questions de l’être, du sens de l’existence, de Dieu…
continuent de se poser alors qu’elles ne se laissent pas formuler dans le
langage scientifique. Et la science ne saurait échapper à la question de sa
vérité – question qui ne relève pas directement d’elle-même (la science de la
science n’est pas une science). Mais d’un autre côté la métaphysique n’est
pas scientifique et tous les efforts pour la rendre telle ont échoué ou sont
demeurés formels. La science soupçonne la métaphysique de n’être pas
rationnelle : la métaphysique soupçonne la science de n’être que
partiellement ou incomplètement rationnelle.
3. LE VOCABULAIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE
Avant de pousser plus loin la réflexion sur la métaphysique, à la fois dans
l’histoire de la métaphysique et dans le rapport de la raison à l’existence, il
est nécessaire de fixer le vocabulaire de la métaphysique. En un sens, la
métaphysique traite des questions les plus simples ou les plus universelles.
Elles procèdent toutes de l’étonnement qui est, selon la tradition, le
sentiment à l’origine de la philosophie : « c’est, en effet, l’étonnement qui poussa,
comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur
étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis,
s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants,
tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de
l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance
(c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse,
car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à
l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie c’est qu’évidemment
ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire »14.
On peut, à travers ce texte, reconstituer, pour ainsi dire, la genèse du
questionnement métaphysique :
13
14
Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 43-44.
Aristote, Métaphysique, A, 2, 982b12-21
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 12
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
- la métaphysique (la philosophie) commence par l’étonnement : nul ne
désire le savoir, s’il n’a conscience de son ignorance ; et nul n’a conscience
de son ignorance si le réel ne l’étonne pas ;
- la métaphysique consiste alors à prolonger l’étonnement et à radicaliser les
questions qu’il suscite pour les porter à leur plus grande généralité :
pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Le néant était possible, et
pourtant le monde existe ; cet écart entre le possible du néant et la réalité de
l’être demande à être justifié, ou du moins assumé par l’intelligence ;
- cette universalisation et cette radicalisation situe la métaphysique dans la
visée d’une connaissance désintéressée. La métaphysique accomplit même
l’idéal de la science pure, affranchie de toute utilité ou de toute application :
elle relève de la science théorétique, et c’est pourquoi elle peut être
assimilée à la sagesse. C’est ce qu’Aristote déduit dans la suite du passage :
« mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et
n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les
sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle même
sa propre fin ». Cela ne veut pas dire qu’elle ne représente pas un bien pour
l’homme. Au contraire, elle est identifiée par Aristote au souverain bien luimême, au bien recherché pour lui-même. La métaphysique, c’est-à-dire ici
la connaissance de ce qui est divin, n’est pas une science formelle vide, mais
ce par quoi l’homme réalise la perfection (connaissance pure) de sa plus
haute capacité (intellect)15 ;
- mais en un sens, ces questions les plus radicales, sont les questions
ordinaires. L’étonnement à l’origine de la connaissance métaphysique porte
sur les objets les plus familiers, ou plus exactement procède justement d’un
dessaisissement du moi par rapport aux fausses évidences du monde, aux
certitudes familières, quand se fait jour, comme dit Jaspers, « la différence qu’il
y a entre un objet faisant partie du monde et une question concernant l’être et notre
situation dans le tout » 16. Une question métaphysique est une question qui n’a
pas la forme d’une question concernant un objet : c’est une question
« ontologique » (sur l’essence, sur l’être, sur l’origine de l’être…) ou une
question existentielle (sur la liberté, le sens de l’existence, la valeur de la
mort…). Or ce genre de questions est, par définition, accessible à tout
homme, puisqu’elles le concerne en tant qu’être (ontologie) et en tant
qu’homme (existence) – et c’est si vrai, que l’enfant, par un étonnement
naturel, en est capable17.
Mais évidemment, la métaphysique ne consiste pas seulement dans les
questions qu’elle pose. La métaphysique prétend élaborer des réponses,
construire un savoir de l’être, de Dieu, du monde. Or la constitution de la
métaphysique n’est possible que par le travail conceptuel, c’est-à-dire tout
un langage théorique. C’est ce vocabulaire « métaphysique » qu’il faut,
rapidement, passer en revue.
15
Cf. Ethique à Nicomaque, X, 7
16
K. Jaspers, Introduction à la philosophie, p. 8
Cf. Jaspers
17
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 13
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
Le vocabulaire métaphysique (de la philosophie) est pour l’essentiel
d’origine aristotélicienne et a été fixé après lui par la pensée médiévale.
Tous les énoncés métaphysiques ont recours aux mêmes concepts et aux
mêmes couples d’oppositions. En effet, les concepts fondamentaux de la
métaphysique ont cette particularité de fonctionner par opposition. On est en
présence de couples conceptuels : être/devenir ; acte/puissance ;
matière/forme ; substance/accident ; essence/existence, mais aussi
nécessaire/contingent, éternel/temporel, en fait/en principe. On peut sans
doute considérer que la métaphysique tient ce style « dualiste » de ses
premiers initiateurs, Parménide et Platon (style qui plonge sans doute ses
racines plus profondément dans les structures mythiques de la pensée, à
travers les premiers « physiciens » – cf. Vernant, « Du mythe à la raison »,
Mythe et pensée chez les Grecs). Parménide oppose ainsi dans son Poème la
voie de l’opinion et la voie de la vérité (il est nécessaire de penser que l’être
est, qu’il est sans cause, sans commencement et sans fin) ; Platon cherche ce
qu’il nomme « l’être réellement réel » (ontôs on), qu’il attribue aux Idées,
au-delà des choses sensibles qui ne sont que des apparences. D’un côté,
l’être, l’éternité, l’intelligible, l’identité, la forme ; de l’autre, le devenir, le
temps, le sensible, l’indéfini, la matière – avec son corrélat psychologique :
d’un côté, l’âme (immortelle et co-naturelle à l’intelligible), de l’autre le
corps (facteur d’aliénation, fardeau et tombeau) ; et sa traduction morale : le
bien consiste pour l’homme à vivre selon son âme (donc à fuir les plaisirs
du corps), à séparer son âme de son corps, à s’immortaliser par l’exercice
pur de la pensée, pour « s’évader au plus vite » vers l’intelligible. Le
dualisme, c’est-à-dire en fait le primat de la série des termes qui signifient
l’être et ce qui lui est assimilé sur la série des notions exprimant le devenir
et le sensible, serait la marque de la pensée métaphysique. C’est, on le sait,
le parti pris le plus constant de Nietzsche, dans sa critique de la
métaphysique. La métaphysique consiste à postuler derrière le monde où
nous vivons par notre corps, un « arrière-monde », un « outre-monde », à le
peupler d’illusoires entités, et à partir de lui, de « déprécier »
systématiquement la vie sensible : calomnie de la perception et des sens,
haine du devenir, mépris de l’art. La métaphysique désigne alors une
certaine « idiosyncrasie », une certaine espèce d’hommes souffrants, las de
vivre. La métaphysique a un sens moral (et non pas théorique) et une origine
psychologique :
« Psychologie de la métaphysique. - Ce monde-ci n’est qu’apparence ; donc il y a un
monde vrai. Ce monde-ci est relatif, donc il y a un monde absolu. Ce monde-ci est
contradictoire, donc il y a un monde dénué de contradiction. Ce monde-ci est en devenir,
donc il y a un monde de l’être. Autant de raisonnements faux (aveugle confiance dans la
raison : si A existe, son contraire B doit aussi exister). C’est la douleur qui inspire ces
raisonnements ; au fond, c’est le désir qu’il existe un pareil monde ; de même, la haine d’un
monde qui nous fait souffrir s’exprime en ce qu’on en imagine un autre meilleur ; c’est le
ressentiment des métaphysiciens contre le réel, qui est ici créateur »18.
18
Nietzsche, Volonté de Puissance, I, § 214, p. 98-99
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 14
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
« L’homme cherche « la vérité » : un monde qui ne puisse ni se contredire, ni tromper, ni
changer, un monde vrai – un monde où l’on ne souffre pas ; or la contradiction, l’illusion, le
changement sont cause de la souffrance ! il ne doute pas qu’il existe un monde tel qu’il
devrait être […]
En somme : le monde tel qu’il devrait être, existe ; ce monde dans lequel nous vivons est
une erreur ; ce monde, le nôtre, ne devrait pas exister.
La croyance à l’être n’est donc qu’une conséquence ; le véritable premier mobile, c’est le
refus de croire au devenir, la méfiance envers le devenir, la dépréciation de tout le
devenir…
Quels sont les hommes qui réfléchissent de la sorte ? Une espèce humaine improductive,
souffrante, lasse de vivre » 19.
Pour saisir l’être, ou se le rendre intelligible, la raison distingue donc des
concepts premiers ou transcendantaux,
a. les catégories : l’être est la notion la plus universelle, puisqu’il
peut être attribué à toute réalité – sans être pour autan un genre
(prédicat commun à plusieurs espèces d’êtres). Mais il y a
plusieurs manières d’en parler, c’est-à-dire d’attribuer l’être par le
discours. Si je dis : « l’homme est blanc », « homme » désigne
l’être en tant que substance, et « blanc » en tant que qualité.
Autrement dit, l’être se dit de plusieurs manières, selon les
différentes formes ultimes d’attribution par le discours. Ces
catégories, ou sens de l’être, sont donc : substance (homme),
qualité (blanc), quantité (un mètre quatre-vingt), relation (double),
lieu (à la Sorbonne), temps (aujourd’hui), position (assis),
possession (avoir son stylo), action (écrire), passion (être écrit).
Cette liste des catégories pose de nombreuses difficultés : a) on lui
a reproché d’être empirique et non systématique (une rhapsodie),
donc non fondée rationnellement ; b) ce qui pourrait s’expliquer si
cette table est prélevée de la grammaire et de la langue grecque
(cf. Trendelenburg) : substance, quantité, qualité, relation
correspondent aux noms et aux adjectifs ; la position, la
possession, l’action et la passion aux verbes, et le lieu et le temps
aux adverbes. Finalement, on retrouve à nouveau le soupçon selon
lequel toute la métaphysique est un jeu de langage, une invention
du langage qui hypostasie des mots pour en faire des concepts en
soi (des réalités)20, alors qu’elles ne sont que des fonctions de
19
Nietzsche, Volonté de puissance, II, Introduction, § 6, p. 10
20
Cf. Rougier, La métaphysique et le langage, 1960 ; cf. aussi Benveniste, Problèmes de
linguistique générale, « Catégories de pensée et catégories de langue ». Le propos de
Benveniste est de montrer à l’encontre d’une conviction largement répandue, que parler et
penser ne sont pas deux activités distinctes, jointes seulement pour le besoin de la
communication (p. 63). Sans doute le signe est-il employé comme véhicule d’une
signification, d’un contenu de pensée : « le langage en tant qu’il est parlé, est employé à
convoyer « ce que nous voulons dire » ». Le signe est le support de la signification (le
vouloir dire). Mais la signification trouve dans le signe non pas la matière de son
expression, mais la forme même d’elle-même comme contenu. Autrement dit le signe ne
signifie que parce qu’il est toujours déjà informé par la langue : la signification est
doublement forme en quelque sorte : en tant que concept ou visée d’un concept (signifié) et
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 15
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
en tant que forme linguistique. Non seulement pour être transmise et communiquée mais
même pour être pensée, la signification a pour condition la forme de la langue. La pensée
ne se saisit pas comme pensée mais comme pensée signifiante, c’est-à-dire comme pensée
informée linguistiquement : « Pour devenir transmissible, ce contenu doit être distribué
entre des morphèmes de certaines classes, agencés dans une certain ordre, etc. Bref, ce
contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit
sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et de si indifférencié que
nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la
langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de
transmissibilité, mais d’abord la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la
pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue » (p. 64). Penser c’est signifier un
concept, mais signifier un concept c’est épouser les formes de la langue. Une pensée sans
forme linguistique est « dénuée de sens ». Mais comment se représenter l’union ou la
relation de ces deux dimensions de la signification en quelque sorte, la pensée et le langage,
le vouloir-dire et la forme linguistique du vouloir-dire, ce qui est signifié (l’idée, le sens) et
ce qui signifie (la forme symbolique) ? Car on ne saurait réduire la pensée au langage : ce
serait annuler du même coup la signification. Le mot est bien le véhicule d’un sens, faute de
quoi il n’est plus qu’une suite de sons, et alors la langue n’est tout au plus qu’une
communication ou une expression. On doit même reconnaître leur distinction. Il y a en
quelque sorte les formes conceptuelles (signifiés) et les formes linguistiques (signifiants),
qu’on peut appeler catégories de pensée et catégories de langue – encore une fois la
signification se joue entièrement au niveau de la forme : sans forme signifiante, le signe est
aveugle (la pensée est indéterminée), sans forme signifiée, le signe est vide (le langage est
insignifiant). Or entre les deux espèces de catégorie, on observe des différences : les
catégories de pensée manifestent une liberté d’invention, de conception et visent
l’universalité. Elles expriment en quelque sorte la spontanéité de l’entendement, libre de
déterminer ses concepts, de les réviser, d’en « instaurer » de nouveaux. C’est d’une certaine
façon l’activité même de la pensée philosophique, utilisant pour ce faire constamment la
fonction méta-linguistique. Par ailleurs, la fonction de la catégorie intellectuelle est de
poser une signification universelle. Penser c’est viser l’universel de la signification d’une
certaine façon, et c’est pourquoi la philosophie peut se croire autorisée si facilement à
réifier la signification (réalisme des significations, comme chez Platon, Frege, Husserl ou le
premier Russell). Au contraire, les catégories de langues exercent une contrainte sur le sujet
linguistique qui ne peut les changer à sa guise et surtout restent toujours relatives à une
langue particulière. Or c’est cette disparité qui rend intéressante leur confrontation. Et dans
ce projet, au lieu de penser (ou de parler) dans l’abstrait, il est préférable d’entrer dans le
concret d’une situation historique, scruter les catégories d’une pensée et d’une langue
définies » (p. 65), et l’on dispose à cet égard d’un document privilégié qui est précisément
la liste des catégories d’Aristote au chapitre 4 du Traité des catégories. L’analyse du texte
aristotélicien permet de vérifier le bien-fondé de la thèse selon laquelle la pensée signifie à
travers les formes de la langue, c’est-à-dire de la médiation informante de la langue entre la
pensée et le langage (la langue est toujours déjà à l’œuvre dans le rapport de la pensée et du
langage, qui constitue l’essence de la signification) : ainsi Benveniste écrit-il : « Aristote
pose ainsi la totalité des prédicats que l’on peut affirmer de l’être, et il vise à définir le
statut logique de chacun d’eux. Or, il nous semble – et nous essaierons de montrer – que
ces distinctions sont d’abord des catégories de langue, et qu’en fait Aristote, raisonnant
d’une manière absolue, retrouve simplement certaines des catégories fondamentales de la
langue dans laquelle il pense » (p. 67).
La thèse de Benveniste a le mérite d’introduire une cohérence systématique dans une liste
réputée rhapsodique. Il montre qu’on peut regrouper les 10 catégories en deux classes
fondamentales : les 6 premières se réfèrent toutes à des formes nominales, les 4 dernières à
des formes verbales. Schématiquement :
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 16
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
l’esprit, pour la plupart d’ailleurs très équivoques. La
métaphysique n’est donc pas la « philosophia perennis » (la
« métaphysique spontanée de l’esprit humain » dont parle Bergson), mais
une structure de pensée héritée des catégories aristotéliciennes,
elles-mêmes inscrites dans la particularité de la langue grecque.
Cette condamnation du caractère linguistique (donc fautif et
illusoire de la métaphysique) sur laquelle on reviendra plus tard,
vaut au premier chef pour la notion d’être. Déjà Hobbes, au XVIIè
siècle, avait relevé que l’être se réduisait au seul verbe est, que le
sens de l’être consistait purement et simplement dans sa fonction
prédicative (copule), mais que l’on pouvait se dispenser d’y
recourir à condition d’employer un autre signe pour le même
emploi – à l’exemple d’autres langues qui, tout en étant dépourvus
de verbe « être », ne privent pas les locuteurs de la capacité de
juger ; c) la relation de la substance aux autres catégories, enfin,
est très problématique. Aristote précise toujours que la substance
est le premier sens de l’être. Toutes les autres catégories sont des
attributs de la substance, ses affections et sont ordonnées à elle. La
notion d’être n’est pas univoque (de même le bien ou l’un) : elle
Dès lors on peut conclure que « ces prédicats correspondent non point à des attributs
découverts dans les choses, mais à une classification émanant de la langue même » (p. 66).
Plus radicalement, il faut reconnaître qu’Aristote a été inconsciemment victime des
contraintes de sa langue : « il pensait définir les attributs des objets ; il ne pose que des êtres
linguistiques. C’est la langue qui, grâce à ses propres catégories, permet de les reconnaître
et de les spécifier. C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La
langue fournit la configuration fondamentale des propriété reconnues par l’esprit aux
choses » (p. 70). C’est la langue qui prescrit les possibilités et (donc) les limites de ce qui
est pensable. La pensée ne peut signifier qu’à partir et selon les formes signifiantes
(catégories de langue). Penser c’est manier des signes, c’est-à-dire viser des significations à
partir d’une « structure informée de signification » (p. 74).
Mais ce qui vaut pour les catégories vaut pour l’être lui-même dont les catégories sont les
figures de prédication. Le mot « être » n’est pas un concept universel, mais « la projection
conceptuelle d’un état linguistique donné » (p. 70). Et Benveniste le démontre en
confrontant les possibilité du verbe grec « être » avec les expressions comparables de la
langue ewe du Togo. Si l’ontologie a été possible, c’est grâce à la structure de la langue
grecque. En effet, a) toute langue ne possède pas un verbe « être » ; b) le grec autorise un
usage logique (la copule du jugement), qui assure une simple fonction de synthèse ; c)
grâce à l’article, il peut devenir une notion nominale, traitée comme une chose (to einai) ;
d) son participe présent se substantive (to on) et de plusieurs manière (oi ontès, ta onta) ; d)
il sert de prédicat à lui-même (to ti hèn einai).
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 17
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
est utilisée avec des significations différentes : ce n’est pas de la
même façon que je dis qu’existe la substance ou un accident, un
objet réel ou un objet fictif (comme le bien peut être moyen ou
fin). Pour autant, la notion d’être ne peut être purement équivoque
(la vérité serait impossible). Il doit donc y avoir une unité de la
plurivocité, une unité dans la différence. Aristote explique ainsi
que cette unité de l’être se fait en référence à la substance
(pluralité ordonnée) : la qualité, la quantité… ne sont des manières
d’être (ou des manières de dire l’être) qu’en référence et en
dépendance de la substance. C’est pourquoi, notamment en Z,
Aristote assimile la recherche de la philosophie première à la
question : « qu’est-ce que l’être ? », et celle-ci à la question : « qu’est-ce
que la substance ? ». C’est cet ordre interne au concept d’être que
Thomas d’Aquin a nommé « analogie » – mais cette solution
« analogique » ne supprime pas la difficulté (l’ousia qui est le
terme par rapport auquel les catégories signifient l’être est une
catégorie, mais une catégorie qui leur sert de fondement
immanent : elle n’est pas l’être même, mais sa signification
immédiate et par laquelle les autres catégories signifient
médiatement l’être ; ensuite Aristote n’utilise jamais la notion
d’analogie pour désigner le rapport des catégories à l’être : cf.
Aubenque, op. cit., p. 190-206) ;
b. en tant qu’acte et en tant que puissance : l’être peut exister sous
deux régimes, en puissance c’est-à-dire potentiellement, ou en
acte, c’est-à-dire effectivement. Quand une chose passe d’un état
potentiel à un état actuel, Aristote parle d’energeia : quand
l’actualité est pleine et entière, il parle d’entelecheia : ici l’acte est
achevé, ou encore la fin est l’exercice de l’acte (Métaphysique ,
6). On remarquera que l’acte est toujours antérieur à la puissance :
la statue est en puissance dans le marbre, mais seulement parce
qu’elle existe réalisée dans l’idée que s’en fait le sculpteur ;
l’enfant est en puissance dans le sperme, parce que le père existe
et possède en acte la forme de l’humanité qu’il transmet à
l’enfant : il faut un générateur en acte ;
c. en tant que forme (plutôt eidos que morphè) ou matière. Cette
distinction recoupe la précédente entre acte et puissance. La forme
c’est la structure rationnelle d’une chose, qu’exprime la définition,
c’est-à-dire
l’essence
d’une
réalité.
La
matière
(étymologiquement, le bois, coupé ou non), est la réalité sousjacente qui peut recevoir des déterminations contraires (forme et
privation). C’est la cause de la substance à titre de puissance
déterminable, là où la forme est la cause déterminante ;
d. en tant que substance ou accident : un accident c’est ce qui va avec
(symbebèkos/symbainein) une substance ou est dit d’une
substance. « On appelle accident ce qui appartient vraiment à quelque chose,
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 18
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
mais qui ne lui appartient ni nécessairement ni la plupart du temps » 21.
Ainsi
« blanc » est un accident pour le sujet qui en est pourvu : le blanc a
beau lui appartenir (il a les cheveux blancs) du moins peut-il
disparaître sans que l’être disparaisse. La substance est ainsi le
support des qualités accidentelles - par opposition à des qualités
« par soi » qui désignent des qualités qui ne sont pas affirmées
d’un autre sujet (« homme » n’est pas affirmé d’autre chose que
« homme », alors que « blanc » peut être affirmé d’homme, de
cheval…). Cette distinction est nécessaire pour rompre avec la
sophistique qui assimilait ce qu’on peut dire de l’accident avec ce
qui concerne la substance (Coriscos est autre que Socrate, Socrate
est un homme, donc Coriscos est autre qu’un homme) ;
e. en tant qu’essence et existence : Aristote distingue bien entre deux
locutions : ce qu’est une chose, et le fait qu’elle soit. La tradition
ultérieure traduira par essence et existence. Essence et existence
sont deux plans d’intelligibilité différents d’un être. La substance
est ce qui existe vraiment, c’est-à-dire de manière séparée : ce qui
a l’être, ce qui est et qu’on n’attribue pas à autre chose, c’est la
substance individuelle (ousia). Et il faut distinguer de la substance
entendue comme sujet existant ou subsistant (Thomas d’Aquin
dira : ens dicitur quasi habens esse (on parle de l’étant comme de
ce qui a l’être), ce qui est le propre de la substance première ou
individuelle, la substance « seconde », ce qu’est principalement un
être, le prédicat qui est supposé à tous les autres et qui correspond
à l’essence. Ainsi on dira que Socrate c’est la substance (première)
et l’humanité son essence (substance seconde : elle n’est substance
que comme attribut du sujet existant séparément et en soi).
Mais Aristote, conformément à la métaphysique platonicienne sans doute,
privilégie le plan de l’essence, puisque c’est le point de vue de la
connaissance. Il a bien vu que rien d’universel ne peut être substantiel (antiplatonisme), mais il n’a pas reconnu dans l’existence même le principe
constitutif de la substance. Il a bien distingué les trois questions possibles
qu’une science peut se poser au sujet d’une chose : si elle est, ce qu’elle est,
pourquoi elle est, c’est-à-dire les plans de l’existence, de l’essence, de la
cause. Et l’ordre de ces questions est lui-même logiquement fondé (en
dehors du cas on l’on commence par donner une définition nominale) : on
ne peut expliquer une chose sans savoir ce qu’elle est, et on ne sait ce
qu’elle est sans savoir qu’elle existe : « nécessairement, en effet, quand on sait ce
qu’est l’homme, on sait aussi qu’il est, car pour ce qui n’est pas, personne ne sait ce qu’il
est : on peut seulement savoir ce que signifie le discours ou le nom, comme lorsque je dis
bouc-cerf, mais ce qu’est un bouc-cerf, il est impossible de le savoir » 22. Donc Aristote
indique bien que la recherche sur l’essence implique une présupposition
d’existence, que l’essence (ce que c’est) n’est pas séparable de l’existence
21
Aristote, Métaphysique , 30, 1025a14
22
Aristote, Seconds Analytiques, 92b4-7
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 19
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
(si c’est). Mais la priorité “existentielle” de l’ousia se renverse en une
réaffirmation du primat ontologique de l’essence formelle ; l’ontologie de la
substance reconduit le primat métaphysique de l’essence. Seule existe la
substance individuelle, mais la forme est l’essence de la substance : le
composé est plus substance que ses causes (matière et forme), mais la forme
est l’essence de la substance, et il y a même des substances qui sont divines
précisément parce qu’elles sont dépourvues de matière et de mouvement, et
qu’étant seulement des formes, elles sont des réalités en acte (Dieu comme
acte pur, « pensée de la pensée »). Ainsi comme le dit Gislon, Aristote est
« moins affranchi de l’ontologie platonicienne qu’il n’y paraît. Disons plutôt qu’Aristote
n’a pas trouvé la justification métaphysique complète de ce sentiment aigu de l’individuel
concret qui le distinguait si nettement de Platon. Certain que l’individu seul mérite vraiment
le titre d’« être », toutes ses enquêtes sur ce qui fait de l’individu un être véritable le
ramènent pourtant à poser l’essence, ou la forme, comme la racine ultime de l’être de « ce
qui est ». L’ontologie d’Aristote est donc sollicitée par deux tendances opposées : celle,
toute spontanée, qui lui fait situer le réel dans l’individuel concret et celle, héritée de
Platon, qui l’invite à le situer dans la stabilité intelligible d’une essence pure, qui reste
toujours identique à elle-même malgré la pluralité des individus. (…) Aristote savait que
l’individu seul est, ou existe, mais la seule sorte d’être qu’il pût se rendre intelligible était
l’essence » 23. En résumé, « toute cette philosophie, qui ne s’intéresse en principe qu’à ce
qui existe, l’aborde pourtant toujours de telle manière que le problème de son existence
n’ait pas à se poser » 24.
Il y a sans doute une raison profonde à cette subversion de l’existence.
Aristote vit et pense dans un monde clos et hiérarchisé d’essences où mêmes
les êtres naturels, corruptibles, sont engendrés à partir de formes fixes. L’
« éternalisme de la pensée » grecque (Koyré), est un obstacle en quelque
sorte épistémologique à une métaphysique de l’existence. Pour Aristote, la
cause du vivant c’est la forme spécifique qui se transmet d’un individu à
l’autre, d’une génération à l’autre. Mais parce qu’elle est ce par quoi il y a
génération, elle n’est elle-même ni engendrée ni engendrable : « Ce qu’on
appelle forme ou substance n’est pas engendré, mais … ce qui est engendré, c’est le
composé de matière et de forme, lequel reçoit son nom de la forme » 25. Peut-être faut-il
dissiper l’équivoque, maintenue par Aristote, autour du concept d’ousia, et
distinguer nettement entre substance et essence, c’est-à-dire reconnaître au
sein de la substance la différence entre l’essence et l’existence. L’essence
est l’universel prédicable ; la substance est le sujet imprédicable, ou
énonçable seulement comme existant. La différence de la substance, c’est
bien son existence. Cette distinction, constitue pour la métaphysique à la
fois un progrès et un problème. Si l’analyse ontologique gagne en clarté,
elle soulève la difficile question de l’articulation de ces deux plans d’être. Si
essence et existence diffèrent l’une de l’autre, comment interpréter cette
différence ? S’agit-il d’une différence réelle (Thomas d’Aquin), modale
(Duns Scot), de raison (Suarez) ? L’analyse de l’être en termes d’essence et
23
24
25
Gilson, L’être et l’essence, p. 59
Gilson, L’être et l’essence, p. 61
Aristote, Métaphysique, 8, 1033b 17-18, p. 389
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 20
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
d’existence est-elle univoque pour tout étant, ou faut-il envisager
différemment leur distinction selon que la métaphysique traite de Dieu ou
des êtres finis ? Toute la philosophie médiévale va disputer de cette question
des relations entre l’essence et l’existence. Sans doute le thème de
l’existence est-il d’abord un thème métaphysique : « toute métaphysique opère
une distinction entre essentia et existentia » 26. Plus précisément, cette distinction de
l’essence et de l’existence, appartient au moment scolastique de l’histoire de
la métaphysique. C’est la scolastique qui, recueillant la philosophie
aristotélicienne, à travers ses commentaires arabes, transposant la
philosophie grecque dans un monde où l’acte philosophique consiste dans
l’interprétation de l’Aristoteles Latinus, élabore et fixe le vocabulaire de
l’être pour toute la tradition philosophique ultérieure, condamnée à l’utiliser
même pour s’en affranchir. Mais si la distinction de l’essence et de
l’existence s’impose à l’esprit en quête d’intelligibilité du réel, c’est-à-dire
du point de vue de l’ontologie ou de la métaphysique générale, la question
de leur composition se révèle aussi radicale, parce qu’elle intéresse la
question théologique de Dieu. C’est pourquoi Suarez peut considérer au
XVIIè siècle que la prima divisio entis, oppose en réalité l’ens infinitum et
l’ens finitum27. Autrement dit la thèse sur le statut ontologique de l’existence
rencontre nécessairement le discours théologique. C’est même l’idée
chrétienne de Dieu qui, parce qu’elle excède la conceptualité de la
philosophie grecque, impose à la métaphysique de privilégier la réflexion
sur l’existence. Plus précisément si, comme l’enseigne la révélation, le
monde a été créé – alors que la raison ne peut le démontrer, ou que la preuve
contraire est concevable sans contradiction : ainsi Kant montre que l’idée de
création contient une antinomie de la raison, qu’à son propos la raison peut
démontrer également que le monde a un commencement dans le temps ou
qu’il n’en a pas – alors toute l’existence se trouve frappée de contingence et
demande sa raison d’être dans une existence nécessaire.
26
27
Heidegger, Nietzsche, II, p. 322-323
Cf. Suarez, Disputes métaphysiques, Quatrième dispute
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 21
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
4. SCIENCE ET MÉTAPHYSIQUE À L’ÂGE CLASSIQUE
S’il y a un siècle d’or de la métaphysique, c’est sans aucun doute le XVIIè
siècle. Il est tout à fait remarquable que les plus grands savants soient les
plus grands philosophes et qu’ils n’aient pas dédaigné la métaphysique.
Davantage même, à partir du modèle des mathématiques, ils se sont efforcés
d’achever métaphysiquement la rationalité scientifique. C’est le cas de
Descartes, de Spinoza et de Leibniz. Autrement dit, ce qui caractérise cette
époque de la philosophie et de la science, c’est que la connaissance des
phénomènes naturels (science) n’est pas exclusive d’une enquête sur Dieu,
l’âme ou la liberté humaine, c’est-à-dire précisément que la raison n’est pas
enfermée dans les questions de « fait » mais qu’elle est appelée
légitimement à traiter les questions métaphysiques. La rationalité classique
est non positiviste. Ainsi, par exemple chez Descartes, le rationalisme
scientifique n’est pas le vrai rationalisme, si la question de la démonstration
de Dieu n’est pas abordée. L’assurance que les idées ont un objet, qu’une
vérité objective correspond à leur certitude n’est fondée qu’à la condition
que Dieu existe et plus précisément que la raison en démontre l’existence
nécessaire.
Il faut même ajouter non seulement que la métaphysique est un champ
légitime et nécessaire de connaissances pour la raison, mais en plus que les
connaissances métaphysiques sont susceptibles d’une plus grande certitude
que les vérités mathématiques et physiques (cogito). Du moins les
philosophes de l’âge classique n’ont pas le sentiment de déchoir, de
renoncer à la raison en passant de problèmes scientifiques à des questions
métaphysiques. Ce sont les mêmes principes qui permettent de raisonner sur
la nature ou sur Dieu, par exemple le principe de causalité chez Descartes
qui lui permet de définir Dieu par la notion de causa sui ; par exemple le
principe de raison suffisante ou du meilleur pour penser l’ordre universel du
monde : « Je commence en philosophe, mais je finis en théologien. Un de mes grands
principes est que rien ne se fait sans raison. C’est un principe de philosophie. Cependant
dans le fond, ce n’est autre chose que l’aveu de la sagesse divine, quoique je n’en parle pas
d’abord » (Leibniz).
La métaphysique n’est pas irrationnelle mais au contraire vient achever le
rationalisme de la science en portant l’exigence d’intelligibilité sur les
raisons des choses, et plus radicalement encore, sur la raison de tout le
contingent. Autrement dit, la raison prend pour objet ce dont les sciences ne
font que connaître les modes et les différents états possibles, c’est-à-dire
l’existence. La raison scientifique constate les phénomènes : elle constate
qu’il existe des phénomènes et cherche à connaître comment ils se
produisent en les ramenant à des lois. La science présuppose l’existence
mais n’en cherche pas la raison première. Or tel est le sens de la
métaphysique : tenter pour la raison de rendre intelligible l’existence dans
ses fondements. D’une certaine façon, la raison affronte son plus grand
défi : justifier l’existence qui, en elle-même, relève du pur fait ou du pur
donné. Naturellement, l’esprit peut se satisfaire de l’explication scientifique
du monde et voir dans la métaphysique plutôt l’expression d’une angoisse
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 22
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
infantile que celle d’une raison complète. Mais à l’inverse, on peut dire, en
suivant Leibniz, que la raison ne fait, dans la régression métaphysique de la
connaissance des choses, que réaliser son principe intime de raison
suffisante. C’est ce principe qui guide l’enquête scientifique des
phénomènes : c’est le fil d’Ariane de la connaissance. Sans lui, l’idée d’une
rationalité du monde n’aurait aucune consistance. C’est en vertu de son
principe le plus intérieur que la raison passe de la connaissance physique à
la connaissance métaphysique, c’est-à-dire rend raison de l’existence du
monde. Mais rendre raison de l’existence du monde ce n’est rien d’autre que
démontrer l’existence de Dieu.
Démontrer l’existence est possible en démontrant l’existence de Dieu. Parler
de démonstration, c’est envisager la méthode la plus rationnelle qui soit.
Démontrer c’est établir une proposition en s’appuyant sur des preuves ou
une argumentation appropriée ; plus précisément à partir des prémisses,
selon des raisons nécessaires.
La métaphysique a eu recours à trois types de preuves, ou à trois voies de
démonstration. Pour reprendre le vocabulaire de Kant : la preuve
téléologique, la preuve cosmologique, la preuve ontologique. Or la nécessité
démonstrative n’est sans doute pas égale dans les trois. De la première à la
troisième, on peut considérer que la rationalité est progressive.
1) La première fait appel au principe de finalité. La beauté, l’harmonie dans
la nature sont autant d’effets que ni le hasard ni les lois mécaniques de la
matière ne peuvent expliquer et qui se laissent naturellement interpréter
comme des fins. Il suffit de contempler « les mouvements si bien réglés du
ciel », « les correspondances entre toutes choses », pour conclure à
l’existence d’une raison supérieure et divine, de même que devant les
mouvements de « quelque mécanisme comme une sphère ou une horloge, nous
n’hésitons pas croire qu’ils sont les ouvrages d’une raison »28. Une si constante
régularité, tant d’analogies et d’uniformité dans les phénomènes supposent
une cause extérieure et intelligente qui organise en un tout ordonné (monde)
l’ensemble des choses. Ici la raison s’appuie sur une analogie : elle conçoit
les choses de la nature comme analogues aux produits de l’art. Le monde est
un artefact. Et plus complexe est la machine, plus simples sont les lois qui
président à sa production et à sa conservation, plus parfait doit être son
auteur.
2) Moins populaire et déjà plus « métaphysique » est la preuve
cosmologique. Elle repose sur l’idée d’une impossibilité de la régression à
l’infini dans l’ordre des causes. La série doit s’interrompre quelque part selon la formule d’Aristote : « il faut s’arrêter et ne pas aller à l’infini »29 -, faute de
quoi la régression est interminable, et la série indéfinie sans raison. La
régression est finie ou bien elle n’est pas fondée. Ainsi la raison peut partir
du monde lui-même, qu’il soit ordonné ou non, comme dans la preuve
appelée a contingentia mundi. Le principe en est le suivant : s’il y a du
28
29
Cicéron, De la nature des dieux, II, ch. XXXVIII, p. 444
Aristote, Physique VIII, 5, 256a 29, p. 115
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 23
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
contingent, il y a du nécessaire. Ce qui est pourrait, par définition, ne pas
être. Le fait d’être n’est pas en soi une raison d’être, mais au contraire a
besoin d’être fondé en raison. Or ce fondement de l’existence ne peut pas
être recherché dans le monde parce que l’existence dans le monde se
conditionne toujours elle-même. On ne peut rendre raison de l’existence
qu’en recherchant un fondement qui, ultimement, n’ait plus besoin d’être
fondé, c’est-à-dire sur une existence pour laquelle la question de la
possibilité de son inexistence cesse de se poser. Ce fondement de l’existence
contingente est une existence nécessaire (Dieu). Leibniz est célèbre pour
avoir mis en forme la preuve a posteriori par la contingence du monde,
notamment aux paragraphes 7 et 8 des Principes de la nature et de la
grâce (1714) :
« 7. Jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simple physiciens : maintenant il faut s’élever à la
métaphysique, en nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte
que rien ne se fait sans raison suffisante ; c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit
possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour
déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement. Ce principe posé, la première
question qu’on a droit de faire sera : Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? Car le
rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, supposé que des choses
doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison pourquoi elles doivent exister ainsi, et non
autrement.
8. Or, cette raison suffisante de l’existence de l’univers ne se saurait trouver dans la suite
des choses contingentes, c’est-à-dire des corps et de leurs représentations dans les âmes ;
parce que la matière étant indifférente en elle-même au mouvement et au repos, et à un
mouvement tel ou tel autre, on n’y saurait trouver la raison du mouvement, et encore moins
d’un tel mouvement. Et quoique le présent mouvement qui est dans la matière vienne du
précédent, et celui-ci encore d’un précédent, on n’en est pas plus avancé, quand on irait
aussi loin que l’on voudrait ; car il reste toujours la même question. Ainsi, il faut que la
raison suffisante, qui n’ait plus besoin d’une autre raison, soit hors de cette suite des choses
contingentes, et se trouve dans une substance qui en soit la cause, et qui soit un être
nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ; autrement on n’aurait pas encore
une raison suffisante où l’on puisse finir. Et cette dernière raison des choses est appelée
Dieu » 30.
L’esprit passe de la physique à la métaphysique quand il pose la question de
l’existence, ou plutôt dès lors que l’existence du monde n’est pas admise
comme un fait et, qu’au contraire, ce fait est interrogé en direction de sa
raison ou de son fondement. Ou encore c’est remonter de la nécessité
hypothétique, qui « détermine les événements postérieurs du monde à partir des
antérieurs »31, à la nécessité absolue qui détermine complètement, comme la
racine ultime ou la raison dernière, toute la suite des états du monde.
Autrement dit, c’est appliquer radicalement le grand principe (leibnizien) de
raison suffisante. Celui-ci vaut à la fois pour la pensée et pour l’être, et
énonce que rien n’existe et n’arrive sans raison. Chaque chose est
déterminée à être et à être telle qu’elle est, ainsi et non autrement. Aussi la
question première, c’est-à-dire métaphysique, se formule-t-elle comme suit :
pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Toute existence est en effet
30
31
Leibniz, Œuvres, Aubier-Montaigne, p. 393
Leibniz, De l’origine radicale des choses (1697), op.cit. p.339
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 24
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
intrinsèquement contingente : le contraire (ne pas être), rien plutôt que
quelque chose, n’était pas impossible. Que le monde existe, cela demeure
une vérité de fait, c’est-à-dire contingente (dont le contraire n’implique pas
contradiction). Ici la contingence n’est pas relative au temps. Même s’il était
éternel, le monde n’en demeurerait pas moins contingent, puisque son
essence n’impliquerait pas son existence : le fait de son existence
soulèverait toujours la question de savoir pourquoi il existe plutôt que le
contraire. Ce qui existe ainsi plutôt qu’autrement possède plus de raison que
l’existence qui aurait pu être posée à la place32, et c’est vrai a fortiori si l’on
juge de l’existence en soi par rapport à la possibilité du néant.
L’entendement, muni de ce principe, conclut donc que la raison à laquelle la
question de la raison suffisante cesse de s’appliquer, la raison de toutes les
raisons médiates consiste dans un être nécessaire. La raison de l’existence
réside dans une existence « portant la raison de son existence avec soi »,
c’est-à-dire une existence qui n’appartient pas au conditionné de la série des
existences contingentes. La raison suffisante de la série des existences,
nécessairement en dehors de cette série, est le concept métaphysique de ce
qu’on appelle Dieu. Et finalement, la cause suffisante d’un monde parmi
une infinité d’autres possibles, est nécessairement une cause intelligente,
une volonté qui choisit, une puissance qui exécute. « Dieu est la première raison
des choses : car celles qui sont bornées, comme tout ce que nous voyons et expérimentons,
sont contingentes et n’ont rien en elles qui rende leur existence nécessaire, étant manifeste
que le temps, l’espace et la matière, unies et uniformes en elles-mêmes et indifférentes à
tout, pouvaient recevoir de tout autres mouvements et figures, et dans un autre ordre. Il faut
donc chercher la raison de l’existence du monde, qui est l’assemblage entier des choses
contingentes, et il faut la chercher dans la substance qui porte la raison de son existence
avec elle, et laquelle par conséquent est nécessaire et éternelle. Il faut aussi que cette cause
soit intelligente ; car ce monde qui existe étant contingent, et une infinité d’autres mondes
étant également possibles et également prétendants à l’existence, pour ainsi dire, aussi bien
que lui, il faut que la cause du monde ait eu égard ou relation à tous ces mondes possibles,
pour en déterminer un. Et cet égard ou rapport d’une substance existante à de simples
possibilités ne peut être autre chose que l’entendement qui en a les idées ; et en déterminer
une ne peut être autre chose que l’acte de la volonté qui choisit. Et c’est la puissance de
cette substance qui en rend la volonté efficace. La puissance va à l’être, la sagesse ou
l’entendement au vrai, et la volonté au bien. Et cette cause intelligente doit être infinie de
toutes les manières et absolument parfaite en puissance, en sagesse et en bonté, puisqu’elle
va à tout ce qui est possible. Et comme tout est lié, il n’y a pas lieu d’en admettre plus
d’une. Son entendement est la source des essences, et sa volonté est l’origine des
existences. Voilà en peu de mots la preuve d’un Dieu unique avec ses perfections, et par lui
l’origine des choses » 33.
Mais aussi bien toutes ces preuves, tant physico-téléologiques que
cosmologiques, sont-elles insuffisantes du point de vue de la raison. Certes
elles paraissent conclure à l’existence de Dieu. Pourtant l’existence n’y est
pas conclue radicalement. L’existence est plus démontrée par la raison à
partir d’une forme donnée d’existence, qu’à partir d’elle-même : il y a de
32
Cf. Leibniz, « Sur la contingence », Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités,
PUF p. 326
33
Leibniz, Essais de Théodicée, I, § 7, G-F p. 107-108
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 25
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
l’ordre dans la nature, du mouvement, des existences (le monde comme
« assemblage entier des choses contingentes »), donc il existe un principe
absolument premier à leur fondement. Tout au plus l’existence passe-t-elle
ici de la contingence à la nécessité. Mais à chaque fois, l’expérience de
l’existence précède la preuve de l’existence. C’est pourquoi la raison
réaliserait davantage son essence avec une preuve a priori, posant par ellemême l’existence. C’est alors seulement que la raison serait démonstrative
et l’existence démontrée. Telle est précisément l’ambition de l’argument ou
de la preuve ontologique de l’existence de Dieu : prouver l’existence sans
présupposition, la déduire du concept. Aussi peut-on considérer, comme le
montre Kant34, qu’elle est au principe de toutes les autres preuves. Si la
preuve ontologique est la plus philosophique et, historiquement, la plus
tardive, c’est le concept transcendantal de Dieu qu’elle prétend atteindre qui
guide secrètement la raison dans ses différents efforts pour démontrer
l’existence de Dieu. L’argument physico-téléologique présuppose
l’argument cosmologique qui, subrepticement, recourt à l’argument
ontologique : pour s’élever de la considération de l’ordre du monde à l’idée
d’une intelligence souveraine (argument physico-téléologique), la
philosophie fait appel à l’idée d’être nécessaire, c’est-à-dire effectue le
mouvement propre de l’argument cosmologique qui, à son tour, implique
l’argument ontologique dans le passage de l’être nécessaire à l’être parfait.
L’argument ontologique consiste à conclure l’existence de Dieu de son idée
ou de son concept. C’est Anselme qui le premier le formule dans le
Proslogion. Pour démontrer l’existence de Dieu, il suffit de penser
rigoureusement son concept. Dieu se laisse définir comme l’être tout
puissant ou infini, c’est-à-dire « quelque chose en comparaison de quoi rien
de plus grand ne peut être pensé ». Or si telle est l’essence de Dieu, il ne
peut pas simplement exister dans la pensée sans exister réellement car, dans
ce cas, puisque nous pouvons concevoir un être existant non seulement dans
la pensée (comme simple concept) et mais aussi dans la réalité (comme une
existence), on pourrait concevoir un être plus grand que l’être en
comparaison de quoi rien de plus grand ne peut être pensé, ce qui est
contradictoire. Autrement dit pour être pleinement ce que signifie son idée
ou son concept, pour être tel qu’on ne puisse penser quelque chose de plus
grand, il doit exister aussi dans le réel.
Descartes reprend l’argument en insistant sur la notion de parfait : par l’idée
de Dieu on comprend une perfection absolue ; or l’existence est une
perfection (Dieu ne saurait être parfait et ne pas exister) ; donc Dieu existe
nécessairement. Autant pour n’importe quelle idée, son essence n’implique
pas son existence, autant dans le cas de Dieu mais de Dieu seulement, son
essence enveloppe la nécessité de son existence. Si je pose Dieu, le prédicat
de l’existence s’en déduit aussi nécessairement que du triangle se déduit le
prédicat de l’égalité de ses angles à deux droits.
34
Cf. Kant, Critique de la raison pure, “L’idéal de la raison pure”, PUF p. 425
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 26
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
Que valent les preuves de l’existence de Dieu ? Comme on l’a souvent dit,
notamment Pascal, aucune preuve de Dieu n’est suffisante pour faire croire.
Le Dieu de la raison n’est pas le Dieu de la foi, et sa démonstration n’ajoute
rien à la foi et ne convertit pas l’athée – mais d’ailleurs ce n’est pas
vraiment son office. Plus grave est donc la critique rationnelle des preuves.
Si on les reprend successivement, on peut considérer avec Kant :
- que la preuve téléologique est a) insuffisante car si elle prouve un auteur
intelligent du monde, elle ne prouve pas un dieu créateur. C’est si l’on veut,
l’idée de Dieu comme architecte ou grand horloger. La preuve ne recouvre
pas tout le concept de Dieu. b) Surtout elle est très anthropomorphique : elle
repose sur l’analogie avec l’artisan, c’est-à-dire avec l’homme :
Monde/Dieu = artefact/artisan. D’une manière générale, la preuve par la
finalité est suspecte à l’esprit rationnel, comme si l’idée de fin pouvait être
explicative ;
- la preuve cosmologique repose sur un usage abusif et contradictoire du
principe de raison ou du principe de causalité. Plus exactement, le principe
de raison n’est admissible que si précisément on n’arrête pas la recherche de
la cause dans une cause première, c’est-à-dire si la raison d’être d’un
phénomène est encore un phénomène et non un être qui est situé en dehors
de la série des phénomènes. Autrement dit, on ne peut sortir du temps, d’une
régression sans fin dans l’ordre des conditions sans falsifier le principe de
raison ou de causalité et du même coup le rendre illégitime ;
- enfin la preuve ontologique est un passe-passe théorique. Il n’est pas
possible de déduire d’un concept une existence, fut-elle celle de Dieu –
comme si « Dieu n’est pas » était une contradiction. L’argument fait comme
si l’être avait le même sens dans ces deux propositions : Dieu est tout
puissant / Dieu est, comme si l’existence était un attribut logique comme la
toute-puissance ou la bonté. On croit que dans la seconde comme dans la
première on ajoute un prédicat au sujet (l’existence comme la toutepuissance). Mais en fait, on passe du simple possible (le concept) au réel
(l’existence) qui ne lui ajoute rien (aucune détermination supplémentaire). Il
n’y a rien de plus dans 100 euros possibles que dans 100 euros réels. Du
point de vue du concept, la somme est la même. Evidemment, dans la réalité
cela change beaucoup. Mais précisément, il apparaît que l’existence n’est
pas une détermination du concept, mais autre chose que le concept, qui
renvoie à la perception et à l’expérience. Prouver qu’une chose existe c’est
non pas la déduire d’un concept, mais la montrer immédiatement par la
perception ou la démontrer médiatement par sa liaison avec une perception
– ainsi on démontre en physique l’existence d’éléments matériels
imperceptibles directement.
La critique kantienne des preuves de l’existence de Dieu a une conséquence
qui dépasse le simple cadre de la « théologie rationnelle ». Elle concerne la
possibilité d’une connaissance métaphysique. Si par cette démonstration de
l’existence, la métaphysique réalise toute l’exigence de la raison, mais si
cette démonstration s’avère illusoire, alors c’est la métaphysique qui paraît
sans projet et sans légitimité théorique. L’impossibilité d’une preuve
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 27
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
rationnelle de l’existence signe l’impossibilité d’une démonstration de
l’existence, c’est-à-dire l’impuissance de la raison métaphysique à se
constituer comme science.
5. L’ALTÉRITÉ MÉTAPHYSIQUE DE L’EXISTENCE
Une question métaphysique est une question qui déborde le cadre de la
connaissance scientifique. Pour reprendre une expression de Gabriel Marcel,
on dira qu’elle relève du « méta-problématique ». Telle est la question de
l’être. Ici la métaphysique (l’ontologie) ne requiert plus d’être considérée
comme une science, mais comme ce que la science ne peut, par elle-même,
rendre intelligible.
Dans cette perspective, la question de l’existence relève bien de la
métaphysique. S’il y a bien une dimension de l’être que la science ne peut
prendre en charge et connaître, c’est bien l’existence. Ce qu’on a nommé
l’existentialisme peut bien apparaître comme le prolongement, à l’époque
contemporaine, de l’ancienne métaphysique. Toute interrogation
existentielle est de nature métaphysique. Pourquoi existons-nous ? Sommesnous libres de choisir notre existence ? L’existence vaut-elle d’être
vécue ?… On y retrouve, en effet, les caractéristiques de tout énoncé
métaphysique : un énoncé général, portant sur ce qui n’est pas objectivable,
et visant la totalité d’un phénomène. L’angoisse de la mort, l’angoisse
suscitée par la conscience d’une liberté et d’une responsabilité infinies
(Sartre) sont, à cet égard, des expériences métaphysiques fondamentales :
tout le sens de l’existence s’y joue.
Mais, parce qu’il y a un concept métaphysique de l’existence, une manière
toute métaphysique d’en parler, on peut tout aussi bien considérer que la
philosophie de l’existence s’affranchit de la métaphysique. C’est ainsi que
Kierkegaard, le père de la philosophie existentielle, a systématiquement
opposé l’existence au concept, c’est-à-dire la pensée de l’existence aussi
bien à la science qu’à la métaphysique. Ainsi la pensée existentielle laisse
deux options :
- considérer que l’existence est le domaine de l’interrogation métaphysique
– par opposition à la connaissance objective qui définit la science :
l’existence relève du « méta-problématique » comme dit Gabriel Marcel ou
de l’inobjectif selon Karl Jaspers : « L’existence est ce qui ne sera jamais objet,
l’origine à partir de laquelle je pense et j’agis » – mais alors par métaphysique on ne
peut plus entendre ce que la tradition entendait précisément par cette
discipline jusqu’à Kant. Est métaphysique ce qui est irréductible à l’enquête
strictement rationnelle dont le modèle est la science. La métaphysique
consiste alors à éclairer l’existence et à l’analyser dans ses structures les
plus fondamentales, sans prétendre démontrer l’existence et fonder un
système de l’existence. Si la métaphysique conserve un sens, c’est par
opposition au domaine de la vérité objective des sciences, et comme une
pensée ouverte et non systématique ;
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 28
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
- considérer que la métaphysique traditionnelle a toujours méconnu
l’existence, en privilégiant le plan de l’essence ou en croyant que la raison
peut prétendre l’intégrer dans sa démarche par la démonstration. A ce
moment là, l’existence apparaît comme ce qui est irréductible à toute raison,
quelle soit scientifique ou métaphysique. C’est pourquoi la pensée
existentielle, qui n’ose même plus se nommer métaphysique et même
philosophie, s’accommode mieux d’autres formes littéraires d’expression,
comme le journal, le théâtre ou le roman. L’existence ne se prouve pas, mais
s’éprouve, ce qui donne à la description littéraire toute sa légitimité. Le
savoir de l’existence n’est pas de nature conceptuelle, universelle et
abstraite, mais littéraire, parce que seule la littérature – mais on peut étendre
ce pouvoir descriptif à l’ensemble de l’art – dit au plus près l’épreuve
subjective de l’existence, cette réflexion qui n’est jamais de nulle part mais
toujours inscrite dans un sujet, dans une situation, impliquée dans un effort,
face à des situations contingentes, affecté de passions, être un corps
souffrant, désirant, une liberté qui n’est rien mais qui peut tout. Notamment
le roman, malgré sa dimension fictive, est la forme qui se prête le mieux à
cette intelligence de l’existence qui ne renonce par à exister pour se
connaître, c’est-à-dire qui admet définitivement, comme le rappellent les
philosophes ou les penseurs de l’existence, par exemple Kierkegaard ou
Gabriel Marcel, que l’existence est première et subjective ou n’est pas : « Si
l’existence n’est pas à l’origine, elle ne sera nulle part »35. Cette proposition est
strictement anti-métaphysique, puisque la métaphysique repose sur la
certitude que l’existence c’est le fait réel qui, en tant que tel, ne possède pas
en lui sa raison d’être, et qu’il faut remonter dans l’ordre de l’être, vers
l’essence ou vers Dieu, pour fonder l’existence. L’existence élève une
protestation de la subjectivité contre le savoir, du temps vécu contre la
pensée abstraite, du sentiment contre la raison, de l’individu contre le règne
de l’universalité, et la littérature assume cette protestation en quelque sorte.
La métaphysique aura toujours été une pensée « sub specie æternitatis », et
qui méconnaît ou ignore a priori l’existence : le point de vue métaphysique
sur la réalité est une négation de l’existence. C’est ce que Kierkegaard
rappelle avec force, contre la métaphysique qui résorbe l’existence dans un
système logique, ou contre la science qui s’enferme dans la connaissance
objective : « Justement parce qu’elle est sub specie æterni, la pensée
abstraite ne tient pas compte du concret, de la temporalité, du devenir propre
à l’existence… Penser l’existence sub specie æterni et abstraitement, c’est
essentiellement la supprimer »36. Mais malgré tout, dans les deux cas, un
changement décisif s’est opéré dans la manière de comprendre le terme
d’existence. L’existence n’est plus ici une catégorie abstraite qui décrit un
plan d’être (l’être réel par opposition à l’être possible de l’essence) qui vaut
pour tout étant, mais le plus vif de l’expérience subjective que doit assumer
tout être humain. Et même quand l’existence paraît avoir cette dimension
35
G. Marcel, Du refus à l’invocation, Gallimard, p. 25
36
Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, p. 2 et p. 8
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 29
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
d’universalité, elle devient inquiétante et oblige à une prise de conscience
qui fait voler en éclat les certitudes acquises, suscitant l’angoisse ou, comme
c’est le cas pour Roquentin, le héros du roman de Sartre, La nausée, il prend
soudainement conscience que l’existence est pure contingence, qu’elle est
toujours de trop, là, obstinément présente et sans raison. L’existence s’est
échappée du langage : il n’est plus possible de dire simplement : « ceci est
une chaise », et retenir l’existence dans le langage (par la logique
attributive, par le jeu des catégories – l’être se dit en plusieurs sens) mais : il
y a le fait que cette chaise existe. La chaise n’est pas l’objet d’une classe,
mais un événement, une présence qui échappe à toute relation, à toute
concept. Exister ce n’est pas être tel objet, pourvu de telle fonction, (être
pour), mais le fait d’être, d’être là, « d’une effrayante et obscène nudité »37. Et
Sartre peut écrire ce passage, le plus célèbre sans doute du roman :
« L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la
nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent
rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça.
Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et
cause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est
pas un faux-semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la
gratuité parfaite » 38.
L’existence n’est pas le fait d’être en général, mais le mode d’être
spécifique à l’être humain. A partir de Kierkegaard, l’existence est
rencontrée comme ce que l’individu doit prendre sur lui, face à la possibilité
du mal, de la liberté et de la mort. Exister, cela veut dire étymologiquement
sortir de soi, se tenir en dehors de soi, par quoi il fait entendre le fait d’avoir
à être. Heidegger le premier définit l’homme (ce qu’il nomme le Dasein)
comme l’être dont l’essence est d’exister, c’est-à-dire qui tient son être dans
un mouvement, dans un projet d’être : l’homme est un être du possible, un
pur pouvoir-être. Sartre donne une formulation plus simplifiée de cette thèse
heideggerienne dans la formule : « pour l’homme, l’existence précède l’essence ».
Cela veut dire que pour l’homme, être n’est pas l’effectuation d’une essence
intelligible ou d’une nature déterminée, mais une réalisation libre de soi. Si
l’homme a une essence, cette essence est le résultat de la liberté au cours de
l’existence. Être pour une chose et être pour l’être humain ne peut pas se
dire de la même manière : il faut réserver la notion d’existence à la
subjectivité humaine.
37
38
Sartre, La nausée, p. 182
Sartre, La nausée, p. 187
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 30
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
6. LA CRITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE ET APRÈS
Mais alors on peut considérer que l’analyse plus ou moins indirecte de
l’existence est ce qui reste à la philosophie quand elle a renoncé à la
métaphysique, ou quand la métaphysique a renoncé à la prétention présente
et future de se constituer comme science. Aussi, dans ces conditions là, la
métaphysique est-elle désormais inutile, puisqu’elle peut être
avantageusement remplacée par la littérature et par l’art. C’est ainsi que,
contre toute attente, étant donnée la différence des manières d’instruire la
pensée philosophique, la critique positiviste de la métaphysique se retrouve
sur le même terrain que la philosophie existentielle. La métaphysique n’a
pas d’autre objet que d’exprimer le sentiment de la vie. Mais sur ce terrain,
la métaphysique est concurrencée par l’art : « l’art est le moyen d’expression
adéquat et la métaphysique un moyen inadéquat, pour rendre le sentiment de la vie »,
c’est-à-dire aussi bien l’attitude du sujet dans la vie, que sa disposition
affective. Le métaphysicien est ou bien un savant raté ou bien un artiste sans
talent artistique : un musicien sans talent musical. « La métaphysique n’est qu’un
substitut de l’art » (Carnap).
Que reste-t-il donc à la philosophie, entre la science (vérité) et
l’art (sentiment de la vie) ? Elle doit prendre conscience qu’elle est un
discours nécessairement métalinguistique, donc qu’elle n’est pas un discours
théorique. C’est seulement par cette auto-limitation qui lui assigne pour
objet le langage et le discours des sciences, c’est-à-dire l’analyse logique du
langage scientifique, qu’elle peut continuer d’exister de manière sérieuse
avec l’aide des instruments de la logique moderne, pour un jour peut-être
devenir « scientifique » : « La philosophie (est) une analyse logique du discours que la
science produit pour parler des choses matérielles » (Ayer, Langage, vérité, logique).
Carnap le dit plus radicalement encore : « Mais que reste-t-il alors finalement à la
philosophie, si tous les énoncés qui disent quelque chose sont de nature empirique et
appartiennent à la science du réel ? Ce qui reste, ce n’est ni des énoncés, ni une théorie, ni
un système, mais seulement une méthode : la méthode de l’analyse logique ».
Mais on peut se demander si la réduction de la philosophie à l’analyse
logique du langage, c’est-à-dire donc la disparition de la métaphysique du
champ de la philosophie et de l’exercice de la raison, est définitive.
D’abord, la base théorique de la critique de la métaphysique, c’est-à-dire
l’idée d’énoncés protocolaires, pouvant servir de critère à la signification
des concepts, est une idée naïve. Ou plutôt le positivisme logique repose sur
une sorte de pétition de principe, puisque la critique de la métaphysique à
partir du non-sens de ses concepts et de ses propositions procède de l’idée
strictement positiviste qu’il existe des faits en soi, des faits bruts. Mais si les
faits n’existent jamais comme de purs faits, on ne peut construire sur eux la
science et critiquer à partir de l’objectivité scientifique le non-sens
métaphysique. Sans doute la métaphysique ne peut elle être scientifique,
mais il n’en demeure pas moins que la science ne cesse pas d’elle-même de
poser des questions dont le sens et la portée sont par nature métaphysiques.
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 31
UNE INTRODUCTION À LA MÉTAPHYSIQUE : RAISON ET EXISTENCE - LAURENT COURNARIE
Que reste-t-il de la métaphysique après les critiques modernes et
contemporaines dont elle a pu faire l’objet : déconstruction kantienne (la
métaphysique plonge la raison dans des illusions) ou heideggerienne (la
métaphysique est aveugle à la question de l’être), analyse logique des
énoncés métaphysiques (pseudo-énoncés).
On peut commencer par évoquer la solution kantienne. La critique de la
métaphysique n’est pas exactement sa fin. Si elle est interdite et impossible
comme science, comme raison théorique, elle subsiste comme une
disposition de la raison – d’où la légitimité de définir l’homme comme
l’animal metaphysicum – et comme raison morale : les idées de Dieu, de
monde (ou de liberté) et d’âme ne constituent pas des connaissances, mais
elles servent de fondement rationnel à la morale. Kant écrit ainsi dans la
seconde préface de la Critique de la raison pure : « Je dus donc abolir le savoir
afin d’obtenir une place pour la croyance ».
La métaphysique conserve encore un avenir dans la description des concepts
et des catégories les plus générales de la pensée, par lesquels on organise
l’ensemble de notre expérience, comme le soutient Strawson (Analyse et
métaphysique).
Enfin peut-être la métaphysique est-elle irréductible du fait même de la
science. Après tout la question du nominalisme ou du réalisme, du statut et
du sens des lois et des théories (description objective du réel ou langage
formel et instrument de connaissance) demeure encore irrésolue et relève
d’une interrogation extérieure à la science elle-même. La généralité et
l’ampleur des questions dépassent la simple épistémologie et relèvent d’un
discours méta-scientifique. Car le rejet de la métaphysique comme science
repose sur l’idée ou l’idéal d’une science physique achevée – le modèle
newtonien pour Kant par exemple. Or l’essentiel des découvertes de la
science contemporaine révèle le caractère fondamentalement probabiliste
des phénomènes (mécanique quantique, théorie quantique des champs).
L’enseignement majeur est l’impossibilité de parvenir à des connaissances
certaines. Autrement dit l’ouverture de la science elle-même, son
incomplétude, son progrès oblige à un travail de révision et de justification
des énoncés théoriques. La question de l’être par son indétermination même
anticipe ce que la science contemporaine découvre sous la forme de
l’incertitude des connaissances. La métaphysique n’est pas morte mais elle
n’est plus nécessairement le propre de la philosophie…
Laurent Cournarie - Philopsis 2007 - www.philopsis.fr
Page 32
MENU DE NAVIGATION
en mode plein écran dans Adobe Reader
Déplacez la palette du sommaire ci-dessous en la saisissant par la barre du haut et
redimensionnez-là à l’aide du coin en bas à droite.
Cette palette vous permet de vous reporter aux têtes de chapitres.
Ne la fermez pas !
Le présent menu se trouve en dernière page
Comment lire ce document ?
utilisez les raccourcis clavier
Avancer d’une page :
clic ou (entrée)
(sauf depuis cette page)
Reculer d’une page :
ctrl + clic ou
+ (maj + entrée)
Sortir et quitter :
esc
(escape)
(en haut à gauche du clavier)
La main ou le pointeur doivent se trouver dans l’espace de la page
- et non dans le sommaire - pour que ces raccourcis fonctionnent.
Vous pouvez également utiliser le petit navigateur en bas à droite du clavier :
Cliquez sur les liens ci-dessous pour :
I ou utilisez les raccourcis clavier :
Imprimer des pages
ctrl + p
Reprendre la lecture
à la page que vous venez de quitter
)
Commencer la lecture …
Le mode plein écran est un affichage de lecture.
Pour effectuer des recherches dans ce document, utiliser le zoom ou prendre des notes de
marge, il est conseillé de passer en affichage standard : appuyez sur la touche esc de votre
clavier.
Ce menu s’adresse aux personnes non familières de la lecture écran. Les initiés de la
navigation clavier pourront se servir de tous les raccourcis habituels.
Téléchargement