La transmission du patrimoine culturel
immatériel
Réexion sur limportance dune médiation culturelle.
F LEMPEREUR
francoise.lempereur@ulg.ac.be
èse de doctorat en information et communication,
Université de Liège, 2008
En ratiant la Convention internationale pour la sauvegarde du patrimoine
culturel immatériel de l’UNESCO, chaque État s’est engaà prendre des
mesures portant sur «l’ identication, la documentation, la recherche, la préser-
vation, la protection, la promotion, la mise en valeur, la transmission» et la
«revitalisation» des traditions orales (légendes, musique, chansons, etc.), des
rituels festifs, des croyances, des savoir-faire et tout ce qui constitue un patri-
moine, transmissible en soi ou comme valeur ajoutée aux patrimoines naturel,
mobilier et immobilier. Bien peu de signataires ont cependant rééchi aux
problèmes pratiques liés à lorganisation dun inventaire, à la protection et à la
mise en valeur des contenus patrimoniaux et, plus fondamentalement, à l’in-
cidence de cette politique sur les modes de vie et les relations sociales, dans un
contexte de plus en plus prégnant de mondialisation et de métissages cultu-
rels.
. Convention promulguée lors de la Conférence générale de lUNESCO du octobre
, ayant pris cours au  avril , trois mois après sa ratication par  pays
membres.
Revue des Questions Scientiques, ,  () : -

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Scruter les enjeux, les conditions et les pratiques dune sauvegarde e-
ciente et dune transmission contemporaine du patrimoine immatériel me
paraissait dautant plus urgent que la bibliographie scientique sur le sujet
était quasi inexistante et qu’aucune recherche globale navait porté sur le rap-
port dialectique entre la réalité pragmatique du vécu des communautés lo-
cales et les diérents concepts, par ailleurs étudiés individuellement, de
«patrimoine », de «mémoire», de «culture» et d«identité culturelle».
Méthodologie
Comment dès lors construire une étude se voulant à la fois théorique et
pragmatique?
Forte dune approche de terrain fondée sur plus de trente ans denquêtes
ethnographiques, je voulais, au départ, élaborer une taxinomie virtuelle qui
permettrait une organisation des contenus patrimoniaux. Au fur et à mesure
de mes recherches, je pris cependant conscience de deux obstacles potentiels à
cette entreprise heuristique. D’une part, j’entrevoyais la faiblesse scientique
pour mon propos de la démarche, expérimentée avec succès par les ethnolo-
gues, qui consistait à isoler les communautés culturelles pour en décrire les
traditions. D’autre part, j’étais ébranlée par la rapidité de lévolution des
modes de vie et par la disparition parallèle de croyances, de pratiques, de sa-
voir-faire qui, pourtant, semblaient bien vivants quinze ou vingt ans aupara-
vant. Je découvrais létroite corrélation entre l’évolution du patrimoine
culturel immatériel et celle du contexte socioculturel de ses détenteurs. En
élaborant une base de données circonstanciée, je risquais donc de limiter mon
travail à une identication ponctuelle ditems culturels, sans portée réelle,
puisque dépassée dès sa publication, et en inadéquation avec les modes de vie
contemporains. Il me parut donc plus utile dexaminer les conditions dexis-
tence dune transmission «naturelle» des contenus patrimoniaux, den iden-
tier les «porteurs» et leurs moyens, de rééchir épistémologiquement sur les
pratiques de médiation culturelle, en posant des jalons critiques sur les buts,
les enjeux et les problématiques de cette médiation, et enn, de proposer une
politique de «sauvegarde» qui, en gardant le principe dinventorisation, ne
constitue pas une réponse institutionnelle formalisée à une demande sociale
vivante.
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
Pour alimenter ma réexion, j’entrepris la lecture de textes émanant
dhorizons scientiques divers anthropologie, ethnologie, sociologie,
sciences politiques, éthique, histoire, et même neurologie –, consciente ce-
pendant des limites quantitatives de cette démarche, dautant plus que celle-ci
se superposait à une prise de connaissance de travaux dans les domaines précis
de la musicologie, de la linguistique, de la muséologie, de l’analyse des médias
et du tourisme.
Finalité
Mon hypothèse de base est que, confrontées à la mondialisation, les com-
munautés socioculturelles, communautés de taille et de composition variables
dans le temps et lespace,expriment un besoin didentication qui pourrait
être en grande partie comblé par une transmission trans-générationnelle dun
patrimoine culturel immatériel propre, apte à leur procurer une «ethnicité»
positive, et donc à sociabiliser, davantage qu’à isoler. Pour éviter toute dérive
nationaliste, il importe de bannir de cette politique toute hiérarchisation des
cultures et tout refus de métissage. Mon but est de conduire la réexion théo-
rique aussi loin que possible et de susciter une prise de conscience à la fois chez
les acteurs du patrimoine, les médiateurs culturels et les décideurs politiques,
sans toutefois proposer des mesures de protection et de sauvegarde dénitives
et universelles, «désincarnées» dune réalité vécue. L’évolution, permanente,
des valeurs véhiculées par le patrimoine culturel est en eet fonction du
contexte politique, social et économique dans lequel il se transmet. Il est vain
dencadrer politiquement la transmission de ce patrimoine si elle n’est pas
prise en charge, consciemment ou non, par des «porteurs» ou des «média-
teurs» ayant la conance des tenteurs légitimes. À laide de situations ob-
servées sur le terrain, je meorcerai de déterminer les modes de transmission
du patrimoine immatériel qui en assurent la pérennité tout en lui garantissant
une faculté dadaptation aux modes de vie actualisés, et de détecter les défor-
mations naturelles, les dérives, voire les manipulations qui modient les
contenus transmis ou menacent leur transmission.
. Dans létude des phénomènes de morisation et de conscientisation des transmis-
sions.
. J’emprunte ce concept à Marco MARTINIELLO, L’ethnicité dans les sciences sociales
contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, .

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Résumé
La thèse est divisée en six chapitres, six thèmes diérents mais liés entre
eux. Le premier dénit le patrimoine culturel immatériel comme objet épis-
témologique, en montrant l’évolution de la recherche, centrée au départ sur le
«folk-lore» et sur le concept de «survivance» qui lui était associé. Inuencée,
au cours du XXe siècle, par la sociologie et par lethnologie extra-européenne
avant de rejoindre lanthropologie sociale de Claude Lévi-Strauss, létude du
patrimoine culturel immatériel s’ouvre aujourdhui à lensemble des sciences
humaines actuelles. La dénition du patrimoine culturel immatériel de
l’UNESCO met par ailleurs en évidence trois questions controversées: la
valeur patrimoniale de la langue, l’identication de la communauté déten-
trice de contenus patrimoniaux et la relation nécessaire ou souhaitée entre
patrimoine culturel, justice et Droits de l’Homme. J’examine aussi dans ce
chapitre la variabilité dapproches que manifestent les chercheurs quant au
patrimoine immatériel, certains y incluant des formes culturelles dessence
aristocratique (le théâtre japonais Nôgaku ou lopéra chinois Kunqu), alors que
dautres ne réservent lexpression quà des pratiques culturelles populaires. De
façon plus large, lexamen de la fracture entre «culture populaire» et «culture
traditionnelle» interroge la notion de «patrimoineculturel», lui même arti-
ciellement sépadu «patrimoine naturel», autrefois pris en considération
pour sa beauté sauvage interdisant tout remodelage humain et, depuis peu,
progressivement associé au patrimoine immatériel pour devenir environne-
ment vivant, cadre écologique aux activités humaines.
Le deuxième chapitre s’eorce de montrer les enjeux sociétaux dune
prise en compte du patrimoine immatériel face à la mondialisation des pro-
ductions culturelles et au risque dhomogénéisation des modes de vie et de
pensée. Constatant qu’il existe diverses formes de « hiérarchisation des
cultures», traduites notamment, dans nos sociétés occidentales, par la dicho-
tomie «urbanité ruralité», je présente un cas concret de traitement politique
de la culture rurale pour poser la question du rapport au temps: le fait de
privilégier une culture patrimoniale marque-t-il un repli sur soi et sur le pas-
sé? J’examine alors le concept de «résistance des marges» qui permet de ré-
pondre par la négative à cette question. Si la revitalisation de contenus
patrimoniaux quil sous-tend dénit une identité culturelle, celle-ci peut-elle
. Littéralement «savoir du peuple».
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
pour autant être qualiée d«ethnicipositive»? Ne risque-t-elle pas au
contraire de fomenter des confrontations ethniques dessence nationaliste?
Pour aborder la transmission, thème des troisième et quatrième chapitres,
je pose la question de la propriété intellectuelle du patrimoine et tente den
dénir les détenteurs et les porteurs. Je m’attache ensuite à cerner les carac-
tères généraux de la transmission du patrimoine culturel et les moteurs parti-
culiers de la transmission immatérielle, en meorçant de comprendre les
processus mémoriels et les valeurs qui induisent des phénomènes de transfor-
mations et de déformations des corpus patrimoniaux. J’aborde ici aussi bien
les transmissions involontairement altérées au l du temps que celles délibéré-
ment adaptées, à des ns politiques, publicitaires ou commerciales. J’identie
ainsi la «distanciation», décit dadhésion spontanée et modication de la
relation aective et signiante unissant le porteur au patrimoine porté; la
«spectacularisation», cause ou conséquence de cette distanciation, elle se
traduit par la prévalence de la représentation sur la réalité vécue; la «folklo-
risation», volonde ger le patrimoine dans un passé volu an denrayer
l’évolution parallèle des pratiques patrimoniales et des contextes sociocultu-
rels; la «tradition inventée», recours à une nouvelle historicité pour répondre
à la vacuité de sens induite par la distanciation; la «manipulation idéolo-
gique», mise en forme du patrimoine à des ns politiques ou idéologiques et
la «manipulation commerciale», manière contemporaine daliéner le patri-
moine culturel au monde économique.
Lorsque la transmission naturelle dun contenu patrimonial est dé-
ciente, la transmission intergénérationnelle peut bénécier de lintervention
de médiateurs, internes ou externes à la communauté sociale détentrice de ce
contenu, et/ou de supports médiatiques tels que la description écrite, lenre-
gistrement audio ou audio-visuel, la photographie et la présentation muséale.
Quel rôle joue lobservateur extérieur à la tradition, lethnologue en particu-
lier? Les médiations, la médiatisation ou le tourisme ne favorisent-ils pas les
décits de transmission et les dérives dénoncées supra? La muséalisation n’est-
elle pas, par exemple, une forme de réication de limmatériel? Telles sont les
questions abordées au chapitre .
Avant de tenter détablir, en guise de conclusion, les bases théoriques et
pratiques auxquelles une politique de sauvegarde du patrimoine culturel im-
matériel devrait être attentive, je consacre encore un chapitre à la probléma-
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