1 Enjeux, valeur & systèmes d’information Objectif Après un bref rappel historique de la vision par l’entreprise du système d’information et de son pilotage, ce chapitre a pour objet de rappeler les difficultés et les enjeux de la mesure de la valeur créée par le système d’information pour l’entreprise. Il s’attache notamment à l’importance croissante de l’approche « capital immatériel » qui apporte un éclairage nouveau à la problématique générale de la valorisation des SI et des méthodes utilisées jusque là. Il s’intéresse aussi aux deux formes que revêt la notion de valeur du SI : la valeur patrimoniale du SI et sa valeur d’usage. 1.1 APRÈS LES COÛTS, LA VALEUR Pour comprendre aujourd’hui les enjeux du pilotage des systèmes d’information, il faut prendre le temps de relire l’histoire de ce domaine qui a parcouru en près de quarante ans un chemin que l’industrie a mis deux siècles à construire. Il est sans doute de bon ton de décrier l’organisation et la maturité des acteurs qui hantent l’univers des systèmes d’information, de s’interroger sur la capacité « d’industrialisation » des activités informatiques, de réclamer des projets d’amélioration de leur performance. Mais c’est oublier l’évolution rapide qu’ont connue les SI, passant du statut de domaine réservé aux seuls ingénieurs manipulateurs de technologies à celui de cœur opérationnel et stratégique de l’entreprise. 20 Chapitre 1. Enjeux, valeur & systèmes d’information On peut résumer l’histoire des systèmes d’information en trois grandes périodes : la période du pilotage par la technologie, la période du pilotage par les coûts et enfin la période du pilotage par la « création de valeur ». 1.1.1 La période technologique On a tendance à oublier cette époque où les journaux informatiques ne portaient leur attention que sur les dernières techniques et technologies disponibles. On parlait peu d’argent, en ce temps-là, et on se posait encore moins de questions autour de la création de valeur. Il fallait bâtir, et vite : les entreprises s’informatisaient, automatisant d’abord leurs processus administratifs (paie, comptabilité), puis leurs processus opérationnels (gestion commerciale, gestion de production). La profession était principalement balisée par les bascules de technologies, l’évolution des langages de programmation et l’apparition de méthodologies de travail. À la période des grands systèmes propriétaires succèdent au début des années 80 l’arrivée du PC puis les systèmes ouverts, le client serveur ; enfin le petit dernier de la grande famille des TIC1 : l’application web. Figure 1.1 — Historique technologique et méthodologique 1. TIC : Technologies de l’information et de la communication 1.1 Après les coûts, la valeur 21 Tout ceci ne relève pas (hélas) que de l’analyse historique : c’est avant tout le patrimoine encore vivant de nombre de systèmes d’information dans les entreprises et notamment dans les grandes entreprises. Car s’il est plus ou moins facile de mettre en place de nouveaux systèmes ou de remplacer un système existant, arrêter un système « ancien » tient souvent lieu de la prouesse : la touche « suppression » a du mal à fonctionner. Combien d’entre nous peuvent se réjouir de constater, en ouvrant leurs portefeuilles applicatifs, qu’ils n’ont plus d’applications vieilles de plus de trente ans développées en assembleur, alors que nous sommes à l’époque du PHP roi ! On comprend ainsi mieux l’état du patrimoine applicatif et matériel des entreprises à l’aube du troisième millénaire. La multiplication de la diversité technologique (voir figure 1.1) par l’extension inexorable des périmètres fonctionnels couverts a été le facteur premier de la grande peur du passage à l’an 2000. 1.1.2 La période économique, les années 2000 Le passage à l’an 2000 n’a provoqué aucune catastrophe, ni technologique, ni économique – les DSI ont assuré. En revanche, cette étape a représenté un changement de paradigme pour toutes les entreprises. En effet, le coût des moyens mobilisés pour passer ce fameux cap, (avec un doublé en Europe, deux ans plus tard, pour le passage à l’euro) révéla aux directions générales qu’il fallait mettre en place un pilotage économique fort de la fonction « système d’information ». Les DSI traversent alors une période de forte remise en cause au sein de l’entreprise, voire de perte de confiance et de suspicion, comme si les risques évoqués lors du passage à l’an 2000 et les moyens demandés pour les couvrir avaient été le fruit de leur seule imagination et ne visaient à satisfaire que leur appétit de budgétivore compulsif. Il n’en demeure pas moins vrai que la question de fond d’une bonne allocation des ressources s’est trouvée posée, et elle est, quant à elle, parfaitement légitime. Le mot d’ordre qui fuse alors de partout est : « il faut réduire les budgets informatiques ». Et comme pour tout mouvement de balancier, on ira parfois dans l’excès. À l’actif de cette période mouvementée, on peut cependant noter plusieurs avancées : la professionnalisation des fonctions « contrôle de gestion », qui deviennent « pilotage économique », en est une. On voit s’implanter petit à petit la méthode ABC (Activity Based Costing)1 , référentiel d’affectation des coûts particulièrement bien adapté à l’univers de l’Information Technology (IT) et qui servira de base à la plupart des projets de refacturation interne ou aux structures ad hoc créées à cet effet (GIE ou filiale informatique dédiée notamment). On mentionnera aussi les travaux du CIGREF (Club informatique des grandes entreprises françaises) : ce dernier a développé un modèle standard pour la profession afin de faciliter les échanges entre les entreprises (benchlearning) et permettre les analyses comparatives (benchmarking) sur 1. ABC (Activity Based Costing) : Modélisation analytique des coûts sur trois niveaux : les ressources, vision « dépenses » (personnels, achats, investissements) que consomment des activités, vision « opérationnelle » et qui permettent de définir les prestations, vision « client ». En savoir plus : voir bibliographie. 22 Chapitre 1. Enjeux, valeur & systèmes d’information certains objets de coûts (tels la mise à disposition du poste de travail, des applications, mais aussi les projets, la maintenance évolutive...1). C’est aussi pendant cette période que l’on abandonne, quand cela est possible, le développement spécifique pour les solutions sur « étagère », qu’il s’agisse de progiciels de gestion globaux, susceptibles de traiter presque toutes les fonctions de l’entreprise, les bien-nommés ERP, ou de progiciels spécialisés sur certaines fonctions telles la CRM, la compta-gestion-finance, les workflows achat, la BI (Business Intelligence), etc. qui alimenteront les approches best of breed des entreprises non convaincues par le « tout en un » des PGI (Progiciels de gestion intégrée). Au passif de cette période, on notera cependant des approches « achat » qui sont souvent tombées dans le piège du « prix d’achat unitaire » le plus bas possible et qui ont géré les prestations intellectuelles comme des achats de matériels, sans se préoccuper du « coût total d’une prestation » et en omettant d’y inclure aussi celui de la qualité. Il s’en est suivi : une course au jour/homme le moins cher possible, des projets d’externalisation massive sans maîtrise des activités sous-traitées, le lancement de projets off-shore sans en mesurer ni les impacts culturels ni le coût total car trop attirés par un coût direct facialement bas de la main d’œuvre locale. La liste des expériences hasardeuses, car ni réfléchies ni maîtrisées, est longue, mais c’est certainement le prix à payer pour gravir les marches qui mènent à la maturité économique. 1.1.3 Et si l’on parlait « valeur » À présent, les « IT techno-fashion victims » sont (presque) sous contrôle, les « costkillers » sont davantage en sourdine, et une nouvelle question se pose : le système d’information et l’informatique qui le porte représentant un investissement et une dépense récurrente de premier plan, comment les valoriser et comment en mesurer la contribution au développement de l’entreprise ? Cette question renvoie, de façon synchrone, à celle de la valorisation du capital immatériel de l’entreprise qui est au cœur des enjeux de notre système économique : le moteur de l’économie moderne, en effet, est immatériel. Selon plusieurs études2 , 75 à 90 % de la capitalisation boursière des entreprises cotées est constituée par des actifs immatériels3 . « Si les clients de l’entreprise sont en voie de paupérisation, si les salariés ont des compétences obsolètes ou si le SI n’est pas très fiable, alors l’entreprise n’ira pas très loin malgré un bon parcours jusqu’à ce jour et une bonne performance présente »4 . 1. « Pilotage économique du système d’information : Définir et présenter les coûts informatiques », CIGREF, 2007. 2. Ernst Young, « Le capital immatériel, première richesse de l’entreprise », mars 2007 ; Rapport Lévy-Jouyet, « L’économie de l’immatériel, la croissance de demain », décembre 2006. 3. Nous ne parlons pas ici, bien évidemment, de la valeur boursière d’une entreprise qui relève d’une autre démarche. 4. Alan Fustec, Bernard Marois, Valoriser le capital immatériel de l’entreprise, Édition d’Organisation, 2006.