\OomÂfa~fâ4ioMO c/ oiMHaao Lf Irremplaçable. Une Ethique de la technologie. Peter Kemp Trad, de l'allemand par Pierre RUSCH. Paris, Cerf, 1997. 14,5 x 23,5, 327 p., bibliogr., index ("Passages"). A première vue, l'ouvrage de P. Kemp fait penser à un livre d'éthique appliquée, au sens que les philosophes de langue anglaise donnent à l'expression applied ethics. La table des matières révèle, en effet, une organisation typique du genre. Une première partie, dite de "réflexion générale", s'applique à dégager les concepts fondamentaux de l'éthique, ainsi que le style et le champ de celle-ci. Une seconde partie, dite de "réflexion concrète", traite, par le biais des problèmes moraux qu'elles soulèvent, des questions suivantes: importance croissante de l'expertise dans les choix publics; importance croissante des intérêts militaires ou industriels dans les programmes de recherche pure; évaluation des risques; développement des biotechnologies et de la télématique. Mais à y bien regarder, P. Kemp fait quelque chose d'asez différent de ce qu'ont coutume de faire les éthiciens britanniques, américains ou australiens. Il estime, en effet, que l'éthique est une "ontologie imperative", indissociable "d'une conception de l'être et de l'étant, c'est-à-dire de ce qui est" (p. 288). C'est dire que son propos est beaucoup plus ambitieux que celui de ses collègues. Typiquement, ces derniers présentent des théories normatives clairement identifiées (déontologismes, conséquentialismes et, depuis peu, éthiques de la vertu) puis les montrent à l'oeuvre dans des questions concrètes lesquelles font un peu figure de banc d'essai pour ces théories. Notre auteur, lui, veut constituer une éthique à la hauteur d u défi posé par l'existence de sociétés de hautes technologies. Ce défi se laisse formuler en ces termes: "Les manipulations technologiques ne portent pas en elles leurs propres limites. La représentation de ces limites doit donc être tirée d'ailleurs" (p. 288). Il vaut donc la peine de lire les trois premiers chapitres qui indiquent les grandes lignes d'une telle éthique. Celle-ci portant sur "la manière de vivre et d'agir bien" (p. 42), il n'est pas possible d'en dégager le contenu sans avoir élucidé l'essence de l'agir humain. On comprend alors que l'ontologie annoncée est en fait une anthropologie: il y est question de l'être de l'homme, pas de l'Etre tout court. Cette anthropologie est éclectique. De Kant, représentant l'éthos chrétien dans sa version protestante, P. Kemp retient l'idée selon laquelle l'agir humain met en jeu des personnes autonomes, uniques, responsables de leurs actes, désireuses également de faire reconnaître leur autonomie par autrui ( Hegel vient ici à la rescousse de Kant). D'Aristote, représentant l'eudémonisme grec, P. Kemp retient l'idée selon laquel- le l'agir humain vise la vraie vie, domaine de la sagesse pratique, et dont le synonyme est "vie heureuse" ou "vie réussie". Mais ni Kant, ni Aristote n'ont véritablement compris que "c'est uniquement la relation entre les hommes qui fait la vie heureuse" (p. 57). En définitive, P. Kemp peut définir "l'objet et la fin de toute éthique humaniste" comme "le bonheur, par la constitution d'une communauté unie dans l'interaction libre du donner et du recevoir" (p. 58). Le chapitre II consiste en une réflexion sur la façon dont l'éthique ainsi définie peut s'énoncer et s'articuler, c'est-à-dire, également, s'implanter et acquérir une efficacité. L'éthique exprimant la compréhension culturelle que l'homme a de luimême et de son monde, P. Kemp récuse pour elle un discours purement informatif (il serait sans portée culturelle) comme un discours purement prescriptif (il ne laisserait pas place à une libre compréhension). C'est le récit qui constitue le mode d'expression approprié de l'éthique. S'inspirant des travaux de H. White et de P. Ricoeur sur la narrativité et sur l'action, P. Kemp estime qu'un récit ne consiste pas simplement à relater ce qui a (eu) lieu, mais à "dessiner une image de la vie qui nous exhorte à vivre d'une certaine manière et à orienter notre existence dans une certaine direction" (p. 81). En conséquence, l'éthique "ne peut exister pour nous, dans notre vie quotidienne, que si nous la percevons elle aussi sous forme d'un récit" (p. 83). C'est valable, aussi bien, dans u n monde hautement technologique: ainsi, selon que nous donnons telle ou telle configuration au récit d'une catastrophe industrielle, nous en ferons un exemple de l'inconscience coupable des pouvoirs publics; ou bien, au contraire, une illustration de leur sagesse et de leur maîtrise; ou bien encore nous en ferons une incitation à vin surcroît de responsabilité de leur part. Tout de même, les sociétés technologiques contemporaines présentent beaucoup de traits qui rendent difficilement tenable la posture éthique traditionnelle. Le Chapitre III constitue une mise au point sur cette question. P. Kemp juge que que toutes les pensées "classiques" - terme particulièrement accommodant qui s'applique aussi bien à Aristote qu'à Lévinas - sont des éthiques de la proximité. Il veut dire par là que "ce ne sont pas les effets lointains de l'action qui comptent" (p.88) mais, selon les cas, la volonté bonne, l'amitié entre les hommes libres, la sympathie personnaliste, la nudité du visage de l'autre, etc. Bref, ce sont des éthiques pour une action "limitée à sa portée immédiate" (p. ^ «é ^ t%Âm9ae - Bulletin n0 12 - Hiver 1997/1998 /j 100). P. Kemp estime, avec H. Jonas, que les pouvoirs conférés par la technique moderne ont radicalement changé la donne. Mais peut-on aller jusqu'à dire que le "devoir d'agir de telle sorte qu'il y ait toujours des hommes dans un lointain avenir" (p. 105) constitue le seul impératif véritablement catégorique ? Non, si l'on prétend opposer de façon radicale une éthique anthropocentrique de la proximité à vine éthique de la distance qui serait, par exemple, biocentrée. En fait, "nous ne pouvons agir de façon responsable, quand nous agissons à distance, que lorsque nous nous comportons comme si nous étions face à face avec la personne absente, même s'il s'agit de gens que nous n'avons jamais rencontrés et que nous ne rencontrerons jamais" (p. 107). L'éthique de la distance, caractéristique des sociétés modernes, ne se comprend et ne se justifie que par rapport à une éthique de la proximité dont elle ne peut guère constituer qu'une extension. Il n'est pas possible de rendre compte ici de façon fouillée de la seconde partie de l'ouvrage de P. Kemp, d'autant que l'auteur va parfois assez loin dans le détail (lorsqu'il expose l'expérience des comités d'éthique au Danemark ou qu'il présente certaines techniques de procréation artificielle). Disons que P. Kemp s'efforce d'y concilier différents principes (tolérance libérale, démocratie participative, justice sociale) et que sa tâche est loin d'être facile... On notera cependant un développement assez peu convaincant (parce que de seconde main) sur la métaphysique de l'intelligence artificielle. L'analyse est bien mieux informée et bien mieux conduite lorsqu'il s'agit de mettre en évidence le caractère illusoire et dangereux de l'idéologie selon laquelle une élite de savants éclairés serait susceptible d'instaurer une paix perpétuelle. Le livre de P. Kemp s'inscrit dans une tradition moderne bien établie, visant à (ré)intégrer le phénomène technicien dans un projet culturel. G. Simondon avait donné, en son temps, une tournure "spinoziste" à cette tradition (comprendre x, c'est comprendre la genèse de x; comprendre l'objet technique, c'est comprendre la genèse de cet objet technique; comprendre la technicité, c'est comprendre la genèse de la technicité). P. Kemp opère à rebours: comprendre, c'est être capable de mettre en récit ce qui est advenu, ou est en train d'advenir. Son narrativisme appliqué à l'éthique en mUieu technicien constitue sans doute le principal intérêt de son ouvrage. A ce titre, il mérite de susciter un débat. Pour ma part, je pense qu'un tel narrativisme prête le flanc à une objection massive, que je voudrais développer dans les lignes qui suivent. P. Kemp le présente comme une alternative à un rationahsme étroit: "Dire que des récits constituent le fondement des normes, cela paraîtra sans doute vine abo- 14 mination au penseur rationaliste qui croit savoir, par la grâce d'une raison pratique parvenue à la contemplation des purs principes, ce qu'est l'éthique" (p. 83). Le penseur rationaliste dont il est question ici ressemble fort à ce que les anglais appellent une Tante Sally, c'est-à-dire un adversaire fictif à qui on prête une thèse tellement absurde qu'il n'est guère difficile de la réfuter. Les penseurs prétendant savoir ce qu'est l'éthique à la suite d'une démarche aussi expéditive que celle présentée ici sont rarement des rationalistes. P. Kemp a plutôt décrit, s'il a décrit quelque chose, les défenseurs d'une éthique révélée. En réalité, il n'y a pas lieu d'opposer les récits et les principes. On voit mal comment un récit pourrait être intelligible s'il n'était pas conforme à une rationalité minimale, rationalité que l'on peut bien qualifier de narrative, mais qui n'en obéit pas moins à des principes: "que votre récit ne contienne pas plus d'information qu'il n'est requis"; "narrez à propos"; "n'affirmez pas ce que vous croyez être faux", etc.. Bref, il suffit de transposer les règles valant, selon H. P. Grice, en principe pour la conversation et l'on obtient autant de règles valant en principe pour le récit. "Les normes et les principes de vie sont seulement des abstractions tirées de modèles narratifs concrets et utilisées pour gouverner d'après ceux-ci la vie pratique et ses histoires" affirme P. Kemp (p. 83). C'est oublier que les normes et les principes qui rendent possible l'intelligibilité des récits sont déjà des principes éthiques (comme le montrent à l'évidence les trois exemples donnés ci-dessus). En réalité, P. Kemp se méfie de la métaéthique comme de la peste (cf. ce qu'il en dit pp. 13-14,136 et 288). Il a sans doute de bonnes raisons pour cela; mais le souci d'élaborer dans l'urgence une éthique des normes ne devrait pas conduire à négliger les questions de métaéthique. Autrement, la représentation et l'articulation de ces normes risquent d'apparaître comme autant d'opinions. Il serait certainement possible d'objecter aussi quelque chose à la certitude tranquille qui anime P. Kemp et qui le mène à considérer qu'une mise en récit est toujours possible, même en milieu hautement technologique. Il faudrait ici se référer aux pages décisives de G. Hottois sur l'impossible inscription de la technique. Mais, bien entendu, c'est une autre histoire. En définitive, l'ouvrage de P. Kemp est bien représentatif d'un certain volontarisme démocratique à l'égard d'un monde en proie aux technologies. On ne peut guère que sympathiser avec les conclusions de l'auteur; mais sa démarche semble tout de même manifester pas mal de faiblesses. Yves GOFFI $ e&Ja, SZAuyae - Bulletin n0 12 - Hiver 1997/1998