« Le Langage Musical de Johanna Beyer »
L’objet de cet article est d’offrir une introduction au langage et au style musical très
personnel de Johanna Beyer (1888-1944), encore très peu connue1. La façon avant-gardiste et
radicale avec laquelle cette compositrice germano-américaine abordait la composition la
rapproche des Ultramodernes. Ce groupe de compositeurs américains des années vingt et
trente se distinguait par le désir de rompre avec l’héritage musical européen pour créer, selon
les termes de Joseph Straus2, « un mode d’expression authentiquement américain ». C’est
dans ce contexte historique que cette immigrante allemande, alors âgée de 35 ans, débarqua à
New York en 1924, un an après avoir terminé ses études musicales en Allemagne. On ne
connaît pas, en fait, quelles étaient les réelles motivations de son immigration aux Etats-Unis.
La plupart des informations biographiques sur les activités de Beyer à cette époque
proviennent du curriculum vitae qu’elle avait joint à une lettre de demande de bourse à la
Fondation Guggenheim.3 À New York, elle étudia au Mannes College où elle obtint un
diplôme de solfège en 1927 et un diplôme d’enseignante en 1928. Son CV indique aussi
qu’elle étudia la composition avec Dane Rudhyar, Ruth Crawford, Charles Seeger et Henry
Cowell, bien qu’on ne puisse pas clairement savoir ni où ni quand elle travailla avec ces
compositeurs. La correspondance qu’elle échangea avec Percy Grainger et Henry Cowell,
entre autres, montre qu’elle entretenait des liens étroits avec ce dernier. L’influence de Cowell
se ressent plus particulièrement dans sa musique pour percussion ainsi que dans l’usage de
clusters dans sa musique pour piano. Mais les premières compositions de Beyer qui nous
soient parvenues, datant de 1932, montrent clairement l’influence de la musique de Ruth
Crawford et de l’enseignement de Charles Seeger. Beyer s’est probablement liée d’amitié
avec Crawford peu de temps après l’arrivée de cette dernière à New York, en 1929. Pour
autant que nous le sachions, Crawford était alors la seule autre femme compositeur active au
sein de ce mouvement.
1 Je tiens à remercier Yvette van Loo pour son travail de traduction. Les erreurs qui subsistent sont de ma faute.
Ce travail a été possible grâce aux éditions de Frog Peak, http://www.frogpeak.org/fpartists/fpbeyer.html.
2 Joseph N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger. (Cambridge: Cambridge University Press, 1995), p.
215. D’autres travaux importants qui traitant du contexte historique du mouvement ultramoderniste aux Etats-
Unis à cette époque : David Nicholls, American Experimental Music 1890-1940. (Cambridge: Cambridge
University Press, 1990); Rita Mead, Henry Cowell’s New Music 1925-1936: The Society, the Music Editions and
the Recordings. (Ann Arbor: UMI Research Press, 1978); Taylor Greer, “Critical Commentary on Tradition and
Experiment in the New Music,” in Studies in Musicology II (Charles Seeger), ed. Ann Pescatello. (Berkeley:
University of California Press, 1994).
1
Toutes les sources indiquent que Beyer s’était entièrement dévouée à la musique
contemporaine. Pourtant il semble que de son vivant, elle n'eut pas l'occasion d'entendre jouer
ses compositions plus d'une douzaine de fois. Sur l’ensemble de son oeuvre seulement
quelques compositions furent exécutées. La majorité le fût par des étudiants ou lors de
répétitions d’orchestres, une minorité par des professionnels. Les concerts de la New Music
Society d’Henry Cowell, le Composers-Forum Laboratory, basé à New York, et le groupe de
Percy Grainger, à New York (qui répéta deux de ses pièces pour orchestre), auxquels
s’ajoutent des initiatives particulières, apportèrent leur contribution.
Le groupe des ultramodernes se situait, bien entendu, tout à fait en marge de la scène
musicale traditionnelle. Mais les femmes engagées dans le mouvement en souffraient
doublement dans la mesure où elles étaient marginalisées non seulement par le courant
traditionnel, mais aussi par de nombreux hommes misogynes qui étaient hostiles à leur
engagement dans la musique moderne. Si comme le remarque Straus, « (Ruth) Crawford était
une "outsider" parmi les outsiders »,4 Beyer, elle, l’était encore plus. Ceux qui l’ont connue
garde d’elle le souvenir d’une personne « presque douloureusement timide », « étrange et
difficile à connaître », « manquant d’assurance », et probablement « sans beaucoup d'amis
dans la scène musicale de New York ».5 Compte tenu de cette situation, son engagement sans
relâche dans la composition de musique expérimentale apparaît encore plus extraordinaire. Le
réseau de compositeurs ultramodernes avait sans aucun doute une grande importance pour
Beyer dont elle partageait le profond attachement aux principes de dissonance exposés en
détail par Charles Seeger dans son traité pédagogique de composition Manual of Dissonant
Counterpoint 6 (Traité de contrepoint dissonant) et par Henry Cowell (l’un des disciples de
Seeger) dans son livre New Musical Resources7 (Nouvelles ressources musicales).
Lorsque Joseph Straus analyse les liens qui unissent les ultramodernes, il parle d’« un
noyau commun d’intérêts musicaux »8 plutôt que de caractéristiques de style identifiables.
Les analyses qui suivent visent à examiner de quelle façon ces préoccupations musicales
communes se manifestent dans la musique de Johanna Beyer. Elles suivent quatre catégories
3 Larry Polansky et John Kennedy, “ ‘Total Eclipse’: The Music of Johanna Magdalena Beyer: An Introduction
and Preliminary Annotated Checklist.” The Musical Quarterly, vol. 80 no.4 (1996): 719-798.
4 J.N. Staus, The Music of Ruth Crawford Seeger, p. 223.
5 Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, p. 720.
6 Charles Seeger, “Part II: Manual of Dissonant Counterpoint in Tradition and Experiment in (the New) Music.”
in Studies in Musicology II, pp. 163-229.
7 Henry Cowell, New Musical Resoures. (New York: Alfred Knopf, 1930; repr. edn.New York: Something Else
Press, 1969).
8 J.N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger, p. 220.
2
établies par ce musicologue :
1) expérimentation sur des modèles traditionnels
2) dissonance en tant que fondement de la composition
3) utilisation « radicale » de la palette des timbres
4) utilisation de citations, de collages, ou réinterprétation dissonante de musiques
traditionnelles.
S’il est évident que la musique de Beyer subit l’influence de ces préoccupations, ses
compositions témoignent aussi d’innovations et d’intérêts personnels. Il faut souligner plus
particulièrement l’économie des matériaux musicaux, l’organisation méticuleuse des hauteurs
et celle de la forme qui caractérisent sa musique. Dans leur article, Kennedy et Polansky ont
bien décrit le style de composition de Beyer :
« Même lorsqu’elle se montre audacieusement expérimentale, son œuvre garde un sens
très fort de la cohérence traditionnelle, en même temps qu’un sens de l’humour et de la
fantaisie. Ce qui peut apparaître comme primitif à certains est en fait un soin rigoureux
apporté au développement d’idées uniques et de formes générales, et une économie
d’échelle et d’outils qui est l’un des premiers exemples de minimalisme. »9
***
FORME ET MÉLODIE
Suite pour clarinette 1
La liste des compositions de Beyer, établie par John Kennedy10, contient 53 pièces
composées entre 1931 et 1943. Un grand éventail de genres y est représenté : musique pour
ensemble de percussions, œuvres pour soliste, musique de chambre, musique pour piano,
mélodies, musique pour divers ensembles, œuvres chorales, oeuvres orchestrales. L’influence
de la musique de Crawford et l’influence de la théorie de la mélodie dissonante de Seeger est
évidente dans la forme et dans la construction mélodique du premier mouvement de la Suite
pour Clarinette 1 de 1932. Ce « Presto » est construit sur une forme chère à Seeger, celle du
vers. Pour Seeger, les formes traditionnelles devaient être évitées. Les formes modelées sur la
prose ou la poésie présentaient une bonne alternative.11 Tout comme dans les Suites
9 Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, p. 725.
10 Kennedy et Polansky, “ ‘Total Eclipse’”, pp. 736-737.
11 J.N. Straus, The Music of Ruth Crawford-Seeger, p. 54.
3
Diaphoniques de Crawford, chaque phrase du « poème musical » de Beyer débute sur une
nouvelle portée (Ex.1).
Exemple 1 : Johanna Beyer, Suite pour Clarinette 1, I. « Presto », mesures 1-76
Seeger suggère que la forme en vers apporte à la musique l'équivalent de l'assonance
en poésie : Beyer adopte cette suggestion en terminant chaque phrase par un motif montant
pointé.12 De plus, la forme du mouvement est celle du palindrome (une forme chère à
12 Seeger, “Manual of Dissonant Counterpoint,” p. 196.
4
Crawford),13 la seconde page étant la réplique rétrograde exacte de la première. Pour Seeger,
plus la mélodie dissonante est bonne, plus elle marche en rétrograde. Beyer fait preuve d’une
maîtrise absolue des principes de "mise en dissonance" mélodique qui est bien illustrée dans
la mélodie de la clarinette. L'implication d'accords parfaits est évitée en faisant suivre deux
intervalles consonants pas un intervalle dissonant formant une seconde mineure, une septième
majeure ou un triton avec l’une des notes de l’accord (Ex.2). La focalisation sur une note est
aussi évitée en plaçant six notes ou davantage avant toute répétition de cette note (Ex.3).14 À
cette époque, Beyer maintient cette façon d’aborder la mélodie dans plusieurs de ses
compositions.
Exemple 2 : Johanna Beyer, Suite pour Clarinette 1, I. « Presto », mesures 7-12, mesures 62-67
Exemple 3 : Johanna Beyer, Suite pour Clarinette 1, I. « Presto » mesures 3-6, mesures 7-12
Mais la Suite pour Clarinette 1 n’est pas qu'un simple exercice ou une imitation des
maîtres de Beyer. Tout en utilisant les exemples de Seeger et de Crawford, Beyer inclut
d’autres structures, comme par exemple des agrégats dodécaphoniques, un palindrome à
13 J.N. Straus, The Music of Ruth Crawford Seeger, pg. 67-68.
14 Seeger. “Manual of Dissonant Counterpoint”, p. 172-175.
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