Dans le monde de la vie, nous pouvons demander, et
nous demandons : pourquoi... ? ou : qu’est-ce que... ? La
réponse est souvent incertaine. « Qu’est-ce que cet objet blanc,
là-bas ? C’est le fils de Cléon », dit Aristote, « ... il se trouve que
cet objet blanc soit le fils de Cléon ». Mais nous ne demandons
pas ce qu’Aristote demande : qu’est-ce que voir, qu’est-ce que
ce que l’on voit, qu’est-ce que celui qui voit ? Encore moins :
qu’est-ce que cette question même, et la question ?
Dès que nous demandons cela, la contrée change. Nous
ne sommes plus dans le monde de la vie, dans le paysage stable
et en repos, fût-il en proie au mouvement le plus violent, où
nous pouvions promener notre regard selon un avant-après
ordonné. La lumière de la plaine a disparu, les montagnes qui la
délimitaient ne sont plus là, le rire innombrable de la mer
grecque est désormais inaudible. Rien n’est simplement
juxtaposé, le plus proche est le plus lointain, les bifurcations ne
sont pas successives, elles sont simultanées et s’interpénètrent.
L’entrée du Labyrinthe est immédiatement un de ses centres, ou
plutôt nous ne savons plus s’il est un centre, ce qu’est un centre.
De tous les côtés, les galeries obscures filent, elles
s’enchevêtrent avec d’autres venant on ne sait d’où, n’allant
peut-être nulle part. Il ne fallait pas franchir ce pas, il fallait
rester dehors. Mais nous ne sommes même plus certains que
nous ne l’ayons pas franchi depuis toujours, que les taches
jaunes et blanches des asphodèles qui reviennent par moments
nous troubler aient jamais existé ailleurs que sur la face interne
de nos paupières. Seul choix qui nous reste, nous enfoncer dans
cette galerie plutôt que dans cette autre, sans savoir où elles
pourront nous mener, ni si elles ne nous ramèneront pas
éternellement à ce même carrefour, à un autre qui serait
exactement pareil.
Penser n’est pas sortir de la caverne, ni remplacer
l’incertitude des ombres par les contours tranchés des choses
mêmes, la lueur vacillante d’une flamme par la lumière du vrai
Soleil. C’est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire
être et apparaître un Labyrinthe alors que l’on aurait pu rester
« étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel » (Rilke). C’est se
perdre dans des galeries qui n’existent que parce que nous les
creusons inlassablement, tourner en rond au fond d’un cul-de-
sac dont l’accès s’est refermé derrière nos pas – jusqu’à ce que
cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables
dans la paroi.
Assurément, le mythe voulait signifier quelque chose
d’important, lorsqu’il faisait du Labyrinthe l’œuvre de Dédale,
un homme.
Cornelius Castoriadis
Les carrefours du labyrinthe. I,
Seuil, Paris, 1998, p. 5-6.