Katérina HALA LES ANNÉES SOIXANTE : UN « ÂGE D`OR » DU

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UNIVERSITÉ PARIS–SORBONNE (PARIS IV)
ÉCOLE DOCTORALE 4 : CIVILISATIONS, CULTURES,
LITTÉRATURES ET SOCIÉTÉS
CIRCE (Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes) dans le cadre du
Centre de Recherches sur les Littératures et Cultures d’Europe Centrale, Orientale et
Balkanique (EA 4084)
UNIVERSITÉ CHARLES DE PRAGUE
DÉPARTEMENT ARTS DU SPECTACLE
Doctorat en cotutelle
Études slaves et Arts du spectacle
Katérina HALA
LES ANNÉES SOIXANTE :
UN « ÂGE D’OR » DU THÉÂTRE
TCHÈQUE ?
Thèse dirigée par M. Xavier Galmiche et Mme Eva Stehlíková
Thèse soutenue en vue de l’obtention du grade de docteur le 16 octobre 2009
Jury :
M. Georges Banu
M. Xavier Galmiche
M. Jan Hyvnar
M. Michel Maslowski
Mme Eva Stehlíková
Dans le monde de la vie, nous pouvons demander, et
nous demandons : pourquoi... ? ou : qu’est-ce que... ? La
réponse est souvent incertaine. « Qu’est-ce que cet objet blanc,
là-bas ? C’est le fils de Cléon », dit Aristote, « ... il se trouve que
cet objet blanc soit le fils de Cléon ». Mais nous ne demandons
pas ce qu’Aristote demande : qu’est-ce que voir, qu’est-ce que
ce que l’on voit, qu’est-ce que celui qui voit ? Encore moins :
qu’est-ce que cette question même, et la question ?
Dès que nous demandons cela, la contrée change. Nous
ne sommes plus dans le monde de la vie, dans le paysage stable
et en repos, fût-il en proie au mouvement le plus violent, où
nous pouvions promener notre regard selon un avant-après
ordonné. La lumière de la plaine a disparu, les montagnes qui la
délimitaient ne sont plus là, le rire innombrable de la mer
grecque est désormais inaudible. Rien n’est simplement
juxtaposé, le plus proche est le plus lointain, les bifurcations ne
sont pas successives, elles sont simultanées et s’interpénètrent.
L’entrée du Labyrinthe est immédiatement un de ses centres, ou
plutôt nous ne savons plus s’il est un centre, ce qu’est un centre.
De tous les côtés, les galeries obscures filent, elles
s’enchevêtrent avec d’autres venant on ne sait d’où, n’allant
peut-être nulle part. Il ne fallait pas franchir ce pas, il fallait
rester dehors. Mais nous ne sommes même plus certains que
nous ne l’ayons pas franchi depuis toujours, que les taches
jaunes et blanches des asphodèles qui reviennent par moments
nous troubler aient jamais existé ailleurs que sur la face interne
de nos paupières. Seul choix qui nous reste, nous enfoncer dans
cette galerie plutôt que dans cette autre, sans savoir où elles
pourront nous mener, ni si elles ne nous ramèneront pas
éternellement à ce même carrefour, à un autre qui serait
exactement pareil.
Penser n’est pas sortir de la caverne, ni remplacer
l’incertitude des ombres par les contours tranchés des choses
mêmes, la lueur vacillante d’une flamme par la lumière du vrai
Soleil. C’est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire
être et apparaître un Labyrinthe alors que l’on aurait pu rester
« étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel » (Rilke). C’est se
perdre dans des galeries qui n’existent que parce que nous les
creusons inlassablement, tourner en rond au fond d’un cul-desac dont l’accès s’est refermé derrière nos pas – jusqu’à ce que
cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables
dans la paroi.
Assurément, le mythe voulait signifier quelque chose
d’important, lorsqu’il faisait du Labyrinthe l’œuvre de Dédale,
un homme.
Cornelius Castoriadis
Les carrefours du labyrinthe. I,
Seuil, Paris, 1998, p. 5-6.
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier avant tout mes deux directeurs de thèse, Mme la Professeur Eva
Stehlíková et M. le Professeur Xavier Galmiche, pour leurs conseils avisés, la générosité et la
fidélité avec lesquels ils m’ont accompagnée dans ce parcours qui fut labyrinthique et parfois
chaotique.
Cette thèse en cotutelle, écrite entre Paris et Prague, a pu voir le jour grâce à l’accueil
et l’encadrement du corps professoral et de l’équipe administrative des universités Paris IV la
Sorbonne et Charles IV de Prague, je les en remercie vivement. Je remercie en particulier
Melle Marie-Madelaine Martinet, directrice de l’École doctorale IV pour l’attention
exceptionnelle qu’elle accorde aux doctorants et les nombreuses journées doctorales qu’elle a
organisées. Lors des quatre années passées en République tchèque, j’ai pu en plus de
l’Université Charles IV de Prague bénéficier de l’aide de plusieurs autres institutions et de
leurs personnels compétents, je pense en particulier à L’Institut théâtral de Prague, au
CEFRES, ainsi qu’à la DAMU. Pour cette dernière, je remercie plus particulier le professeur
Jan Cisář qui m’a conseillé pour ma thèse ainsi que lors de mon apprentissage du métier de
metteur en scène. Par ailleurs, ce travail n’aurait pas pu voir le jour sans les allocations de
recherches de mes deux universités, et sans les bourses bilatérales du Ministère de l’Éducation
tchèque, je les remercie pour la confiance qu’ils m’ont accordée.
Mes remerciements les plus chaleureux vont à tous les artistes et critiques tchèques
des années soixante qui m’ont accordé de leur temps pour répondre à mes questions.
Je remercie mes parents qui m’ont appris qu’aucune frontière n’était infranchissable
ainsi que mes grands-parents vivant en République tchèque leurs encouragements.
Pour leur très grand soutien lors des derniers moments de ce parcours, je remercie
chaleureusement Manuel Devillers pour ses attentives corrections, Mateusz Chmurski pour
son aide à la mise en page ainsi que Fabienne Mailé chargée d’organiser la soutenance.
SOMMAIRE :
Remerciements .......................................................................................................................... 3 INTRODUCTION ..................................................................................................................... 7 PROLOGUE LES HÉRITAGES DU PASSÉ Chapitre 1 Des héritages comme des fils rouges ....................................................................................... 26 Chapitre 2 Le réalisme socialiste au théâtre. Essor, apogée et déclin ........................................................ 45 Éclairage Avatars de la revue théâtrale Divadlo ..................................................................................... 77 LE RE-NOUVEAU THÉÂTRAL DES ANNÉES SOIXANTE A. REGARD FROID SUR LA VIE THÉÂTRALE DANS UN SYSTÈME COMMUNISTE
Chapitre 3 Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés ............................................................................... 88 B. LE RE-NOUVEAU PAR LES GRANDES SCÈNES INSTITUTIONNELLES Chapitre 4 Une « chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague (1956-61). Surgissement poétique et stratégie de l’écart ......................................................................... 115 Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre. Intertextualité et jeu de « cache-cache » avec la critique ....................................................... 148 Chapitre 5 Des avant-gardes et aux sources du théâtre. Théâtre Mahen de Brno (1959-1967) : une scène militante ................................................... 157 Chapitre 6 Alfréd Radok : Mise en scène de la complexité humaine et théâtralisation du théâtre................................... 190 C. LE RE-NOUVEAU PAR LES PETITES SCÈNES « INDÉPENDANTES » Chapitre 7 « Petites formes, grandes actions ». Principe du rire et sensation carnavalesque du monde........................................................... 208 Éclairage : Théâtre noir de Jiří Srnec ....................................................................................................... 235 Chapitre 8 Ivan Vyskočil : L’homme dialogique. Du « Non-théâtre » au « Jeu dialogique avec un partenaire intérieur » ................................. 243 Chapitre 9 Danse autour de Franz Kafka ................................................................................................. 275 Éclairage :
Václav Havel, théoricien et critique de théâtre. Articulation entre poétique et politique.................................................................................. 303 Chapitre 10 Le Za branou, un Théâtre d’Art. Les drames poétiques de Josef Topol..................................................................................... 313 ÉPILOGUE : L’APRÈS 1968 Chapitre 11 Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968 ............................................................................ 336 Chapitre 12 Mythe de « l’âge d’or » et crise de la représentation ............................................................. 356 CONCLUSION ...................................................................................................................... 371 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................ 386 ANNEXES Dossier iconographique ........................................................................................................ 412 Extraits de Texte .................................................................................................................... 436 Une évolution liée aux événements politiques........................................................................ 437
JIŘÍ KOLÁŘ, LA PESTE D’ATHÈNES (1961) ..................................................................... 441 IVAN VYSKOČIL, « TEXT-APPEAL », (1958) ................................................................. 451 IVAN VYSKOCIL et VACLAV HAVEL, « LA MOTOMORPHOSE »,
extrait de AUTO-STOP (1961) ............................................................................................... 453 VACLAV HAVEL, L’ANGE GARDIEN (1963) ................................................................... 456 PREMYSL RUT, LA LANGUE DE PAPA (2000) ................................................................ 462 PETR ZELENKA, extrait de la pièce HISTOIRES DE LA FOLIE ORDINAIRE (2001) ...... 470 Index ...................................................................................................................................... 474 Table des matières .................................................................................................................. 477 INTRODUCTION
Introduction à l’introduction
« Au vu des récentes publications, festivals, conférences et rétrospectives, la culture
tchèque des années soixante semble bénéficier d’un grand engouement dans les pays
Tchèques mais aussi à l’étranger. Les années soixante sont présentées comme un
moment d’effervescence artistique exceptionnelle tant par les témoins de cette
époque que par ceux qui ne l’ont pas connue et qui s’y réfèrent aujourd’hui. Tous
mettent en parallèle ce foisonnement avec le contexte de relative libéralisation
politique, et lorsqu’il s’agit de qualifier cette époque l’expression « Zlatá šedesátá »,
traduisible par « Les Soixante en or » est de plus en plus fréquemment utilisée. Cette
expression semble dévoiler qu’un mythe ou du moins une représentation forte est en
train de se cristalliser : celle d’un « Âge d’or » de la culture tchèque.
Le théâtre, compris comme spectacle vivant, n’échappe pas à ce phénomène. Il
s’agira alors de se demander pourquoi le théâtre des années soixante est jugé si
intéressant aujourd’hui et, s’il y a bien formation de mythe, quelle est sa signification.
Mais le théâtre est une réalité qui est vécue avant d’être parlée, rêvée, c’est pourquoi il
faut d’abord tenter d’évaluer la production théâtrale des années soixante. Un tel
exercice peut sembler une gageure au regard des matériaux dont dispose le chercheur
en arts du spectacle et de la spécificité même de son objet. En effet, le théâtre est un
art éphémère qui s’abolit au moment de sa réalisation ; ne subsistent que des traces,
toujours fragmentaires et incomplètes.
Cette évaluation n’en demeure pas moins nécessaire, elle doit s’appuyer sur une
analyse du fonctionnement théâtral de cette époque ainsi que sur une description des
scènes et des œuvres majeures. Elle requiert une attention critique aux
problématiques théâtrales. Sachant que le théâtre est à la fois un art et un évènement
social, on peut par exemple se demander si son extraordinaire vitalité dans les années
soixante n’est pas due moins à sa fonction esthétique qu’à sa fonction politique.
Enfin, une volonté de contextualisation temporelle et géographique doit être
maintenue. En effet, le théâtre de cette époque n’est compréhensible que si on prend
en compte son rôle dans l’histoire tchèque et si l’on s’attache à ce qui a précédé et ce
qui a suivi cette période. Les années soixante prennent place entre deux époques
particulièrement négatives en matière de culture et de politique : les années cinquante
Introduction
8
marquées par le réalisme socialiste et un dirigisme outrancier en matière de création
et les années de la normalisation qui fit des pays Tchèques un « Biafra de l’esprit »
selon la célèbre formule d’Aragon1. C’est là sans doute qu’il faut chercher une
première clé pour comprendre cette mythification : entre une époque noire tachée de
sang et une époque de grisaille, la décennie des années soixante ne peut que briller,
apparaître comme une pierre précieuse dans un écrin sans valeur.2 »
En espérant que le lecteur n’y verra nulle expression narcissique, cette longue citation est une
auto-citation, son but est de montrer l’engouement suscité par les années soixante de nos jours
tout en présentant une étape de ma réflexion. En effet, cette première introduction a été
rédigée à l’occasion d’un énième festival sur la culture de cette décennie : le festival Culture
tchèque des années 60, organisé par le Centre tchèque de Paris d’avril à décembre 2005.
Celui-ci avait placé en exergue de son programme une phrase de Milan Kundera qui ne
pouvait qu’accroître cet engouement dans le contexte français : « La culture tchèque des
années soixante est un des moments les plus importants de la culture européenne du XXe
siècle. » Mais une introduction ne peut énoncer tous les tenants et aboutissants. La
compréhension du théâtre tchèque des années soixante et de sa mythification ne peut
apparaître qu’au terme d’un cheminement. Dans l’article du catalogue de ce festival comme
dans cette thèse, ce cheminement commence par « un prologue » (1re partie) qui revient sur
les héritages du passé, du XIXe siècle aux années cinquante. Un « épilogue » (3e partie)
prolonge la réflexion sur l’immédiat après-68 mais aussi sur notre époque qui est celle d’une
célébration de cette décennie. Au centre de cette construction en poupée gigogne, la décennie
des années soixante doit être interrogée de manière métadisciplinaire pour tenter au mieux de
rendre compte d’un phénomène aussi riche que complexe (2e partie).
En effet, pour comprendre cette décennie il est nécessaire de la remettre dans le
contexte de ce qui a précédé et de ce qui a suivi, c’est-à-dire dans un « temps court » à
dimension humaine selon l’expression de Fernand Braudel. Cette contextualisation a été faite
par les spécialistes des diverses disciplines représentées dans le catalogue du festival. Mais, à
la différence des autres arts, le théâtre tchèque devait être également situé dans la perspective
du « temps long », dans une histoire plus lente des groupes humains en rapport avec leur
milieu, des structures qui modèlent les sociétés. Cela est nécessaire car le théâtre tchèque a
joué un rôle important dans l’histoire de la nation tchèque du XIXe siècle jusqu’à la chute du
1
Préface à l’édition de La Plaisanterie de Milan Kundera, Gallimard, Paris, 1968, p. 9-15.
Katia Hala, « Les années soixante : un « âge d’or » du théâtre tchèque ? », Culture tchèque des années 60,
L’Harmattan, Paris, 2007, p. 139-140.
2
Introduction
9
communisme. Cela est également nécessaire en raison de la nature même de la recherche en
arts du spectacle. Des chercheurs tels que le polonais Sławomir Świontek et l’italien Fabrizio
Cruciani ont relevé avec pertinence la caractéristique des recherches en histoire du théâtre que
j’esquissais en parlant de « gageure ». Selon Sławomir Świontek, il est impossible d’émettre
un jugement esthétique sur les représentations passées. On doit renoncer à la joie qu’apporte
parfois l’utilisation des méthodes d’analyse esthétique car les sources sont telles qu’elles ne le
permettent pas. Il s’agit que l’histoire du théâtre devienne une invitation herméneutique à la
compréhension de l’histoire de cet art et son interprétation insérées dans les contextes
(sociaux et esthétiques) les plus divers, même au prix d’erreurs3. Pour Fabrizio Cruciani, en
histoire du théâtre, il n’y a pas d’objets d’études mais des champs d’investigation, pas
d’œuvres mais des modes d’œuvrer, pas de résultats mais des processus (création et
réception). La nature contextuelle des études théâtrales nous oblige à réfléchir sur une
civilisation4. Les analyses des deux théâtrologues sont inspirées par l’Ecole des Annales.
Leurs conclusions se rejoignent : théâtre et civilisation s’informent mutuellement. Donc, si le
point de départ de mon travail de recherches est le théâtre tchèque des années soixante, le
résultat ne peut qu’aboutir à une réflexion sur cet art inséré dans une aire/ère culturelle plus
vaste. Replacer les années soixante dans l’histoire des deux siècles écoulés, c’est peut-être
comprendre un autre versant du mythe qui est en passe de se cristalliser et qui concerne le
théâtre plus que les autres arts. Les années soixante ne sont-elles pas le moment le plus
brillant d’un certain fonctionnement du théâtre, spécifique à l’Europe centrale, et qui tend à
disparaître aujourd’hui ?
Démarche de recherche et « méthode » : vers une pensée complexe
Introduit de cette manière, mon travail peut sembler inutilement compliqué,
multipliant à l’envi les questions et les mises en abyme. Il peut même sembler prétentieux car
il se donne non pas un mais deux objets d’étude : le théâtre tchèque des années soixante d’une
part, la représentation que l’on s’en fait d’autre part. Or, chacun de ces deux objets soulève à
lui seul moult problématiques, chacun ouvre sur des données bibliographiques et des
questions méthodologiques qu’une seule thèse ne suffirait à épuiser. Enfin, en convoquant dès
le titre la notion de « mythe », notion aux contours flous, cette thèse ouvre la porte à
l’imaginaire, à « la folle du logis », « la maîtresse d’erreur et de fausseté ». Dans un travail
3
Sławomir Świontek, « Perspektivy a meze teatrologie (Možnosti uplatnění některých nových badatelských
metod v divadelní vědě) », Divadelní revue, avril 2001, p. 38-48.
4
Fabrizio Cruciani, « Problemi di storigraphia », Teatro : Guide bibliografiche, Garzanti, Milan, 1991, p. 3-10.
Introduction
10
scientifique, qui devrait mettre ordre et raison dans le réel qui nous échappe, cela peut sembler
incongru.
Pourtant cette manière de concevoir mon sujet d’étude s’est imposée progressivement
comme indis-pensable. Peut-on en effet penser un objet en excluant le sujet qui le pense ? Or
ce sujet est lui-même inséré dans une culture, dans une société hic et nunc. Cette société se
pose certaines questions, véhicule des représentations voire des mythes spécifiques. Quant au
premier objet de connaissance, comment donner à penser ce qu’a été le théâtre tchèque de la
manière la moins réductrice possible ? Privilégier la discipline des arts du spectacle et non pas
seulement les études littéraires – ma formation initiale – a été un premier pas. Mais le théâtre
engendre une histoire qui tient à la fois de l’art, de l’homme et de la société. Ainsi les arts du
spectacle convoquent d’autres disciplines. Tout naturellement, mes recherches ont pris une
tournure interdisciplinaire. Il faut dire que j’y étais préparée par mon appartenance à plusieurs
laboratoires et par ma formation passée. Durant ma première année de thèse, j’ai essayé de
trouver un cadre théorique qui puisse articuler tout cela, sans succès. Cependant, ces
errements méthodologiques m’ont permis de découvrir la sociologie de l’art, notamment
auprès de mes collègues du Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES) basé
à Prague5. Si cette discipline ne convenait pas exclusivement à mon objet d’étude, elle m’a
permis de prendre du recul par rapport aux figures d’artistes et à la fascination que peuvent
exercer les œuvres d’art. Elle m’a conduit à penser l’activité théâtrale en tant que système.
Chemin faisant, j’ai été amenée à prendre acte d’un changement de paradigme (c’està-dire d’un principe qui gouverne la pensée) qui était à l’œuvre dans mes recherches. Ce
changement de paradigme s’élabore justement au cours des années soixante. Le sociologue et
épistémologue Edgar Morin s’en est fait le chantre. Il s’est attaché dans toute son œuvre à
mettre en évidence la complexité du monde et de l’homme et à proposer une méthode pour la
concevoir. Edgar Morin invite à réformer la pensée et à entrer dans un paradigme de
complexité ou encore à se doter d’une épistémologie complexe. Ces conceptions sont
exposées dans La Méthode6, publiée en six tomes et dont la rédaction a duré près de trente ans
5
Le CEFRES fait partie du réseau des Instituts français de recherche à l’étranger. Il a pour mission principale le
développement des réseaux scientifiques en République tchèque et en Europe centrale et joue un rôle de
médiateur entre les milieux universitaires et de recherche français et centre-européens dans le domaine des
sciences humaines et sociales.
6
Edgar Morin, La Méthode, Seuil, Paris, 2008, 2500 p. Le premier tome, intitulé La Nature de la Nature (1977),
présente la méthode en adoptant un point de vue physique ; y sont traités les concepts d’ordre et de désordre, de
système, d’information, etc. Le deuxième, intitulé La Vie de la Vie (1980), aborde le vivant, la biologie. Le
troisième tome a été publié en 1986, le quatrième en 1991. Le cinquième volume, L’Humanité de l’Humanité
(2001), est consacré à la question de l’identité. La Méthode se termine par un sixième tome intitulé L’Éthique
(2004) qui se consacre à cette notion philosophique et prône une éthique de la compréhension.
Introduction
11
(de 1973 à 2004). S’il fallait donc situer cette thèse dans un « cadre théorique » (encore que
cette expression soit impropre, il s’agit davantage d’une « inspiration spirale »), ce serait
celui-là. La réforme morinienne ne vise pas le contenu scientifique mais son organisation, en
cela elle est inspirante même pour un chercheur en arts du spectacle. Avant d’indiquer les
principes appliqués dans cette thèse, résumons à grands traits la pensée d’Edgar Morin.
Son œuvre majeure peut être qualifiée d’encyclopédique : la méthode y est déroulée de
façon cyclique, pour ne pas dire répétitive, s’appliquant à de nombreuses notions. Selon son
auteur, la méthode s’exprime non seulement dans sa formation et sa formulation, mais aussi
dans l’économie d’ensemble de l’œuvre qui comporte les relations réciproques entre les
diverses parties et entre le tout et les parties. Mais c’est surtout dans les troisième et quatrième
tomes que le thème de la connaissance est traité directement. Edgar Morin, qui affectionne les
formules autoréférentielles, a intitulé le troisième tome La Connaissance de la Connaissance.
Il y analyse la connaissance du point de vue anthropologique. Le quatrième tome, Les Idées,
complète l’œuvre épistémologique du troisième en abordant la connaissance du point de vue
collectif ou sociétal (« l’organisation des idées »), puis au niveau de la « vie des idées »,
qu’Edgar Morin appelle « la noologie ». Cette partie contient les chapitres clés de voûtes de
La Méthode, celui sur la logique et celui sur la paradigmatologie. Il convient de noter que
La Connaissance de la Connaissance a été rédigée en même temps que le premier tome de La
Méthode. Quant au quatrième tome, il « pourrait aussi en être le premier » selon les mots de
l’auteur. En effet, « il constitue l’introduction la plus aisée à La Connaissance de la
Connaissance, et, de façon inséparable, au problème et à la nécessité d’une pensée
complexe »7. Le message est clair : avant toute connaissance, il faut connaître ce qu’est
connaître. Il faut saisir la source de nos erreurs et de nos illusions afin d’élaborer un savoir
pertinent. Edgar Morin a également vulgarisé sa méthode dans des ouvrages tels que Les Sept
savoirs nécessaires à l’éducation du futur (2000), écrit pour l’UNESCO, ou La Tête bien faite
(1999), destiné aux lycéens.
De manière récurrente, Edgar Morin dresse le constat d’une crise qui touche la
connaissance et l’action humaines et propose une nouvelle approche. Cette double démarche
est contenue dans le choix du titre de son opus majeur. La Méthode est à la fois un hommage
et une critique de Descartes. Hommage, car Morin reprend le but que Descartes s’était fixé
dans le Discours de la méthode (1637) et qui était de « bien conduire sa raison, et chercher la
vérité dans les sciences ». Mais c’est en même temps une critique, car selon Edgar Morin les
7
Ibid., p. 1563.
Introduction
12
principes de Descartes ont conduit à une « intelligence aveugle » qui ne peut appréhender la
complexité du réel.
« Nous vivons sous l’empire des principes de disjonction, de réduction et
d’abstraction dont l’ensemble constitue ce que j’appelle le « paradigme de
simplification ». Descartes a formulé ce paradigme maître d’Occident, en disjoignant
le sujet pensant (ego cogitans) et la chose étendue (res extensa), c’est-à-dire
philosophie et science, et en posant comme principe de vérité les idées « claires et
distinctes », c’est-à-dire la pensée disjonctive elle-même. Ce paradigme, qui contrôle
l’aventure de la pensée occidentale depuis le XVIIe siècle, a sans doute permis de très
grands progrès de la connaissance scientifique et de la réflexion philosophique ; ses
conséquences nocives ultimes ne commencent à se révéler qu’au XXe siècle.8 »
Une science ne pouvant plus se réfléchir elle-même, l’isolation des trois grands champs de la
connaissance (physique, biologie, science de l’homme), telles sont les conséquences nocives
de la disjonction cartésienne. La seule façon de remédier à cette disjonction fut une autre
simplification : la réduction du complexe au simple. De plus, une hyperspécialisation qui
déchire et morcelle le tissu complexe des réalités s’est progressivement imposée. La vertu de
la logique disciplinaire, qui réside en une délimitation des champs du savoir, a pour
contrepoint l’hyperspécialisation et le risque de chosification de l’objet étudié si on oublie
qu’il est à la fois extrait et construit. Elle unifie abstraitement en annulant la diversité, ou bien
elle juxtapose la diversité sans concevoir l’unité. Elle détruit les ensembles et les totalités, elle
isole tous ses objets de leur environnement. La pensée simplifiante ne peut concevoir le lien
inséparable entre l’observateur et la chose observée. La critique d’Edgar Morin ne se limite
pas à l’épistémologie, il voit des conséquences mutilantes de ce grand paradigme dans les
dérives de la techno-science et de la politique car, selon lui, « la pensée mutilante conduit
nécessairement à des actions mutilantes »9. Face à ces menaces, il énonce la nécessité de la
pensée complexe. Cependant « la complexité est un mot problème et non un mot solution ».
« Qu’est-ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu
(complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement
associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple. Au second abord, la complexité
est effectivement le tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions,
déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la
8
9
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, Paris, 2005, p. 18.
Ibid., p. 23.
Introduction
13
complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l’inextricable, du
désordre, de l’ambiguïté, de l’incertitude… D’où la nécessité pour la connaissance, de
mettre de l’ordre dans les phénomènes en refoulant le désordre, d’écarter l’incertain,
c’est-à-dire de sélectionner les éléments d’ordre et de certitude, de désambiguïser,
clarifier, distinguer, hiérarchiser… Mais de telles opérations, nécessaires à
l’intelligibilité, risquent de rendre aveugle si elles éliminent les autres caractères du
complexus ; et effectivement, comme je l’ai indiqué, elles nous ont rendus
aveugles.10 »
La difficulté de la pensée complexe est qu’elle doit affronter le fouillis (le jeu infini des interrétroactions), la solidarité des phénomènes entre eux, le brouillard, l’incertitude, la
contradiction. Elle invite à une connaissance plus riche, moins mutilante mais aussi plus
incertaine. C’est dans Science avec conscience et dans Introduction à la pensée
complexe qu’Edgar Morin a exprimé les principes de la complexité de la façon la plus
synthétique. Il conclut Science avec conscience en dégageant les treize principes contrôlant
l’intelligibilité scientifique classique. Par opposition, il propose un schéma des treize
« commandements de la complexité »11. Dans le recueil d’articles appelé Introduction à la
pensée complexe, il propose le dépassement du paradigme classique en ces termes :
« Au paradigme de disjonction/réduction/unidimensialisation, il faudrait substituer le
paradigme de distinction/conjonction qui permette de distinguer sans disjoindre,
d’associer sans identifier ou réduire. Ce paradigme comporterait un principe
dialogique et translogique, qui intégrerait la logique classique tout en tenant compte
de ses limites de facto (problèmes de contradiction) et de jure (limites du
formalisme). Il porterait en lui le principe de l’Unitas multiplex, qui échappe à l’Unité
abstraite du haut (holisme) et du bas (réductionnisme).12 »
C’est aussi dans cet ouvrage qu’il répond aux deux critiques le plus fréquemment adressées à
sa méthode. D’une part, la complexité ne doit pas être confondue avec la complétude
(holisme).
« En effet, le réductionnisme a toujours suscité par opposition un courant
“holistique” fondé sur la prééminence du concept de globalité ou de totalité ; mais
toujours, la totalité n’a été qu’un sac plastique enveloppant n’importe quoi n’importe
10
Ibid., p. 21.
Edgar Morin, Science avec conscience, Fayard, Paris, 1982, p. 309-313.
12
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, Paris, 2005, p. 23
11
Introduction
14
comment, et enveloppant trop bien : plus la totalité devenait pleine, plus elle devenait
vide.13 »
Certes, l’ambition de la pensée complexe est de rendre compte des articulations entre des
domaines disciplinaires qui sont brisées par la pensée disjonctive. En ce sens la pensée
complexe aspire à la connaissance multidimensionnelle. Mais elle sait au départ que la
connaissance complète est impossible : « un des axiomes de la complexité est l’impossibilité,
même en théorie, d’une omniscience »14. D’autre part, la complexité ne conduit pas à
l’élimination de la simplicité. Cela signifie que si la réduction – la recherche d’unités
élémentaires simples, la décomposition d’un système en ses éléments, l’origination du
complexe au simple – demeure un caractère essentiel de l’esprit scientifique, elle n’est plus ni
le seul ni (surtout) le dernier mot. Dans l’idée d’Unitas multiplex, la pensée analytiqueréductionniste et la pensée de la globalité se trouvent dialectiquement dépassées.
Comme le note René Barbier, les macro-concepts que Morin développe tout au long
de son œuvre peuvent servir au chercheur en quelque sorte à deux niveaux. Pendant les
recherches : comme une sorte de toile de fond qui rappelle sans cesse l’hyper-complexité de
toute vie humaine, sociale, culturelle. Plus tard, lors de la théorisation, dans la mesure où ils
paraissent pertinents pour décrire la réalité des découvertes.15
On peut donc énoncer les principes qui ont guidé cette thèse :
-
La nécessité d’associer l’objet à son environnement entraîne contextualisation et
métadisciplinarité. Cette dernière consiste à « écologiser » les disciplines, c’est-à-dire à
dépasser la segmentation en disciplines tout en la conservant16.
-
L’objet d’étude n’est plus principalement objet puisqu’il est organisé et surtout organisant
(vivant, social) : c’est un système, une machine. Il faut donc analyser le théâtre tchèque
comme tel.
-
La nécessité de lier l’objet à son observateur induit la recherche de « méta-points de vue ».
La position du chercheur est assumée et intégrée à la recherche.
-
La méthode n’est pas méthodologie, elle est « l’activité du sujet pensant »17. Mais dès le
départ cette activité reconnaît son inachèvement, son incomplétude et ses risques d’erreur.
13
Ibid., p. 72.
Ibid., p. 11
15
René Barbier, L’Approche transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, Paris, 1997, p.
43-44.
16
Edgar Morin préfère parler de métadisciplinarité plutôt que d’interdisciplinarité car cette notion comporterait
le risque de l’approximation conceptuelle, de la confusion des concepts, voire l’illusion de l’embrassement de
tous les savoirs.
17
Edgar Morin, Science avec conscience, Fayard, Paris, 1982, p. 316.
14
Introduction
-
15
L’activité pensante est reconnue comme double : à la fois empirique/technique/rationnelle
et symbolique/mythologique/magique. Edgar Morin parle également de Logos et de
Mythos. Tous deux naissent ensemble du langage, ils signifient à l’origine parole,
discours. Puis, ils se sont séparés : « Logos devient le discours rationnel, logique et
objectif de l’esprit pensant le monde qui lui est extérieur », tandis que « Mythos constitue
le discours de la compréhension subjective, singulière et concrète d’un esprit qui adhère
au monde et le ressent de l’intérieur »18. Ce travail tente d’instaurer un dialogue entre
science et imaginaire. Bachelard pourrait en être la figure tutélaire.
Certains des principes ci-dessus énoncés corroborent les outils conceptuels des diverses
disciplines mobilisées par cette thèse. D’autres, notamment ceux qui découlent de la
réhabilitation de la subjectivité dans le travail scientifique, n’auraient pu être assumés et
explicités sans un changement paradigmatique. Le travail que je présente tend effectivement
vers une Unitas multiplex, au niveau du fond comme de la forme.
Première problématique
Le premier objet de connaissance de cette thèse est le théâtre tchèque des années
soixante. C’est en quelque sorte le noyau du travail, d’où sa position centrale dans mon plan.
De cette époque, seules trois grandes personnalités sont connues en France : le metteur en
scène Otomar Krejča, le scénographe Josef Svoboda, le dramaturge Václav Havel, auxquels il
faudrait ajouter Milan Kundera dont ne connaît guère l’activité théâtrale. Mais le travail de
ces personnalités n’est que rarement inséré dans le contexte qui l’a vu naître. L’invasion de
1968 a fait connaître le théâtre de ce pays, mais de manière compassionnelle et ponctuelle.
Dix ans après l’invasion des armées du Pacte de Varsovie, les Cahiers de l’Est ont sorti un
numéro spécial qui revenait sur le re-nouveau théâtral en Tchécoslovaquie, mais aussi en
Pologne et en Roumanie. L’information n’a pas été renouvelée depuis. Il s’agissait donc, dans
un premier temps, de combler cette lacune en France. En ce sens, cette thèse prolonge le
mémoire de DEA consacré à Josef Topol. J’avais alors présenté l’œuvre de ce dramaturge
majeur mais peu connu en France dans « une mise en contexte »19. L’état de la question dans
les pays Tchèques est tout autre. Depuis la chute du communisme, on assiste à une grande
inflation des publications sur un sujet censuré auparavant. Elles viennent s’ajouter à
d’importantes données bibliographiques constituées durant les années soixante, le théâtre
18
Edgar Morin, La Méthode, Seuil, Paris, 2008, p. 1350-1379.
L’œuvre de Josef Topol dans le dégel théâtral à l’Est, (1956-1968). Mise en contexte, mémoire de DEA en
Études slaves, sous la direction de Xavier Galmiche, soutenu le 14 juin 2001 à l’Université Paris IV- Sorbonne.
19
Introduction
16
tchèque jouissant alors d’une grande attention de la critique20. Il faut également rendre
hommage à tous les travaux des étudiants qui constituent une source d’informations
précieuses quoique toujours monographique. Rarement publiés, ils sommeillent dans les
bibliothèques universitaires. L’ensemble des œuvres dramatiques des années soixante est
désormais bien répertorié, notamment grâce aux publications de l’Institut de la littérature
tchèque et de Josef Herman, tandis que l’évolution de l’art de l’acteur au cours du XXe siècle
a fait l’objet d’une publication de Jan Hyvnar en 200821. Il n’en demeure pas moins que les
études synthétiques prenant en compte l’interdisciplinarité inhérente aux arts du spectacle sont
rares sur le sujet. L’ouvrage le plus panoramique, Česká divadelní kultura 1945 - 1989 v
datech a souvislostech (« La culture théâtrale tchèque 1945-1989, dates et contexte »)
présente des insuffisances notables22 et manque, par endroits, de « neutralité axiologique »
(Max Weber) comme l’ont d’ailleurs noté plusieurs recensions23. Recul critique et synthèse
sont surtout apportés par les travaux des chercheurs anglophones d’origine tchèque. Paul
Trensky a recensé et analysé de manière très exhaustive la dramaturgie tchèque en la situant
dans le contexte théâtral et politique de l’époque. Jarka M. Burian s’est quant à lui attaché à
faire connaître les grandes personnalités ainsi que le rôle du théâtre dans l’histoire nationale ;
il voit en lui un « miroir et une conscience de la nation tchèque »24. Leurs travaux constituent
des ouvrages de référence, y compris dans les pays Tchèques. Si en France le théâtre tchèque
est peu connu, l’encyclopédie de la scène moderne de Giovanni Lista fait cependant figure de
lumineuse exception25. Les artistes tchèques y sont largement représentés et ceux qui ne sont
pas étudiés directement trouvent place dans l’index biographique. Ce colossal ouvrage balaye
20
František Černý, « České činoherní divadlo v prvním dvacetiletí Československé socialistické republiky»,
Československá vlastivěda, díl IX Umění, sv. 4, Divadlo, Horizont, Prague, 1970, p. 197-240.
21 Voir dans la bibliographie la partie intitulée « Ouvrages et articles de référence sur le théâtre et la culture
tchèques des années soixante ».
22
Les insuffisances ont été listées par Eva Stehlíková dans « Červená pěticípá hvězda nad prázdnou židlí (Rf.
Just a kol., Česká divadelní kultura 1945-1989) », Divadelní revue, n° 4, 1996, p. 71.
23
Dans une recension aussi détaillée que critique (« Milí vědci! », Divadelní revue, n° 3, 1996, p. 56-67.), Sergej
Machonin reprocha aux auteurs d’avoir versé dans le jugement de valeurs produisant une étude partielle et
partiale. J’emprunte le concept de « neutralité axiologique » au sociologue Max Weber qui opère dans Le Savant
et le politique, la distinction entre « jugements de valeurs » et « rapports aux valeurs ». Selon lui les premiers
sont subjectifs et ne doivent pas avoir de place dans le travail scientifique (à l’exception du moment où le
chercheur choisit son objet, en raison de la valeur qu’il lui accorde), le « rapport aux valeurs » signifie que
l’analyse d’une réalité sociale doit tenir compte de la place occupée par les valeurs dans la société analysée, sans
porter de jugement normatif sur celles-ci. L’activité scientifique n’est elle-même orientée par aucune valeur, à
l’exception de celle de la vérité : c’est le concept de neutralité axiologique.
24
Jarka M. Burian, Modern Czech Theatre: Reflector and Conscience of a Nation, University of Iowa Press,
Iowa, 2000.
25
Giovanni Lista, La Scène moderne : encyclopédie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moitié du
XX e siècle : ballet, danse, happening, opéra, performance, scénographie, théâtre, théâtre d’artiste, cop. Carré,
Paris, Actes sud, Arles, 1997.
Introduction
17
un demi-siècle de création et présente le théâtre de la seconde moitié de XXe siècle comme un
« nouvel objet historiographique ». Cette thèse a été écrite dans un dialogue permanent avec
cette encyclopédie qui permet de mieux situer le phénomène tchèque dans le contexte d’une
création mondiale riche en mutations et innovations. Seul ombre au tableau, le judicieux plan
thématique de Giovanni Lista ne rend pas immédiatement perceptibles les grandes étapes de
l’évolution théâtrale. Dans l’introduction, Lista survole une question qui me semble capitale.
À savoir : dans quelle mesure l’art théâtral de la seconde moitié du XXe siècle est une
continuation voire une réalisation des avant-gardes historiques, et dans quelle mesure y a-t-il
émergence de quelque chose de nouveau ? Dans les « années cinquante », Giovanni Lista voit
une radicalisation des expériences de la période précédente, et dans les « années soixantedix » l’exploration de voies inconnues. Mais que se passe-t-il au milieu, dans les « années
soixante » ? Giovanni ne le précise pas. Cependant, à lire son encyclopédie et à étudier le cas
du théâtre tchèque, il semblerait bien que les années soixante soient un moment charnière.
Afin de garder à l’esprit cette question et de pouvoir embrasser une pluralité d’expériences,
j’emploierai au cours de mon étude l’expression néologique « re-nouveau théâtral ».
C’est en fonction de cet état de la question que j’ai voulu écrire un travail qui
articulerait grande synthèse et analyse du détail. J’ai surtout voulu éviter deux écueils : celui
de la compilation, du catalogue, comme celui de l’extrapolation interprétative. Ils sont
particulièrement menaçants lorsqu’il est question d’une culture étrangère peu étudiée en
France. Choisir une thèse en cotutelle revenait à me donner des « garde-fous ».
Les sources utilisées ont été de quatre ordres. J’ai d’abord étudié l’œuvre des
principaux dramaturges de l’époque ainsi que l’appareil critique tchèque et étranger écrit
durant et depuis les années soixante. Puis, j’ai consulté les sources primaires relatives aux
spectacles de l’époque : cahiers de mises en scène, archives, photographies, captations vidéo
et audio, articles de journaux. Ces matériaux se trouvent à L’Institut théâtral (Divadelní ústav)
de Prague, dans les archives des théâtres ainsi que dans les archives personnelles des artistes.
Enfin, j’ai observé et interviewé les témoins et acteurs de cette époque. Ces rencontres ont été
un moment fort de ce doctorat. Ils m’ont permis d’observer certains artistes dans leur « milieu
naturel » : Otomar Krejča lors d’un stage de direction d’acteurs sur La Cerisaie, Václav Havel
à Hrádeček lors d’un festival privé entre amis et anciens dissidents, pour ne citer que les plus
célèbres. Les interviews m’ont permis d’élucider certains détails auxquels les livres
n’apportaient pas de réponses. Elles m’ont également permis de sentir toute la complexité
humaine, artistique, politique des années soixante et des personnalités rencontrées.
Introduction
18
Il convient ici de noter qu’il y a une part d’empirie dans ce travail qui se quantifie
difficilement. En comptant le DEA, j’ai passé quatre ans en République tchèque. Durant cette
période, j’ai suivi les cours de théâtrologie à l’université Charles de Prague ainsi qu’une
formation de mise en scène/dramaturgie à l’École nationale de théâtre (DAMU). J’ai ainsi
vécu en immersion complète dans ce pays, au sein du milieu théâtral tchèque. Cette thèse a
été nourrie de toutes ces expériences. Elle a été nourrie d’innombrables discussions avec des
passionnés de théâtre, toutes nationalités et générations confondues.
Au terme de ces recherches, le travail d’intelligibilité ne peut faire l’économie d’une
sélection, d’un classement et d’une périodisation. On pourrait voir là une contradiction avec
l’exigence de complexité. Mais, comme le note Edgar Morin, il serait illusoire de croire que la
complexité conduit à l’élimination de la simplicité, « la complexité intègre le maximum de
simplicité mais s’oppose aux conséquences mutilantes, réductrices, unidimensionnalisantes et
aveuglantes d’une simplification qui se prend pour le reflet de ce qu’il y a de réel dans la
réalité ». Ainsi cette thèse se concentre-t-elle sur les scènes représentatives du « re-nouveau
théâtral » (1956-1968). En cela notre sélection semble obéir aux mêmes lois que toutes les
autres publications. Cependant elle ne suit pas complètement le chemin de la vulgate
officielle. Elle accorde une place aux scènes militantes (pour le socialisme) dont on ne parle
guère. De la même manière, un des spectacles clés relève du réalisme socialiste. Il s’agissait
ainsi de ne pas adhérer complètement à la simplification qui ne retient que ce qui arrange une
époque (l’après-89) et qui passe sous silence ce qui lui semble ob-scène. Il est également
apparu que les « théâtres de petites formes » pratiquement inconnus à l’étranger et absents de
l’encyclopédie de Lista devaient être mis sur un plan d’égalité avec les autres théâtres. Un
rapide survol du plan révèle la forte isotopie spéculaire. Il est question de « regard froid »,
d’« éclairage », de « scènes ». Pour présenter le théâtre des années soixante, j’ai multiplié les
focalisations et les angles de vue. À l’instar de Giovanni Lista, j’ai retenu dans mon
découpage la notion de scène en lui adjoignant celle de « re-nouveau » : il s’agira de voir par
où, par qui et comment le mouvement polysémique et protéiforme de rénovation théâtrale des
années soixante passait. Chez Lista, « la scène » est un terme générique qui lui permet de
regrouper en famille esthétique différents phénomènes. La situation du théâtre tchèque était
telle que la plupart des scènes concrètes étaient animées par des équipes artistiques défendant
une poétique particulière et s’entourant ou suscitant des dramaturges dont l’œuvre leur était
proche. Ainsi, en suivant un mouvement, une énergie (le re-nouveau théâtral), il m’a été
possible de présenter de manière dynamique la plupart des œuvres et des personnalités
majeures de la décennie. Dans ma présentation j’établis une distinction importante entre les
Introduction
19
« grandes scènes institutionnelles » et les « petites scènes indépendantes » mais le re-nouveau
théâtral est venu simultanément de ces deux types de scènes et ce dès les années 1956-1958.
Par « scènes institutionnelles », j’étends les scènes des théâtres fixes constitués de longue date
et fonctionnant avec une troupe permanente. Ces théâtres disposent d’importants moyens
matériels et humains et présentent traditionnellement des spectacles fondés sur la mise en
scène d’un texte dramatique. L’expression « scène indépendantes » renvoie à des théâtres nés
spontanément et indépendamment du réseau théâtral existant. Ces scènes aux dimensions
modestes se subdivisent en « théâtres de petites formes » et en « petits théâtres ». Les
premiers, nés à la fin des années cinquante, s’attachaient à des genres mineurs : cabaret, caféthéâtre, comédie musicale, théâtre de la poésie etc. Les « petits théâtres », quant à eux,
restaient fidèles au texte dramatique. Leur création fut plus tardive, postérieure à la
conférence de Liblice sur Kafka (1963) qui marqua un tournant dans la libéralisation de la
culture. Retenir la notion de scène m’a également conduite à écarter l’étude du théâtre
radiophonique, qui fut pourtant d’une grande vitalité. Pour chaque scène, un « spectacle clé »
a été choisi et analysé à la fois sous l’angle du texte, de la mise en scène et de la réception.
Quant aux « Éclairages », ils mettent en lumière des aspects singuliers du théâtre tchèque afin
de donner à sentir la richesse de la réalité étudiée.
Cette présentation du re-nouveau théâtral s’incarnant sur des scènes, grandes et petites,
est précédée d’une partie intitulée « Regard froid sur la vie théâtrale dans un système
communiste » où j’étudie l’organisation institutionnelle et les fonctions sociales du théâtre.
Cette vie théâtrale se révèle en étroite relation avec le système politique. Leurs interrelations
ont eu des conséquences sur les contenus esthétiques et sur les parcours professionnels des
artistes. Avec les « Éclairages », cette étude constitue un apport réellement nouveau. En effet,
aucune étude de ce genre n’existe en République tchèque ce qui explique peut-être une
certaine survalorisation de cette décennie théâtrale. Or cette analyse met à nu les limites et les
paradoxes du re-nouveau théâtral. Ce faisant, elle contribue à déconstruire le mythe des
« Soixante en or ». L’analyse des rapports étroits entre l’art et la politique m’a également
conduite à proposer une périodisation originale qui file la métaphore politique du « dégel ».
Sur le plan artistique, l’expression la plus aiguë de ce que j’ai nommé le « re-nouveau théâtral
» s’étend sur une période qui va de 1958 à la saison 1967-1968. Pourtant les prémisses,
sensibles dès 1953, se confirment à partir de 1956. De la même manière, la vie théâtrale des
années soixante ne s’éteint pas en 1968 avec l’invasion du pays, mais c’est la saison 19711972 qui marque définitivement sa fin. Par conséquent lorsque j’emploie l’expression
« années soixante », c’est le plus souvent à une période qui dépasse largement le cadre de la
Introduction
20
décenie arithmétique que je fais référence (1956-1972). On retrouve une extension similaire
dans les travaux d’Arthur Marwick, auteur d’une énorme somme sur la culture occidentale de
l’époque : The Sixties. Cultural Revolution in Britain, France, Italy and the United States,
1958-197426. Au-delà des systèmes politiques très différents, une première similitude
commence à se faire jour. Mais retenons, pour le moment, que l’appellation « années
soixante » correspond moins à une décennie qu’à un concept d’histoire culturelle. Elle renvoie
à l’imaginaire plus qu’à une temporalité métrique.
Seconde problématique
Autant que faire se peut, je présente le re-nouveau théâtral des années soixante avec un
souci d’objectivité et en articulant les divers éléments du complexus. Mais toute
connaissance, même complexe, n’est pas un miroir des choses ou du monde extérieur. Toutes
les perceptions sont à la fois des traductions et des reconstructions cérébrales à partir de
stimuli ou signes captés et codés par les sens. Ainsi, cette thèse est une traductionreconstruction effectuée par un sujet singulier dans un contexte culturel et historique donné.
Pour être au plus près de la réalité, la connaissance doit passer par un moment réflexif. Edgar
Morin l’appelle de ses vœux à la fin du quatrième tome de La Méthode. Après avoir examiné
les conditions bio-anthropologiques, socio-culturelles et noologiques qui permettent de
« vraies » interrogations, c’est-à-dire des interrogations fondamentales sur le monde, sur
l’homme et sur la connaissance elle-même, il conclut en ces termes :
« Nous avons appris que, dans la recherche de la vérité, les activités autoobservatrices doivent être inséparables des activités observatrices, les autocritiques
inséparables des activités critiques, les processus réflexifs inséparables des processus
d’objectivisation.
Ainsi, nous avons appris que cette recherche de vérité nécessite la recherche et
l’élaboration de méta-points de vue permettant la réflexivité, comportant notamment
l’intégration
de
l’observateur/concepteur
dans
l’observation/conception
et
comportant l’écologisation de l’observation/conception dans le contexte mental
culturel qui est le sien. Nous devons nourrir ‘toutes propositions qui parlent du
système et invitent à en sortir’, comme dit Hofstadter, se référant à ses ‘boucles
étranges’. (…)
26
Arthur Marwick, The Sixties. Cultural Revolution in Britain, France, Italy and the United States, 1958-1974,
Oxford University Press, Oxford, 1998.
Introduction
21
Plus largement, nous devons nous inviter à jouer sur les doubles possessions, celle
des idées par notre esprit, celle de notre esprit par les idées, pour arriver à des formes
où l’asservissement mutuel deviendrait convivialité.
Car c’est là un problème clé : instaurer la convivialité avec nos idées comme avec nos
mythes.27 »
Ainsi, tout au long de ce travail, il faut garder à l’esprit, selon les recommandations de
l’historien du théâtre Oscar G. Brockett, qu’en éclairant le passé, on en dit beaucoup sur les
aspirations de notre époque28. En effet, le « contexte mental culturel » de ce travail est celui
d’une surexposition des années soixante. Les conférences, projections, mises en scène que j’ai
moi-même présentées lors du festival Culture tchèque des années 60 ainsi que les cours
dispensés à la Sorbonne participent de cette surexposition. Cette décennie suscite des
réactions contradictoires et souvent passionnées. L’année 1968, comme phénomène
international, demeure un défi à l’interprétation. Ce contexte est aussi celui d’une
interrogation sur l’art théâtral qui semble en proie à « une crise de la représentation ».
D’aucuns mettent en relation cette crise théâtrale avec la crise de la représentation politique.
Ces débats traversent le contexte culturel tchèque comme le contexte français même s’ils
n’expriment pas toujours les mêmes choses. La nécessité pour une connaissance complexe de
se doter de méta-points de vue m’a donc amenée à poser comme second objet d’étude la
représentation a posteriori du théâtre tchèque des années soixante. L’autocitation et l’emploi
de la première personne du singulier dans cette introduction (contre la première personne du
pluriel lors de mes analyses) résultent de « l’intégration de l’observateur-concepteur dans
l’observation-conception ». Loin d’être une mise en avant narcissique, il s’agit d’une mise en
danger. Je m’y risque, sachant qu’elle participe de l’intelligibilité. En effet, depuis longtemps,
je suis moi-même en proie aux interrogations qui émergent en France et en République
tchèque. Elles sont accrues par mon appartenance aux deux cultures, par mon implication à la
fois théorique et pratique dans l’art théâtral. Cette thèse est le travail d’un esprit sensible aux
hiatus entre l’Est et l’Ouest, le passé et le présent, le savoir scientifique et la pratique
artistique. Elle ne serait pas ce qu’elle est si je n’avais reçu l’enseignement des mes aînés et si
je n’avais pas ressenti le besoin d’interroger de manière critique cet héritage. Elle ne serait pas
ce qu’elle est si, par-dessus tout, je n’étais pas fascinée par les incarnations diverses et variées
de l’imaginaire humain.
27
Edgar Morin, La Méthode, Seuil, Paris, 2008, p. 1852-1853.
Oscar G. Brockett, Dějiny divadla, [History of the Theatre, traduit de l’anglais par Milan Lukeš],
Nakladatelství Lidové noviny, Prague, 1999, p. 848.
28
Introduction
22
La notion de mythe apparaît pertinente pour aborder le problème des représentations
imaginaires du théâtre tchèque des années soixante. Sa définition dans ce travail est large. En
effet, le mythe « constitue le discours de la compréhension subjective, singulière et concrète
d’un esprit qui adhère au monde et le ressent de l’intérieur » selon les mots d’Edgar Morin.
Mais le mythe, dans ce travail, c’est aussi une représentation imaginaire qui accompagne les
bouleversements politiques tels que la décrit Raoul Girardet dans son livre Mythes et
mythologies politiques. C’est alors « un mythe situé à l’intérieur du champ historique, dans le
cadre d’un espace chronologique mesuré, daté »29. Cette définition large permet d’articuler la
sensibilité d’un sujet singulier et celle d’une société à un moment de leur histoire. La question
posée par le titre apparaît en filigrane tout au long de mon étude du re-nouveau théâtral
tchèque. Elle apparaît explicitement dans la première couche de la poupée gigogne, dans les
parties appelées « prologue » et « épilogue » qui enlacent la partie centrale dédiée aux années
soixante. S’il réhabilite l’imaginaire comme lieu de savoir, Edgar Morin ne donne pas les
outils conceptuels qui pourraient nous aider dans une telle entreprise. Comment produire une
pensée pertinente sur les représentations imaginaires ? Sur quels matériaux et quelles théories
s’appuyer ? Quel état de la question dresser ? Les méthodes de la « mythanalyse » forgées par
Gilbert Durand, au sein du Centre de Recherche sur l’Imaginaire, m’ont été d’un grand
secours. Son Introduction à la mytholodogie. Mythe et société30 ou L’Imaginaire. Essai sur
les sciences et la philosophie de l’image31 donnent des clés essentielles. Je m’appuierai donc
sur les travaux de cet autre penseur du changement paradigmatique. Cependant, cette
démarche ne m’était pas complètement inconnue. De mon mémoire de maîtrise à cette thèse,
le trajet est celui qui va de la mythocritique à la mythanalyse32. Dans ce premier travail
universitaire, Praga Magica, un mythe littéraire ? Auscultation d’une idole à travers le motif
de la déambulation, j’analysais la représentation mythologique de Prague dans un corpus de
textes allemands, tchèques et français33. Ce doctorat peut donc être compris comme la
poursuite d’un travail « d’auscultation des idoles » formule paraphrasant le titre de Nietzsche
Crépuscules des idoles ou comment philosopher à coups de marteau. La traduction est
ambiguë en français mais le marteau dont parle Nietzsche est un marteau médical qui sert à
ausculter non à casser. Dans cette thèse, il s’agira également de déconstruire non de détruire.
29
Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Seuil, Paris, 1990, p. 14.
Gilbert Durand, Introduction à la mytholodogie. Mythe et société, Albin Michel, Paris, 1996.
31
Gilbert Durand, L’Imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image, Hatier, Paris, 1994.
32
La mythocritique est l’étude du mythe dans les textes littéraires tandis que la mythanalyse concerne
l’anthropologie.
33
Praga Magica, un mythe ? Auscultation d’une idole à travers le motif de la déambulation, mémoire de
maîtrise en littérature comparée sous la direction de Pierre Brunel, soutenu le 13 octobre 2000 à l’Université
Paris IV- Sorbonne.
30
Introduction
23
D’ailleurs, je crois que le mythe, parce qu’il appelle une pluralité de sens et qu’il a ses racines
dans la psyché humaine, n’est pas destructible.
Ainsi, j’ai été amenée à concevoir comme matériau d’analyse l’ensemble du discours
social, politique, banal, idéologique, etc., porté aujourd’hui sur le théâtre des années soixante.
Pour n’en citer qu’un exemple, revenons sur cette étrange expression « Zlatá šedesátá »
(« Les Soixante en or »). Elle apparaît pour la première fois en 1996 dans le journal Lidové
noviny34. Par la suite, elle a été popularisée par l’Institut de la littérature tchèque qui organisa
en 1998 une conférence intitulée : Les Années soixante en or. La littérature et la société
tchèques durant les années du dégel, du tourbillonnement et… du désenchantement. Depuis,
cette expression est systématiquement utilisée par les médias tchèques tandis que l’adjectif
« légendaire » est devenu une épithète homérique accompagnant toute référence aux théâtres
des années soixante. Elle dénote de la dimension mythologique que revêt la représentation de
cette décennie. Dans le contexte culturel tchèque, son occurrence est telle que je l’ai incluse
dans mon titre. En France, la référence à « l’âge d’or » n’est pas utilisée aussi fréquemment.
Mais curieusement, lorsqu’il s’agit d’un regard a posteriori sur le théâtre occidental, elle
surgit sous la plume d’un Dort ou d’un Vitez. À interroger le théâtre tchèque, il n’est donc pas
impossible qu’en creux se dessine, par moments, le visage de cet art en France.
La contextualisation dans une ère/aire vaste était indispensable pour comprendre le
fonctionnement du théâtre tchèque. Lors d’un mouvement réflexif, elle permet également de
mieux cerner la genèse du mythe. En ce sens, mon travail rejoint, en dernier ressort, les
travaux d’histoire culturelle consacrés aux mythes modernes. Montrer, preuves à l’appui, qu’il
y a mythification est une première étape. Mais il est possible d’aller plus loin dans le travail
de connaissance. Il est possible d’instaurer un dialogue entre Logos et Mythos. Ainsi, à la fin
de cette thèse, j’esquisserai quelques pistes de réflexion sur le pourquoi de ce mythe. Si la
réponse risque de rester en suspens, la question mérite d’être posée.
Objectifs et limites d’une pensée ouverte
Ainsi posées, ces deux problématiques dialoguent entre elles, rebondissent l’une sur
l’autre, s’éclairent et s’obscurcissent mutuellement. On comprend mieux alors le choix du
titre et de sa forme : Les Années soixante : un « âge d’or » du théâtre tchèque ? Il enlace les
deux problématiques dans une tension interrogative.
34
D’après les informations recueillies par le Corpus national tchèque (ČNK).
Introduction
24
Les objectifs de cette thèse sont clairs. Premièrement : contribuer à l’édifice
scientifique dans un travail qui serait intéressant pour un lecteur français comme pour un
lecteur tchèque. Deuxièmement : instaurer une convivialité avec les idées et les mythes que
nous possédons, qui nous possèdent, et qui surgissent avec une actualité accrue par le
quarantième anniversaire de l’année 1968.
Je n’ignore pas toutes les dérives et critiques que suscite l’idée, somme toute assez
répandue, d’un changement paradigmatique. C’est pourquoi je m’appuie essentiellement sur
les thèses d’Edgar Morin et de Gilbert Durand. Elles sont savamment argumentées et fondées
sur toute une vie de recherches.
Je suis consciente des caractères lacunaires de mon savoir dans les champs
disciplinaires mobilisés et de l’inachèvement de ma réflexion. Cette thèse tente de composer
avec les risques d’erreurs et d’incomplétude pour aller vers une connaissance plus riche,
moins mutilante.
PROLOGUE :
LES HÉRITAGES DU PASSÉ
Chapitre 1
Des héritages comme des fils rouges
« REVOLVER REVUE : Nous en arrivons à des questions d’ordre plus
général. Pourquoi, en tant qu’auteur, avez-vous choisi justement
l’écriture dramatique ? Alors qu’on parle au moins depuis vingt ans, à
travers le monde, de la crise de ce genre ?
JOSEF TOPOL : Hmm, si seulement je savais. (…) Parfois je me
demande si les pays Tchèques ne jouent pas un rôle spécifique là-dedans,
parce qu’ici le théâtre a eu une signification énorme, particulièrement lors
de la Renaissance nationale, mais aussi l’avant-garde de l’entre-deuxguerres… il y a là comme un fil qui n’en finit pas d’être tiré. 1 »
Complexité. Tel est le maître mot des sujets que nous abordons. Entrer dans le vif du
sujet, dans les années soixante, c’est entrer dans un tissu extrêmement dense de phénomènes
humains, artistiques, politiques. Pour essayer un tant soit peu de s’y retrouver, la question des
héritages du passé doit être abordée. Il en est trois sans lesquels il est impossible de
comprendre ce qui s’est passé (re-nouveau théâtral) et ce qui se passe encore (sa
représentation mythique). Il s’agit de l’héritage de la Renaissance nationale, des avant-gardes
de l’entre-deux-guerres, et du réalisme socialiste. Nous consacrons à ce dernier tout un
chapitre car il apparaît comme un bloc adossé au phénomène théâtral des années soixante.
C’est contre lui que le mouvement de re-nouveau théâtral se dresse dans sa première phase.
En ce qui concerne les deux autres héritages, ils sont tout aussi importants, ils parcourent
comme des fils rouges le complexus que nous étudions. Plus ou moins explicitement, tous les
travaux qui ont tenté de saisir le phénomène culturel des années soixante ont recours, à un
moment ou à un autre, à ces références. En ce sens, la démarche de l’historien Alexej Kusák
est la plus révélatrice. Voulant consacrer un livre aux années soixante, il a finalement écrit
Kultura a politika v Československu 1945-1956 (« La culture et la politique en
Tchécoslovaquie 1945-56 »), livre qu’il qualifie « d’anamnèse du Printemps de Prague »2.
Selon lui, le processus de libéralisation progressive qui a lieu entre 1956 et 1968 et dans
1
Josef Topol, « Zbyla na mne slova (RR Interview) », Revolver Revue, n° 16, juin 1991, p. 133-134.
«REVOLVER REVUE : Dostáváme se k otázkám obecnějšího rázu. Proč jste si jako autor zvolil právě drama?
V době, kdy se už nejmíň dvacet let mluví po celém světě o krizi tohoto žánru? / JOSEF TOPOL : Hm, to
kdybych věděl. (…) Někdy nevím, jestli v tom nehrají specifickou roli Čechy, protože u nás divadlo znamenalo
hrozně moc, zejména v obrození, ale i meziválečná avantgarda... pořád se tu táhne jakási niť. »
2
Alexej Kusák, Kultura a politika v Československu 1945-1956, Torst, Prague, 1998, p. 12.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
27
lequel la culture a joué un rôle majeur correspond au développement des tendances de
l’époque précédente. Mais même en réduisant ainsi son objet d’étude au tournant des années
quarante et cinquante, il en vient à consacrer un tiers de son livre aux deux époques
mentionnées plus haut à savoir la Renaissance nationale fortement marquée par l’esprit
Biedermeier et l’entre-deux-guerres. À étudier les données historiques il semble bien que ces
héritages soient, dans les pays Tchèques, plus lourds de sens et de conséquences que dans
d’autres pays européens.
Le théâtre durant la Renaissance nationale : un héritage entre imaginaire et réalité
Du théâtre il est souvent dit qu’il est politique par essence parce qu’il exige la réunion
de la cité (polis) ici et maintenant. D’aucuns font même un rapprochement entre la
désaffection des urnes et celles des salles3. D’autre part, le théâtre peut être plus ou moins
instrumentalisé pour servir une cause politique particulière, pour devenir un moyen de
propagande (ce second rapport apparaît explicitement avec la Révolution française, il fut
théorisé par Mercier). Ces deux types de rapport au politique sont connus dans l’histoire du
théâtre français mais il en existe un autre, qui fut décisif pour le théâtre tchèque : aux XVIIIe
et XIXe siècles, celui-ci fut chargé de remplacer les institutions nationales manquantes et
« d’éveiller » une conscience nationale assoupie.
En effet, sous l’influence de la conception ethnoculturelle de la nation de Johann
Gottfried Herder et du romantisme allemand, le nationalisme (au sens anglais du terme4) fut
l’idée politique majeure de cette époque. La spécificité de l’identité tchèque moderne tient au
fait qu’elle s’est constituée dans et par le culturel. Elle est l’œuvre des « éveilleurs »,
intellectuels, savants et artistes ayant décidé de renouer avec une langue et une culture qui
remontaient au Moyen Âge. Mais le tchèque était passé au second plan au profit de
l’allemand, suite à la défaite de la Montagne-Blanche en 1620 et à l’hégémonie des
Habsbourg. Lors de la Renaissance nationale, que les historiens situent entre la fin XVIIIe et
la seconde moitié du XIXe siècle, le théâtre a joué un rôle déterminant. En tant qu’art
3
Denis Guénoun, L’Exhibition des mots : une idée politique du théâtre, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues,
1992.
4
Raoul Girardet, Nationalismes et nation, Éditions Complexe, Bruxelles, 1996, p. 11. Ce spécialiste du
nationalisme a remarqué que les plus usuelles significations de ce mot demeurent à l’époque contemporaine
sensiblement différentes selon les langues. Il oppose en particulier son emploi en anglais et en français. En
anglais, le mot sert à désigner les manifestations de la conscience et du caractère national. Il peut aussi avoir une
signification politique s’appliquant aux revendications et aux aspirations des « nationalités » assujetties à une
domination étrangère. Il n’est que depuis peu et seulement par certains auteurs utilisé pour désigner une forme
outrancière et exclusive d’exaltation patriotique. En France, c’est au contraire dans ce sens qu’il apparaît pour la
première fois au XVIIIe siècle pour stigmatiser l’immoralité du patriotisme jacobin. C’est aussi en ce sens qu’il
est généralement compris de nos jours.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
28
immédiat et discursif, il permettait de s’adresser à toute la cité et de propager efficacement les
idéaux de la Renaissance nationale, à commencer par la langue vernaculaire. D’ailleurs, à
cette époque, le drame était le genre littéraire le plus prestigieux et le théâtre le meilleur
« mass-media » de l’époque : Voltaire, au XVIIIe siècle, et même Zola, au XIXe, pensaient
que le meilleur moyen de faire connaître leurs idées et leur talent était la scène.
Les philosophes du XVIIIe siècle, Diderot en tête, concevaient déjà l’art dramatique
comme facteur éducatif et civilisateur. La jonction entre esthétique et éthique a été surtout
formulée par Friedrich Schiller dans son essai « Le théâtre considéré comme institution
morale »5. Ses idées se sont propagées ensuite vers l’est de l’Europe. Dans les pays Tchèques,
ce texte fut traduit et « arrangé » dans un sens patriotique par Prokop Šedivý. Alors que
Schiller parle d’éduquer l’homme à « l’amour de la vertu », l’expression, sous la plume de
Šedivý, devient éducation à « l’amour de la patrie ». Šedivý omit de préciser qu’il s’agissait
de la traduction d’un auteur allemand, la portée du message aurait pu en être diminuée. Signé
de sa main, l’essai parut sous le titre « Court traité sur l’utilité que peut apporter un théâtre
institutionnel et bien ordonné » en 17936. Mettant ses idées en pratique, Prokop Šedivý écrivit
lui-même des drames qui, par leur réalisme, devaient atteindre le public et réveiller la langue
nationale. Sur le plan esthétique, le XVIIIe siècle représente un tournant dans l’histoire des
pays Tchèques, puisque le théâtre dramatique (fondé sur le texte) s’imposa au détriment
d’autres genres (pantomime, marionnettes) et se donna comme objectif la représentation la
plus véridique possible de la réalité7.
De cette époque, les premières pièces qui forment un héritage toujours vivant de nos
jours sont celles de Václav Kliment Klicpera (1792-1859) et de Josef Kajetán Tyl (18081856). Klicpera est considéré comme le premier dramaturge tchèque doué d’un incontestable
talent. Écrivant aussi bien des pièces à sujet historique que des comédies et des farces
parodiques, Klicpera possédait un grand sens de la théâtralité et un don pour observer la
société. Josef K. Tyl fut le plus grand organisateur de la vie théâtrale tchèque de son époque.
À la fois dramaturge, acteur, metteur en scène, éditeur mais aussi représentant à l’Assemblée
de l’Empire, il consacra sa vie au théâtre et à la cause nationale. C’est lui qui formula la
nécessité d’un théâtre national. Il créa ainsi en 1850 la « Société pour la construction d’un
5
Cet essai a été repris par son auteur à de nombreuses reprises, le titre que nous indiquons est celui de la dernière
version de 1802.
6
Friedrich Schiller, Prokop Šedivý, O mravním poslání divadla, ČDLJ, Prague, 1955, (regroupe la traduction du
texte de Friedrich Schiller par Pavel Eisner « Die Schaubühne als eine moralische Anstalt betrachtet » et le texte
de Prokop Šedivý « Krátké pojednání o užitku, kterýž ustavičně stojící a dobře spořádané divadlo způsobiti
může »).
7
Jan Císař, Cours de théorie d’arts du spectacle dispensés à la DAMU, Prague, 2001-2002.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
29
théâtre national tchèque » qui sera ensuite dirigée par Palacký, historien et homme politique
majeur de cette époque.
Au XIXe siècle, la construction du Théâtre national fut le plus grand enjeu et le plus
grand symbole de la Renaissance nationale. C’est avant son ouverture même, que le Théâtre
national a rempli sa plus haute fonction politique. Son inauguration, le 18 novembre 1883, par
l’opéra Libuše8 de Bedřich Smetana (autre figure de proue de la Renaissance nationale) fut
l’aboutissement de maints efforts. On pourrait décrire longuement les nombreuses péripéties
qui entourèrent sa construction, raconter les embûches politiques, parler des deux collectes de
fonds qui mobilisèrent les Tchèques – d’où l’inscription « Národ sobě » dans le cadre de
scène, c’est-à-dire « La patrie à elle-même ». Deux collectes, car, pour ajouter au pathétique
de l’histoire, le théâtre brûla quelques jours avant son inauguration et il fallut refaire une
nouvelle collecte pour le reconstruire. Dans le théâtre tel qu’on peut le visiter aujourd’hui,
tout vient rappeler cette épopée. Les peintures et les sculptures sont l’œuvre des plus grands
artistes de la Renaissance nationale, elles exaltent le passé légendaire et historique des pays
Tchèques dans un style néo-classique. Le sous-sol du théâtre est pavé de pierres provenant des
villes qui participèrent aux collectes de fonds pour sa construction. Depuis son ouverture et
jusqu’à nos jours, ce théâtre fut considéré comme « la première scène du pays », et il est
parfois qualifié de « zlatá kaplička » (« chapelle d’or »). Même utilisée ironiquement, cette
expression en dit long sur l’importance symbolique du lieu. En fait, dans la seconde moitié du
XIXe siècle, la « lutte » pour la création du théâtre devint non seulement le symbole de la lutte
nationale mais également une sorte de compensation politique. Le grand rassemblement
populaire qui accompagna la pose de la première pierre du Théâtre national, en 1868, fut aussi
une action de protestation contre la réforme de l’Empire qui, signée quelques mois
auparavant, reconnaissait les droits historiques du royaume de Hongrie et non ceux de la
couronne de Bohême. Remarquable est la disproportion entre l’échec des revendications
institutionnelles et l’essor dynamique de la société civile tchèque, qui doit son émergence à
une vie culturelle et associative intense. Durant le XIXe siècle, dans tout le pays se développa
une grande activité de théâtre amateur, mue par les idéaux de la Renaissance nationale.
L’historien de théâtre František Černý a étudié ces phénomènes en les replaçant dans le
contexte européen. Loin de caricaturer cette période, sa perspective marxiste l’a amené à être
particulièrement sensible au public des villes et des campagnes ainsi qu’à la composition
socioprofessionnelle des troupes amateurs. Il a ainsi montré l’importance et l’ampleur de ce
8
L’opéra fut écrit solennellement pour cette occasion. Libuše est une princesse légendaire tchèque qui aurait
fondé la ville de Prague, lui prédisant un grand avenir.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
30
théâtre, dirigé généralement par les étudiants lettrés et les notables des villages. Selon lui le
théâtre tchèque n’aurait jamais joué un rôle politique de première importance s’il n’avait pu
compter que sur les troupes professionnelles9. Par ailleurs, c’est à cette époque que se
construisit « le culte de l’acteur-tribun ». À la fin du XVIIIe siècle, les acteurs étant les seuls à
pouvoir prendre la parole en public et donc à s’exprimer politiquement (fût-ce au prix de
poursuites judiciaires et d’une grande misère financière comme dans le cas de Tyl), ils étaient
aimés et respectés. František Černý voit dans l’élection, après 1989, des acteurs Rudolf
Hrušínský, Daniela Kolárová et Jan Kačer comme députés la continuation de ce culte10. Il y a
là, en effet, une différence majeure entre les traditions du théâtre tchèque et du théâtre
occidental : l’acteur n’est jamais considéré comme un marginal, jeté au ban de la société (et
dans une fosse commune après sa mort). Si marginalité il y a, elle fait écho à celle « de la
petite nation », la misère du comédien en fait un héros ou un martyr. Ainsi, le théâtre ne fut
jamais perçu comme un art élitaire ou un divertissement luxueux mais comme un bien
commun. On serait tenté de dire qu’il fut d’emblée un « théâtre populaire » tel qu’en rêvèrent
en France Firmin Gémier et Romain Rolland. Le rapport du théâtre au politique n’a pas été
sans conséquences sur les habitudes du public. Même lorsqu’il ne s’appuyait pas sur des
pièces politiquement engagées, il était politique en ce qu’il répondait à l’attente des
spectateurs qui cherchaient sur scène ce qu’ils ne pouvaient trouver ailleurs. Dans ce contexte,
le théâtre était politique par son existence même.
Ce public se constitua comme une nation capable de dépasser l’instrumentalisation
politique du théâtre. À mesure que la conscience et que la langue tchèque renaissaient, de plus
en plus d’écrivains insistèrent sur la nécessité de raffermir l’identité tchèque par la qualité
artistique des œuvres et non par leur instrumentalisation politique. À la fin du XIXe siècle,
l’évolution artistique suit les mêmes courants que dans le reste de l’Europe (naturalisme,
divertissement dans le style d’Augier, de Dumas fils, de Sardou, expressionnisme) mais les
idéaux de la Renaissance nationale demeurent présents, d’autant plus que les pays Tchèques
n’accédèrent à l’indépendance qu’en 1918. Ainsi, le romancier Alois Jirásek reprit
l’inspiration des dramaturges patriotes en donnant à la scène tchèque la trilogie hussite Jan
Žižka (1903), Jan Hus (1911) et Jan Rohač (1914), ainsi qu’un conte à la manière de Tyl,
Lucerna (« La lanterne »), en 1905.
9
František Černý, Kapitoly z dějin českého divadla, Academia, Prague, 2000, p. 128.
Ibid., p. 38. Sur le même thème mais en français voir : František Černý, « Le culte de l’acteur-tribun dans la
société tchèque des XIXe et XXe siècles », L’Europe et son combat pour la liberté à travers le théâtre et l’opéra,
Klincksieck, Paris, 1996, p. 223-231.
10
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
31
Parce que le théâtre a joué un rôle politique majeur, il occupe dans l’imaginaire
collectif des Tchèques une place importante. En témoigne le choix de l’hymne national, un
chant extrait de l’œuvre dramatique de Josef Kajetán Tyl Fidlovačka. Certaines expressions
venant du monde théâtral sont passées dans la vie courante. « Na zdar », qui signifie
littéralement « pour la réussite », s’utilise pour se saluer, dire « bonjour ». La réussite en
question fut celle de l’organisation sportive et patriotique des Sokols puis celle de la réussite
de la construction du Théâtre national de Prague. L’histoire de la construction du théâtre est
connue de tous les Tchèques et pourrait être qualifiée de « grand récit » fondateur de l’identité
nationale moderne. Un « traître » peut être désigné comme « sabina », d’après le nom de
Karel Sabina, personnage haut en couleur de la seconde moitié du XIXe siècle. La découverte
de sa collaboration avec les autorités habsbourgeoises provoqua un scandale sans précédent
dans les milieux tchèques, d’autant plus qu’il était l’auteur du livret de l’opéra La Fiancée
vendue de Bedřich Smetana. (Ce n’est pas un hasard si Milan Kundera, dans L’Insoutenable
légèreté de l’être, prénomme Sabina le personnage féminin porteur du thème de la trahison.)
Historiquement s’est donc construit un lien très fort entre théâtre, politique et nation.
Cette coalescence se double d’un jugement de valeur positif. Il en résulte l’image d’un théâtre
dont le rôle politique serait quasi ontologiquement du côté du Bien, de la Vérité, de la Patrie.
Et cette conception n’aura de cesse d’être réactivée au cours du XXe siècle, en étant chargée
de contenus idéologiques différents et souvent antagonistes. Ainsi il est mondialement connu
que la Charte 77 a été élaborée par des dramaturges dissidents, Václav Havel et Pavel Kohout.
Mais on sait moins que cette Charte donna lieu à une Anti-Charte 77 dont l’acmé fut une
manifestation organisée par le gouvernement, qui eut lieu au Théâtre national et réunit une
grande partie de la profession. En même temps que la coalescence théâtre-nation, se réactive
aussi la triple fonction que le théâtre joua durant la Renaissance nationale : 1) mission
d’éveilleur ou d’éducateur, 2) structure de remplacement d’institutions ressenties comme
inadéquates, 3) baume contre les frustrations politiques. Les pièces du XIXe siècle comme
celles d’Alois Jirásek, si étroitement liées à l’identité nationale, furent jouées à chaque
moment de révolution ou de crise : en 1945, 1948, 1968 et 1989. Mais c’est aussi avec une
lecture scénique « sacrilège » de ce répertoire au sein même de la « chapelle d’or » que Krejča
ouvrit avec fracas le re-nouveau théâtral des années soixante.
Autre héritage du passé, le théâtre dans les pays tchèques bénéficia d’une organisation
particulière, calquée sur le modèle allemand lui-même calqué, par des penseurs comme
Friedrich Schiller ou Gotthold Ephraim Lessing, sur le modèle de la Comédie-Française : un
ensemble permanent d’acteurs professionnels fonctionnant dans un même bâtiment. Dans les
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
32
plus grands théâtres, à l’ensemble dramatique vient s’ajouter un ensemble de danse et de
chant lyrique, les trois arts se partageant le même lieu. Autre legs : une profession
typiquement centre-européenne inventée par Lessing, celle du Dramaturg, conseiller littéraire
chargé de créer le répertoire. Ce système de théâtres « d’ensemble » est toujours en vigueur.
De même, la tradition d’un intense réseau de théâtres amateurs perdura et fut renforcée après
la guerre. Un grand nombre de créateurs emblématiques des années soixante ont fait très tôt
l’expérience du théâtre par ce biais. En 1963, la Tchécoslovaquie comptait 22 000 ensembles
amateurs11.
Élargissement : Mitteleuropa ou « mythleuropa »
S’il est vrai qu’historiquement s’est construit un rapport spécifique entre le théâtre et
le politique que la France et d’autres pays occidentaux ne connaissent pas, il faut cependant
remettre les choses dans un contexte plus large. Les pays Tchèques sont loin d’être un cas
isolé : à partir de la fin du XVIIIe et durant le XIXe siècle, pour l’Allemagne sans unité
étatique, la Pologne morcelée12, la Hongrie intégrée dans l’Empire autrichien, le théâtre a
également remplacé les institutions politiques manquantes et contribué à affirmer une identité
nationale. Cela devient particulièrement évident si l’on suit l’histoire de la création d’une
scène nationale. C’est un phénomène qui s’étend de la seconde moitié du XVIIIe au début du
XXe siècle en Europe et que l’on peut observer après 1900 en Amérique latine et dans
quelques pays d’Asie et d’Afrique. Il a commencé dans les États allemands avec le
Nationaltheater13 de Hambourg qui traduit la recherche de nouveaux modèles au sein de la
bourgeoisie montante désireuse d’affirmer une identité culturelle à défaut d’une identité
politique. Le programme du Nationaltheater a échoué dans cette aire sans doute à cause de la
trop grande dispersion de la nation allemande et de l’extension de l’espace concerné. Force est
de reconnaître, avec František Černý, que c’est dans les petites nations d’Europe du Nord et
d’Europe centrale qu’il a trouvé son plein épanouissement.14 Intéressante est alors la
comparaison avec les voisins polonais et hongrois. En Hongrie, l’établissement d’une
hégémonie théâtrale devint aussi une cause nationale, surtout après la construction d’un grand
11
Otakar Fencl, The Czechoslovak Theatre Today, Artia, Prague, 1963, p. 7.
Après une période de partages successifs entre la Prusse, la Russie et l’Autriche en 1772, 1793, 1795, la
Pologne fut privée d’existence étatique et ne recouvra son indépendance qu’en 1918.
13
La création en 1767 du théâtre national de Hambourg à l’initiative de 12 bourgeois et marchands et de Lessing
qui devint Dramaturg (conseiller littéraire mais aussi idéologique). Le théâtre cessa son activité au bout de deux
saisons (1767-69), mais il jeta les bases de l’organisation des théâtres en Europe centrale, qui perdure toujours.
14
František Černý, « Zápasy národů střední Evropy o reprezentativní scénu », Kapitoly z dějin českého divadla
op. cit., p. 86-96.
12
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
33
théâtre de langue allemande à Pest en 1774. Mais la mission politique du théâtre s’acheva
avec la première moitié du XIXe siècle. Le théâtre n’a plus eu à jouer le rôle de substitut d’une
institution manquante après la Réforme dualiste de l’Empire de 1867. Tandis que pour les
Tchèques le grand symbole politique fut la construction d’un théâtre, pour les Hongrois ce fut
la construction d’un parlement. En Europe centrale, les Polonais furent les premiers à acquérir
un théâtre appelé « national » car le polonais y dominait : le Teatr narodowy de Varsovie,
construit dès 1774. À l’instigation de Stanislas Auguste Poniatowski, la Pologne s’est dotée
d’un, puis de plusieurs théâtres dans chaque grande ville. Le théâtre de Poznań reprit
d’ailleurs l’inscription tchèque « La patrie à elle-même ». Le théâtre devint une institution de
haute importance, influençant l’opinion dans un sens patriotique et même révolutionnaire. Il
faut mettre cette fonction en relation avec la perte de l’indépendance et des successifs
partages du pays. Malgré la censure et les répressions15, le théâtre, aux côtés de l’église, resta
le seul endroit où il était possible d’entendre le polonais et où le public se sentait « chez lui ».
En ce sens le fonctionnement politique du théâtre polonais est, par sa force et sa longévité, le
plus proche du théâtre tchèque. L’implication du théâtre dans la vie du pays culmina dans les
années 1980. Les professionnels du théâtre jouèrent un rôle très important lors de l’état de
guerre proclamé en 1981. Autre remarque qui ne fait pas partie du « grand récit » du théâtre
tchèque : la construction du Théâtre des États à Prague en 1783, où Mozart dirigea lui-même
la première de Don Giovanni, a également été construit dans un élan patriotique. Mais il
reposait sur une autre conception de la patrie, celle du sol et non de la langue ou de l’ethnie.
Cette conception était le fruit de la noblesse et non de la bourgeoisie montante et de l’essor du
peuple comme au XIXe siècle. Des représentations en langue tchèque y furent données de
manière limitée.
L’étude des mythes modernes est un thème privilégié des recherches centreeuropéennes. Ainsi, les auteurs de Mythes et symboles politiques en Europe centrale16 ont
analysé les différentes représentations imaginaires constitutives des identités nationales. Elles
sont si nombreuses qu’on serait tenté, en jouant sur l’expression « Mitteleuropa », de qualifier
cette aire de « mythleuropa ». À notre avis, la conception particulière du théâtre que nous
avons tenté de dégager (coalescence théâtre-nation-politique-bien) fait partie des grands
mythes centre-européens. Elle est difficile à nommer car elle s’enracine à la fois dans la
réalité et dans l’imaginaire (les deux se renforçant mutuellement). Elle est d’autant plus
15
Après l’échec de l’insurrection de 1830, les théâtres de Varsovie passèrent sous contrôle des autorités tsaristes,
et parfois les directeurs de police furent en même temps « présidents » des théâtres « gouvernementaux ».
16
Chantal Delsol, Michel Maslowski, Joanna Nowicki (dir), Mythes et symboles politiques en Europe centrale,
PUF, Paris, 2002.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
34
difficile à décrire que le fonctionnement théâtral n’a jamais été abordé systématiquement sous
l’angle d’une mythanalyse. Pour le cas tchèque, les travaux qui vont le plus dans ce sens sont
ceux de Vladimír Macura. En effet, ce dernier a étudié la culture de la Renaissance nationale
sur les bases théoriques de Jurij Lotman, le fondateur de l’École sémiotique de Tartu. Dans
Znamení zrodu17, il en vient à concevoir ce mouvement comme un type de culture marqué par
l’artificialité, la mystification et le jeu. Par ailleurs, il a souligné une particularité tchèque : le
mélange de ferveur et de doute qui caractérise l’émergence de l’identité nationale. Doute dont
on peut entendre les échos jusque dans les réflexions d’un Milan Kundera sur le « destin
tchèque18 » (1969) ou dans sa définition des « petites nations19 » (1983). Mais lorsque
Vladimír Macura aborde le théâtre, c’est essentiellement sous l’angle de la littérature
dramatique et non des arts du spectacle. Pourtant il importe de prendre en compte cette
coalescence « théâtre-nation-politique-bien ». C’est bien un fil rouge, sans lequel les enjeux et
la portée du théâtre tchèque jusqu’en 1989 ne sont pas compréhensibles. En ce sens Tchèques
et Polonais se rejoignent : en Pologne aussi le théâtre joua un rôle prépondérant à tous les
moments importants de l’histoire notamment durant l’état de guerre en en 1980 puis en 1989,
là aussi on retrouve la même coalescence « théâtre-nation-politique-bien ». Pour
L’Allemagne, il serait difficile de parler d’un « fil » d’une telle intensité et d’une telle durée
dans le temps ; malgré cela le théâtre reste dans ce pays, si on en croit la revue Theater Heute,
un puissant « mythe culturel », « un incomparable morceau d’identité »20. En fait, parmi les
pays d’Europe centrale étudiés, il n’y a guère que la Hongrie pour laquelle le théâtre cessa
assez rapidement d’exercer cette force d’attraction particulière. Ainsi, en 1965 les Hongrois
n’hésitèrent-ils pas à dynamiter leur Théâtre national afin de pouvoir construire la première
ligne de métro. Inimaginable à Prague ou à Varsovie ! La quasi absence d’une avant-garde
hongroise dans l’entre-deux-guerres est sans doute une des raisons expliquant que le théâtre
ne jouisse pas de la même ferveur et des mêmes prolongements symboliques dans le temps.
17
Vladimír Macura, Znamení zrodu : české obrození jako kulturní typ, Československý spisovatel, Prague, 1983.
Pour la polémique entre Milan Kundera et Václav Havel autour de cette question, voir dans cette thèse
l’Éclairage : « Václav Havel, théoricien et critique de théâtre ».
19
Milan Kundera, « L’Occident kidnappé », Le Débat, n° 27, novembre 1983, p. 3-22. Selon Kundera « la petite
nation est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment remise en cause et qui le sait ».
20
Revue citée par Philippe Ivernel dans son article « Le théâtre en Allemagne » in Michel Corvin (dir.),
Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, Larousse, Paris, 1998, p. 67.
18
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
35
L’entre-deux-guerres : un premier « âge d’or » du théâtre tchèque
Pour l’histoire du théâtre, l’entre-deux-guerres en général et le mouvement des avantgardes en particulier, furent d’une richesse créative exceptionnelle comme l’a noté Denis
Bablet en 1978 au moment où en France cette époque fait l’objet de recherches approfondies :
« Une époque de crise, de bouleversement profonds, entre deux guerres les plus
meurtrières de l’histoire, entre une révolution qui réussit, d’autres avortées, et la
double et irrésistible (ou résistible) ascension du nazisme et du stalinisme. Des
modifications de frontières, des changements de régime, des banqueroutes, des crises
économiques, l’effondrement de certaines valeurs et pourtant chez certains des
croyances en la stabilité du monde en dépit de tout, chez d’autres, la foi en des
mutations génératrices de progrès, chez d’autres encore l’angoisse. Au milieu de cette
crise le plus extraordinaire bouillonnement artistique. (…)
Le terme d’avant-garde ne suffit pas à rendre compte de cette ébullition, de ces coups
de boutoir dans les traditions qui tentent de survivre, dans cette foi résolue et parfois
désespérée en l’avenir. 21 »
La culture tchèque participa pleinement et entièrement à ce bouillonnement artistique, qui
commence joyeusement avec l’avènement d’une République libre et démocratique en 1918,
dans laquelle l’art semble définitivement affranchi de tout utilitarisme politique, et se termine
en tragédie avec l’occupation du pays par l’armée de Hitler en 1938. Entre les deux, l’éclosion
d’une culture théâtrale extrêmement brillante à tous points de vue : dramaturgie, mise en
scène, expérimentation scénique avec intégration de l’audiovisuel, réflexion théorique. Ce
court intermède fut aussi un moment d’échanges culturels intenses se développant, pour ce
qui est de l’avant-garde, sur l’axe Paris-Prague-Moscou.
Comme dans d’autres pays les -ismes se succédèrent à une vitesse vertigineuse sur les
scènes tchèques au tournant du siècle. Au début de la 1re République, des metteurs en scène de
grande envergure marquent les grandes scènes nationales de leur sceau : expressionnisme de
Karel Hugo Hilar et impressionnisme de Jaroslav Kvapil. Parmi les nombreux dramaturges de
talent, citons au moins František Langer et Karel Čapek qui furent traduits et joués en France.
La pièce allégorique R.U.R. (Rossum’s Universal Robots) valut à Čapek une renommée
mondiale ; il fut en effet le premier à porter sur scène l’invention d’un homme artificiel
21
Denis Bablet (dir.), Les Voies de la création théâtrale. Vol. VII. Mises en scène des années 20 et 30, CNRS,
Paris, 1979, p. 8.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
36
susceptible de mener l’humanité à sa perte. Cette pièce n’est guère jouée de nos jours, mais le
thème n’a cessé d’être repris et on doit au dramaturge l’invention du nom commun « robot ».
Mais c’est surtout du côté de l’avant-garde que les créateurs des années soixante vont
trouver leur source d’inspiration. Sur le plan théorique, le structuralisme aura également une
grande importance.
En effet, c’est dans les pays Tchèques, au sein du « Cercle linguistique de Prague »
dirigé par Roman Jakobson, que naquit l’approche sémiologie et structuraliste du théâtre qui
aura un grand impact sur la pensée théâtrale mondiale d’après-guerre. Elle ne sera pleinement
connue en France que dans les années soixante-dix. Mais dans les pays Tchèque elle influença
les principaux metteurs en scène de l’entre-deux-guerres. Durant la décennie 1931-1941,
Otakar Zich, Jan Mukařovský, Petr Bogatyrev, Karel Brušák, Jiří Veltruský et Jindřich Honzl
ont développé des études liant le théâtre à la science du signe. L’originalité de Honzl est
d’avoir lié dès ses débuts réflexion théorique et pratique de la mise en scène. Tous ces
chercheurs venant d’horizons très différents (musicologie, esthétique, ethnologie, linguistique,
théâtre), l’approche sémio-structuraliste qu’ils fondèrent se constitua plutôt sous forme de
dialogues et de débats parus notamment dans la revue du Cercle linguistique de Prague Slovo
a slovesnot. En simplifiant à l’extrême ce foisonnement théorique, on pourrait dire que son
apport majeur réside en deux points. D’une part, la représentation est pour la première fois
systématiquement pensée comme une structure dynamique composée de différents éléments
(acteurs, costumes, décors, lumière, musique, son, etc.) qui entretiennent divers rapports entre
eux. L’accent est mis sur leurs rapports dynamiques. L’effet artistique et sémiotique réside
dans la transformation continue de ces rapports. D’autre part, prenant le contre-pied d’une
longue tradition, ni le texte dramatique ni même l’acteur ne sont désormais considérés comme
le centre de la représentation. « La mobilité du signe théâtral »22, théorisée par Honzl, définit
le théâtre par le primat de l’action dramatique. Tout ce qui se trouve sur scène (et qui peut être
décomposé jusqu’à un objet, un mot, un geste de l’acteur ou une couleur) n’est qu’un porteur
possible de cette action au même niveau que les autres. Honzl résume cela en une métaphore
percutante : l’action dramatique est un courant électrique qui parcourt divers conducteurs et
peut à un moment donné de la représentation passer par un seul d’entre eux ou au contraire
par plusieurs, voire par tous simultanément. Cette comparaison avec l’électricité en dit long
également sur l’impact des progrès techniques sur la nouvelle manière de penser le théâtre.
Pour les metteurs en scène de l’avant-garde, cette conception renforcera certaines tendances
22
Jindřich Honzl, « Pohyb divadelního znaku », Slovo a slovesnost, n° 6, 1940, p. 177-88 ; trad. fr. « La mobilité
du signe théâtral », Travail théâtral, n° 4, 1971, p. 6-20.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
37
théâtrales qui furent déjà exprimées par les tenants des avant-gardes russe et allemande mais
furent réalisées avec force dans l’entre-deux-guerres en Tchécoslovaquie. Cette conception du
théâtre a pour corrélat la toute-puissance du metteur en scène, seul ordonnateur des signes. En
parlant du principal metteur en scène tchèque, Jan Mukařovský résuma la situation en ces
termes : « En fait, dans le théâtre de Burian, il n’y a que deux pôles : lui-même et son public.
Tout le reste, tout ce qui se passe entre ces deux pôles, repose entre ses mains, c’est son
instrument. »23 D’autre part, dépossédé de son centre humain et littéraire, le théâtre peut
ouvrir ses portes aux nouvelles technologies, introduire des appareils de plus en plus
complexes qui sont intégrés à l’action dramatique. Cela ouvre la porte à la réalisation du rêve
wagnérien « d’une œuvre d’art totale » qui combinerait tous les arts y compris les plus récents
(projection, film). La conception de Wagner de la Gesamtkunstwerk, sera d’ailleurs au centre
des discussions des structuralistes et sémiologues, avec des positionnements différents par
rapport au maître de Bayreuth. Ainsi Honzl voit-il en Wagner un grand révolutionnaire mais
refuse les signes au profit de leur articulation et de la tension qui se crée entre eux. Pour
Honzl le théâtre ne doit pas être une messe mais une fête.
L’avant-garde théâtrale tchèque compte cinq figures majeures : les metteurs en scène
Jindřich Honzl, Emil František Burian, Jiří Frejka et le duo comique Jiří Voskovec et Jan
Werich. Tous sont issus de la section théâtrale du mouvement Devětsil et tous travaillèrent
ensemble sur la scène expérimentale de l’Osvobozené Divadlo (« Théâtre libéré »). Le
Devětsil (jeu de mots à partir de « tussilage », et « neuf forces ») fut créé en 1920 par un petit
groupe d’étudiants et devint rapidement la plus importante organisation artistique tchèque des
années vingt. Son noyau restera groupé autour du théoricien Karel Teige et du poète Vítězslav
Nezval, créateurs du « poétisme » qui ressemble par beaucoup de traits au surréalisme
français : il prônait un nouvel art de vivre et de jouir, et fut marqué par un engagement
marxiste. D’ailleurs les membres du poétisme tchèque et du surréalisme français eurent des
échanges nombreux. Le Děvetsil se renommera surréalisme en 1930. Ces rapports très étroits
expliquent d’ailleurs que les pièces des avant-gardes françaises, qui en France restèrent des
curiosités isolées, furent montées très rapidement dans les pays Tchèques. Soupault, Breton,
Aragon mais aussi Cocteau et Jarry furent créés par les trois metteurs en scène cités plus haut.
Jindřich Honzl et Jiří Frejka fondèrent en 1925 l’Osvobozené Divadlo (« Théâtre libéré »).
Avec une fougue juvénile et révolutionnaire, ils déclarèrent la guerre à outrance au réalisme
sous toutes ses formes mais aussi aux esthétiques dominant les grandes scènes pragoises.
23
Cité par Jan Grossman, « 25 let světelného divadla », Texty o divadle II, Pražská scéna, Prague, 2000, p. 323.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
38
Poétisme, constructivisme et biomécanique furent leurs principales méthodes de création.
Comme son nom l’indique, le Théâtre libéré de Prague s’inspirait des metteurs en scène
russes Alexandre Tairov (directeur du Théâtre libéré de Moscou) et Vsevolod Meyerhold.
Cette évocation à la fois du surréalisme français et de l’avant-garde soviétique permet de
saisir schématiquement les grandes caractéristiques de l’avant-garde tchèque théâtrale :
autonomie de l’art, volonté formaliste mais qui impliquait une interaction radicale entre art et
société ; réhabilitation de la culture populaire (le cirque, les acrobaties, les films burlesques,
les genres mineurs, etc.). En fin de compte, il s’agissait d’instaurer une nouvelle relation au
temps, à l’espace, aux objets, aux êtres.
À la suite de divergences personnelles et esthétiques, les trois metteurs en scène
quittèrent progressivement du Théâtre libéré, qui devint à partir de 1927 le Théâtre de
Voskovec et Werich. Jiří Frejka fonde seul le Théâtre Dada et le Moderní Divadlo (« Théâtre
moderne ») puis devient dès 1930 metteur en scène au Théâtre national. Après un passage à
Brno, Honzl s’impose peu à peu sur les scènes officielles de Prague, tout en collaborant avec
le Théâtre libéré. Emil František Burian quant à lui fonde sont propre théâtre, le D34, en mai
1933. Le nom est significatif de l’engagement artistique et politique de l’avant-garde des
années vingt et trente. Affichant sa volonté d’être un théâtre éminemment actuel, le chiffre
changeait à chaque saison tandis que la lettre « D » renvoyait au mot divadlo (« théâtre »)
mais aussi à ceux commençant par cette même lettre de : dílna (« atelier »), dějiny
(« histoire »),
dnešek
(« aujourd’hui »),
dělník
(« ouvrier »),
dav
(« foule »),
dělba(« partage »), dílo (« œuvre »), duch (« esprit »). L’avant-garde fut donc très présente
dans les pays Tchèques. Si chacune des cinq personnalités évoquées marqua profondément le
théâtre tchèque, c’est surtout le « D » de E. F. Burian et le Théâtre libéré de Voskovec et
Werich qui seront les scènes de référence du re-nouveau des années soixante.
Il convient d’exposer les grands principes de ce théâtre car les trois scènes
institutionnelles que nous allons présenter [chapitres 3, 4 et 5], se réclamèrent toute d’une
manière ou d’une autre du travail protéiforme de Burian. Par ailleurs, E. F. Burian est
pratiquement inconnu en France, bien qu’il soit à n’en pas douter une figure majeure des
avant-gardes au niveau mondial24. Si Honzl utilisa la métaphore de l’électricité, E. F. Burian
24
Il ne s’agit pas là de l’opinion de l’auteur de cette thèse, attachée sentimentalement à son objet d’études, mais
bien d’un constat lucide que Denis Bablet dressa en ces termes « L’histoire du théâtre, telle qu’on la pratique
encore la plupart du temps, aime l’éclairage inégal. Elle joue de l’ombre et du “pleins feux”. Aux “grands” pays,
aux cultures nobles, aux célébrités et aux courants majeurs la lumière vive, aux “petites nations”, aux cultures et
aux genres dits mineurs la semi-obscurité, voire la nuit totale. Encore se réserve-t-elle à elle-même l’estimation
et le choix, en fait le droit à l’ignorance. C’est cette attitude qui explique que pendant des et des décennies de
notre siècle on ait négligé la place et le rôle de l’Europe centrale dans l’évolution artistique européenne, quitte à
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
39
(1904-1959) aurait sans doute eu recours au domaine musical pour exprimer une conception
semblable. En effet, issu d’une famille de musiciens, il suit une formation de compositeur et à
21 ans son opéra Avant le lever du soleil fut joué au Théâtre national. Il agence les éléments
scéniques selon les lois de la composition musicale : la musique non seulement rythme et
dramatise l’action, exprime le caractère des personnages et l’atmosphère des situations, mais
elle imprègne aussi la vocalisation des acteurs et sa cadence, de même que la chorégraphie
stylisée de mouvements. Poète de la scène, il privilégia les formes non dramatiques qui lui
permettaient d’exprimer pleinement sa créativité. Il adapte ainsi Onéguine de Pouchkine. Par
deux fois (en 1935 et en 1936) il présenta une adaptation scénique de Máj (« Mai »), le chefd’œuvre du poète romantique tchèque Karel Hynek Mácha. La seconde fut fortement
surréaliste. Pour créer ses poèmes scéniques, il développe la technique du « Voice Band », un
ensemble spécial pour la récitation en chœur conçue de façon musicale, qu’il avait inventé en
1927 et qu’il combina avec de la danse. Il fut également le premier à redécouvrir les pièces du
« théâtre populaire tchèque » et à en faire des spectacles aux formes originales et variées.
Ainsi il présenta en 1938 Lidová suita (« Suite populaire »), composée à partir de trois pièces
populaires « baroques »25. Il participa d’ailleurs activement, la même année, à l’exposition sur
le baroque tchèque qui fit redécouvrir un pan culturel oublié jusqu’alors. Son théâtre se
voulait synthétique et polyphonique. Il en vint donc naturellement à créer avec le scénographe
Miroslav Kouřil le theatergragh associant au jeu des acteurs la projection de films et de
diapositives, ainsi qu’une utilisation virtuose de la lumière. En ce sens, la mise en scène de
L’Éveil du printemps de Frank Wedekind en 1936, utilisant pour la première fois l’installation
du theatergragh, constitue le point de départ d’une impulsion largement développée dans les
années soixante avec le « polyécran » et la « Laterna magika ». Diapositives et films sont
projetés successivement ou simultanément sur une toile de fond et/ou sur un voile transparent
tendu le long du cadre de scène. La combinaison de la projection sur le voile et d’un éclairage
ciblé sur la scène permet aux acteurs à la fois de jouer entre eux et d’intégrer à leur jeu
certaines images projetées. La scène est débarrassée de tout décor et de tout accessoire, elle
se contenter d’une image fausse et injuste de la réalité. La Tchécoslovaquie a été victime de cette attitude.
Pourquoi ne pas l’avouer ? Les historiens, les chercheurs de l’hexagone ont souvent été la proie d’un
nationalisme ambiant ou d’un chauvinisme conscient ou inconscient. Combien ont-ils mis de temps pour
découvrir les avant-gardes soviétique ou allemande, le futurisme, le constructivisme, l’expressionnisme ou le
Bauhaus ? Combien davantage pour approcher le théâtre tchéco-slovaque et y pénétrer. Et pourtant la
Tchécoslovaquie est bien un élément essentiel du paysage théâtral de l’Europe du vingtième siècle. » (postface
au livre de Danièle Monmarte, Le Théâtre libéré de Prague, Institut d’études slaves, Paris, 1991.) Le chercheur
Denis Bablet, fait évidement partie de ceux qui firent connaître cette aire culturelle en France, c’est à lui qu’on
doit – entre autres – l’édition des textes théoriques de Honzl.
25
Pour une définition du théâtre baroque populaire voir le chapitre 5.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
40
mise sur un podium neutre, la scénographie étant assurée par la seule lumière. C’est une scène
cinétique, changeante en intensité lumineuse et en couleur. L’utilisation du film et de la
projection d’images avait déjà été faite par les avant-gardes russes et, surtout, par l’Allemand
Piscator. L’originalité de E. F. Burian réside dans la combinaison très complexe et mouvante
des divers éléments entre eux. Alors que Piscator utilisa la technique dans un sens
documentaire, pour E. F. Burian c’est la métaphore poétique qui est recherchée, et dans une
moindre mesure le collage-montage ironique. Il y parvient en agrandissant certains détails
dans un esprit proche du surréalisme. Ainsi dans L’Éveil du printemps fleurs, papillons,
visages, mains sont agrandis jusqu’à occuper toute la surface de la toile. En proposant au
spectateur une perception qui combine simultanément le gros plan du cinéma et la vue
d’ensemble du théâtre, il abolit la perspective classique que le théâtre avait héritée de la
Renaissance et du baroque26. Tout en étant très poétique, le théâtre de E. F. Burian n’en fut
pas moins engagé. Exemple parmi d’autres, L’Éveil du printemps fut une dénonciation de la
société dans son ensemble qui brise, pervertit et met au pas sa jeunesse. Dans la dernière
séquence filmée une main immense arrache l’image de la tombe de Wendla et laisse
apparaître une liste avec les noms de jeunes filles mortes, comme ce personnage, d’un
avortement illégal en Tchécoslovaquie. Par ailleurs, le « D », devient une très grande plateforme culturelle accueillant expositions, conférences, concerts, danses et publiant sa propre
revue. En 1941 est même crée le « d41 » un théâtre pour enfants qui reprend les principes
esthétiques du « D ». Avant la guerre, l’association des amis du théâtre comptait 3 000
membres ainsi que vingt antennes en province. Celles-ci furent un foyer de résistance à
l’occupation allemande. Mais l’orientation fortement antifasciste du théâtre lui vaut d’être
fermé en 1941, et E. F. Burian est envoyé en camp de concentration.
L’héritage de E. F. Burian est donc immense. Sans effort apparent, il aura été, avec
autant de profondeur que de réussite, metteur en scène et réalisateur, dramaturge et scénariste,
compositeur, chef d’orchestre, instrumentiste et chanteur, scénographe, cameraman,
comédien, poète, théoricien de l’art, pédagogue et directeur de théâtre. E. F. Burian a
également été attiré par le cinéma, il est l’auteur de plusieurs scénarios et a réalisé deux films.
Il laisse, de plus, une œuvre de compositeur riche et variée : sept opéras, cinq suites
orchestrales, huit quatuors à cordes, plusieurs concertos, de nombreuses pièces pour piano,
pour ensembles vocaux, une œuvre très importante de musique de chambre ainsi que des
musiques de films.
26
František Černý, « Světelná scéna a světlo jako herec (Theatregraph E. F. Buriana a M. Kouřila) » , op. cit., p.
301-314.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
41
Le Théâtre libéré de Jiří Voskovec et Jan Werich est plus connu en France grâce aux
travaux de Danièle Monmarte qui leur consacra un livre, Le Théâtre libéré de Prague27 et
l’analyse d’un spectacle mis en scène par Jindřich Honzl, L’Âne et son ombre28. Clowns
philosofiques, en même temps auteurs, acteurs et chansonniers, ils firent du Théâtre libéré
l’endroit le plus fréquenté de Prague entre 1927 et 1938 : leurs spectacles atteignaient les
250 reprises, contre 50 sur les scènes officielles, de grande qualité pourtant. Avec Jaroslav
Ježek, leur compositeur, ils introduisirent le jazz en Tchécoslovaquie, et c’est le retour du jazz
qui sera un des premiers signes du dégel théâtral en 1956. Le grand succès de Voskovec et
Werich était surtout dû aux « avant-scènes » qui émaillaient leurs revues musicales c’est-àdire à des moments où ils venaient sur le devant de la scène pour improviser et dialoguer avec
le public. Ils furent d’abord partisans de recherches formelles et de « l’humour pour
l’humour », selon l’expression du théoricien de l’avant-garde Karel Teige « La vie est une
blague et rien ». Mais la montée de l’extrême droite en Europe les incita à transformer la
scène poético-constructiviste du Théâtre libéré en une plate-forme antifasciste. Leur succès
fut tel qu’ils réalisèrent plusieurs films en reprenant leurs rôles de clowns ou en formant un
tandem en civil. Durant la Seconde Guerre mondiale, Voskovec et Werich se réfugièrent aux
États-Unis, où ils continuèrent à se produire. Ils en revinrent enrichis d’une culture de
comédie musicale à l’américaine. Le changement de régime en 1948 marqua la fin de ce
duo légendaire : Voskovec s’exile définitivement aux États-Unis tandis que Werich reste à
Prague. Seul, il maintiendra une continuité avec l’avant-garde même durant les années du
réalisme socialiste, notamment avec sa direction du Théâtre satirique (nommé en suite Théâtre
ABC) où Havel fera ses débuts en tant que technicien.
La création des années soixante : une « néo-avant-garde » ?
La question qui s’est affirmée de plus en plus au cours de nos recherches est celle de la
nature de ce fil rouge qui va des avant-gardes aux années soixante. Dans le contexte d’une
« petite nation » où tout le monde se connaît, ce second fil rouge semble être, plus qu’ailleurs,
un fil de relations personnelles. C’est en voyant un spectacle du duo Voskovec et Werich
(après la guerre) que Jiří Suchý décide de consacrer sa vie à faire rire le public. Il n’aura de
cesse que de vouloir créer un duo comique. Alfréd Radok, metteur en scène majeur des
27
Danièle Monmarte, Le Théâtre libéré de Prague : Voskovec et Werich, Institut d’Études slaves, Paris, 1991,
286 p.
28
Danièle Monmarte, « L’Âne et son ombre : Un spectacle de Jiří Voskovec et Jan Werich mis en scène par
Jindřich Honzl », Mises en scène années 20 et 30. Les Voies de la Création théâtrale, vol. 7, CNRS, Paris, 1979,
p. 367-388.
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
42
années soixante, fut l’assistant de E. F. Burian avant la Seconde Guerre mondiale. La scène
« D » de Burian décida également de la vocation d’Otomar Krejča qui y travailla en tant
qu’acteur durant la saison 1946-47. Josef Topol fut lui aussi impressionné par les échos du
théâtre D34 et c’est à E. F. Burian qu’il confia sa première pièce en 1955. Importante fut aussi
l’ère de Jiří. Frejka au théâtre de Vynohrady entre 1945 et 1953. Il fut le seul metteur en scène
de l’avant-garde à ne pas se rallier au réalisme socialiste dans les années cinquante. Il tenta la
jonction difficile entre art moderne et théâtre institutionnel. Formateur d’une grande
sensibilité, il encouragea les jeunes talents : il offrit à Otomar Krejča la possibilité de faire sa
première mise en scène, soutint son élève Jaromír Pleskot dans cette carrière et fit de Karel
Kraus son Dramaturg attitré. La liste exhaustive des collaborations directes ou des vocations
nées lors d’un spectacle serait bien plus longue.
Mais en contextualisant, une fois de plus, dans une aire plus vaste, force est de
reconnaître que l’esthétique des avant-gardes de l’entre-deux guerres a été reprise et
développée au cours des années cinquante et soixante dans de nombreux pays aux traditions
culturelles et aux régimes politiques pourtant très différents. À notre connaissance, ce lien n’a
pas été explicitement et systématiquement questionné ni en République Tchèque ni en France.
Sans doute est-il révélateur que la collection du Centre national de la recherche scientifique
« Les Voies de la création théâtrale », destinée au départ à étudier le théâtre contemporain, se
soit tournée au cours des années soixante-dix vers l’étude de l’avant-garde de l’entre-deuxguerres. Une nouvelle collection, « Th20 », a même été créée à ce moment comme si les
chercheurs du CNRS voulaient explorer les sources du merveilleux foisonnement théâtral
dont ils venaient d’être les témoins. Et Denis Bablet, directeur de l’équipe théâtrale du CNRS,
de constater en 1979 qu’il n’y a pas de metteur en scène plus actuel que Meyerhold29. Malgré
cela le terme « néo-avant-garde » – plus répandu dans le contexte des arts plastique bien que
sujet à caution – n’est jamais employé pour parler de la création théâtrale des années soixante
dans le contexte tchèque ou français. C’est en Allemagne qu’il faudrait aller chercher des
études plus récentes qui, à partir de paradigmes communs, analysent ces deux périodes
théâtrales de grande intensité. Ainsi la théâtrologue Erika Fischer-Lichte parle-t-elle du
théâtre au tournant des années soixante comme d’une « néo-avant-garde »30. Quant à
Lehmann, il résume pêle-mêle sous ce vocable toute l’activité artistique mondiale de cette
29
Denis Bablet, Mises en scène années 20 et 30, op. cit., p. 7-9.
Erika Fischer-Lichte, Friedemann Kreuder, Isabel Pflug (dir.), Theater seit den 60er Jahren: Grenzgänge der
Neo-Avantgarde, Francke, Tübingen, 1998.
30
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
43
décennie31. Il est vrai que cela sert sa démonstration sur le théâtre contemporain qu’il qualifie
de « postdramatique ». Le mot pose problème et le sujet fait débat. Nous ne qualifierions pas
de « néo-avant-garde » l’intégralité de la création tchèque étudiée car celle-ci nous est
apparue être à la croisée des chemins. Néanmoins ce mot, plus réducteur que celui de « renouveau », a le mérite de mettre en lumière l’importante filiation entre les années soixante et
l’entre-deux-guerres. Cette filiation fut ressentie comme une découverte après la période du
réalisme socialiste, et se manifesta très visiblement sur les scènes tchèques jusqu’au mitan de
cette décennie. Le travail qui nous a le plus inspiré est celui d’Óscar Cornago Bernal qui
propose une interprétation radicale mais plausible de cette décennie charnière dans son livre
consacré au théâtre espagnol, La Vanguardia teatral en España (1965-1975). Comme notre
thèse, cet ouvrage tente de remettre dans un contexte mondial un mouvement théâtral limité
par la politique (dictature du général Franco), qui à première vue semble avoir souffert
d’isolation voire d’un complexe d’infériorité par rapport à la scène occidentale. Ce théâtre a
pourtant été tout aussi ré-novateur et offrit à son public des spectacles de grand intérêt. Pour
ce qui est des problématiques générales, son chapitre introductif « Des avant-gardes
historiques à la nouvelle scène de l’avant-garde : crise de la représentation » est
particulièrement intéressant32. Il rappelle les débats très riches et controversés sur la notion
d’avant-garde. Certains chercheurs y voient un mouvement qui revient de manière cyclique.
D’autres ont délimité ce mouvement dans la perspective de la modernité et par rapport à la si
controversée post-modernité. Les deux interprétations, selon Óscar Cornago Bernal, ne
s’excluent d’ailleurs pas. Il y aurait dans cette optique deux moments plus avant-gardistes que
d’autres : l’entre-deux-guerres et une partie des années soixante. Dans le domaine de la
pensée, la modernité se caractérise par l’idée fondamentale – au sens kantien – de
l’émancipation de l’homme dans l’Histoire. Là, Óscar Cornago Bernal cite évidemment
Lyotard et sa définition des grands récits.
« Les grands récits sous lesquels on tente d’ordonner la foule des événements: récit
chrétien de la rédemption de la faute adamique par l'amour, récit aufklärer de
l’émancipation de l’ignorance et de la servitude par la connaissance et l’égalitarisme,
récit spéculatif de la réalisation de l’Idée universelle par la dialectique du concret, récit
marxiste de l’émancipation de l’exploitation et de l’aliénation par la socialisation du
31
Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, L’Arche, Paris, 2002, p. 76-85.
Óscar Cornago Bernal, La Vanguardia teatral en España (1965-1975): del ritual al juego, Visor, Madrid,
1999, p. 17-33.
32
Chapitre 1 : Des héritages comme des fils rouges
44
travail, récit capitaliste de l’émancipation de la pauvreté par le développement
techno-industriel.33 »
Esthétiquement, le développement d’une poétique basée sur la mimesis du monde extérieur a
marqué les courants hégémoniques de modernité. L’avant-garde ainsi se présente comme une
réaction contre la pensée et l’art dominant de la modernité puisqu’elle prône l’autonomie de
l’art mais entretient encore, sous une autre forme, l’idée d’interaction entre l’art et la vie.
Óscar Cornago Bernal conclut son analyse en parlant des années soixante comme d’une crise
de la crise. Paradoxalement, la modernité au théâtre culmine et en même temps s’achève par
cette seconde avant-garde. Le théâtre emprunte ensuite des voies radicalement autres.
33
Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988, p. 41.
Chapitre 2
Le réalisme socialiste au théâtre
Essor, apogée et déclin
« Je ferais une révérence jusqu’à terre, avec respect, je m’agenouillerais
devant celui qui pourrait m’expliquer, avant que n’arrive la fin de mes
jours, ce qu’est exactement ce réalisme socialiste. Durant la moitié de ma
vie, on m’a cassé les oreilles avec cette formule, et je ne sais toujours pas
ce qu’elle veut dire et personne ne le sait, surtout pas ses théoriciens et
ses propagandistes.1 »
Václav Černý
« Comme toute notre culture et tout notre système, notre art est
entièrement théologique. Il est subordonné aux fins suprêmes qui lui
confèrent ses lettres de noblesse. En fin de compte nous ne vivons que
pour hâter l’avènement du communisme.2 »
André Siniavski
Jamais peut-être l’esthétique théâtrale n’a été si étroitement liée à l’évolution politique
du pays que dans la période qui vit la naissance de la démocratie populaire. Le Parti
communiste, soutenu par la majorité de la population et des artistes, s’est d’abord battu, plus
ou moins démocratiquement, pour prendre le pouvoir (1945-47). Une fois cet objectif atteint,
dans un climat de guerre froide, s’est installé progressivement un régime stalinien (1948-53)
qui va être remis en question à partir de 1952-1953 et surtout à partir de 1956. Sur le plan de
la culture en général et du théâtre en particulier ces étapes politiques correspondent à l’essor,
à l’apogée puis au déclin du « réalisme socialiste ».
Il est tentant de passer rapidement sur cette période en soulignant son manque d’intérêt
esthétique qui tranche avec les périodes de créations brillantes de l’entre-deux-guerres et
surtout des années soixante. Dans les pays Tchèques, les œuvres du réalisme socialiste font
1
Václav Černý, Paměti 1945-1975, Atlantis, Brno, 1992, p. 228. « Poklonil bych se po pás, v úctě bych poklekl
před tím, kdo by mně, než se dostaví konec mých dnů, přesně vysvětlil, co to je, ten socialistický realismus. Po
půl života mi otloukali uši tou formulí, a dosud nevím, co znamená, a neví to nikdo, nejmíň ze všech její teoretici
a propagandisté. »
2
Anonyme (André Siniavski), « Qu’est-ce que le réalisme socialiste ? », Esprit, février 1959, p. 337.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
46
aujourd’hui rire3 ou frémir, le plus souvent elles sont passées sous silence, jetées dans les
poubelles de l’histoire théâtrale. Pourtant, sous le monolithisme avéré de cette époque, sous la
glace imposée à l’art dramatique couvent bien des questions. Certains travaux, encore assez
rares, tentent de problématiser cette époque par des analyses précises des œuvres dramatiques
par-delà leur schématisme. Les recherches de Pavel Janoušek et surtout celles de Libor
Vodička s’orientent dans cette voie. Une chose est certaine : sans cette période de « ténèbres
culturelles », le théâtre des années soixante n’aurait pas été ce qu’il a été. En effet, une large
partie de la production théâtrale des années soixante se constitue comme rejet ou correctif de
cette époque de terreur et de dogmatisme esthétique. Le réalisme socialiste, considéré alors
comme le fidèle et monstrueux reflet dans l’esthétique de ce que fut le stalinisme en politique,
sert de repoussoir.
Nous essayerons de cerner de plus près la définition mouvante du réalisme socialiste et
de décrire ses applications réelles. Une très large place sera faite à l’étude d’un texte clé,
Parta brusiče Karhana, de Vašek Káňa. Ce texte est emblématique à bien des égards. Non
seulement son étude permet de dégager toutes les caractéristiques de la nouvelle dramaturgie
tchèque, mais il est représentatif de toute une époque qu’il contribua à créer. Lorsque, en
1965, Antoine Vitez écrit un article sur le théâtre dans les démocraties populaires pour la
préstigieuse Encyclopédie de la Pléiade, c’est tout naturellement l’œuvre de Káňa qu’il mit au
premier plan : « Une des œuvres les plus caractéristiques de ces années-là est La Brigade du
tourneur Karhan du Tchèque Vašek Káňa, montée en 1949 par le grand metteur en scène E.
F. Burian. Cette pièce, traduite et représentée maintes fois hors de Tchécoslovaquie, a joué un
grand rôle dans l’introduction du stakhanovisme dans les pays de démocratie populaire. C’est
le type parfait de la “pièce de production” industrielle.4» Le texte fut également monté en
France, non sans quelques problèmes… En cela aussi il est représentatif de cette époque.
Quelques remarques sur l’après-1945
Étudier de plus près l’esthétique du réalisme socialiste qui s’est imposé de la manière
la plus forte dans les arts plastiques et dramatiques, c’est soulever de multiples questions.
Dans quelle mesure cette méthode de création a-t-elle était importée, et imposée de
l’extérieur par le « Grand Frère » soviétique ? Comment expliquer les paradoxes de
3
Depuis la chute du mur de Berlin, quelques pièces du réalisme socialiste ont été montées. Parmi les mises en
scène les plus ironiques et rageuses, citons l’adaptation de la pièce de Vašek Káňa Patronů bez svatozáře au
Théâtre national d’Ostrava. Sous le titre Rychlé frézy dans une mise en scène de R. Lipus et M. Pivovar, la
première eut lieu le 14 juin 1997.
4
Antoine Vitez, « Théâtre en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires », Histoire des spectacles, Gallimard,
coll. Encyclopédie de la Pléiade, Paris, 1965, p. 1378.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
47
l’évolution historique des artistes des avant-gardes ? Car ceux qui ont fait un théâtre non
réaliste dans l’entre-deux-guerres, donnant la primauté à l’imaginaire, sont ceux-là mêmes qui
ont promu le réalisme socialiste. Quel lien le réalisme socialiste entretient-il avec le réalisme
du XIXe siècle ? En réalité, ces questions recoupent les débats sur l’interprétation de l’arrivée
au pouvoir des communistes et sur le régime qui s’est installé par la suite. Pour les
communistes, le mois de février 48 durant lequel ils prirent les rênes du pays fut célébré
jusqu’en 1989 et nommé «Victorieux Février » ; les opposants et les victimes du régime
parlent « de putch » ou « de coup d’État ». Les historiens français et tchèques restent plus
prudents en parlant de « Coup de Prague » ou de « Únor 48 » (Février 48). Le théâtre a joué
un rôle important dans le changement de régime, son étude apporte d’intéressants éclairages
aux débats.
Premièrement, la thèse d’un communisme et d’un réalisme socialiste exogènes,
imposés de force de l’extérieur, s’avère infondée. Il n’y a pas de solution de continuité entre
les questionnements avant et après la guerre. Dans l’entre-deux-guerres, le monde culturel
tchèque était animé par des débats sur le réalisme socialiste et sur le socialisme tout court. Le
problème de l’isolemment des artistes par rapport à la société, la place de la culture tchèque
entre l’Est et l’Ouest, la conception stalinienne de l’instrumentalisation de l’art, tels étaient les
questions posées par les artistes et les théoriciens. Comme le remarque Alexej Kusák, au sein
de la culture de gauche de l’entre-deux-guerres, plusieurs courants s’opposaient, et ces
oppositions furent déterminantes après 1948 lorsque les communistes ont pris le pouvoir et
que certaines conceptions artistiques se sont exprimées au détriment des autres. Selon lui,
dans cette « culture communiste », Stanislav K. Neumann5 et Zdeněk Nejedlý6 représentent
les deux positions extrêmes. Le premier a introduit dès les années trente le réalisme socialiste,
dans son expression la plus sectaire et violente. Le second s’était attaché à formuler la
jonction entre le communisme et l’héritage de la Renaissance nationale. Mais à côté d’eux
fonctionnaient d’autres courants de pensée, représentés notamment par le théoricien Karel
Teige. Après 1948, ce sont les deux positions extrêmes qui ont investi la politique culturelle
du pays et promu le réalisme socialiste tandis que les courants « moins dogmatiques » vont
5
Stanislav K. Neumann (1987-1947), poète, journaliste et critique dont l’influence a été déterminante sur le
monde culturel tchèque. D’abord anarchiste, il devient après la Première Guerre mondiale un des membres
fondateurs du Parti communiste de Tchécoslovaquie. Après la parution, en 1936, du livre Le Retour de l’U.R.S.S.
d’André Gide, il contre-attaque avec L’Anti-Gide ou l’Optimisme sans superstition et illusion où il défend le
modèle soviétique.
6
Zdeněk Nejedlý (1878-1962), historien, musicologue, critique littéraire et homme politique.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
48
resurgir dans les années du dégel et surtout dans les années soixante7. Les réflexions de Kusák
sont très pertinentes, mais il n’est pas certain que la distribution en personnalités dogmatiques
et non dogmatiques suffise à expliciter la montée en puissance du réalisme socialiste après
1945. Comment expliquer en effet la « conversion » des artistes proches de Teige ? Parmi les
trois grands metteurs en scène de l’époque, Jindřich Honzl et Emil František Burian se
rallièrent au réalisme socialiste, seul Jiří Frejka résista. On touche là au paradoxe de
l’évolution historique des artistes des avant-gardes. Co-créateur de ces deux moments,
Jindřich Honzl explicita théoriquement ce paradoxe8. Dans l’entre-deux-guerres, le réalisme
présent sur les scènes officielles servait à cautionner une société bourgeoise, tandis que le
« formalisme » des avant-gardes créait une réalité autre, faisant entrevoir au public un autre
monde possible. Mais dans une société communiste, cet autre monde était advenu ; tout
recours à l’imaginaire et au formalisme était alors condamnable. Il s’apparentait à une fuite
voire à une régression vers la société bourgeoise. Par ailleurs, le contexte artistique de
l’époque a favorisé la promotion du « réalisme ». Les années qui suivirent immédiatement la
fin de la guerre sont marquées par une crise de la culture qu’exprime la célèbre phrase
d’Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz. Sans doute l’expérience
de la guerre a-t-elle encore renforcé une crise de la poétique de l’avant-garde dont les indices
étaient apparus à la fin des années trente. Les recherches d’un nouveau réalisme virent le jour
un peu partout en Europe, et le retour à l’art figuratif, aux sujets tirés de la vie quotidienne,
était prégnant. Les films du néoréalisme italien de Vittorio Da Sica ou de Rossellini peuvent
être considérés comme les plus célèbres illustrations de ces recherches.
Après la fin de la guerre, la fameuse coalescence théâtre-nation-bien-politique fut
réactivée avec force. Les premiers jours de la libération furent marqués par l’occupation des
théâtres allemands sans égard à leur attitude durant la guerre. Dès 1945, une véritable
« révolution théâtrale » eut lieu qui vit la nationalisation de tous les théâtres. Les mots d’ordre
étaient « décentralisation » et « démocratisation » comme en France à la même époque, mais
avec en plus une orientation politique de plus en plus marquée. En la personne de Zdeněk
Nejedlý, ministre de la culture de 1945 à 1947 puis à partir de 1948, cette coalescence trouva
7
Ces processus complexes sont exposés en détail par Alexej Kusák dans Kultura a politika v Československu
1945-1956, Torst, Prague, 1998, p. 71-142. Selon Kusák, la partie avant-gardiste de la culture de gauche, dont
Teige est le représentant, a dynamisé la culture tchécoslovaque dans les années d’après-guerre. Elle a constitué
malgré les conditions politiques les bases pour la rénovation de la culture moderne qui non seulement n’était pas
communiste mais qui en plus entrait en conflit avec le communisme.
8
À propos de l’évolution paradoxale de la culture de gauche tchèque, voir les analyses de Pavel Janoušek,
« Geneze norem (Poetika výrobního dramatu) », Studie o dramatu, Ústav pro českou a světovou literaturu,
AVČR, Prague, 1993, p. 88-112.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
49
un puissant porte-parole. Dans une de ses premières interventions il rappela le rôle du théâtre
dans l’édification de la nation tchèque avant de conclure en ces termes :
« Nous tous, nous devons nous efforcer de montrer et d’apprécier la grande
importance nationale et éducative du théâtre. Il nous faut parvenir à la conception
que nous avons adoptée déjà dans d’autres secteurs, à savoir qu’un théâtre bien
ordonné ne constitue pas une entreprise d’amusement, mais représente la meilleure
école pour les adultes qu’on puisse imaginer. Il est indispensable, justement à présent,
lorsque de larges masses prennent en main la direction de leurs affaires, dans notre
République populaire, que les théâtres soient une bonne et saine école de la nation.9 »
Dans ce passage on voit clairement comment Zdeněk Nejedlý réutilise le concept schillerien
de « théâtre comme institution morale », la morale étant cette fois l’idéologie marxiste.
Anecdote révélatrice : à l’instar du Théâtre national, les fondations de la gigantesque statue de
Staline de 15,5 m de haut surplombant Prague furent pavées de stèles venant de toutes les
villes du pays.
Deuxièmement, un durcissement en crescendo des positions politiques est à noter.
Dans les trois premières années d’après-guerre, la vie culturelle fut riche et diversifiée.
Cependant, le Parti communiste utilisa de plus en plus la culture comme un instrument pour
faire triompher ses buts politiques. Une des causes majeures de ce durcissement croissant
avant et après 1948 est à chercher dans le contexte de la guerre froide. En effet, à partir de
1947, le monde se sépare en deux blocs distincts avec le plan Marshall d’un côté et la création
du Kominform10 dirigé par Andreï Aleksandrovitch Jdanov (également propagateur du
réalisme socialiste) de l’autre. Il en résulta sans doute une pression renforcée sur les pays
alliés, désormais sommés de suivre la voix unique de l’Union soviétique ; dans ce contexte les
« chemins spécifiques » de chaque peuple vers le communisme étaient à bannir. À partir de
1948 et jusqu’en 1952-53 au moins, se met en branle un mécanisme totalitaire dans
l’acception la plus forte de ce mot. À lire les mémoires des hommes de théâtre de cette
époque telles celles de Jindřich Černý, il est un point qui est difficile à saisir et dont il est
9
Jindřich Honzl (dir), « Partie du discours du Ministre Dr Zdeněk Nejedlý à l’occasion de la promulgation de la
Loi sur le théâtre », Le Théâtre tchécoslovaque, articles d’information, Orbis, Prague, 1948, p. 7. C’est nous qui
soulignons.
10
Créée en 1947 à l’occasion de la conférence des partis communistes européens de Szklarska Poręba, en
Pologne, du 22 au 27 septembre, cette organisation centralise la liaison entre les partis communistes européens,
renforçant l’influence soviétique sur ces derniers. La création du Kominform par Staline apparaît comme une
réponse au plan Marshall américain, refusé par les démocraties d’Europe orientale (sous la pression soviétique).
Après la mort de Staline en 1953, le Kominform se met petit à petit en veille. Et, quand il est clair que l’on se
dirige vers la coexistence pacifique entre les deux blocs, l’organisation est dissoute en avril 1956.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
50
rarement question : « celui où la peur devint le seul moteur de l’action »11, où même les
communistes convaincus se retrouvèrent dépassés par le système qu’ils avaient mis en place.
La révolution devint alors une machine infernale qui dévora ses propres enfants. Nous
pouvons à tout le moins situer le sommet de l’horreur durant la saison 1951-1952. Les plus
grands spectacles de cette époque furent les grands procès de Prague. Dès juin 1950, l’exdéputée Milada Horáková fut condamnée à mort lors d’un procès spectaculaire. Puis les
procès touchèrent les membres du parti, notamment les intellectuels et artistes de gauche
accusés de « trotskisme » et les communistes accusés de « titisme »12, c’est-à-dire d’être
favorables à plus d’autonomie par rapport à Moscou. La machine se mit à broyer ceux-là
mêmes qui l’avaient mise en marche et cette vague de terreur culmina en novembre 1952 avec
le procès de Rudolf Slánský, secrétaire général du PC tchèque, l’un des hommes forts du
« Victorieux Février ». En 1950, E. F. Burian renie complètement son œuvre passée et fustige
l’avant-garde dans une pièce terrible, « L’Infection » (Pařeniště), qui accompagna les procès
et vilipenda les artistes « formalistes »13. En 1951, il place son théâtre sous la tutelle du
ministère de la défense, le rebaptisant « Théâtre artistique de l’armée » (Armádní umělecké
divadlo) dont il était… le colonel. C’est dans ce climat, en butte à de nombreuses pressions,
que le metteur en scène Jiří Frejka se suicide en 1952, tout comme le chorégraphe Saša
Macov et l’acteur Jiří Plachý. Ces années, marquées par les répressions, les suicides, les mises
à mort, demeurent un épisode traumatisant dans l’histoire d’un pays où la violence ne fait pas
partie de la culture poltique. Cette accumulation de violence, conjuguée à l’impasse du
réalisme socialiste, produisit une prise de conscience de la profession théâtrale : après avoir
contribué à mettre en place le nouveau régime, elle fut la première à corriger ses positions. En
ce sens nous sommes d’accord avec la thèse de l’historien Alexej Kusák qui considère que les
racines du fonctionnement de la culture des années soixante sont à chercher dans le début des
années cinquante. Selon lui, le processus de libéralisation progressive qui a lieu entre 1956 et
1968 et dans lequel la culture a joué un rôle majeur a été le développement des tendances de
l’époque précédente. L’année 68 ne serait pas le résultat de dysfonctionnements du système
dans les années 63-68 mais une réaction à la première et unique crise sanglante du système
entre 1951 et 1952. Pour ce qui est du théâtre, cette thèse nous semble fondée.
11
Eva Stehlíková, « Otázky toho, kdo nepamatuje: (ad. J. Černý: 1951) », Divadelní revue, n° 1, 2001, p. 53.
En 1948, le Kominform juge le communisme yougoslave de Tito comme éloigné de la vision soviétique. De
fait, Belgrade est exclue et une épuration « anti-titiste » intervient chez tous les membres de l’organisation.
13
Eva Šormová, « E. F. Burian : Pařeniště », Divadení revue, n° 2, 1993, p. 40-52.
12
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
51
Le réalisme socialiste : une définition à géométrie variable
Le réalisme socialiste fut officiellement adopté en Tchécoslovaquie en 194914, et il
resta en vigueur jusqu’en 1989. Cependant, comme le suggère la citation de Václav Černý
placée en exergue de ce chapitre, le réalisme socialiste s’explicite difficilement. Essayons d’y
voir plus clair. L’expression « réalisme socialiste » stipule d’emblée une fusion entre l’art et
la politique, puisque le « réalisme » renvoie au domaine esthétique et l’adjectif « socialiste » à
celui de l’idéologie. Le terme est apparu dans un contexte particulier, celui de l’URSS des
années trente. En effet, il est utilisé pour la première fois dans la presse soviétique en 1932,
avant d’être officiellement proclamé au Ier congrès des écrivains soviétiques en 1934 et
cautionné par Maxime Gorki. Les statuts (article I) de l’Union des écrivains de 1934 en donne
une définition dont les termes seront sans cesse repris par la suite :
« Pendant les années de la dictature du prolétariat, la littérature et la critique littéraire
soviétiques, marchant aux côtés de la classe ouvrière et dirigées par le Parti
communiste, ont élaboré leurs nouveaux principes de création. Ces principes de
création, résultant d’une part de l’approbation critique de l’héritage littéraire du passé,
d’autre part de l’étude de l’expérience de la construction triomphante du socialisme et
des progrès de la culture socialiste, ont trouvé leur expression principale dans les
principes du réalisme socialiste. »
Le réalisme socialiste étant la méthode fondamentale de la littérature et de la critique
littéraire soviétiques, exige de l’artiste une représentation véridique, historiquement
concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. D’autre part, la
véracité et le caractère historiquement concret de la représentation artistique du réel
doivent se combiner à la tâche de la transformation et de l’éducation idéologique des
travailleurs dans l’esprit du socialisme.15 »
Le contenu esthétique du réalisme socialiste est défini en termes assez vagues, problématiques
et donc susceptibles d’être interprétés de diverses manières. En revanche sa fonction est
parfaitement claire : le réalisme socialiste doit assurer l’intégration des arts à la structure
d’une société marxiste-léniniste ; les arts, ainsi encadrés, ont pour fonction l’éducation des
14
En 1949, le ministre de l’information, Václav Kopecký, lors de la IXe assemblée du Parti communiste tchèque
et slovaque, déclare cette méthode de création comme devant être fondamentale pour les artistes tchèques.
15
Traduit du russe et cité par Michel Aucouturier, Le Réalisme socialiste, PUF, collection « Que sais-je ? »,
1998, p. 4.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
52
masses16. À cause de ce déséquilibre définitionnel, la conception du réalisme socialiste a
donné lieu à des débats auxquels participa d’ailleurs l’avant-garde tchèque de l’entre-deuxguerres : Karel Teige s’interrogeait sur la jonction entre réalisme socialiste et surréalisme,
tandis que S. K. Neumann le rapprochait d’un art de propagande. En URSS, le réalisme
socialiste se voulait au départ une synthèse entre le romantisme révolutionnaire incarné par
Maïakovski et le classicisme des grands écrivains réalistes russes du XIXe, mais il est vite
devenu un instrument répressif, un dogme figé autour d’un certain nombre de principes durcis
en fonction des exigences de la politique. Le même phénomène se produisit dans la
Tchécoslovaquie des années cinquante. Dans les discours et les critiques de cette époque,
nous trouvons exactement la même terminologie que celle qui a cours en Union soviétique.
En ce sens il n’y a aucune différence entre les réalismes socialistes tchèque et soviétique. Cela
fut encore renforcé par la propagation des théories d’Andreï Aleksandrovitch Jdanov dans les
nouvelles démocraties populaires. En effet, sous la surveillance de Jdanov et jusqu’à la mort
de Staline, le réalisme socialiste connaît sa période la plus sectaire (1946-1953). Andreï A.
Jdanov17, secrétaire du Comité central et porte-parole de la politique culturelle du Parti, avait
dès 1936 lancé une campagne contre le formalisme. L’art se devait d’être « une représentation
véridique, historiquement concrète de la réalité », cela excluait donc toute représentation non
figurative. Le naturalisme ou le « simple » réalisme étaient également honnis, car ils restaient
neutres et ne représentaient pas « la réalité dans son développement révolutionnaire » c’est-àdire la marche vers le communisme. La Seconde Guerre mondiale obligea Jdanov à lâcher du
lest ; la reprise en main de la culture en fut d’autant plus forte : dès 1946, il réaffirme le rejet
de « l’art pour l’art, le soi-disant art pur », rejetant toute la culture « moderniste », exigeant
que l’art contienne toujours « une charge d’idée » c’est-à-dire un contenu idéologique
explicite. En condamnant ainsi tout l’art « moderniste », il voua à l’oubli près d’un demisiècle de culture esthétique russe et européenne. De plus, Jdanov énonce le concept « d’esprit
de parti » qui impose la subordination des écrivains aux consignes du Parti. Cette période du
« jdanovisme », souvent qualifiée de véritable révolution culturelle, est marquée par
l’instrumentalisation absolue de toute activité artistique ainsi qu’un grand isolationnisme
culturel. Lorsqu’il est question de réalisme socialiste, il importe donc de distinguer le contenu
et la fonction, d’être attentif à l’époque et au lieu où ce terme apparaît. En ce sens, il serait
16
Selon Michel Aucouturier : « le contenu esthétique de la doctrine est donc, en fin de compte, secondaire :
l’essence du réalisme socialiste ne réside pas dans ses prescriptions, plus ou moins rigoureuses selon les
époques, mais dans son statut d’orthodoxie, plaçant l’art sous la juridiction du Parti-État totalitaire, et
l’asservissant à ses objectifs. ». Ibid., p. 4-5.
17
Jdanov (1896-1948): dauphin de Staline, son porte-parole au Congrès des écrivains soviétiques de 1932 et
instigateur du Kominform.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
53
plus juste de distinguer « réalisme socialiste » et « jdanovisme ». Mais la pression politique ne
nous donne pas toutes les clés pour comprendre les œuvres du réalisme socialiste. À la
question « Qu’est-ce que le réalisme socialiste ? » l’écrivain dissident André Siniavski
répondit de la manière la plus pertinente dans un article paru anonymement sous ce titre à
Paris en 1957 dans la revue polonaise Kultura. Sa thèse tient en deux mots : le réalisme
socialiste est un art « théologique » et « téléologique »18. L’auteur est écrivain mais aussi
chercheur à l’Institut de littérature mondiale de Moscou, son analyse s’appuie sur de
nombreuses œuvres littéraires tout en étant un exercice de style dont l’ironie est la figure
majeure. Ainsi, il présente le communisme comme une religion sécularisée et insiste sur la
nécessité de prendre en compte cet aspect psychologique pour percer le secret du réalisme
socialiste.
« Lorsque les écrivains occidentaux nous reprochent de manquer de liberté pour
créer, parler, etc., ils partent de leur propre foi dans la liberté de la personne qui est la
base de leur culture, mais qui est organiquement étrangère à la culture communiste.
Un écrivain soviétique convaincu, un vrai marxiste non seulement n’accepteront pas
de tels reproches, mais ne les comprendront tout simplement pas. Quelle liberté un
homme religieux peut-il exiger de son Dieu ? La liberté de le glorifier encore plus ?19 »
Par conséquent, c’est avec une facilité joyeuse que l’artiste accepte les directives du Parti et
du gouvernement, car qui sinon le Parti et son chef pourrait mieux savoir de quel art les
croyants ont besoin ? Le Parti est à la fois un chef d’armée et d’État et un « Grand Prêtre » qui
travaille en contact continuel avec Dieu et « c’est un aussi grand péché de douter de ses
paroles que de la volonté du Créateur ». De cette conception théologique découle le contenu
et la forme des productions artistiques :
« Les œuvres du réalisme socialiste sont de styles et de sujets variés. Mais dans
chacune d’elles, au sens littéral ou figuré, sous une forme explicite ou voilée, le But
est présent. Ou bien c’est un panégyrique du communisme et de tout ce qui s’y
rattache, ou bien une satire de ses nombreux ennemis, ou encore un tableau de la vie
« dans son développement révolutionnaire », c’est-à-dire, une fois de plus, dans son
mouvement vers le communisme.20 »
18
Anonyme (André Siniavski), « Qu’est-ce que le réalisme socialiste ? », art. cit., p. 335-367.
Ibid., p. 343.
20
Ibid., p. 343.
19
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
54
Enregistrer ce mouvement vers le but et favoriser le rapprochement de ce but – tel est le rôle
du réalisme socialiste, « l’art contemporain le plus téléologique qui soit », selon les mots de
Siniavski. Cette définition s’applique point par point au réalisme socialiste sur les scènes
tchèques au début des années cinquante.
La réorganisation du système et la création de nouvelles pièces
La refonte du système théâtral tchèque, commencée dès 1945, fut parachevée entre
1948 et 1950. Preuve de l’importance du théâtre aux yeux des communistes, la première loi
adoptée par l’Assemblé nationale constituante le 20 mars 1948 a été la « Loi sur le théâtre »,
qui mit en place une gestion centralisée et une dramaturgie planifiée. Eva Šormová a
particulièrement bien décrit le nouveau système dans un article qui n’exclut aucun domaine de
la vie théâtrale21. Pour donner à sentir l’importance du « jdanovisme » nous dirons plus
simplement que le théâtre n’est pas seulement devenu un porte-voix de l’idéologie stalinienne,
sous la pression de celle-ci, il s’est profondément transformé de l’intérieur en une usine de
production22. En effet, cette conception de la culture fonctionnant sur le modèle de l’industrie
a été réaffirmée par « le rapport Jdanov » de 1946, diffusé à des millions d’exemplaires à
travers toute l’URSS et dans les pays européens. En 1949, il paraît en Tchécoslovaquie sous le
titre de O umění (« De l’art »), en France il sort l’année suivante préfacé par Louis Aragon.
« Le camarade Staline a appelé nos écrivains "les ingénieurs de l’âme". Cette
définition a une profonde signification. Elle indique l’énorme responsabilité des
écrivains soviétiques dans l’éducation des hommes, dans l’éducation de la jeunesse
soviétique, dans leur vigilance à ne pas tolérer de malfaçons dans le travail littéraire.
Certains trouvent étrange que le C.C. (comité central) ait pris des mesures aussi
sévères dans une question de littérature23. On n’est pas habitué à cela chez nous.
Qu’on ait laissé passer un loup dans la production, ou que le programme n’ait pas été
rempli, ou encore qu’on n’ait pas accompli le plan de stockage du bois, on trouve
naturel de distribuer des blâmes ; mais qu’ont ait toléré un loup dans l’éducation des
âmes, dans l’éducation de la jeunesse, là on s’en accommode. Et pourtant n’est-ce pas
là une faute combien plus grave que d’échouer dans la tâche industrielle ? Par sa
21
Eva Šormová, « Socialistický realismus – Kulminace a rozpad (1948-1956)», Česká divadelní kultura 19451989 v datech a souvislostech, op. cit., p. 34-48.
22
Josef Herman, « Kapitoly z české dramatiky po roce 1945 : Sorela », Amatérská scéna, 1991, p. 10.
23
Une résolution du comité central datée du 14 août 1946 (publiée dans la Pravda le 21) condamne sévèrement
deux revues de Leningrad, L’Étoile et Leningrad. Il s’agit d’empêcher la reconstitution d’un milieu intellectuel,
artistique et littéraire échappant à l’autorité du Parti. Pour marquer l’importance politique de cette mesure,
Jdanov est chargé de commenter cette résolution devant plusieurs assemblées réunies à Leningrad.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
55
décision le C.C. a l’intention d’aligner le front idéologique sur tous les autres secteurs
de notre travail.24 »
L’organisation du théâtre tchèque à partir de 1950 ressemble à un filage de la
métaphore de Staline. En effet, le théâtre devint une usine avec un programme et des
méthodes précisément définis. Ainsi, le répertoire des théâtres fut planifié selon le modèle du
plan quinquennal. Sur les propositions d’Ota Ornest et de Miroslav Kouřil (deux artistes de
grande valeur par ailleurs, voir notamment le chapitre 6), les œuvres furent regroupées en
catégories et à chaque catégorie correspondait un pourcentage indiquant la part qu’elle devait
occuper dans les théâtres de tout le pays. Au sommet de cette hiérarchie, se trouvaient des
pièces tchèques et slovaques qui, d’ailleurs, n’existaient pas encore en assez grand nombre
pour satisfaire ce plan. Venaient ensuite les pièces du répertoire classique national. Sous
l’impulsion du ministre de la culture Zdeněk Nejedlý, il fut décrété que tout théâtre devait
jouer Tyl et Jirásek et que tout opéra devait programmer Smetana. Venait ensuite le répertoire
contemporain des pays du bloc de l’Est. Ces catégories devaient constituer deux tiers du
répertoire. Le tiers restant était consacré aux classiques mondiaux « résultant d’une part de
l’approbation critique de l’héritage littéraire du passé ». Cette répartition fit disparaître de
nombreux genres : la satire, la tragédie, les drames psychologiques, etc. La fonction du
metteur en scène était la plus disqualifiée, toute innovation scénique ou interprétation
personnelle de l’œuvre dramatique était à bannir sous peine d’être taxée de formalisme. Il
était sommé de donner une équivalence sémantique la plus grande possible entre le texte écrit
et sa représentation. Cette conception du metteur en scène fut tout à fait nouvelle. Dans Lire le
théâtre, Anne Ubersfeld décrit et illustre à l’aide de schémas deux conceptions du rapport
texte-représentation qu’elle appelle « pratique classique » et « contre le texte »25. Dans la
première conception, le spectacle est le résultat d’une intercession mobile entre les signes
textuels et les signes représentés. La seconde attitude, beaucoup plus courante dans la pratique
moderne ou l’« avant-garde », c’est le refus parfois radical du texte : le théâtre est tout entier
dans la cérémonie qui se réalise en face ou au milieu des spectateurs. On pourrait dire que le
réalisme socialiste propose une troisième conception du rapport texte-représentation que nous
appellerions volontiers « contre la mise en scène » : selon les règles du « réalisme socialiste »,
24
Andreï Jdanov, « Sur les revues Zvezda et Leningrad » (1946), Sur la littérature, la philosophie et la musique,
Éditions de « la Nouvelle critique », Paris, 1950, p. 34-35.
25
Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, Belin, Paris, 1996, p. 11-42. Dans la première conception, le spectacle est le
résultat d’une intercession mobile entre les signes textuels et les signes représentés. L’autre attitude, beaucoup
plus courante dans la pratique moderne ou l’« avant-garde » du théâtre, c’est le refus parfois radical, du texte : le
théâtre est tout entier dans la cérémonie qui se réalise en face ou au milieu des spectateurs.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
56
la mise en scène ne devait être que la traduction du texte dans l’espace. En ce qui concerne le
jeu des acteurs, le réalisme psychologique de Stanislavski, qui cherchait à recréer sur scène
l’illusion du réel, devint obligatoire et se sclérosa. La fonction de Dramaturg fut plus que
jamais politique. Si le rôle du metteur en scène était réduit à néant, le dramaturge fut mis à
l’honneur. Il était assimilé à un ouvrier devant réaliser des produits commandés par l’État.
Tout fut mis en place pour la production de nouvelles pièces dramatiques. Il était très
encadré : un système de stages dans les grandes usines (de préférence dans l’industrie lourde)
ou les exploitations agricoles collectivisées devait lui permettre de mieux connaître et décrire
la situation des travailleurs. Selon Karel Kraus, éminent Dramaturg des années soixante,
globalement la qualité des pièces chuta brusquement et ce fut l’époque des auteurs médiocres
ou de jeunes enthousiastes.
« Le travail des dramaturges fut réglementé par tout un système de consignes et
d’ordres théoriques qui s’efforçaient de délimiter de la manière la plus précise et la
plus rigide la notion de réalisme socialiste. Ont vu le jour des pièces grises, amorphes,
sans intérêt, sans poésie. Des recettes toutes prêtes et relativement faciles pour
fabriquer une pièce de théâtre ont séduit beaucoup de professionnels routiniers et
beaucoup d’amateurs appliqués. Le nombre de pièces allait croissant. Rien que sur les
scènes officielles on a présenté, au cours des dix années qui suivirent la fin de la
guerre, les pièces pour la jeunesse non comprises, à peu près 200 pièces tchèques
nouvelles. 26 »
Les pièces du réalisme socialiste se divisent en trois types principaux. À l’image de la faucille
et du marteau, la majorité des pièces se déroulaient à l’époque contemporaine, soit en milieu
industriel soit en milieu agricole. Parmi les pièces situées dans les usines, le bâtiment, les
mines, citons quelques titres éloquents : « Le Pont à la frontière » (Most na hranicích) de
J. Pokorný, 1948 ; « La Grande Fusion » (Veliká tavba) de M. Fiala et V. Bublík, 1949 ; « Le
charbon mine l’homme » (Uhlí doluje člověka) d’I. Bart, 1949, « Les maçons bâtissaient »
(Stavěli zedníci) de K. Stanislav, 1949. Parmi les pièces se déroulant dans les campagnes
collectivisées : « Le village silencieux » (Tichá vesnice) de E. Řezáčová, 1949; « La Poule et
le curé » (Slepice a kostelník) de J. Zrotal, 1950, « La Foudre du printemps » (Jarní
hromobití) de M. Stehlík, 1951, « C’est de la faute de Ferkl » (Zavinil to Ferkl), 1953, « C’est
du bon sens, nom de nom » (Hádajú sa o rozumné) de I. Prachař, 1950, etc. Les comédies de
26
Karel Kraus, « Le théâtre tchèque : l’œuvre de Josef Topol », in Jean Jacquot (dir.), Le Théâtre moderne
depuis la Deuxième Guerre mondiale, CNRS, Paris, 1967, p. 298.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
57
cette seconde catégorie remportèrent un succès plus durable sans doute parce qu’elles
pouvaient s’appuyer sur les traditions du réalisme tchèque. Un troisième type de pièce puisait
ses sujets dans l’histoire nationale tchèque, en particulier dans l’épopée des hussites tel Žižka
de F. Rachlík, 1949 ; ou celle de la Renaissance nationale : « Le Printemps tchèque » (České
jaro) de M. V. Kratochvíl, 1948, « Le patriote » (Vlastenec) d’O. Šafránek, 1953. Il pouvait
également puiser ces sujets dans l’histoire de la lutte des classes, tels « Le Viaduc de
Duchcov » (Duchcovský viadukt), 1950 et « La Grève de Most » (Mostecká stávka), 1953 de
V. Cach, qui relatent les mouvements ouvriers dans les pays Tchèques durant la crise
économique des années trente. Les romans d’Antonín Zápotocký, deuxième président
communiste de la Tchécoslovaquie (1953 et 1957) firent l’objet de nombreuses adapatations :
« De nouveaux guerriers se lèveront » (Vstanou noví bojovníci), 1949 et « Une année de
tempête » (Bouřlivý rok), 1951. Toutes les pièces du réalisme socialiste étaient des comédies.
Les quelques rares tragédies ne se trouvaient que dans les pièces historiques.
Pour être précis, les pièces citées relèvent toutes du réalisme socialiste comme art
théologique et téléologique, mais toutes ne peuvent être considérées comme des articles
produits à la chaîne. La production jdanovienne en série décrite par Karel Kraus eut lieu
surtout à partir de 1949. À partir d’études spécifiques, notamment sur l’œuvre dramatique de
Miloslav Stehlík et celle de Pavel Kohout, les chercheurs Libor Vodička27 et Veronika
Ambros28 ont étudié la genèse et les métamorphoses du réalisme socialiste. Pour ce qui est des
pièces sur la production industrielle, Pavel Janoušek a mis en évidence que le système de
nouvelles normes avait d’abord fait l’objet de recherches et de tâtonnements avant de servir
de moule pour des productions en série29. La pièce de Vašek Káňa fut l’apogée de ces
recherches.
Un texte dramatique clé : Parta Brusíče Karhana (« La Bande du fraiseur Karhan ») de
Vašek Káňa et la mise en scène de E. F. Burian (le 24 mars 1949 au D49)
Romancier, dramaturge et journaliste autodidacte, Vašek Káňa (1905-1985) est
l’exemple même de l’écrivain ouvrier. Son itinéraire pourrait être placé sous l’égide de
27
Libor Vodička, « Drama bouřlivě se rozvíjejícího sociálního "milieu" ? Několik tezí k problematice formování
a počátečního vývoje socialistického realismu v českém dramatu v období mezi lety 1945-1948. » Otázky
divadla a filmu 2, Sborník prací filozofické fakulty Masarykovy univerzity v Brně, řada teatrologická a
filologická Q2, 1999, p. 218-222.
28
Ambros, Veronika, Pavel Kohout und die Metamorphosen des socialistischen Realismus, Peter Lang, New
York, 1993.
29
Pavel Janoušek, « Geneze norem (Poetika výrobního dramatu) », Studie o dramatu, Ústav pro českou a
světovou literaturu AVČR, Prague, 1993, p. 72-151.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
58
Maxime Gorki. De son vrai nom Stanislav Řáda, il naît dans une grande misère, son père
meurt durant la Première Guerre mondiale, il grandit dans la rue avant d’être enfermé dans
une maison de correction. Avant la crise économique des années trente, il apprend le métier
d’ajusteur mécanicien et travaille comme fraiseur. Il parcourt l’Autriche et la Yougoslavie,
travaillant comme saisonnier, électricien, pêcheur, ouvrier. À la fin des années vingt,
influencé par les récits de Gorki, Vašek Káňa commence à écrire. Son entrée en littérature est
marquée par le besoin de témoigner du traumatisme d’une enfance et d’une adolescence
prolétariennes et de concourir à l’installation de la justice sociale. Elle coïncide avec la vague
de la littérature prolétarienne du début des années trente qui croit en l’arrivée de nouveaux
talents venus du monde ouvrier et qui s’intéresse aux « documents reportages », leur donnant
valeur d’œuvres d’art. En 1930, il se lie d’amitié avec Julius Fučík qui l’encourage dans le
journalisme. Il devient correspondant de divers journaux politiques et culturels d’obédience
communiste. Durant la crise économique des années trente, il est licencié pour avoir
activement participé aux grèves de son usine, et se retrouve à nouveau dans une grande
précarité matérielle. La misère et l’errance, les marginaux et les « bas-fonds » qu’il connaît si
bien deviennent sa principale source d’inspiration : dans « Je hais » (Nenávidím) et « Deux
ans en maison de correction » (Dva roky v polepšovně), aux accents pacifistes et socialistes, il
a rassemblé ses souvenirs d’enfance et critiqué les rapports humiliants d’exploitation de
l’homme par l’homme.
Lire les nouvelles de Vašek Káňa, mais aussi son itinéraire biographique que Jakub
Král a reconstitué avec moult détails dans un mémoire de fin d’études consacré au
dramaturge30, c’est passer de l’autre côté du miroir : c’est bien sûr à travers un destin
particulier comprendre la foi – car il s’agit bien de cela – que des hommes ont placée dans le
communisme, mais c’est aussi entrevoir, pour un instant au moins, un visage moins sinistre
du réalisme socialiste. Après la Seconde Guerre, Vašek Káňa s’engage dans la construction du
communisme. Il travaille comme ouvrier tout en écrivant pour les journaux. La Bande du
fraiseur Karhan31 (1949) fit de lui le plus célèbre dramaturge de l’époque, mais il se
considérait lui-même avant tout comme journaliste et romancier. Ses deux autres pièces
réalistes socialistes passèrent inaperçues : Patroni bez svatozáře (« Patrons sans auréole »),
1952, ne rencontra aucun écho, et Deputátníci (« Travailleurs agricoles saisonniers ») ne fut
30
Jakub Král, Dramatik Vašek Káňa : vzestup a pád, mémoire de fin d’études, sous la direction de Vladimír Just,
Université Charles de Prague, soutenu en 2005, 129 p.
31
Plusieurs traductions de ce titre ont été données, Milan Képel a traduit par L’Équipe du rectifieur Karhan, sous
la plume d’Antoine Vitez on trouve la traduction La Brigade du tourneur Karhan. Nous préférons traduire parta
par « bande », le mot parta renvoie à deux idées : celle d’un collectif soudé par l’amitié et celle d’une équipe
(éventuellement dans le domaine professionnel).
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
59
ni éditée ni montée. En 1953, il renonça à écrire pour la scène et se consacrera essentiellement
à l’écriture journalistique (en dernier lieu pour les Literární Noviny). Il retravailla également
ses premières proses qui furent réédités à de nombreuses reprises. Durant les années soixante
il fit partie des communistes conservateurs mais refusera après de cautionner le régime de la
normalisation.
« La Bande du fraiseur Karhan », au sous-titre évocateur « Pièce dramatique du
premier plan quinquennal », se compose de dix-neuf tableaux répartis en deux épisodes. Le
conflit entre ouvriers est le ressort dramatique principal du premier épisode, tandis dans que le
second c’est la lutte des ouvriers contre le temps. Un rapide balayage des indications
scéniques liminaires permet de saisir la structuration des conflits et l’idéologie de la pièce.
Les dix-sept personnages de la pièce (quatre femmes et treize hommes) sont uniquement
caractérisés par leur emploi (fraiseur, rectifieur, ouvrier, contremaître) et par leur âge. Les
seules relations personnelles précisées sont celles de la famille Karhan. Travail et famille, tel
fut le mot d’ordre de la nouvelle société. D’emblée se dessine des clivages très nets, et cinq
groupements de personnages se détachent. Le déroulement de l’intrigue fera de plus
apparaître qu’à l’intérieur de chacun de ces groupes il existe une hiérarchie entre les
personnages. Pour ce qui est des six ouvriers fraiseurs, d’un côté on trouve le groupe des
anciens de l’usine (Karhan, Záruba, Fikejs) dont il est dit qu’ils ont « la soixantaine ». De
l’autre il y a les jeunes fraiseurs menés par Jarka, le fils de Karhan, et qui ont tous vingt-cinq
ans (Jarka, Tulach, Bohouš). Le clivage générationnel correspond également au clivage entre
ceux qui travaillent bien et ceux qui veulent travailler encore mieux. Le titre de la pièce est
donc à double sens : la bande du fraiseur Karhan, c’est aussi bien celle de Karhan père que
celle de Karhan fils. Trois autres groupes apparaissent : un groupe qui a entre trente et
cinquante ans (le délégué syndical Klepáč, le contremaître Mareš, et le rectifieur Zákora) ; un
deuxième composé de jeunes ouvriers (Božka, Mila, Lojza), et enfin un troisième qui est celui
des cadres du Parti (Slavíková, chef du secteur Dvořák, président du Parti). Fait remarquable,
l’âge des personnages de ce dernier groupe n’est pas déterminé. Antoine Vitez a très
justement résumé la fable de cette pièce en une phrase : « On y voit comment la conjonction
de l’enthousiasme des jeunes et l’expérience des anciens permet l’adoption des méthodes de
travail nouvelles et l’élévation des normes.32 ». En vue de notre analyse, nous proposons un
résumé détaillé de cette pièce tableau par tableau et avec citations :
32
Antoine Vitez, « Théâtre en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires », art. cit., p. 1378.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
60
Le premier tableau a pour décor la cuisine des Karhan. L’épouse de Karhan et la mère
de Jarka (la cinquantaine) s’agite devant les fourneaux, Jarka attablé dessine quelque chose.
Les discussions sont mouvementées. On apprend que le père et le fils travaillent dans la même
usine en tant que fraiseurs. Tous deux aiment passionnément leur travail et font des heures
supplémentaires, Jarka a même inventé une machine pour augmenter les rendements. La mère
n’arrive pas à comprendre qu’ils puissent consacrer autant de temps à leur travail et se dispute
avec eux. Il existe une divergence entre ce père et ce fils qui semblaient s’entendre en tous
points : Jarka est membre du Parti communiste, contrairement à son père. Jarka part pour une
réunion du Parti. Entre Fikejs (la soixantaine), collègue et ami de Karhan, il vient se plaindre
de son fils : celui-ci travaille trop bien et fait baisser le temps de production pour les pièces
fraisées. Dès le troisième tableau, ce conflit larvé éclate dans les vestiaires de l’usine.
D’autres événements viennent pimenter la vie de l’usine tout en dévoilant des problèmes
internes. Ainsi, lorsqu’arrive Tulach, un nouvel ouvrier inexpérimenté, Fikejs et Záruba
refusent de lui apprendre à se servir de la fraiseuse. Tulach se confie à ses nouveaux
collègues : il vient d’une famille de paysans saisonniers, travail difficile, vie misérable passée
d’une ferme à l’autre; mais les choses sont devenues meilleures depuis l’installation de sa
famille sur les frontières – terres des Allemands chassés. Záruba, touché par son histoire,
décide de l’aider tandis que Fikejs part en maugréant. Les dysfonctionnements existent
également dans la hiérarchie de l’usine. Ainsi dans le tableau V, la dispute éclate entre
Dvořák, (président du parti de l’usine) et Klepáč (délégué des ouvriers). Dvořák reproche à
Klepáč d’avoir pris un nouveau bleu de travail et d’abuser des possibilités que lui offre sa
fonction de délégué à des fins personnelles.
« Klepáč –– Quoi, je n’ai pas droit à un bleu de travail ? Si les autres ouvriers en
reçoivent, pourquoi pas moi ?
Dvořák –– Comment ça : « si les autres ouvriers » ?
Klepáč –– Eh bien, ne suis-je pas aussi un ouvrier, est-ce que je n’y ai pas droit ?
Dvořák –– Tu es DÉLÉGUÉ, c’est pourquoi tu dois être le dernier là où on donne
quelque chose et le premier là où on a besoin de quelque chose !
Klepáč –– Alors quoi, j’ai commis une faute en gardant, sur vingt bons, l’un d’eux
pour moi ?
Dvořák –– C’est une faute très grave. Va et écoute ce que disent les ouvriers. Ils
disent que tu n’occuperais pas cette fonction si tu ne pouvais pas en tirer profit.
Klepáč –– C’est pas vrai !
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
61
Dvořák –– Je ne mens pas. Va et rends-t’en compte par toi-même ! Ça fait
longtemps que tu devrais savoir que tu ne te comportes pas correctement, tu devrais
savoir que c’est à cause de toi que l’esprit d’effort du secteur tout entier pour
l’accomplissement du plan de production est au point mort.33 »
Les conflits existent également entre les cadres et les ouvriers. Ainsi dans le tableau VII,
Mareš, le maître d’œuvre, refuse de signer les papiers pour payer les heures supplémentaires
du rectifieur Lojza. Selon lui, cette prime est tout à fait injustifiée : Lojza passe son temps à
discuter au lieu de travailler, parfois il lui arrive même de s’absenter de l’usine aux heures de
travail. Mareš est sur le point de signer quand Dvořák « apparaît » et l’en empêche. Mais la
vie de l’usine comporte aussi des moments de convivialité et de joie. Durant la pause
(tableau VI), les anciens de l’usine évoquent les ruses qu’ils avaient employées pour saboter
le travail durant l’occupation nazie. Deux bonnes nouvelles arrivent : la machine inventée par
Jarka fonctionne et l’usine va recevoir la nouvelle machine-outil qu’elle attendait depuis
longtemps pour pouvoir tenir les délais du plan quinquennal. À la fin du premier épisode,
grâce aux interventions de Dvořák et à la persévérance de Karhan fils, les conflits semblent se
résoudre peu à peu. Le tableau IX se déroule dans un bureau de l’usine et met en scène la
réunion du comité de production (dont tous les membres, hormis Karhan père, appartiennent
au Parti communiste). Une grande discussion s’engage pour déterminer les causes du mauvais
fonctionnement du secteur de fraisage. Mareš et surtout Klepáč apparaissent comme les
principaux coupables. Mareš reconnaît avoir eu une attitude peu professionnelle avec le jeune
Tulach qu’il n’avait pas pris la peine d’initier au métier ou de confier à un ouvrier
expérimenté. Quant à Klepáč, sa prise de conscience se fait en plusieurs étapes. Dans un
premier temps, il nie les fautes qui lui sont reprochées : « Je ne suis conscient d’aucune
faute »34, déclare-t-il. Il dévoile sa crainte du comité qu’il soupçonne de vouloir « l’éjecter ».
Dvořák le rassure et l’exhorte à une autocritique authentique :
« Dvořák
–– Camarade Klepáč, nous ne voulons éjecter personne. Nous
voulons seulement arriver, par une critique sincère et bolchevique, à ce que tu
reconnaisses tes fautes et que tu les répares. Je suis persuadé que tu n’as pas
33
Vašek Káňa, Parta brusiče Karhana. Hra z první pětiletky, Umění lidu, Prague, 1949, p. 32. « KLEPÁČ:
Copak nemám na modráky nárok? Když dostávají ostatní dělníci, proč ne já? / DVOŘÁK: Jak to: – když
dostávají ostatní? / KLEPÁČ: No, nejsem dělník, nemám taky nárok? / DVOŘÁK: Jsi f u n k c i o n á ř – a proto
máš být poslední tam. kde se něco dává, ale první všude, kde něco potřebují! / KLEPÁČ: To jsem se ňák
provinil, že jsem si z dvaceti poukazů nechal jeden pro sebe. / DVOŘÁK: To je velké provinění. Jdi a
poslouchej, co povídají dělníci. Říkají, že bys funkci nedělal, kdyby ti nevynášela. / KLEPÁČ: To není pravda! /
DVOŘÁK: Já nelžu. Jdi a přesvědč se sám, ty! – Už bys měl dávno vědět, že se nechováš správně, měl bys
vědět, že tvou vinou vázne snaha celého sektoru při plnění výrobního plánu. »
34
Ibid., p. 45. « Já si nejsem žádný viny vědom ».
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
62
pleinement conscience de ce que tu fais. En tant qu’ouvrier et syndicaliste de longue
date, tu dois reconnaître que tu es sur une mauvaise voie. Regarde donc ça de
manière critique et virile comme un vrai bolchevik !35 »
À ces paroles, Klepáč accepte de reconnaître ses erreurs et de changer de secteur mais en
posant une condition : que les ouvriers ne connaissent pas la vraie cause de son départ. Enfin,
sous l’influence sévère mais juste de Dvořák, il fait son mea culpa et décide d’assumer
inconditionnellement ses responsabilités. Le premier épisode de la pièce se clôt sur la ferme
décision des jeunes ouvriers de travailler le soir pour rattraper le retard. Karhan père se joint à
eux ainsi que Záruba qui avait été jusque-là contre l’enthousiasme des jeunes ouvriers. Les
haut-parleurs annoncent un concours. Tous partent travailler. Seuls restent sur scène Lojza et
Fikejs qui viennent de refuser de se joindre au groupe. Tandis que Lojza, ostensiblement
indifférent, énonce son credo de fainéant, Fikejs est en proie au doute.
« Fikejs –– Alors là, il faudrait jeter sa vieille tête, ses yeux et tout le reste…pour
penser autrement et voir autrement. Nous ne sommes pas tous fait du même bois.36 »
Puis, après un moment d’hésitation, c’est la conversion.
« Fikejs –– Écoute, Lojza – moi je suis un fraiseur… Et casser la bande ? Ça,
jamais !... (Il part d’un pas résolu). Ils vont voir ce qu’ils vont voir, les rectifieurs !37 »
Dans le second épisode, les conflits et les dysfonctionnements humains semblent résolus,
c’est à présent la lutte des ouvriers contre le temps qui est le moteur de l’action dramatique.
L’épisode commence un dimanche avant le lever du jour, on entend le bruit des moteurs
derrière la scène. Les ouvriers sont épuisés, mais lorsque Karhan père propose aux jeunes
d’aller se coucher pour reprendre des forces, ils protestent en chœur et continuent leur travail.
Le tableau XII se concentre sur la discussion entre Tulach et la jeune ouvrière Mila.
Celle-ci réclame pour les femmes le droit de travailler la nuit. Selon elle, le plan quinquennal
est une guerre qu’il faut gagner. Arrive Karhan et tous trois se mettent à développer
une métaphore militaire qui sous-tend la comparaison entre les ouvriers et les résistants de la
Seconde Guerre mondiale « Nous nous traînons à travers le temps, et les machines sont nos
35
Ibid., p. 45. « Ne, my tu nechceme, soudruhu Klepáči, nikoho oddělávat. My chceme jen upřímnou
bolševickou kritikou dosáhnout toho, abys uznal své chyby a napravil je. Jsem přesvědčen, že si neuvědomuješ
všechno, co děláš. A jako dělník a jako starý odborář musíš uznat, že jsi na nesprávné cestě. Jen se na to podívej
kriticky a chlapsky, jako bolševik! »
36
Ibid., p. 56. « To by člověk musel zahodit celou tu starou palici, voči a všechno… Aby jináč myslel a jináč se
díval. Všichni nejsme stejný. »
37
Ibid., p. 57. «Hele, Lojzo – já jsem b r u s i č… A trhat partu? To ne!… (Odchází rozhodnut.) Ať, hergot,
revolveráři viděj! »
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
63
fusils, nos mitraillettes. » Záruba et Fikejs entrent, avec Karhan père ils ont décidé de lancer
un défi aux jeunes ouvriers quand, soudain, on entend le bruit d’une machine endommagée.
Tous les ouvriers se précipitent sur scène. Ils découvrent que la machine-outil vient de tomber
en panne suite à une fausse manœuvre de Lojza. Celui-ci est fortement soupçonné de
sabotage. C’est l’abattement général : la réparation de cette machine va prendre plusieurs
semaines et la première série de moteurs doit être livrée pour le premier du mois. L’honneur
de l’usine est en jeu. Après un moment de découragement, les ouvriers se ressaisissent : ils
décident de travailler encore davantage. Et pour donner un côté ludique à cette entreprise, la
bande des anciens déclare qu’elle va battre tous les temps de production des jeunes. Le
concours est engagé. Les tableaux suivants montrent comment les deux bandes emmenées par
Karhan père et Jarka Karhan rivalisent d’ingéniosité et font tour à tour tomber les records de
productivité. Ainsi, alors que Jarka est en train d’expliquer quelque chose à ses camarades en
dessinant des plans sur le mur, Karhan, Fikejs et Záruba viennent annoncer aux jeunes qu’ils
ont fait chuter le temps de production des pistons à… huit minutes ! Ce concours se passe
sous le regard bienveillant des cadres du Parti qui n’interviennent plus dans le déroulement de
l’action. Dans le tableau XIV, Slavíková confie à Dvořák son souhait de voir les anciens
gagner tandis Dvořák se prononce en faveur des jeunes qui représentent l’avenir. Après un
certain temps, le haut-parleur annonce, à la grande joie des anciens, que les jeunes ont
abandonné, puis il rectifie cette information : en réalité ils ont fait chuter le temps de
production des pistons à… six minutes ! La joie des jeunes gens victorieux est quelque peu
gâchée par la réaction de Karhan. Celui-ci prend sa défaite trop à cœur et regrette de ne plus
avoir la force de ses vingt ans. De l’usine à son appartement, il ne décolère pas et finit par
chasser son fils. Puis il décide de retourner dans l’usine et de préparer les machines pour le
lendemain. On le retrouve là le soir et le lendemain, il travaille d’arrache-pied en apportant
des modifications sur les machines-outils. Avant le test final, Karhan se met même à parler à
sa machine outil, la personnifiant tantôt en une amante docile tantôt en une mégère.
« Karhan–– Aujourd’hui ma fille, tu ne dois pas me décevoir, aujourd’hui tout est
remis en jeu. Tu dois me montrer que tu es digne de moi tout comme moi je vais te
montrer que je te mérite… Et pas d’entourloupe. Aujourd’hui tu ne dois pas faillir,
coûte que coûte. Sinon, je vais te remplir la gueule d’huile et de vaseline… C’est cela,
ronronne, ma vieille, ronronne, c’est ça que j’aime.38 »
38
Ibid., p. 93. « Dnes nesmíš, holka, zklamat, dneska jde vo všecko. Musíš ukázat, že si mě zasloužíš jako já
ukážu, že jsi hodna mě… A žádný trucy. Dneska nesmíš vysadit, kdyby hrom na hromu byl. Jináč ti nacpu hubu
volejem a vaselinou… No bzuč, stará, bzuč, to já mám rád. »
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
64
Dans le dernier tableau, la sonnerie signale l’heure de la pause et les ouvriers se sont
rassemblés pour goûter. Derrière la scène, on entend le bruit d’une machine qui s’arrête.
Karhan vient de finir, il arrive sur scène et tous l’entourent, impatients de connaître son
résultat. Il a fait une série de pistons en seulement… quatre minutes ! C’est l’explosion de
joie. Tous le félicitent : Božka le qualifie de stakhanoviste, tandis que Dvořák déclare qu’il
s’agit là d’un temps record. Alors Jarka révèle à son père que pour arriver à six minutes, lui et
sa bande avaient travaillé sur deux pistons à la fois. Les ouvriers crient une dernière fois en
chœur « Les pistons en quatre minutes ! » puis se dispersent. Seul, Karhan, Jarka, Tulach,
Bohouš, Fikejs et Záruba demeurent sur scène. Ces deux derniers restent silencieux. Les
jeunes expriment leur admiration à Karhan, ils proposent d’unir ses améliorations techniques
à l’astuce de Jarka :
« Jarka –– (…) Vous, les vieux… – je veux dire – les plus âgés – vous donnerez
votre expérience et nous notre esprit et…
Bohouš –– Notre élan plus votre talent…
Tulach –– Oui, c’est ça !
Karhan –– Voilà ce que nous aura appris la machine-outil, les gars. »
Ensemble ils décident de déclarer un grand concours au niveau de l’usine tout entière. Fikejs
et Záruba, restés jusqu’alors en retrait, retrouvent une seconde jeunesse et acceptent de relever
ce nouveau défi.
Parta brusiče Karhana a la particularité d’être, à la fois, le modèle et le sommet de la
production dramatique du réalisme socialiste. « Sommet » car cette pièce, écrite par un
ouvrier sur les ouvriers dans une société nouvelle, apparut comme la pièce tant attendue
depuis longtemps. Elle reflète l’enthousiasme révolutionnaire qui suivit 1948 avant que le
régime ne glace l’art et ne s’enfonce dans la terreur. Avec la distance du temps, certains
passages et personnages peuvent paraître caricaturaux, malgré cela il y a une vraie réussite
dans le traitement des dialogues et l’agencement de l’action qui tiennent le lecteur en haleine.
Cette pièce fut également un « modèle », une sorte de prototype : c’est à partir d’elle que fut
dégagée une série de principes que l’on devait retrouver dans chaque drame se déroulant dans
le milieu ouvrier. En fait, elle est typique du réalisme socialiste, et en même temps elle
contribua à son développement et à la fixation de nouvelles normes esthétiques. L’étude de La
Bande du fraiseur Karhan suffit à démontrer tous les ressorts du répertoire réaliste socialiste
tchèque. Les analyses qui suivent valent donc pour la plupart des deux cents pièces écrites à
cette époque, dont une moitié fut portée sur scène.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
65
Tout d’abord, le drame se devait de raconter une histoire « typique », c’est-à-dire qu’il
devait s’agir d’une « tranche de vie », mais en même temps il ne fallait pas que la pièce
demeurât au niveau de l’anecdote. Elle devait avoir une portée générale et cela, il va sans dire,
dans l’esprit de la doctrine en vigueur. Ainsi, en deux phases distinctes, Parta brusiče
Karhana donne à voir la lutte des ouvriers dans le travail. L’intrigue devait être simple avec
une fin prévisible célébrant la victoire du bien et du progrès. C’est ainsi que Parta brusiče
Karhana se termine en apothéose avec la réconciliation du fils et du père, des jeunes et des
anciens ouvriers qui décident de joindre leurs efforts. Les problèmes de production et les
conflits humains sont résolus dans un même mouvement. La pièce reflète la thèse de Marx
selon laquelle, après la victoire de la révolution, allait advenir une société sans conflit. Le seul
conflit autorisé dans les œuvres du réalisme socialiste était celui « du bien » avec « le
meilleur ». Les répliques devaient seulement développer l’histoire, il s’agissait de reproduire
le langage utilisé dans la vie. Dans notre pièce, nombreux sont ces effets de langue qui
miment le parler des ouvriers. Les personnages utilisent un langage très oral, argotique et
emploient des mots du jargon ouvrier. D’ailleurs, le texte attire lui-même l’attention sur ce
travail du langage. Dans le tableau XVI, Jarka revient à la maison en déclarant que lui et ses
amis venaient de « donner une raclée » aux anciens. Il utilise le néologisme « třepli » ce qui
éveille la surprise de sa mère : « Mais où vas-tu donc chercher ces expressions ? » Et Jarka de
répondre en faisant la généalogie de ce mot.
Les trois fonctionnaires du Parti (Dvořák, Slavíková et le chef du secteur) suggèrent le
plus clairement la portée idéologique et théologique de cette pièce : il représente une nouvelle
Trinité atemporelle. C’est pourquoi leur âge n’est pas indiqué. La présentation de Slavíková et
du chef de secteur est suivie de la mention « d’un âge indéterminé » ; avec Dvořák, une étape
supplémentaire est franchie puisque toute allusion à l’âge a disparu. La signification de ce
personnage s’épuise dans la seule fonction de « président du Parti ». Il est l’incarnation de la
sagesse de ce dernier. Les noms sont également surdéterminés idéologiquement : « Dvořák »,
dont l’équivalent en français serait « Dupont », incarne la « tchéquité », tandis que
« Slavíková » féminin de « Slavík » qui signifie « rossignol » suggère l’idée des « lendemains
qui chantent ». La figure de Dvořák est traitée de manière quasi biblique. En effet, ce
personnage apparaît comme un nouveau dieu, sévère mais juste. Ses entrées ont quelque
chose de surréel : elles sont souvent indiquées par la didascalie « Vejde » (« Il entre »), qui
suggère un mouvement majestueux. Aux moments de crise, il « arrive », tel un deus exmachina, apporter la bonne parole aux ouvriers. Il intervient surtout dans le premier épisode.
En effet, une fois l’action démarrée, il est présent exactement une scène sur deux (à partir du
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
66
cinquième tableau). Sur un ton solennel (« Va et écoute ce que disent les ouvriers » ; « Va et
rends-t’en compte par toi-même ! »), il dévoile à Klepáč sa mauvaise conduite et l’exhorte à
une prise de conscience : « Tu es DÉLÉGUÉ, c’est pourquoi tu dois être le dernier là où on
donne quelque chose et le premier là où on a besoin de quelque chose ! » Dans le tableau VII,
il arrive au moment où Mareš est sur le point de céder à Lojza. Son rôle culmine lors de la
réunion du comité de production, où il incarne la figure du juge suprême (tableau IX). Dans le
second épisode, il n’intervient plus dans le déroulement de l’intrigue. Tout se passe comme si,
dans la première partie de la pièce, il avait redressé la situation et amené les ouvriers sur le
droit chemin. Mais une fois cette tâche accomplie, il ne lui reste plus qu’à observer, de haut,
la marche de l’intrigue vers un dénouement victorieux dont les ouvriers sont les héros. Voilà
qui en dit long sur le rôle que doivent jouer les dirigeants du Parti communiste dans la société.
Tel le « Grand Prêtre », le Parti doit convertir les hérétiques et raffermir la foi des croyants.
« La société, dont la marche ne peut être que triomphale, l’homme, dont la perspective ne peut
être que l’accomplissement dans “le type”, voilà la matière du théâtre de ces années-là.39»
Dans les pièces du réalisme socialiste, les personnages étaient créés à partir de
quelques types. « Les histoires, les conflits et les caractères étaient donnés d’avance par
l’analyse marxiste-léniniste de la société. De là vient une classification selon la valeur en
groupes fortement différenciés », écrit Josef Herman40. Ce chercheur propose une
classification pyramidale en trois groupes. Au sommet de la pyramide, on trouve de sages
fonctionnaires du Parti et les ouvriers méritants ; au bas, d’anciens bourgeois, des
propriétaires terriens et des saboteurs. Le milieu de cette pyramide est occupé par des ouvriers
à l’orientation politiquement incertaine, des campagnards et quelquefois des intellectuels que
se disputent les deux autres groupes. Il est inutile de donner un caractère propre aux
personnages car celui-ci est d’emblée déterminé par l’appartenance à un des trois groupes.
Quant au théâtrologue Libor Vodička41, il propose à demi-mot une comparaison audacieuse
avec la Commedia dell’arte qui vient recouper et compléter cette construction pyramidale. Il
est vrai que, comme les spectacles de la Commedia dell’arte, les drames tchèques
fonctionnaient sur des canevas inlassablement repris. Ainsi, Vodička dégage une typologie de
39
Georges Banu, « Théâtre dans les pays de l’Est, de l’éclosion à la diaspora », Comédie-Française, n° 96,
janvier-février 1981, p. 22.
40
Josef Herman, art. cit., p. 11.
41
Libor Vodička, « Socialistický realismus a české drama », Divadlo a jeho výzkum na konci 20. století, Premier
symposium des étudiants de théâtrologie, Brno, 1998, p. 56-64.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
67
sept « masques » : Le Meneur, Le Témoin de l’Histoire, Le Mauvais Esprit (ou L’Esprit du
mal), L’Hésitant, La Femme indépendante, La Mère, La Victime42.
En haut de la pyramide se trouve « Le Meneur », c’est lui qui met en branle l’action.
Dans la terminologie soviétique de l’époque, il était appelé « Héros positif ». Il s’agit soit
d’un homme jeune et courageux, d’un révolté romantique mû par la grandeur de son idéal,
soit d’un homme d’âge plus mûr, d’un sage fonctionnaire du Parti issu des classes populaires.
Parfois les deux types de Meneur se côtoient dans une même pièce mais la lumière est
toujours pointée en priorité sur un seul. Dans Parta brusiče Karhana, il s’agit de Jarka Karhan
et de Dvořák, avec une mise en avant de Jarka qui est doté de toutes les qualités : courage,
habileté manuelle mais aussi intellectuelle, incommensurable amour pour le travail ouvrier.
Dès le deuxième tableau, dont le titre pourrait être la première réplique de Jarka : « Pourquoi
suis-je revenu au métier ? Quelle question ! », nous en apprenons beaucoup sur son parcours :
il a connu les camps de concentration, il a été blessé sur les barricades (ce qui veut dire qu’il a
participé à la libération du pays en 1945), puis il a travaillé dans le secteur tertiaire mais cela
ne lui plaisait pas d’être un col blanc et, par amour des machines, il est revenu à l’usine.
« Le Témoin de l’Histoire » est en général une personne d’âge mûr solidement
amarrée à ses expériences passées, parfois jusqu’à la crispation. Ce masque fonctionne
comme la conscience vivante de son temps, lorsqu’il finit par adhérer à la nouvelle révolution,
il fonde sa décision sur l’expérience de toute une vie. À mesure que le nouvel ordre
s’installait, ce personnage gagnait en force et en vitalité comme la révolution avait le pouvoir
de le rajeunir. Les trois ouvriers sexagénaires de Parta brusiče Karhana sont les porteurs de
ce masque, cela est particulièrement vrai pour Karhan (qui pourtant n’adhère pas encore au
Parti) et pour Záruba qui finalement prend le jeune Tulach sous son aile. Le traitement de
Fikejs est plus complexe, il endosse ce masque à certains moments comme lorsque les anciens
évoquent leur désobéissance sous l’Occupation, mais son masque principal est celui de
L’Hésitant. Ce masque fut le plus complexe de cette nouvelle Commedia : contrairement à
tous les autres, le personnage qui le porte vit un conflit intérieur au cours de la pièce.
« L’Hésitant » éveillait le plus de sympathie, la peinture de ses petits défauts en faisait
le personnage le plus comique. La conversion de L’Hésitant est particulièrement spectaculaire
dans le cas de Fikejs, elle symbolise l’itinéraire initiatique de l’homme qui passe d’un état
d’inconscience liée à son enracinement dans l’ancienne société à l’état de conscience qui lui
permet de s’engager corps et âme dans une nouvelle réalité dont il devient le co-auteur.
42
En tchèque: Vůdce, Pamětník, Zloduch, Váhavec, Nezávislá, Matka, Oběť.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
68
Le masque du « Mauvais Esprit » est fondamental dans les pièces du réalisme
socialiste tchèque, c’est le pendant négatif du Meneur, il symbolise l’ennemi de classe, le
saboteur dont les manœuvres finissent toujours par être démasquées. Il est mauvais par
essence et nul ne peut le rééduquer, c’est pourquoi son sort est souvent funeste. Dans les
pièces traitant des mouvements ouvriers ou paysans de l’Histoire, il prend les habits de
nobles, de grands propriétaires terriens ou d’industriels, de députés non communistes de le 1re
République tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres, etc. Dans les pièces se déroulant à
l’époque contemporaine, il est l’allégorie de toutes les forces antisocialistes : espion, agent de
l’Ouest, intellectuel, chrétien, propriétaire, etc. Bien souvent le nom donné à ce personnage
n’est pas tchèque, en général il s’agit d’un nom à consonance germanique ou d’un nom stylisé
dans une langue étrangère qui n’existe pas. En ce sens, le choix des noms reflète la
xénophobie antigermanique de la propagande de l’époque. Parfois, son nom révèle ses traits
de caractère. Les personnages de ce type sont décrits par les dramaturges tantôt comme des
êtres psychologiques détraqués, des idiots et des lâches, tantôt comme de dangereux cyniques,
des êtres extrêmement rusés dont l’histoire personnelle est liée à la collaboration et au
nazisme. Dans la pièce de Vašek Káňa, l’ouvrier Lojza est le représentant de cette famille,
non seulement il se révèle être un parfait fainéant, mais c’est à lui qu’incombe le sabotage de
la machine-outil dans le second épisode, comme une tentative de briser ainsi « l’effort de
guerre » de ces collègues. Cependant, si on compare Parta brusiče Karhana avec d’autres
pièces du réalisme socialiste, le traitement de ce personnage négatif reste assez mesuré : il n’y
a pas de preuves certaines d’un sabotage volontaire et il n’attente pas à la vie des autres
ouvriers.
La typologie de Libor Vodička est particulièrement intéressante lorsqu’il s’agit des
masques féminins, thème qui est rarement traité. En fait, dans les pièces du réalisme
socialiste, le héros positif, Le Meneur n’est jamais une femme, les personnages féminins ne
font que seconder leur mari, leur frère ou leur fiancé. Conformément à la propagande – mais
aussi plus simplement aux représentations courantes des années cinquante –, les relations
amoureuses et affectives sont effacées, l’érotisme se résume à un rapide baiser ou quelques
instants dans les bras du Meneur, soit au moment de son adieu avant une bataille ou une tâche
difficile, soit au moment de son retour après la bataille victorieuse. La relation amoureuse
apparaissait comme une sorte de récompense des braves. D’ailleurs jamais on ne trouve un
personnage pouvant aimer un Mauvais Esprit. Les quelques rares expressions affectives ou
libidinales de Parta brusiče Karhana sont adressées aux machines. Les jeunes femmes sont
représentées mais il s’agit d’ouvrières qui entretiennent essentillement des rapports
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
69
professionnels avec leurs collègues masculins, elles portent le masque de « La Femme
indépendante ». Celle-ci est toujours jeune, célibataire, fière, émancipée et employée, c’est
une jeune personne qui comprend parfaitement son rôle dans la nouvelle société. Il arrive
qu’elle soit platoniquement amoureuse d’un Meneur. Si la cérémonie du mariage est
quelquefois représentée à la fin des pièces du réalisme socialiste, c’est seulement entre Le
Meneur et La Femme indépendante, et ce mariage se double d’une fête dans le milieu du
travail (à l’occasion de la réalisation d’un plan, d’une victoire sur l’ennemi, etc.).
Enfin, le second masque féminin est une femme d’âge mûr, souvent la mère du
Meneur ou de La Femme indépendante. « La Mère » exprime les doutes les plus rationnels et
les plus osés que l’on puisse trouver dans ce genre de pièces. Même si elle soutient
politiquement ses enfants, c’est le seul personnage sceptique vis-à-vis du sens de l’Histoire.
Tout en soutenant la révolution, La Mère est capable de voir les bons côtés de l’ordre révolu.
Ses enfants essayent de lui déciller les yeux, ce qui donne lieu à des discussions et des
situations comiques. La femme âgée représente un ordre matriarcal, elle peut également
prendre le masque du Témoin ou de L’Hésitant, son rôle dans l’action dramatique devient
alors plus actif. Ainsi compris, le premier modèle de ce personnage est à chercher dans le
roman de Maxime Gorki La Mère, qui est également considéré comme la première œuvre du
réalisme socialiste.
Enfin, « La Victime » est un septième type de masque que l’on ne trouve que dans les
tragédies historiques sur la lutte des classes. Il peut alors se confondre avec celui du Meneur
ou de son plus proche compagnon qui est souvent un Hésitant, s’il tombe c’est au nom d’un
idéal plus important que sa vie, celui du progrès à venir. La Victime peut également être
incarnée par un être faible (une femme, un enfant, un malade ou un vieil homme au chômage)
qui éveille dès le début la compassion. La Victime avait une fonction très importante : il
devait éveiller la tristesse et la colère du spectateur devant l’injustice. Dans Parta brusiče
Karhana on ne trouve pas de Victime puisqu’il ne s’agit pas d’une pièce située dans le passé,
cependant les récits que fait Tulach de sa vie misérable avant le changement de régime
suggère en filigrane que sans la révolution, il aurait pu être une de ces victimes de l’Histoire.
Après avoir analysé cette pièce, il nous reste à décrire le spectacle de E. F. Burian
ainsi que sa réception. Le premier point pose problème : tous les matériaux dont nous
disposons prouvent que le rôle de Burian a été prépondérant pour le succès de cette pièce,
mais en même temps il n’existe que très peu d’informations sur l’aspect du spectacle.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
70
Vašek Káňa était depuis la fin de la guerre hanté par une œuvre littéraire qui aurait
pour thème l’usine et le travail des ouvriers, et dans un article publié en juin 1948, puis au
congrès des écrivains, il reprochait aux écrivains d’ignorer cette profession, de ne faire que
caricaturer ou idéaliser les ouvriers. Le seul artiste qui échappait à la règle était E. F. Burian,
qui avait visité les usines. Vašek Káňa avait au départ écrit La Bande du fraiseur Karhan
comme un scénario de film qu’il avait envoyé à un concours. En 1955, revenant dans un
article sur ses dix ans de vie littéraire43, Vašek Káňa précise que celui-ci avait été refusé par
les organes de cinéma tchécoslovaque : on lui reprochait le manque de profondeur
psychologique des personnages, l’absence d’intrigue, et le thème lui-même : car, finalement,
qui cela intéresse-t-il de savoir si on fraise la pièce d’un moteur en huit ou quatre minutes ?
Lors d’une discussion amicale avec E. F. Burian, il aurait évoqué l’histoire de Karhan. Cette
discussion marque un tournant, c’est le début de la carrière dramatique de Káňa. Aussitôt
Burian « flaire » le potentiel de ce sujet et pousse Vašek Káňa à réécrire le texte pour son
théâtre. Celui-ci se défend en arguant de la difficulté de ce genre. De plus il n’imagine pas que
la vie de l’usine puisse être montrée sur une scène, ni que les jeunes acteurs de Burian soient
capables de jouer des ouvriers sexagénaires. Mais le texte est finalement réécrit et confié au
metteur en scène qui lui-même retravaille le texte. La collaboration fut donc très étroite entre
les deux hommes. Vašek Káňa décrit un processus de création compliqué, car pour le théâtre
de Burian il s’agissait d’une œuvre inédite pour laquelle il fallait trouver des moyens inédits,
et son témoignage recoupe les informations que le metteur en scène donne dans le programme
du spectacle. Le résultat surprit tout le monde, à commencer par l’auteur qui souligne en
particulier la performance de l’acteur Jiří Sovák (29 ans) dans le rôle de Fikejs44. Comme cela
a été signalé, il est très difficile d’avoir une idée précise du spectacle. Dans son mémoire de
fin d’études, Jakub Král a fait une étude exhaustive des critiques de l’époque et il en vient aux
mêmes conclusions que nous : les critiques soulignèrent l’excellence de la mise en scène mais
ne la décrivirent pratiquement pas. C’est sur le texte que se concentre leur attention, et ils
s’accordent sur deux points : la pièce représente un tournant dans la littérature tchèque, Vašek
Káňa a su décrire avec authenticité et nuance les personnages des ouvriers (les personnages
des fonctionnaires sont jugés plus schématiques). Il est possible de voir dans cette absence un
fait de la doctrine en vigueur qui faisait du texte l’élément central, au mépris de la mise en
scène. On peut cependant considérer cette mise en scène comme la recherche d’un nouveau
43
Vašek Káňa, « Mých deset let v literatuře », Literární noviny 4, n° 32, 1955, p. 3.
Zuzana Kočová, « Parta brusiče Karhana », Kronika Armádního uměleckého divadla, Naše vojsko, Prague,
1955, p. 590-592.
44
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
71
réalisme, une synthèse entre des effets de réel et des effets plus poétiques. Par certains
aspects, ce spectacle du D49 n’avait rien à envier à la fameuse mise en scène naturaliste de La
Terre au Théâtre de l’Œuvre45 : la salle de théâtre était envahie par l’odeur de la soupe de
goulasch que prépare la mère Karhan (tableau I) et par celle des bleus de travail huilés. Les
acteurs se servaient sur scène de machines réelles, dont ils avaient appris l’usage dans l’usine
de Sokolov lors de l’étude de leurs rôles. Mais, en même temps, Burian et son scénographe
Josef Raban utilisent la lumière, par un simple jeu d’ombres ils créent l’atmosphère d’une
usine en pleine activité. Le scénographe construisit un décor mobile dont l’élément le plus
important était un mur d’usine coulissant. Ce procédé ne fait pas partie des méthodes du
réalisme socialiste venu d’URSS : la norme dans les années quarante et cinquante était
d’utiliser des toiles peintes de manière illusionniste.
En fait, même si La Bande du fraiseur Karhan, texte et mise en scène compris, est
aujourd’hui présentée comme un produit typique du réalisme socialiste, il s’agissait à
l’époque d’une œuvre encore expérimentale et tout à fait nouvelle. Le spectacle correspond à
un réalisme socialiste à l’état naissant, il était porté par un enthousiasme révolutionnaire
indéniable. N’oublions pas que la première (le 24 mars 1949) a lieu juste un an après l’arrivée
au pouvoir des communistes, la désillusion et la terreur n’ont pas encore pris le dessus dans
les esprits. Burian, communiste convaincu, est ici resté fidèle à son goût pour
l’expérimentation, le temps du reniement viendra plus tard… La pièce remporta un grand
succès public. Certes la presse était de plus en plus contrôlée par le Parti mais la mise en
scène de Burian atteignit 119 reprises, ce qui représente un succès inégalé à l’époque. Selon
Libor Vodička, ce succès est un fait qu’il est difficile de passer sous silence et qui peut servir
d’indicateur pour une réflexion plus large sur cette époque :
« (…) Étant donné qu’il s’agissait de dépeindre sur scène la vie, les pensées et le
travail d’un simple citoyen, d’un ouvrier de son temps, qui est en train de vivre un
changement politique et social, on peut aujourd’hui déclarer sans rougir que l’auteur
(avec E. F. Burian) a sans doute réussi très exactement à saisir la réalité de l’époque,
retranscrire sensiblement l’humeur sociale d’une majorité des habitants des pays
Tchèques. Vašek Káňa a très minutieusement dépeint le processus de la spontanéité
humaine naturelle, à savoir l’enthousiasme révolutionnaire au moment d’un
important tournant historique. Nous ne devrions pas aujourd’hui sous-estimer cela, la
pièce capte de façon très réussie une erreur fatale (et tragique comme nous le savons
45
Pièce de Zola mise en scène par Antoine à la fin du XIXe siècle de manière très naturaliste avec, par exemple
des poules picorant sur scène.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
72
aujourd’hui) de représentants typiques de deux générations vivant et commettant des
erreurs, elle illustre leur façon de penser et de vivre, leur inébranlable foi (et celle de
l’auteur) en des lendemains meilleurs qui, comme nous le savons, ne sont jamais
arrivés…46 »
La pièce a été jouée dans neuf autres théâtres à travers le pays entre 1949 et 1950, et elle a été
adaptée au cinéma sous le titre Karhanova parta (« La Bande de Karhan ») en 1951 par le
jeune metteur en scène Zdeněk Hofbauer. En Pologne, la pièce a été mise en scène pour la
première fois par Kazimierz Dejmek comme spectacle inaugural du Teatr Nowy de Łódź
(première le 12 novembre 1949). À partir de là, la pièce, par décision officielle, a été
programmée dans tous les théâtres du pays. Dans Le Théâtre en Pologne populaire, les
théâtrolgues polonais Irena Bołtuć et Andrzej Hausbrandt donnent à chaque période de
l’histoire du théâtre le nom d’une pièce de théâtre représentative. La période 1949-1955 porte
le nom de la pièce de Káňa47. En Allemagne de l’Est, elle a été montée notamment à
Brandebourg (première le 13 octobre 1951) et par le Théâtre allemand de Berlin qui l’a mise
en scène dans les usines proches pour commémorer la naissance de Staline. Ce texte fut même
traduit en anglais et en chinois. En France, la pièce a connu un destin singulier. Elle a été
traduite par l’acteur tchéco-français Milan Képel et montée par le metteur en scène Claude
Olivier. Des articles paraissent dans la presse annonçant la première, mais quelque temps
avant celle-ci la Tchécoslovaquie, par la voix de son attaché culturel Ivo Fleischmann48,
interdit à la troupe de jouer cette pièce. La raison de cette interdiction, selon Milan Képel, est
que dans la France capitaliste des années cinquante, où le Parti communiste était encore en
lutte, il fallait encourager les ouvriers à faire la grève et non à battre des records de
production49 ! Cette anecdote dévoile en filigrane les rapports très étroits entre les partis
communistes tchécoslovaque et français. Cette relation particulière a été étudiée notamment
par Karel Bartošek dans L’Aveu des archives, Prague-Paris-Prague (1948-68) et Pierre
Grémion, qui va jusqu’à parler d’un « communisme franco-tchécoslovaque »50. La
Tchécoslovaquie aurait, selon Pierre Grémion, fonctionné comme base de repli possible du
46
Libor Vodička, « Trapné Frézy », Yorick, n° 1, 1999, p. 27-28.
Bołtuć I. & Hausbrandt A., Teatr w Polsce ludowej, Centralny Ośrodek, Metodyki upowszechniania kultury,
Warszawa, 1982.
48
Ivo Fleischmann (1921-1997), poète, romancier et traducteur. Après avoir participé à la Résistance, il est
nommé attaché culturel à Paris en 1946. En 1954, il devient rédacteur à l’hebdomadaire littéraire Literární
Noviny, puis de 1964 à 1969, il revient à Paris en tant que conseiller d’ambassade. Après la « normalisation » il
se fixe en France, enseigne à la Sorbonne et écrit en français.
49
Entretien avec Milan Képel, réalisé le 18.04.2005 à Paris. Le manuscrit de la traduction est consultable à la
bibliothèque du Centre Malesherbes, Université Paris-IV.
50
Pierre Grémion, « Aperçus du communisme franco-tchécoslovaque », Esprit, mars-avril 1997, p. 92-108.
47
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
73
Parti communiste révolutionaire français. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les implications
théâtrales de ces échanges. Ainsi, l’une des rares pièces de théâtre censurées en France après
la guerre, Le Capitaine Foster plaidera coupable de Roger Vaillant, a été jouée à Prague six
mois après son interdiction au Théâtre de l’Ambigu de Paris. Cette pièce violemment antiaméricaine est donnée le 16 octobre 1952 en première mondiale au Komorní Divadlo dans
une traduction d’Ivo Fleischmann. La personnalité de l’auteur, ancien surréaliste du Grand
Jeu converti au stalinisme, augmenta l’impact de la représentation de cette pièce qui fut jouée
48 fois. Cette seconde anecdote nous permet également de rappeler l’existence d’un réalisme
socialiste en Europe de l’Ouest et plus particulièrement en France, où il fut défendu par Louis
Aragon51.
Spéculations intempestives sur les structures imaginaires des années cinquante et
soixante
Lorsqu’on étudie de vastes corpus d’œuvres, il est difficile de résister à quelques
spéculations sur la vision d’ensemble qui s’en dégage. Puisque nous avons montré que la
pièce La Bande du fraiseur Karhan était représentative d’une période esthétique et politique
honnie par les créateurs des années soixante, il devient possible d’esquisser deux
correspondances et comparaisons transversales qu’il ne faut considérer que comme des
hypothèses de travail.
Premièrement, si nous comparons ce spectacle clé (texte et représentation) des années
cinquante avec le spectacle emblématique des années soixante, à savoir Le Jeu de l’amour et
de la Mort d’après l’œuvre de Romain Rolland, mis en scène par Alfréd Radok [voir chapitre
6] nous pouvons très nettement distinguer un changement de vision du monde. D’un côté, la
primauté est donnée au linéaire, aux oppositions tranchées, à l’unité, à la forme fermée ; de
l’autre nous trouvons des structures en boucle ou en spirale, le syncrétisme, la pluralité, la
forme ouverte. (Ces quelques traits feraient presque songer aux catégories dégagées par
Heinrich Wölfflin dans Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, dont il a suggéré
l’existence depuis ses recherches sur la Renaissance et le Baroque.) Sous l’angle des
« structures anthropologiques de l’imaginaire » formulées par Gilbert Durand, des années
cinquante aux années soixante, on passe de la prévalence du régime « diurne » à celui d’un
régime « nocturne ».
51
Voir Reynald Lahanque, Le Réalisme socialiste en France 1934-1954, thèse de doctorat sous la direction de
Guy Borreli, Université Nancy II, soutenue en 2002, 1108 p.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
74
La seconde comparaison touche uniquement la dramaturgie et elle est plus sujette à
caution. Si nous mettons en relation les pièces « de production industrielle » avec le courant
littéraire le plus en vogue dans les années soixante, à savoir une dramaturgie proche du théâtre
de l’absurde dont le grand inspirateur fut Friedrich Dürrenmatt, nous sommes frappée par un
point commun majeur : dans les deux cas il s’agit de pièces à schéma que la critique tchèque
qualifie de « modelové drama ». Dans les deux cas, le monde est mis en équation et présenté
en quelques situations extrêmes censées en dévoiler la vérité, dans les deux cas il s’agit de
pièces fortement engagées dans les débats politiques. En effet, un grand nombre de pièces
dont les auteurs les plus célèbres furent Milan Uhde, Ivan Klíma, Václav Havel, Ladislav
Smoček, Peter Karvaš fonctionnent ainsi. Certes, le schéma produisait un langage codé qui
permettait de contourner la censure, et ces pièces constituèrent une attaque violente contre les
institutions en place. Leur structure était souvent circulaire et répétitive, le héros positif avait
disparu. Néanmoins, cette allégeance au schéma les rapproche du courant littéraire tant décrié.
On peut se demander alors si une chose et son exact contraire ne finissent pas par produire des
choses similaires. Il ne s’agit là que de spéculation sur l’imaginaire, mais il n’est pas
impossible que ce soit dans cette fourchette entre changement de vision du monde et emprunt
aux codes combattus qu’évolua l’imaginaire théâtral des années soixante. Pour ce qui est de
l’aspect concret (fonctionnement et organisation) de l’activité théâtrale, cet entre-deux
engendrant paradoxes et tensions est avéré comme nous allons le voir dans la partie intitulée
« Regard froid sur la vie théâtrale dans un système communiste ».
Déclin du réalisme socialiste et début du dégel
Après l’engouement des débuts, les principes du réalisme socialiste menèrent le
théâtre à une profonde crise. Il existait en effet une contradiction flagrante entre ce qui était
représenté sur scène et la réalité de la vie quotidienne, entre l’idéal d’un nouveau monde
radieux présenté comme déjà réalisé et une réalité le plus souvent rigoureusement contraire
(grave crise économique en 1952, grands procès). Cette contradiction, alliée à la monotonie
des pièces dramatiques produites en série, entraîna la désertion générale des salles de
spectacle durant les saisons 1951-52 et 1952-53. Lentement mais sûrement certains hommes
de théâtre commençairent à prendre leur distance par rapport au jdanovisme. Le procès de
Slánský, dont le bien-fondé a été remis en cause un an à peine après l’exécution du dirigeant,
constitua un grand choc. Puis ce fut la mort de Staline en 1953 suivit de celle de Klement
Gottwald, premier secrétaire du PCT et président de la République. Le réalisme socialiste était
étroitement lié au stalinisme et au culte de sa personnalité. Les révélations de l’année 1956 lui
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
75
donnèrent le coup de grâce. En effet, lors du XXe Congrès du Parti communiste soviétique,
Nikita Khrouchtchev, successeur de Staline, rendit public un rapport qui donnait un aperçu de
l’ampleur des crimes perpétrés. Il s’agissait d’une critique inouïe du passé, de la
condamnation de tout un pan de l’histoire jusque-là portée aux nues. Sur le plan
psychologique, la condamnation du Culte de la personnalité fut un choc immense,
l’écroulement d’un système théologique, la mort de Dieu. De cette déchirure témoigne, côté
français, le long poème « Roman inachevé » de Louis Aragon. Le rapport Khrouchtchev
provoqua dans le monde une réaction colossale. En Pologne, après des émeutes, les victimes
du passé furent réhabilitées, en Hongrie une révolution anti-communiste éclata. Quant à la
direction tchécoslovaque, elle crut d’abord qu’il serait possible de passer sous silence ces
révélations mais l’écho de la presse mondiale fut si important qu’elle dut amorcer un timide
examen critique du passé. En réalité, sur le plan politique les choses ne bougèrent guère, ce
fut une « destalinastion manquée »52. La statue de Staline surplombant Prague, inaugurée en
grande pompe le 1er mai 1955, ne fut dynamitée qu’en 1962. La Tchécoslovaquie prit le
chemin d’une déstalinisation lente qui ne culmina qu’en 1968. En revanche, sur le plan
culturel, les changements se firent rapidement sentir. Signalons quelques prémisses du renouveau théâtral qui furent autant de coups de boutoir portés au jdanovisme.
Parmi les auteurs réalistes socialistes, Miloslav Stehlík et Pavel Kohout donnairent
« une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité » mais celle-ci entra de
plus en plus en contradiction avec « son développement révolutionnaire ». L’évolution des
thèmes dans les premières pièces de Pavel Kohout, l’un des plus importants auteurs
dramatiques de sa génération, donne une bonne idée du changement en cours. Il faut dire que
Pavel Kohout possède le don de saisir l’air du temps et d’écrire des pièces très actuelles
toujours couronnées d’un grand succès auprès du public. Né en 1928, il a vingt ans au
moment de l’arrivée au pouvoir des communistes. Il fait partie de ceux qui croyaient
sincèrement à l’idéal politique et esthétique de l’époque ; ses poèmes d’alors (comme ceux de
Milan Kundera et de bien d’autres) célébraient le nouveau régime. En 1952, il introduit le
thème de la vie privée dans « La Bonne Chanson » (Dobrá píseň) ; cette pièce traite des crises
amoureuses d’un jeune couple communiste vivant entre la statue de Gottwald et le portrait de
Staline qui ornent leur appartement. Tout finit bien grâce à l’intervention du Parti et la pièce
s’achève sur la célébration d’un avenir radieux. En 1955, « Les Nuits de septembre »
52
Muriel Blaive, Une déstalinisation manquée. Tchécoslovaquie 1956, Éditions Complexe, collection « Histoire
du temps présent », Bruxelles, 2005.
Chapitre 2 : Le réalisme socialiste au théâtre
76
(Zářijové noci) mettent en scène le commandant Cibulka. D’origine ouvrière et membre du
Parti depuis de longues années, il représente a priori le type du Meneur. Mais Pavel Kohout
en fait un bureaucrate borné, incapable et peu sûr de lui, qui a des exigences inhumaines et
met en danger la vie de ses subordonnés. C’est une première brèche dans le système, et
pourtant la pièce finit tout de même en happy-end : c’est l’individu qui est fautif, non le
système. Enfin, dans « Pauvre diable » (Chudáček), écrit en 1956, d’incapables carriéristes se
succèdent à un poste élevé, ce manège semble sans issue, et dans les dernières répliques un
personnage se tourne vers le public en s’exclamant : « Camarades ! L’auteur ne peut régler
cela seul ! Mais vous, vous le pouvez ! Oui, vous ! » et tous les acteurs de reprendre en
chœur : « Vous le devez ! Vous tous ! »53. Kohout était allé trop loin : les représentations
furent interdites. La satire, genre qui avait été complètement éliminé après 1948, est à
nouveau tolérée. Du côté de la mise en scène, les choses bougèrent également. Au milieu des
années cinquante, de l’avis de ses contemporains, Emil František Burian n’était plus que
l’ombre du metteur en scène qu’il avait été jadis. Pourtant lui aussi participa aux débuts
du « dégel théâtral ». En 1955, il revint au nom originel D34. Ce retour onomastique en dit
long sur la volonté de sortir d’une impasse. Il voulait se retrouver lui-même et aider la jeune
génération à renouer avec les traditions éliminées par le « jdanovisme ». C’est ainsi qu’il
donna leurs chances à de jeunes talents tel le poète dramatique Josef Topol, dont il monta la
première pièce, « Vent de Minuit » (Půlnoční vítr), en 1954. Avant sa mort, il eut le temps de
reconstituer ses meilleures mises en scène de l’entre-deux-guerres et de les présenter dans un
éblouissant festival à Karlovy Vary en juin 1957.
53
Pavel Kohout, Chudáček, version dactylographiée conservée à l’Institut théâtral de Prague, 1956, p. 101.
Éclairage
Avatars de la revue théâtrale Divadlo
Importance de la presse dans les pays Tchèques et leur rôle durant les années soixante
Dans tous les domaines artistiques, l’épanouissement des années soixante a été
largement favorisé par le travail conjugué des critiques, des traducteurs, des éditeurs, des
chercheurs, des journalistes et/ou d’artistes coiffant ces casquettes. Cela explique
l’importance des revues et des journaux de l’époque, à la fois acteurs et témoins des
transformations en cours. Dans un contexte où les structures politiques furent en partie
remises en cause, une revalorisation de l’intelligentsia comme force sociale autonome eut lieu
et la culture servit de structure de remplacement. Ainsi, certaines publications dépassaient le
domaine culturel pour s’exprimer sur la vie politique et sociale. Ce fut surtout le cas des
périodiques relatifs à la littérature, reflétant les débats d’idées au sein de l’Union des
écrivains. Ainsi les Literarní noviny (« Gazette littéraire »), animés principalement par des
communistes réformateurs, devinrent-elles la plus influente tribune de l’époque. On peut citer
également le périodique Světová literatura (« Littérature mondiale »), qui permettait d’avoir
accès à des extraits d’œuvres occidentales censurées par ailleurs, et la revue littéraire Tvař,
qui avait la particularité de réunir des auteurs n’adhérant pas au Parti communiste.
Outre leur grande qualité intellectuelle, beaucoup de revues furent de haute tenue formelle.
Les « arts du livre » ont bénéficié dans les pays Tchèques d’une attention particulière. Dès
1905, le critique F. X. Šalda, dans Kniha jako umělecké dílo (« Le livre en tant qu’œuvre
d’art »), s’interrogeait sur l’unité entre le contenu et la forme du livre. Cette question est
reprise par Karel Dyrynk, figure importante de la typographie tchèque classique, pour qui il
faut faire « de la forme externe du livre le miroir de son contenu interne », et surtout par le
théoricien de l’avant-garde Karel Teige.
Pour le théâtre, la revue mensuelle Divadlo a été capitale. En plus de vingt ans, de
1949 à 1970, elle a connu une grande évolution en étroite correspondance avec le changement
du climat culturel, social et politique. À chaque étape de son évolution, elle a eu une influence
décisive sur l’art dramatique tchèque. Lors des recherches sur le théâtre tchèque des années
soixante, ce mensuel s’est avéré être une source d’une grande richesse. Essais, critiques de
spectacles, portraits d’artistes, entretiens, enquêtes, pièces de théâtre dans leur intégralité,
débats, tables rondes, etc., autant de matériaux qui nous renseignent sur le théâtre de l’époque.
Une analyse approfondie de l’ensemble des numéros nous permettrait de montrer comment la
Éclairage : Avatars de la revue théâtrale Divadlo
78
revue anticipe et reflète les changements dans le monde théâtral. Nous avons choisi de
présenter quelques couvertures de Divadlo, de sa création à sa liquidation. Tout se passe
comme si le contenu était déjà dans la surface, la couverture donne à sentir le propos général
de la revue. Ce parti pris radical permet de prendre d’un coup d’œil la mesure des
changements esthétiques et politiques. Il permet également de saisir ce qui peut paraître
comme un paradoxe mais qui est caractéristique de l’histoire politique et culturelle tchèque à
partir de 1948 : le même organisme et souvent les mêmes hommes ont d’abord installé des
principes qu’ils ont ensuite eux-mêmes remis en cause. Ces couvertures sont donc à
considérer comme une « incarnation dans le papier » de l’évolution du théâtre tchèque.
Divadlo, première saison 1949-50 : sous le sceau du réalisme socialiste
Le premier visage de la revue est composé de quinze numéros allant de septembre
1949 à décembre 1950. Le format de la revue en A4 rappelle celui des textes et décrets
officiels, les couvertures sont de couleur différente chaque mois avec des illustrations que
nous pouvons thématiquement regrouper en plusieurs types. Le premier type renvoie à
l’histoire théâtrale tchèque du XIXe siècle et au passé glorieux de la nation. Sur la couverture
du premier numéro nous trouvons le portrait de Josef Kajetán Tyl ; la couverture du n° 6 est
dédiée au marionnettiste Matěj Kopecký (célèbre pour son refus de jouer des spectacles en
langue allemande) : il s’agit des poncifs sur le rôle édifiant du théâtre durant la Renaissance
nationale. D’après la couronne des rois de Bohême et le calice1, le lecteur tchèque reconnaît
dans les portraits des n° 7 et n° 9 le roi Charles IV2 et Jan Hus3. Ces références sont à mettre
en rapport avec l’affirmation que, sur le plan théâtral comme sur le plan politique, « les
communistes sont les continuateurs des meilleures traditions tchèques », selon la formule du
ministre Zdeněk Nejedlý qui avait organisé une conférence sur ce sujet à Prague en 1946. Un
second type renvoie à l’imaginaire soviétique. La couverture n° 3 présente un portrait de
Staline sur fond rouge, le n° 14 celui de deux soldats s’embrassant. Ces deux exemples
1
Le calice fut au XVe siècle le symbole des « hussites utraquistes ». Ces partisans de Jan Hus furent également
nommés les « calixtins », car ils réclamaient l’usage du calice pour les laïcs, c’est-à-dire la communion sous les
deux espèces (sub utraque).
2
Charles IV (1316-1378), héritier de la couronne de Bohême et empereur romain germanique. Son règne est, sur
le plan artistique, le premier âge d’or de la Bohême. Élevé à la Cour de France, il fonde, sur le modèle de la
Sorbonne, l’université Charles de Prague, la première université du monde germanique, en 1348.
3
Jan Hus, théologien, universitaire et réformateur religieux du XVe siècle. Son excommunication en 1411, sa
condamnation par l’Église pour hérésie, puis sa mort sur le bûcher en 1415, lors du Concile de Constance,
enclenchent un processus qui mène à la création de l’Église hussite puis aux croisades contre les hussites. Le
protestantisme voit en lui un précurseur. La langue tchèque lui doit sa diacritique (le háček). Les Tchèques ont
fait de lui l’allégorie de leur nation face à l’oppression : c’est un héros national commémoré par un jour férié, le
6 juillet, jour de sa mort.
Éclairage : Avatars de la revue théâtrale Divadlo
79
illustrent avec éloquence les thèmes omniprésents de l’époque : le « culte de la personnalité »
et la célébration de l’Armée rouge libératrice. On remarque au passage la représentation
typique du soldat soviétique en « grand frère » par la taille et l’attitude par rapport à son
homologue tchèque. La référence à la guerre est présente sur deux autres couvertures. La
couverture n° 5 est une affirmation du travail féminin. La couverture qui illustre sans doute le
mieux la prévalence du politique sur l’artistique est la couverture du dixième numéro de juinjuillet 1950, référence aux grands procès au moment même où ils se déroulent à Prague. À
peine deux illustrations sur quinze renvoient à la pratique artistique sans arrière-plan
idéologique : motif de danseuses (n° 2), fête populaire (n° 11).
Sur la première page, nous lisons également que Divadlo est l’« organe du Conseil
théâtral et dramaturgique, de la Commission de propagation théâtrale, du Centre de création
populaire, du Rassemblement des marionnettistes, de la Société des amis de la danse et de la
section artistique de la Centrale artistique musicale »4. Le directeur de la revue est Miroslav
Kouřil.
Durant la première étape de son existence (1949-52), Divadlo servit d’instrument pour
la transformation de la culture théâtrale tchèque. La revue fut conçue comme un organe de
presse du très puissant Conseil théâtral et dramaturgique (Divadelní a dramaturgická rada),
dont le but était la refonte complète du système théâtral et l’instauration des normes du
réalisme socialiste sur les scènes tchèques. Le titre de cette revue, Divadlo (« Théâtre »),
semble dévoiler la forte influence de la revue soviétique Teatr dont elle traduisit beaucoup
d’articles. À partir du 8e numéro de la première année, les autres revues théâtrales disparurent
et furent officiellement incorporées à Divadlo. C’est l’ère de la gestion centralisée.
Cependant, en 1952, quelques articles apparaissent qui tranchent avec l’ensemble : un
article de František Götz sur la dramaturgie de Victor Hugo (tout premier article sur un art
non réaliste socialiste) et deux articles de O. Krejčí sur les mises en scène au Deutsches
Theater et les mises en scène de A. V. Sokolov qui attaquaient l’application mécanique et
stérile du système Stanislavski. Changement majeur, en 1952, l’édition est assurée par le
ministère de l’Éducation, ce qui signifie l’affaiblissement du pouvoir du Conseil théâtral et
dramaturgique, qui disparaît en 1953. Cette disparition est une conséquence du remaniement
du ministère de la Culture à la suite du procès de Slanský. Ainsi Divadlo reflète-t-elle de
manière précise les changements dans la politique culturelle du pays.
4
« Orgán divadelní a dramaturgické rady, Divadelně propagační komise, Ústředí lidové tvořivosti, Loutkářského
soustředění, Společnosti přátel tance a Artistické sekce Hudební artistické ústředny. »
Éclairage : Avatars de la revue théâtrale Divadlo
80
La revue cherche son visage (1951-1959)
Le format A4 est remplacé par un format plus petit, les illustrations disparaissent.
Trois types de couvertures sans grande originalité se succèdent durant ces huit années.
Cette deuxième étape est placée sous le signe de la révision des positions adoptées
après 1948. Comme dans le reste de la société, les erreurs et dysfonctionnements sont imputés
aux « traîtres » et aux « saboteurs ». Les conséquences négatives du système théâtral sont
dénoncées mais non le système idéologique qui le sous-tend. Les thèmes et les genres (satire,
tragédie), rejetés par la période précédente refont apparition. En 1954, pour la première fois
un essai sur le théâtre occidental contemporain paraît, consacré à O’Neill. À partir de 1955, la
revue édite des pièces contemporaines dans leur intégralité. L’affaiblissement de la pression
idéologique s’accentua après le XXe Congrès du PCUS. Sous la direction de Vojtěch Čach
(qui avait pourtant contribué au réalisme socialiste avec des pièces comme Le Viaduc de
Dochcov et La Grève de Most), la revue s’ouvrit à de nombreux jeunes critiques aux pensées
novatrices et provocantes. Ils tentèrent de combler le retard dû à l’isolement artistique du
pays. C’est ainsi que l’on commence à écrire sur Brecht. sur Ionesco avant qu’ils ne soient
présents sur les scènes tchèques. Durant la seconde moitié des années cinquante, les questions
d’esthétique devinrent de plus en plus prégnantes et l’idéologie passa au second plan. À cause
de ces partis pris, la revue Divadlo fit naître de vives réticences chez les communistes
conservateurs. Elle fut désignée comme un foyer du libéralisme et du révisionnisme au
moment des durcissements idéologiques. Menacée de liquidation, elle fut sauvée in extremis
par Vojtěch Čach, qui réussit également à en maintenir l’orientation. Avec l’apparition du
bimensuel Divadelní Noviny (« Journal théâtral ») à la fin des années cinquante, Divadlo se
déleste de son monopole d’unique périodique théâtral. Une répartition des tâches s’instaure :
les Divadelní Noviny se focalisaient sur l’actualité et Divadlo pouvait se consacrer à des
articles de fond.
L’une des caractéristiques des ces années est un mouvement saccadé qui fait alterner
assouplissement et renforcement du contrôle de la culture. Ces contrecoups sont à mettre en
relation avec les directives venues de Moscou. Dans Le Théâtre soviétique durant le dégel
1953-1964, Marie-Christine Autant-Mathieu dénombre les principales phases de reprise en
main : 1957 ; 1958-59 : lutte contre le révisionnisme ; 1962-63 : attaques contre l’art abstrait,
rappel à l’ordre des intellectuels5. Mais en même temps la culture théâtrale soviétique, animée
par d’importants artistes et intellectuels, poursuit, elle aussi, un mouvement de régénération.
5
Marie-Christine Autant-Mathieu, Le Théâtre soviétique durant le dégel 1953-1964, CNRS, 1993, p. 11.
Éclairage : Avatars de la revue théâtrale Divadlo
81
De manière symptomatique, les acteurs de cette génération seront plus tard appelés en russe
« šestidesjatniki » (« ceux qui forment le génération des années soixante »).
Virage à 90° et épanouissement : couvertures des années soixante (1959-1970)
Lorsqu’on regarde les numéros publiés à partir de 1959, ce qui frappe d’abord, c’est le
format à nul autre pareil de la revue : un format paysage ; et par rapport à la période
précédente, tout a changé : le graphisme, les photographies, la mise en page, la typographie.
C’est au peintre et scénographe Libor Fára, lié à la revue de 1958 à 1970, que revient la
paternité de ce format et de la nouvelle conception graphique. Il retourna de 90° le format de
Divadlo de la fin des années cinquante. Divadlo entre ainsi dans les années soixante avec une
nouvelle présentation qui symboliquement suggère sa « conversion » en une revue théorique
moderne. Les couvertures sont d’une grande inventivité plastique, chaque saison est une
variation sur le même thème. Ainsi, par exemple, les couvertures des numéros de l’année
1963 sont composées des photographies de différents visages en noir et blanc, et de peinture
abstraite en couleur au verso. Celles de l’année 1970 jouent sur des photographies de
spectacles : la couverture agrandit un détail de ces photographies que l’on retrouve en
intégralité au dos de la revue. Les photographies, le plus souvent de Josef Koudelka, sont
employées de manière non plus décorative mais en photomontage générateur d’effets
dramatiques. En effet, Libor Fára conçoit le design de la revue comme une scénographie en
deux dimensions. Le nouveau format de la revue n’est d’ailleurs pas sans rappeler la scène de
théâtre. Les variations typographiques, l’emploi de la casse minuscule renvoient aux
recherches de Karel Teige et du Bauhaus. Les changements apportent également plus de
lisibilité à la revue : désormais la pièce publiée chaque mois est imprimée sur un papier de
couleur rose clair. La revue concrétise une idée chère aux membres du Devětsil: l’alliance
entre l’esthétique et l’utile. Ainsi se reflète dans la matérialité de la revue le retour aux avantgardes au moment où les metteurs en scène tchèques reviennent également aux principes et
aux théories de l’entre-deux-guerres. L’intervention de Libor Fára est particulièrement
révélatrice du syncrétisme des différents domaines artistiques dans les années soixante.
Peintre surréaliste, scénographe du Théâtre Sur la Balustrade, artiste typographe créateur des
enseignes de petits théâtres de Prague (ses logos sont toujours utilisés de nos jours), Libor
Fára synthétise dans la revue ses différents domaines d’expression6. Enfin, ces couvertures
ouvrent également sur une réflexion sur les arts du livre et la culture visuelle des années
6
Anna Fárová (dir.), Libor Fára : tečka čára, Gema Art - Galerie Gema, Prague, 1999.
Éclairage : Avatars de la revue théâtrale Divadlo
82
soixante, analysés par Zdeněk Primus7 et Xavier Galmiche8. Ne retrouve-t-on pas ici les deux
courants esthétiques majeurs des années soixante, à savoir un « néo-constructivisme » et l’art
abstrait ?
Ces premières impressions sont confirmées par l’analyse du contenu de la revue et de
son histoire. Autour du nouveau rédacteur Jaroslav Vostrý (qui sera à partir de 1964 le
théoricien et le Dramaturg du Club dramatique de Prague), secondé par Jan Cisář et Milan
Lukeš, se constitue un collectif de grande qualité intellectuelle, soudé par le même désir de
renouvellement du théâtre tchèque, par une interrogation critique et l’ouverture à la diversité
des points de vue. Divadlo devint par conséquent une force d’opposition à tout modèle
unique. Parmi les créateurs importants des années soixante, Václav Havel et Jan Grossman
écrivent régulièrement pour cette revue. Contrairement aux périodes précédentes, Sergej
Machonin ne fait plus partie des personnes clés de la revue Divadlo, ce qui est assez
révélateur du changement de cap. Sergej Machonin (né en 1918 à Moscou, mort à Prague en
1995) fut l’un des plus brillants et des plus écoutés critiques théâtraux de l’époque, ses articles
seront souvent cités dans cette thèse. Il est le seul à savoir en quelques lignes caractériser très
précisément le jeu des acteurs, ses critiques sont précieuses lorsqu’il s’agit de décrire les
spectacles clés des années soixante. Mais sans doute avait-il été trop impliqué dans la mise en
place d’un nouveau système de normes au début des années cinquante, à présent la revue était
animée par une génération de critiques plus jeunes voulant résolument se départir du passé9.
C’est donc dans les Literarní noviny que Machonin publiait ses critiques théâtrales.
Changement majeur : si au début de la décennie la revue Divadlo est éditée par l’Union des
artistes dramatiques et le Ministère, à partir de 1965 l’édition est assurée uniquement par
l’Union des artistes de théâtre tchécoslovaques. Cela signifie de facto une séparation entre la
revue et les structures politiques. Cet épanouissement coïncide avec la floraison du théâtre
tchèque. Vers la fin des années soixante, sous la direction de Milan Lukeš, la revue va
toujours vers plus d’approfondissement des problématiques théâtrales. L’art dramatique est
mis en contexte avec d’autres disciplines artistiques (musique, littérature, arts plastiques) et
analysé en fonction des sciences humaines. Ainsi le philosophe Jan Patočka écrit-il
régulièrement pour la revue. Dans les dernières années, la revue présente chaque mois un
7
Zdeněk Primus, Umění je abstrakce : česká vizuální kultura 60. let (« L’art est une abstraction : la culture
visuelle tchèque des années 60 »), catalogue de l’exposition (Prague-Brno-Olomouc-Munich), Kant-Arbor Vitae,
Prague, 2003.
8
Xavier Galmiche, « L’art du livre des années soixante tchèques et slovaques à travers la revue Knižní kultura »,
Culture tchèque des années 60, op. cit., p. 269-268.
9
Terezie Pokorná, « Ideologie a Myšlení (K Machoninovým textům o divadle) », Šance divadla, České divadlo,
Prague, 2005, p. 350-383.
Éclairage : Avatars de la revue théâtrale Divadlo
83
thème ou un créateur contemporains. Des numéros entiers sont consacrés aux auteurs jusquelà interdits, tels Paul Claudel, Samuel Beckett, Jean Genet, Witold Gombrowicz, à de
nouvelles tendances (Actor’s Studio, héritage d’Artaud) et aux artistes qui dominent la scène
internationale (Peter Brook, Jerzy Grotowski). L’invasion du pays et la fin du printemps de
Prague se reflètent dans la revue. Ce n’est réellement qu’entre 1970 et 1972 que les instances
théâtrales sont progressivement muselées ou éliminées [voir chapitre 11]. La revue est
liquidée sur ordre administratif en 1970.
Les propos recueillis auprès des rédacteurs de la revue, notamment Jan Cisář et
Jaroslav Vostrý, laissent l’impression d’une revue en rapport dialectique avec l’actualité,
contribuant à l’éclosion du théâtre dans un mouvement d’accélération10. Chose remarquable,
les numéros des années soixante sont devenus des usuels, consultés encore de nos jours. Pour
de nombreux thèmes et pour certaines pièces tchèques ou étrangères éditées dans la revue, il
n’existe pas d’équivalent sous forme de livres. En 1999, l’Institut de théâtre a édité un index
bibliographique qui permet une consultation efficace de la revue.
Rejetons illégaux : revues samizdat Dialog (1977-80) et O divadle (1986-89)
Dans la célèbre « Lettre ouverte au Président Gustáv Husák » de 1975, Havel analysait
avec brio l’état critique de la société tchécoslovaque normalisée et la responsabilité du régime
politique11. C’est à la revue Divadlo qu’il songe encore – sans la nommer – lorsqu’il analyse
les conséquences dommageables, pour la vie de l’esprit d’une nation, de la disparition quasi
complète des périodiques durant la normalisation et qu’il prend pour exemple une revue de
théâtre. Pour remédier à cette béance, des revues clandestines paraissent à la fin des années
soixante-dix. Aux trois étapes de la vie officielle de la revue, on peut donc en ajouter une
dernière : celle de sa réincarnation en samizdat. Les revues Dialog et O divadle (« À propos
du théâtre ») apparaissent comme des filles illégales mais non illégitimes de la revue Divadlo.
La couverture et les premières pages de Dialog portent les signes les plus caractéristiques du
samizdat : fabrication artisanale, écriture à la machine à écrire, noms des auteurs cryptés ou
présentés en abrégé ; la quatrième page porte la mention obligatoire des éditeurs, précédée de
l’indication « pro své potěšení » (« pour leur plaisir »). En cas de saisie cette indication devait
protéger les auteurs, la revue n’ayant été fabriquée, entre 1977 et 1980, que pour l’usage et
plaisir privés des deux éditeurs : Eva Stehlíková (philologue classique et spécialiste du théâtre
10
Entretien en novembre 2002 à Prague.
« Dopis Gustávu Husákovi ». Cette lettre, datée du 8 mars 1975, circula clandestinement en Tchécoslovaquie
et fut diffusée à l’étranger. Après 1989, elle fut publiée dans les recueils d’articles de Havel suivants : O lidskou
identitu, Rozmluvy, Prague, 1990, et Spisy 4, Eseje a jiné texty z let 1970-1989, Torst, Prague, 1999.
11
Éclairage : Avatars de la revue théâtrale Divadlo
84
antique) et Václav Königsmark (chercheur et critique littéraire)12. Le choix du titre de cette
revue ferait songer à la revue polonaise homonyme. Celle-ci fut importante pour les
Tchèques : la Pologne jouissant d’une plus grande liberté culturelle, les Tchèques trouvaient
dans les revues polonaises des informations censurées en Tchécoslovaquie. Ce fut le cas
durant les années cinquante, soixante, et encore davantage après 1968. Mais, d’après le
témoignage d’Eva Stehlíková, le choix de ce titre a été motivé par le besoin de dialogue dans
une société où les rapports humains avaient été endommagés et qui était en train de
s’asphyxier intellectuellement. C’est aussi le titre d’une statuette, créée par Vojtěška Vlčková
et reproduite en couverture, qui représente deux formes humaines s’enlaçant13. L’autre revue
théâtrale, O divadle a été créée en janvier 1986 sur une idée d’Olga Havel (épouse du
dramaturge) et dont Karel Kraus fut le rédacteur principal. Ces deux revues donnent là encore
une idée du sort du théâtre après 1970 : les forces vives du théâtre tchèque ont été liquidées ou
réduites à la clandestinité.
Le changement est grand entre les couvertures des décennies 50, 60 et 70. La revue
semble bel et bien être une « incarnation papier » de l’évolution du théâtre et une
« métonymie » du climat culturel de l’époque que nous étudions dans cette thèse. De tels
documents qui matérialisent ces processus complexes méritent d’autant plus d’être présentés
que la recherche en arts du spectacle ressemble à une étrange danse autour d’une absence, le
spectacle disparaissant au moment même de sa réalisation…
12
13
Eva Stehlíková, « Kritický Dialog v dobách normalizace », Divadelní revue, n° 4, 2000, p. 71-78.
Entretien avec Eva Stehlíková, Prague, 2003.
LE RE-NOUVEAU THÉÂTRAL
DES ANNÉES SOIXANTE
A.
REGARD FROID SUR LA VIE THÉÂTRALE DANS UN
SYSTÈME COMMUNISTE
Chapitre 3
Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés
« Alors qu’en Occident, les limites à l’autonomie de l’art viennent du
marché, la spécificité de l’art dans les pays socialistes tient à l’étroitesse
des rapports qu’il entretient avec la sphère politique (…). Les rapports
que l’art entretient avec le système politique dans les pays socialistes
peuvent être appréhendés sous trois angles : ses fonctions sociales, son
contenu et enfin l’organisation institutionnelle de l’activité, qui sont
interdépendants.1 »
Florent Champy
Placer cette citation du sociologue de l’art Florent Champy en exergue, c’est indiquer
l’exigence d’une hauteur de point de vue (ou de méta-point de vue, pour reprendre la formule
d’Edgar Morin) vers laquelle ce chapitre doit tendre. Cela est nécessaire avant de passer à
l’analyse détaillée des scènes, des créateurs et des productions emblématiques du re-nouveau
théâtral des années soixante, mais aussi en vue d’une interrogation sur le caractère
exceptionnel du théâtre tchèque de ces années, perçues aujourd’hui comme un âge d’or. Parce
que son objet est « l’analyse pragmatique de l’action en situation tout comme l’analyse
structurale de gros corpus »2, la démarche de la sociologie de l’art, à défaut de nous fournir
des concepts et les méthodes directement utilisables, nous est une inspiration. Le théâtre
tchèque des années soixante est incompréhensible sans la référence au système politique et à
la société dans laquelle il a vu le jour. Dans l’article cité, « Les limites à l’autonomie de l’art
dans les sociétés de type socialiste et de type capitaliste », Florent Champy utilise des notions
larges : « l’art » dans « les pays socialistes ». En effet, le théâtre a été un art qui, parmi
d’autres, a connu une grande effervescence dans les années soixante. Le catalogue du festival
Culture tchèque des années 60 s’est attaché à le montrer en dressant un tableau des
1
Florent Champy, « Les limites à l’autonomie de l’art dans les sociétés de type socialiste et de type capitaliste »,
in Revue française de sociologie, XXXVII, 1996, p. 626-627. Cet article présente trois ouvrages sur l’art et les
artistes dans les pays socialistes, en tentant, d’une part, de dégager les caractéristiques essentielles des rapports
entre l’activité artistique et le régime politique et, d’autre part, de mettre en évidence, par comparaisons, les
variations de ce phénomène. L’État socialiste contrôle l’activité artistique non seulement par la terreur, mais
aussi par sa position de client unique. Par contraste, ce constat aide à comprendre l’importance jouée par les
marchands d’art et la concurrence dans les pays industriels capitalistes. La comparaison entre les deux systèmes
permet ainsi de caractériser les contraintes qui pèsent sur l’activité artistique dans ces sociétés et surtout d’en
faire ressortir les conséquences sur les carrières des artistes.
2
Nathalie Heinich, La Sociologie de l’art, La découverte, coll. « Repères », Paris, 2001, p. 99.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
89
productions des années soixante discipline par discipline3. À la lenteur des changements
politiques s’oppose le bouillonnement culturel. Par ailleurs, les rapports étroits entre art et
politique, l’instauration de relations subtiles entre les artistes et le pouvoir à partir de 1956 ne
sont nullement des spécificités tchèques, c’est un trait commun à tous les pays « socialistes ».
Ce trait a encore été renforcé par une tradition centre-européenne de synergie entre art et
politique [voir chapitre 1]. Toutes les études qui traitent du théâtre de cette époque dans les
démocraties populaires européennes, qu’elles relèvent des domaines de l’esthétique, de la
sociologie ou de l’histoire culturelle, corroborent l’existence de grandes caractéristiques
communes. De ce point de vue, l’essai de Georges Banu « Regards froids sur un théâtre qui
s’éloigne » est incontournable.4 Il représente un exemple rare de comparatisme entre théâtres
polonais, tchécoslovaque, roumain et, dans une moindre mesure, hongrois de 1956 à 1968.
Georges Banu insiste sur le rôle des metteurs en scène qui, aidés de la critique, ont été, selon
lui, les artisans principaux du re-nouveau théâtral et explicite avec brio « la force subversive »
du théâtre de cette époque. Nous citerons fréquemment cet essai dont nous reprenons le titre
pour ce chapitre. Il est capital car il répertorie les différentes formes de subversion tout en
posant sur le théâtre un regard sans complaisance, un « regard froid », relevant les ambiguïtés
du théâtre aux prises avec le pouvoir. L’article de Florent Champy insiste sur la comparaison
cruciale avec les théâtres de l’Ouest.
Enfin, c’est bien sous les trois angles mentionnés par l’auteur qu’il faut analyser la vie
théâtrale des années soixante. Les fonctions sociales du théâtre, son contenu et son
organisation institutionnelle étaient clairement définis par les instances politiques au moment
du réalisme socialiste.
Périodisation
À partir de 1956, ces trois éléments restent toujours « interdépendants » mais se
complexifient car les artistes prennent leurs distances par rapport au politique. Le pouvoir
politique fut, quant à lui, traversé par des tensions et des évolutions complexes. Elles
culminèrent en 1968 avec une tentative de réforme appelée le « socialisme à visage humain »,
le pouvoir tchécoslovaque ayant pris radicalement ses distances par rapport à celui de
3
Michael Wellner Pospišil et Jean-Gaspard Paleníček (dir.), Culture tchèque des années 60, L’Harmattan, Paris,
2007, 434 p. Ce livre comprend des sections consacrées à la musique, au cinéma, à la littérature, aux arts
plastiques et bien sûr au théâtre. Il éborde également les questions d’historiographie et de philosophie.
4
Georges Banu, « À l’Est, regards froids sur un théâtre qui s’éloigne », Le théâtre, sorties de secours, Éditions
Aubier, Paris, 1984, p. 37-55. Cet essai est une synthèse de deux articles précédemment publiés : « Regards
froids sur un théâtre qui s’éloigne », Cahiers de l’Est, n° 12-13, 1978, p. 5-13 ; « Théâtre dans les pays de l’Est,
de l’éclosion à la diaspora », Comédie-Française, n° 96 janvier-février 1981, p. 21-30.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
90
Moscou. La description de la vie théâtrale dans le système communiste doit prendre en
compte ces changements. Comment les exprimer mieux qu’en filant les métaphores utilisées
en histoire politique ? Si le froid exprime des pressions politiques qui bloquent le
développement de la vie théâtrale, alors à partir de 1949 à 1953 c’est « l’hiver » ; de 1953 à
1962, « le dégel théâtral ». Le « printemps théâtral » commence en 1962-63, année de la
conférence sur Kafka qui marque un tournant dans la vie culturelle, et dure jusqu’à la saison
1967-68. La première partie de l’année 1968 pourrait être qualifiée « d’été théâtral ». Mais,
comme on le sait, les théâtres sont fermés en été. Cela est difficilement vérifiable, mais selon
certains témoignages les théâtres étaient vides durant cette courte période car ce qui se passait
hors des salles était devenu plus intéressant que ce qui se passait à l’intérieur. Après
l’invasion, le théâtre fait à nouveau salle comble, c’est un automne qui dure jusqu’en 1972.
Puis vient le temps d’une longue hibernation.
I.
L’organisation institutionnelle de l’activité : entre censure et sécurité
économique, un contexte ambigu mais dans l’ensemble favorable à la création théâtrale
Héritier du système allemand de théâtres fixes et d’une organisation théâtrale
systématique et minutieuse pensée par les tenants des avant-gardes des années vingt et trente
et réalisée après 1948, le théâtre tchèque des années soixante apparaît comme un des théâtres
les plus organisés du monde. De la formation des artistes jusqu’à la présentation au public,
sans oublier tout ce qui avait trait à la recherche et à la tenue des archives, la « chaîne » était
soigneusement élaborée. Nous avons décrit, dans le chapitre 2, le fonctionnement du théâtre à
l’époque du réalisme socialiste, fonctionnement qui avait « gelé » toute vie théâtrale
authentique et provoqué la désertion des théâtres. Les hommes de théâtre qui l’avaient
instauré avaient fini par remettre eux-mêmes en cause les « déformations » engendrées par ce
fonctionnement. Mais qu’en est-il au moment du « printemps théâtral » ? Les analyses les
plus éclairantes sont celles qui ont été écrites à l’époque par les chercheurs étrangers.5 Deux
articles, l’un du Français Denis Bablet et l’autre de l’Américain Jarka M. Burian, méritent
d’être comparés : « L’organisation du théâtre en Tchécoslovaquie », paru en 1964 dans la
5
Par ailleurs, il existe plusieurs ouvrages écrits dans les années soixante et disponibles en français qui décrivent
l’organisation du théâtre tchécoslovaque. L’Institut théâtral de Prague a régulièrement édité en tchèque et en
langues étrangères des brochures qui font le bilan de la vie théâtrale. Pour la période étudiée, voir : Le Théâtre en
Tchécoslovaquie, Divadelní ústav, Prague, 1960. ; Le Théâtre en Tchécoslovaquie 67/68, Divadelní ústav,
Prague, 1969. L’UNESCO a créé une collection qui analyse les différentes politiques culturelles pays par pays.
Pour le théâtre tchèque, voir le numéro 9 : Miroslav Marek, Milan Hromadka, Josef Chroust : « La politique
culturelle en Tchécoslovaquie », Politiques culturelles : études et documents, n° 9, UNESCO, Paris, 1970. Voir
également l’ouvrage d’Otakar Fencl, Le Théâtre tchécoslovaque contemporain, Artia, Prague, 1963.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
91
revue Théâtre populaire6 et « Theatre in Czechoslovakia : Reflections of a Participating
Visitor »7, publié en 1967. Ils intègrent tous deux des données chiffrées et sous-tendent la
comparaison avec les théâtres de l’Ouest. La matière de l’étude de Bablet n’est pas
l’esthétique, il décrit uniquement le système et les méthodes. Il présente « une coupe à travers
la vie théâtrale d’une société socialiste » en étudiant successivement le réseau et le statut
financier des théâtres, leur répertoire, la situation des professionnels du spectacle (formation,
salaire, associations), l’activité des instituts de recherche et d’information, les problèmes du
public et enfin ceux du théâtre pour la jeunesse. Jarka M. Burian traite plus brièvement la
question de l’organisation et de l’économie du théâtre tchécoslovaque, et en revanche évoque
le contenu des œuvres en remettant le théâtre des années soixante dans un contexte plus large,
à la fois historique, politique et social. Il est frappant de voir à quel point leur appréciation de
la vie théâtrale divergent. L’article de Bablet, qui se veut « volontairement sec et objectif »,
apparaît finalement plus enthousiaste et militant que celui de Burian dont les leitmotive sont
« tensions et ambiguïtés ». Cela tient aux méthodes employées par les deux chercheurs.
L’étude de Bablet est le résultat d’une série d’interviews réalisées en 1963 auprès des
responsables de la culture et des dirigeants de divers instituts et, dans une moindre mesure,
auprès des metteurs en scène et des Dramaturgen, le tout complété par les observations de
l’auteur. Celle de Jarka M. Burian reflète l’expérience de l’automne 1965 passé en
Tchécoslovaquie pour présenter la dramaturgie américaine dans plusieurs villes tchèques et
slovaques, qui s’inscrit dans le cadre d’une année sabbatique en Europe. De plus,
contrairement à Bablet, Burian parle tchèque, ce qui lui a sans doute permis de mieux saisir la
réalité quotidienne dans les théâtres. Mais ces divergences tiennent aussi à l’engagement de
Bablet, animé par le désir de réformer le système français et qui écrit pour la revue théâtrale
française la plus politisée. Jarka M. Burian commence d’ailleurs son article par une remarque
préliminaire qui en dit long sur l’aspect politique du théâtre de part et d’autre du rideau de
fer :
« Any exposure to European theatre today, both western and eastern, inevitably
heightens an onlooker’s sensitivity to the socio-political context of dramatic literature
and theatre production. For example, to remain apolitical when crossing back and
forth trough the Berlin Wall to attend performances on each side becomes
6
Denis Bablet, « L’organisation du théâtre en Tchécoslovaquie », Théâtre populaire, n° 54, 1964, p. 42-62.
Jarka M. Burian « Theatre in Czechoslovakia: Reflections of a Participating Visitor », Drama Survey, vol. 6, n°
1, printemps 1967, p. 92-104.
7
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
92
increasingly difficult with each border inspection, even if a given theatre’s work itself
only intermittently displays any overtly propagandistic bias. »
En ce qui concerne le réseau théâtral tchécoslovaque, les deux observateurs s’accordent sur
son extrême densité (le plus dense de toute l’Europe selon Bablet) et sa grande
décentralisation. Pour ce pays de 127 859 km², peuplé de 14 millions d’habitants, Denis
Bablet a relevé en 1963 « 61 théâtres permanents animés par une centaine de troupes, le
même théâtre pouvant abriter trois ensembles : drame, opéra, ballet. La répartition de ces cent
troupes est la suivante : treize opéras, douze ensembles d’opérette, onze ballets, seize
ensembles de marionnettes, quarante-huit compagnies dramatiques (dont quatre se consacrent
au théâtre pour la jeunesse.) » Il remarque par ailleurs que si Prague regroupe à elle seule
vingt-deux théâtres, il existe « au moins un théâtre dans chaque capitale de région, et trentetrois villes possèdent leur théâtre permanent, la moins importante de ces villes étant Šumperk
(Moravie du Nord) dont la population dépasse à peine 20 000 habitants. Ces théâtres ne se
contentent pas de jouer dans leur propre ville, ils effectuent de nombreuses tournées. » Burian
s’appuie sur un rapport du ministère de la culture paru en 1965, les chiffres qu’il avance vont
dans le même sens (75 théâtres professionnels avec 51 troupes de théâtres, 10 ensembles
d’opéra et 8 de ballets, 25 autres ensembles se spécialisant dans l’opérette, les marionnettes et
le théâtre pour la jeunesse). Il note que l’ensemble de ces théâtres produit chaque saison 700
spectacles, chaque théâtre présente en moyenne quinze pièces dont dix sont des nouvelles
créations. Ainsi, le théâtre apparaît à la portée géographique et financière de tous les
habitants, mais les deux chercheurs s’interrogent sur les rapports entre quantité et qualité des
spectacles, interrogations qui font écho à celles des pouvoirs publics. Pour Bablet, les
pouvoirs publics « s’orientent aujourd’hui vers une nouvelle politique théâtrale : qualité
d’abord, au détriment, si nécessaire, de la quantité ». Et de noter que sept ensembles ont été
dissous durant la saison 1961-62 et leurs subventions redistribuées.
Administrativement, c’est la section théâtrale du ministère de l’éducation et de la
culture qui s’occupe du réseau des théâtres, de leur fondation, éventuellement de leur
suppression, ainsi que des questions générales de budget. Bablet note trois types de théâtres :
ceux qui dépendent directement de la compétence de l’État (les grands théâtres nationaux et
les petits théâtres du Studio), tous les autres théâtres étant placés sous la responsabilité des
comités nationaux de district. Enfin, Bablet note « qu’en dehors des théâtres d’État, il existe
des théâtres subventionnés par les collectivités, les syndicats, les associations des maisons de
la culture. Beaucoup n’ont qu’une existence éphémère, mais ceux qui survivent plusieurs
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
93
années et font preuve de leurs qualités professionnelles peuvent devenir théâtres d’État. Ce fut
le cas, durant les quatre dernières années, pour six d’entre eux (théâtres Na zábradlí [Sur la
Balustrade], Semafor, Rokoko, Paravan, Théâtre satirique de Brno). » Cette remarque de
Bablet renvoie au phénomène des petites scènes sur lequel nous reviendrons largement.
Retenons pour le moment que l’État a créé en 1961 le Studio théâtral d’État (Státní divadelní
Studio) pour « encadrer » les petites scènes qui étaient nées spontanément à la fin des années
cinquante. Au vu de ce système très (trop) solide, on mesure tout ce que la naissance
spontanée des petites scènes animées par des amateurs avait de révolutionnaire. Leur
existence même était une contestation de l’ordre établi. Ainsi le théâtre Semafor, le théâtre Za
branou furent-ils financés par l’État. Mais ce fut le cas également du théâtre Na zábradlí où
Václav Havel a débuté en 1963 avec Zahradní slavnost (« Fête en plein air ») ou encore du
théâtre Večerní Brno qui créa en 1964 Král Vávra (« Le Roi Vávra ») de Milan Uhde. Cela
peut paraître paradoxal, lorsqu’on sait que ces deux pièces furent les plus violentes satires
contre le régime de toutes les années soixante.
Pour ce qui est du financement, en 1963, Bablet note que les théâtres qui dépendent
administrativement de l’État reçoivent une somme annuelle de 350 millions de couronnes.
Cette subvention est destinée à garantir leur seul fonctionnement, les frais éventuels de
reconstruction, de gros équipements, etc. étant inscrits sur un autre budget. Ces théâtres
reversent à l’État le montant de leurs recettes, soit un total d’environ 150 millions de
couronnes. Pour Burian, l’État subventionne les théâtres à hauteur de 70 % à 80 %. On est en
droit de se demander si les plus coûteuses réalisations artistiques des années soixante auraient
pu voir le jour dans les « sociétés de type capitaliste », où l’art est limité par les lois du
marché si l’on en croit Florent Champy et Raymonde Moulin. C’est le cas des recherches de
Josef Svoboda qui constituent un apport indéniable à l’art théâtral mondial, c’est également
celui de spectacles tels que Comédie de la Passion et de la glorieuse résurrection de notre
Seigneur et Sauveur Jésus Christ, réalisé à Brno. Ces avantages ont été enviés à juste titre par
les hommes de théâtre occidentaux. Pour Denis Bablet « les professionnels du théâtre
bénéficient [en Tchécoslovaquie] de conditions de travail exceptionnelles ».8
La mise en place d’instituts de recherche et d’information après 1948 a également été
exceptionnelle à l’échelle mondiale. Relire l’article de Bablet écrit en 1963 à la lumière de
son activité postérieure, c’est comprendre que l’exemple tchécoslovaque l’a profondément
influencé :
8
Art. cit., p. 50.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
94
« Alors qu’on attend toujours en France la création d’un centre d’information du
théâtre et que l’on est contraint de rêver au laboratoire scénographique qui
permettrait d’améliorer, d’unifier et d’intensifier les recherches en matière
d’architecture théâtrale et de techniques scéniques, le théâtre tchécoslovaque est doté
de deux instituts qui pourraient servir de modèles : un institut d’information,
l’Institut du théâtre, un institut de recherche, l’Institut scénographique.9 »
Dépendant directement du ministère de l’éducation et de la culture, ces instituts sont
révélateurs de l’organisation systématique du théâtre tchécoslovaque. L’Institut théâtral
(Divadelní ústav) était à la base un organe d’information chargé d’apporter au ministère un
jugement précis et motivé sur le travail artistique réalisé par les théâtres de l’ensemble du
pays. Durant les années soixante son travail s’est élargi en termes de finalité et de public.
Comme le remarque Jarka Burian, les données collectées par cet institut sont mises à la
disposition des étudiants, journalistes, historiens et autres chercheurs tchécoslovaques ou
étrangers. L’Institut était divisé en trois branches : théorie dramatique, centre de consultation
et organisation des festivals et des colloques. Pour Bablet, l’Institut étudie les problèmes
actuels de la vie théâtrale et propose des solutions, il aide les professionnels du spectacle en
leur fournissant le matériel documentaire nécessaire à leur travail et en suscitant des débats au
cours desquels ils peuvent confronter leur opinion. En effet, les débats et les festivals annuels
organisés par l’Institut théâtral ont été des moments forts de confrontations critiques
encouragés par l’État. L’Institut recevait une subvention allant de 3 à 5 millions selon le plan
établi et employait en 1963 trente-six personnes, dont vingt-sept spécialistes qui étaient
obligatoirement passés par l’université ou l’Académie des arts. Ces spécialistes travaillaient
en rapport direct avec le Cabinet pour l’étude de l’histoire du théâtre tchèque, le département
théâtral du Musée national de Prague, L’Institut scénographique et l’Association des artistes
tchécoslovaques du théâtre et du film. Le second institut important était l’Institut de
scénographique, qui n’avait aucun équivalent mondial. Ses lointaines origines remontent au
Théâtre D35 de Burian, qui avait doté son théâtre d’un studio où son scénographe Miroslav
Kouřil avait entrepris les premières recherches. Il fut fondé en 1957 sous la forme d’un
« laboratoire scénographique » rattaché au Théâtre national de Prague, puis transformé en
septembre 1963 en un institut relevant directement du ministère de la culture et dirigé par
Miroslav Kouřil. Il employait 35 membres, répartis en 6 branches : 1) Théorie de la
scénographie, 2) Architecture et machinerie, 3) Électrotechnique et acoustique, 4) Chimie9
Art. cit., p. 55-56.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
95
technologie, 5) Atelier de prototypes et d’échantillon, 6) Administration, économie et
comptabilité. Denis Bablet remarque encore que l’Institut de scénographie a dressé
l’inventaire général des théâtres existant en Tchécoslovaquie et de leur équipement technique,
en indiquant les modifications et les perfectionnements à apporter, et les frais
qu’entraîneraient de tels travaux. C’est d’après ces renseignements que le ministère de la
culture établit ses plans. En plus de leurs bibliothèques et centres de documentation, l’Institut
théâtral comme l’Institut scénographique lancèrent dans les années soixante leurs propres
publications. La revue Acta Scaenographica était un fleuron de la recherche, elle paraissait
chaque mois avec tirage de 1 700 exemplaires et des résumés en français, russe, anglais,
allemand.
Mais la limitation de la liberté artistique était la contrepartie de cette sécurité
économique sans précédent et de cette brillante organisation. L’État socialiste contrôlait
l’activité artistique par sa position de client unique mais aussi par un système de surveillance.
À partir de 1948, la censure a été omniprésente, elle ne fut officiellement abolie que le 26 juin
1968. Sur le fonctionnement et l’évolution de la censure tchécoslovaque après 1945, il existe
une série d’articles et de livres qui, sans traiter du théâtre en particulier, donnent de précieuses
informations sur la grande pression dont faisait l’objet le domaine artistique.10 Les auteurs du
livre Česká divadelní kultura 1945-1989 v datech a souvislostech (« La culture théâtrale
tchèque 1945-1989, dates et contexte ») s’étaient fixé comme objectif de « nommer les
principales tendances, signes, poétiques et les personnalités du théâtre tchèque » en insistant
sur les particularités de la période communiste qui apparaît comme « un ensemble
relativement fermé et achevé » qu’ils analysent période par période. Mais ils ne font
qu’évoquer les mécanismes administratifs de la politique culturelle. Eva Stehlíková a
violemment critiqué ce travail, elle voit dans l’absence de description précise de ces
mécanismes un des plus grands défauts de l’ouvrage.11 Et de souligner que sans cela on ne
peut comprendre la production artistique, qui a été justement limitée et déformée par les
directions politico-administratives. Aussi incomplets soient-ils, les matériaux et témoignages
dont nous disposons attestent une véritable « chaîne de surveillance »12 incluant texte,
spectacle et spectateur pour la période du « gel » et du « dégel ». La dramaturgie vivait sous
l’œil de l’Administration principale du contrôle de la presse (Hlavní správa tiskového
dohledu) créée par décision du gouvernement le 22 avril 1953. Des listes de pièces et
10
Alexej Kusák, Kultura a politika v Československu 1945-1956, Torst, Prague, 1998, p. 441-449 et p. 590.
Eva Stehlíková, « Červená pěticípá hvězda nad prázdnou židlí (Just a kol., Česká divadelní kultura 19451989) », Divadelní Revue, n° 4, Prague, 1996, p. 71.
12
Georges Banu, La Scène surveillée : essai, Actes Sud, Arles, 2006, 172 p.
11
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
96
d’auteurs interdits furent constituées, tous les textes dramatiques devaient être présentés aux
responsables de cette administration et ne pouvaient être joués sans leur accord, des
inspecteurs venaient assister aux répétitions générales, même les réactions du public faisaient
l’objet de contrôle. Cette surveillance n’était pas sans répercussion sur le monde théâtral. Pour
la contourner et parvenir à une parole vraie, les metteurs en scène multipliaient les stratégies
« d’écart » qui ne se comprennent que dans une connivence avec le public. Chez les auteurs
dramatiques, elle entraînait tout un éventail de réactions allant de l’autocensure à la ruse en
passant par le développement d’un langage codé et de paraboles complexes. La ruse la plus
répandue, pour faire passer certains passages politiquement incorrects dans les pièces de
théâtre, était l’introduction de passages encore plus sujets à caution. Ceux-ci attiraient
l’attention des censeurs qui les biffaient mais qui acceptaient le reste du manuscrit. Cette
stratégie a été également utilisée par les organisateurs de la conférence sur Kafka : pour
arriver à organiser la conférence de Liblice, ils proposèrent d’abord de créer un musée Kafka,
en sachant que cette première proposition serait rejetée. Le goût pour les paraboles et les
codes était un autre moyen pour contourner la censure, il explique en partie l’immense impact
du théâtre de l’absurde et de l’œuvre de Friedrich Dürrenmatt sur les dramaturges tchèques.
La courte pièce L’Ange gardien (reproduite dans les Annexes), que Václav Havel a écrite en
1963, illustre sur un mode grotesque et par le biais d’un langage codé les relations entre
censeurs et écrivains. Mais ce texte témoigne également d’un assouplissement de la censure
durant les années soixante, puisqu’il a été publié (à défaut d’être joué) dans l’hebdomadaire
Divadelní noviny en 1963. Il est difficile d’évaluer exactement la libéralisation qui se
produisit lors du « printemps théâtral » (grosso modo de 1963 à 1967). L’étude du répertoire
de l’ensemble des théâtres tchécoslovaques atteste en effet une grande ouverture. Mais les
appréciations de Bablet et de Burian divergent là encore. Analysant la programmation
théâtrale, Bablet écrit en 1963 :
« Les directeurs de théâtre choisissent eux-mêmes les pièces qui seront inscrites au
plan de leur saison. Si, à l’époque stalinienne, chaque titre devait être approuvé en
haut lieu, aujourd’hui il n’en est plus ainsi : les théâtres soumettent leur plan aux
conseils nationaux de districts qui les communiquent pour information au ministère
de la culture. Seuls les Théâtres nationaux de Prague et de Bratislava soumettent
directement leur choix au ministère. Mais le rôle de celui-ci est purement consultatif,
il annote les plans dramaturgiques, émet des suggestions, sans que les directeurs de
théâtre soient en quoi que ce soit tenus de respecter ces annotations.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
97
Depuis deux ans le répertoire s’est donc considérablement élargi. La libéralisation est
totale. (…) De l’ « avant-garde » occidentale, seul Beckett n’a pas encore été joué. »
Par des exemples concrets, Burian illustre les blocages encore persistants en 1967 et conclut :
« The present day socio-political context of the theatre in Czechoslovakia is not likely
to disappear or even to simplify itself in the near future – the precarious balance of
artistic freedom and restrictive control seems likely to continue being a fact o life.13 »
Par ailleurs, Burian a pu noter des blocages plus importants dans les théâtres tchèques que
dans les théâtres slovaques. Ses observations rejoignent celles des historiens. Nous ne
développons pas dans cette thèse la vie théâtrale en Slovaquie mais il est bon de garder cette
différenciation à l’esprit. Les interviews que nous avons réalisées auprès des dramaturges et
autres professionnels du théâtre présentent la période du « printemps théâtral » comme celle
d’une très grande liberté mais on ne peut réellement parler de « libéralisation totale » que pour
le début de 1968.
Autre effet de la censure, la critique progressiste adoptait souvent une attitude
protectrice vis-à-vis des œuvres. Cela rend encore plus difficile l’évaluation a posteriori de la
qualité des œuvres produites.
En fin de compte, il est difficile de porter un jugement de valeur sur l’impact de la
censure, il a été ambivalent. D’un côté, on ne peut que regretter que des pièces (mais elles
furent rares) n’aient jamais pu être portées sur scène, comme celles du surréaliste Jiří Kolář,
ou que le programme très prometteur qu’Alfréd Radok avait imaginé pour la Laterna magika
ait été interdit. D’un autre côté, l’existence de cette censure a dynamisé le théâtre tchèque, au
point qu’elle a pu être considérée comme une chance par les artistes eux-mêmes. Ce paradoxe
de la censure a été relevé par nombre d’artistes de tous les pays socialistes jusqu’en 1989.
L’Est-Allemand Christoph Hein va jusqu’à comparer la censure à un moyen publicitaire :
« La censure est paradoxale, car elle provoque toujours l’opposé du but déclaré.
L’objet censuré ne disparaît pas. Au contraire on ne voit plus que lui. On en fait
même une affaire politique, alors que le livre et l’auteur n’étaient pas faits pour cela et
qu’ils pouvaient attendre et espérer tout autre chose. La censure apparaît alors
uniquement comme un moyen qu’aurait trouvé le bureau de publicité de la maison
d’édition pour faire grimper le chiffre d’affaire.14 »
13
14
Denis Bablet, « L’organisation du théâtre en Tchécoslovaquie », art. cit., p. 103.
Intervention au 10e Congrès des écrivains de R.D.A, 1987, Théâtre/Public, n° 82-83, juillet 1988.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
II.
98
La question du public, les fonctions sociales du théâtre et sa force subversive
Au temps du « dégel » et du « printemps théâtral », la fréquentation des théâtres a été
très importante (voire exceptionnelle au regard de l’Europe de l’Ouest) mais différenciée
selon les salles. Pour Bablet, le chiffre de 13 500 000 spectateurs enregistrés en 1962 (pour un
pays de 14 millions d’habitants) suffit à convaincre qu’il n’y a pas de crise du public en
Tchécoslovaquie. En revanche, Burian, s’appuyant sur les chiffres du ministère, met en avant
une baisse de fréquentation de trois millions de spectateurs en trois ans :
« Theatre attendance has been falling off at a marked rate during recent years; the
increase in TV receivers is usually suggested as chief cause. In any case, the word
“crisis” is often heard. Between 1961 and 1964, total theatre attendance fell from 13
million to 10 million annually. In 1960, theatres played to 85% capacity; by the first
half of 1965 this had dropped to 76%. In 1960, total box office receipts were 101
million crowns and expenses rose to 310 million with a corresponding increase of
state expenditures from 191 to 215 million.15 »
Cette « crise » explique que durant les années soixante les pouvoirs publics aient tenté de
restructurer le réseau théâtral « classique » et qu’ils aient autorisé la création de petits théâtres
au profil spécifique.
La composition exacte du public demeure une inconnue. Durant l’époque stalinienne,
les recherches sociologiques ont été interrompues et ne reprirent que dans le courant des
années soixante avec la création d’un Institut des sciences sociales à l’Université Charles de
Prague, dirigé par Pavel Machonin16. Pour ce qui est du théâtre, dans son article de 1963,
Bablet annonce pour la fin de l’année le dépouillement d’une enquête menée conjointement
par l’Institut théâtral et l’Institut de pédagogique de l’adulte, enquête qui a justement pour
objectif de connaître la composition du public et les motifs pour lesquels les spectateurs se
rendent au théâtre. Or, cette enquête n’a jamais abouti, et l’unique article de sociologie du
théâtre paru dans la revue Divadlo en 1968 constate l’échec de cette même enquête.17 Cet
échec est révélateur des manques de moyens mis à la disposition des chercheurs mais aussi
des tâtonnements méthodologiques d’une sociologie de l’art qui est encore à l’état naissant
même à l’Ouest. On peut tout de même retenir trois choses : cette étude est née pour tenter de
15
Art. cit., p. 99.
Les recherches de l’équipe de Pavel Machonin ont surtout porté sur la stratification sociale de la société. Leur
ouvrage majeur (Československá společnost. Sociologická analýza sociální stratifikace, Epocha, Bratislava,
1969) a fait l’objet d’un article en français : Zdenek Strmiska, Blanka Vavakova, « La stratification sociale de la
société socialiste », Revue française de sociologie, XIII, 1972, p. 213-257.
17
Michaela Wenigová, « Sociologický průzkum », Divadlo, n° 3, mars 1968, p. 74-75.
16
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste
99
comprendre la baisse de fréquentation des théâtres au début des années soixante, elle atteste
donc l’existence d’une « crise » ; selon les chercheurs la concurrence de la télévision comme
cause principale de cette baisse de fréquentation se révèle une thèse invalide ; enfin les
enquêteurs ont remarqué que les artistes avaient tendance à surévaluer l’impact de leur
création sur le public.
Burian et Bablet remarquent que la composition socioprofessionnelle du public est
bien plus large qu’à l’Ouest. Cela s’explique d’une part par une longue tradition nationale,
d’autre part par des moyens mis en œuvre durant le communisme pour faire venir le
maximum de personnes au théâtre. Bablet énumère et détaille les différents moyens : 1) prix
des places bas ; 2) horaires très favorables à la fréquentation des spectacles (19h30 en
général) ; 3) moyens de transport prévus à cet effet (autobus et même trains) permettant aux
habitants des villages et des petites villes de se rendre au théâtre ; 4) actions des syndicats
faisant venir les ouvriers au théâtre. Enfin, il remarque que « si les jeunes vont au théâtre,
c’est aussi qu’on les y incite dès le plus jeune âge, qu’on se soucie de former le jeune public :
il existe actuellement quatre théâtres pour la jeunesse en Tchécoslovaquie (Prague, Bratislava,
Brno et Ostrava) ».
À l’époque du réalisme socialiste, ce que Florent Champy appelle « les fonctions
sociales » de l’art étaient précisément définies :
« Contrairement à l’art occidental, l’art socialiste a une finalité avant tout politique,
puisqu’il est au service de la construction du socialisme. Plus précisément, Irène
Semenoff distingue une fonction éducative, une fonction d’amélioration de la vie, et
une fonction de démonstration de l’absence de conflits sociaux. Chacune de ces trois
fonctions découle directement de la nature socialiste du régime : l’éducation est
historique et politique ; l’amélioration de la vie est conforme aux objectifs du
socialisme qui doit créer un homme nouveau et la démonstration de l’absence de
conflits permet de montrer la supériorité du socialisme. La subordination de l’art au
politique s’oppose bien entendu à l’idéologie occidentale de l’autofinalité de l’art.18»
Avec le dégel, ces fonctions n’ont plus cours, le théâtre tente d’élargir son autonomie
artistique et politique. Si le théâtre avait dans les années cinquante largement participé à
l’édification (dans les deux sens du terme) d’une nouvelle société, il a été un des premiers
médias à corriger sa position. Partenaire critique ou adversaire du système, le théâtre a
également proposé des alternatives non politiques (divertissement, fantaisie, recherche de
18
Jarka M. Burian, « Theatre in Czechoslovakia : Reflections of a Participating Visitor », art. cit., p. 627.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 100
nouvelles voies). Mais dans le système communiste, tout se chargeait d’une résonance
politique. Les enquêtes de sociologie n’ayant pas abouti, nous ne disposons pas
d’informations sur les raisons qui faisaient venir le public au théâtre. Mais les motivations
politiques ont été perçues de manière intense par les créateurs, les spectateurs et a fortiori par
les observateurs étrangers. Ainsi Peter Brook a-t-il pu écrire, à propos des théâtres à l’Est :
« En Tchécoslovaquie, par exemple, j’ai eu une expérience très forte, car là j’ai
découvert un pays où le théâtre apparaissait comme une chose vraiment nécessaire.
Les gens avaient besoin de leur théâtre. À Londres ou à Paris il y a beaucoup de
théâtres, mais quand même on ne sent pas que les gens en soient nourris d’une
manière véritable ou qu’ils seraient profondément affectés par la disparition de ces
théâtres. »19
Martin Esslin parle plus précisément du théâtre Na zábradlí :
« Il existe en Europe de l’Est un sentiment d’isolement qui provoque une ferveur à
l’égard des entreprises d’un théâtre expérimental, de l’importance et de l’opportunité
de son action, qui fait probablement défaut dans l’atmosphère plus blasée et moins
avide de cette sorte de réconfort des pays de l’Europe occidentale. Lorsque j’ai assisté
à la représentation des pièces de Havel dans leur théâtre d’origine, j’ai été
profondément ému et exalté non seulement par ce que je voyais sur scène mais aussi
par la participation que je sentais dans le public. »20
La première force subversive du théâtre a donc été « la vie éprouvée en commun », la
communion salle-scène. En effet, on ne peut comprendre cette époque en se référant à
l’expérience occidentale. Il faut imaginer « un autre monde » avec une autre approche de
réception et de diffusion des œuvres. Le public venait chercher au théâtre une parole libre
qu’il ne trouvait pas dans la vie publique. Comme le remarque Banu, « le théâtre libère ce que
la société refoule », et « ce n’est pas tant par son dit que par son vécu que le théâtre se dérobe
au pouvoir ». Habitué à lire entre les lignes, le public réagissait à la moindre allusion
politique… même quand il n’y en avait pas ! Le théâtre n’a pourtant pas renoncé à la
politique. Mais « la politique n’est pas toujours là où on le croit » : c’est en se dérobant à la
parole officielle que le théâtre a été politique. Le politique ne résulte pas d’un énoncé, mais
d’un rapport que saisit la salle imprégnée de la réalité quotidienne du pays.
19
20
Peter Brook, « Il y a la liberté, et il y a les libertés… », Cahiers de l’Est, n° 12-13, 1978, p. 15.
Martin Esslin, Au-delà de l’absurde, Buchet-Chastel, Paris, 1970, p. 196.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 101
Les techniques employées par les hommes de théâtre pour parvenir à une parole vraie
ont été très variées. Dans « Regards froids sur un théâtre qui s’éloigne », Banu relève de
nombreuses « hypostases du politique » qui résultent toujours d’un écart par rapport à ce qui
se présente comme programme culturel officiel ; par conséquent ces écarts ne sont pas
aisément perceptibles par un regard occidental. L’écart formel, dont il attribue en
Tchécoslovaquie la primeur à Radok, a été une des premières formes subversion dès 1953 :
« Tacitement, le dégel s’amorçait et un de ses premiers signes fut la reconnaissance de
la convention théâtrale ; n’étant plus la copie de la vie, elle avoue n’avoir pour maître
que celui qui l’a engendrée, le metteur en scène. Par la théâtralité, la scène s’affirme
avec ses lois, elle se constitue, le temps de la représentation, en espace autonome qui
trouble l’homogénéité asphyxiante. Radok en Tchécoslovaquie, Ciulei en Roumanie
ouvrirent cette brèche. La brèche de la libération par la théâtralité. L’imaginaire
commence à avoir droit de cité : le polyphonisme tchèque, le monumental polonais,
la stylisation roumaine, voilà autant de repères pour le mouvement engagé. Il
représente une première reconnaissance du théâtre non seulement comme service
social, mais aussi comme plaisir, plaisir purement esthétique, apparemment inutile. »21
À côté de l’écart formel, l’écart idéologique constitue une seconde forme de subversion.
C’est à lui que, selon Banu, le théâtre de l’Est doit sa popularité. Cet écart idéologique
s’exprime de diverses manières. L’introduction sur scène de l’absurde et le retour au passé,
deux éléments bannis du programme officiel (puisqu’il s’agissait de faire tabula rasa du passé
et de montrer un homme résolument heureux) apparaissent comme les deux avatars les plus
évidents de cet écart idéologique. « Reconnaître le tragique, l’absurde, devient acte dissident,
et à l’Est Beckett est aussi subversif que Dario Fo à l’Ouest. »
Enfin, à côté des écarts formels et idéologiques, il existe une dernière grande
technique pour parvenir à une parole vraie. Justyne Balasinski parle de « théâtre
allusif » 22. Quant à Georges Banu, il emploie l’expression « stratégie de la dissémination » :
« Elle consiste à insérer dans le discours de la pièce, par ailleurs imaginaire, des
rappels du réel, des raccourcis de personnages politiques, des commentaires qui
renvoient directement à la réalité. En Roumanie, on appelle des “lézards” ces
traversées de mondes étrangers, ces rencontres fugitives entre le présent et l’œuvre
21
Georges Banu, op. cit., p. 40-41.
Justyne Balasinski, Culture et politique en période de transition de régime – le cas du théâtre en Pologne dans
les années 1980 et 1990, 749 p. (thèse de doctorat de sciences politiques, université Paris X, soutenue le 15 mars
2002. Référence : 02PA100027 - ISBN).
22
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 102
que la salle déchiffre avec joie. Le non-dit ou le dit chuchoté prend de l’ampleur en
unifiant ainsi un public qui éprouve du plaisir devant un système dévoilé et
surpris.23 »
Le théâtre tchèque de 1956 à 1972 doit une grande part de son dynamisme à ses
rapports ambigus avec le pouvoir, à son combat pour faire reculer les limites de ce qui était
interdit et ce qui était autorisé. Cela lui a assuré la ferveur d’un large public. Mais ce
fonctionnement de la culture en général et du théâtre en particulier a été problématique. On
peut dénombrer aux moins quatre grandes limites.
Nous qualifions la première de « découverte de l’Amérique » : au prix d’efforts
immenses, intellectuels et artistes portent sur scène des formes, des styles, des thèmes connus
depuis longtemps. En effet, durant le dégel, toutes les forces intellectuelles et artistiques sont
mobilisées pour faire éclater le carcan d’une culture isolée du contexte international et
instrumentalisée par la politique. Mais en fin de compte, ce combat a épuisé leurs forces et le
résultat en a été souvent une découverte de ce qui peut apparaître comme une évidence.
L’accueil du théâtre de l’absurde comme une nouveauté avec dix ans de retard par rapport à
l’Ouest en est un flagrant exemple. Cela vaut aussi pour les dramaturges comme pour les
metteurs en scène, comme le souligne Georges Banu :
« À l’Est, un certain nombre de metteurs en scène ont emprunté souvent des moyens
d’expression corporels qui à l’Ouest avaient déjà connu leurs moments d’apogée. En
dépit du retard, le fait de pouvoir les imposer apparaît comme une conquête, comme
une percée politique du mur de l’interdit. Mais, à mon avis, c’est justement sur ce
point précis que le tragique s’insinue, car l’écart n’est pas seulement une ruse de
l’artiste, mais aussi un piège du pouvoir. Si l’écart formel par rapport aux dogmes se
charge de sens politiques, pour un regard étranger cette victoire peut paraître
dérisoire : elle découvre des terres déjà connues. Le pouvoir réduit l’artiste à mener
de fausses batailles, au bout desquelles la défaite aussi bien que la victoire ont l’odeur
du faux, du frelaté.24 »
La seconde limite est celle d’un « risque de contamination » : un créateur aux
prises avec un pouvoir totalitaire finit par devenir un créateur totalitaire, cela étant surtout vrai
pour les metteurs en scène :
23
Georges Banu, « Les “lézards” ou la dissémination, ruse de la dissidence », Travail théâtral, n° 30 janviermars 1978, p. 122-128.
24
Georges Banu, op. cit., p. 52.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 103
« L’intimité avec l’appareil d’État n’est pas sans laisser de traces. Et ainsi, zig-zag fou,
le metteur en scène qui prend ses distances à l’égard de la politique du Parti dans le
discours même de ses spectacles, par contre impose au collectif, dans le cours de la
production théâtrale, le même régime. Bizarrement – peut-on dire –, ce sont les
metteurs en scène dissidents qui sont les plus staliniens. Lorsqu’ils conçoivent le
travail théâtral, ils empruntent le même modèle autoritaire que le pouvoir dont leurs
mises en scène dénoncent les méfaits. Selon eux, le spectacle ne peut être qu’une
œuvre concentrée autour d’un point de vue unique et indiscutable, celui du metteur
en scène. Peu importe qu’il s’agisse de Krejča ou de Lioubimov, d’Estrig ou de
Kantor : le même modèle de production règne. Celui de l’autocratie. Bref, en fin de
compte, si l’artiste mine le discours officiel grâce à des écarts et des ruses, le pouvoir,
à son tour, mine son travail qui se laisse contaminer par le centralisme de règle dans
l’ensemble du corps social.25 »
À ce principe de contamination, s’ajoute le refus radical du pouvoir de tout autre modèle de
production que celui de la dictature du metteur en scène, « irrémédiablement voué au statut de
despote éclairé »26. Ce principe de contamination vaut également pour la recherche et la
critique théâtrale les plus progressistes: « Les intellectuels ont défendu l’anti-dogmatisme,
mais l’anti-dogmatisme qui caractérise les positions de cette époque a limité l’horizon par son
attachement à l’adversaire dogmatique et a entraîné vers des discussions stériles et des
argumentations scolastiques.27 »
Si les ruses des artistes furent nombreuses et variées, elles encouraient toujours le
risque de la récupération par le pouvoir. Par la libéralisation qu’il a accordée au théâtre,
le pouvoir s’est reconnu comme vivant. Dans une certaine mesure, la vitalité du théâtre
pouvait faire figure de vitrine démocratique. Par ailleurs, on peut interpréter la création du
Studio d’État comme une tentative de récupération des petites scènes : « Pour enlever sa force
au fragment, il suffit de le pousser à devenir système » notait Georges Banu. Enfin, le pouvoir
désamorçait la ruse de la dissémination, du théâtre allusif, en institutionnalisant, par ses
dramaturges officiels, le droit aux « lézards », mais toujours avec l’exigence impérative
qu’existe un personnage positif pour racheter tous les égarements passagers. À la fin de la
décennie, dans sa pièce Auguste, Auguste, auguste Pavel Kohout emprunte la métaphore du
25
Ibidem, p. 52.
Ibidem, p. 54.
27
Alexej Kusák, op. cit., p. 377.
26
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 104
cirque pour décrire ce jeu de dupe entre le pouvoir et l’artiste officiel (dont il est un des
représentants).
Enfin l’illusion que le théâtre peut agir sur la politique constitue une
quatrième et dernière limite du combat théâtral. Les artistes et les intellectuels ont fait reculer
les limites de ce qui était autorisé. Havel parle même d’un « processus accéléré d’échange
entre l’art et l’époque »28. Ce combat pour la liberté artistique faisait partie d’un combat plus
large pour les libertés. Mais les victoires dans le domaine culturel faisaient naître l’illusion
que l’on pouvait obtenir des changements aussi rapides dans les structures politiques et par là,
comme le remarque Alexej Kusák, elles freinaient le développement d’une pensée politique
véritable. L’impossibilité de passer du domaine de la politique culturelle à un véritable
combat politique et le permanent remplacement de la politique par l’art n’a été profitable, en
fin de compte, ni à la politique culturelle ni à la politique tout court29.
À l’Ouest comme à l’Est, les années soixante ont été marquées par une vision
d’un « théâtre critique » susceptible de changer la société30. Cette position a été nuancée des
deux côtés du rideau de fer par les acteurs de cette utopie théâtrale à la fin de la décennie. En
France, l’évolution et la disparition de la revue Théâtre populaire (1953-64), animée par
Roland Barthes et Bernard Dort, en est une illustration31. La revue Travail théâtral, dirigée
par la même équipe, défendra une position plus pragmatique.
III.
Les œuvres : opposition politique et esthétique au réalisme socialiste ;
expérimentation et recherche de voies nouvelles
À partir de 1956, la production artistique change radicalement de visage, elle se définit
essentiellement par un rejet de la culture du réalisme socialiste qui va de pair avec le rejet du
stalinisme. Qu’il s’agisse d’artistes communistes réformateurs, de créateurs plus contestataires
ou encore d’artistes refusant tout engagement politique, tous sont de manière plus ou moins
ouverte contre le dogmatisme et les manipulations idéologiques. Contrairement à la période
précédente où les impulsions artistiques venaient de l’administration, nombre d’impulsions
artistiques commencent dans les années soixante, par la base, grâce à des efforts communs.
Les différentes disciplines artistiques ne sont plus rigoureusement séparées, c’est au contraire
l’interdisciplinarité qui est de mise. L’expérimentation formelle, le syncrétisme (mélange des
28
Václav Havel, « À la recherche d’un second souffle », Cahiers de l’Est, n° 12-13, 1978, p. 29-35.
Alexej Kusák, op. cit., p. 376.
30
Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre : de l’utopie au désenchantement, Circé, Belfort, 2000.
31
À propos de cette revue, voir : Marco Consolini, Théâtre populaire. 1953-1964, histoire d’une revue engagée,
Éditions de l’IMEC, Paris, 1998.
29
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 105
arts, des genres) caractérisent les plus intéressantes productions des années soixante dans le
domaine du théâtre mais aussi dans celui du cinéma, de la littérature et des arts plastiques.
On retrouve ce phénomène dans les autres pays du bloc communiste. À la lecture du livre de
Marie-Christine Autant-Mathieu, Le Théâtre soviétique durant le dégel 1953-196432 , il est
frappant de voir à quel point les caractéristiques générales qu’elle dégage sont les mêmes que
celles du théâtre tchèque durant la même période. La redécouverte du passé, l’ouverture au
monde occidental et le retour à l’homme, tels sont les mots d’ordre de la fin des années
cinquante et de la première moitié des années soixante.
Durant « le printemps théâtral » (1963-1967), les trois caractéristiques du dégel sont
toujours perceptibles, mais la création semble ne plus se définir seulement « contre ». Ce fut
aussi un moment d’épanouissement (notamment avec la fondation de petits théâtres animés
par des metteurs en scène qui quittèrent progressivement les théâtres institutionnels) et de
recherches théâtrales. Mais Paul Trensky, qui a fait une étude exhaustive de toutes les pièces
de l’époque, décèle les prémices d’une crise, dans le domaine de la dramaturgie à tout le
moins.
Redécouverte du passé
Dans les années soixante, on redécouvre des œuvres d’auteurs interdits (à commencer
par Franz Kafka, adapté pour la scène à plusieurs reprises) ou celles qui avaient été annexées
et déformées par le jdanovisme. On réinvestit certains procédés artistiques de l’entre-deuxguerres. En fait, tout se passe comme si le théâtre des années soixante reprenait et développait
les recherches esthétiques des avant-gardes. Et ces développements connaissent un écho dans
l’opinion bien plus important que dans les années vingt et trente. Deux exemples de procédés
caractéristiques des avant-gardes : l’utilisation du collage-montage et l’intégration des
nouvelles technologies au théâtre. Ces deux procédés sont d’ailleurs à la base de la Laterna
magika, la création la plus populaire des années soixante. La technique du « montage-collage
» est très souvent employée dans les années soixante pour faire éclater les canons, montrer un
monde aux facettes multiples, créer une déflagration de sens par la proximité insolite de
fragments. Elle révèle la vision d’un monde complexe et pluriel qui remplace la vision duale
du réalisme socialiste. Alfréd Radok y a recours dans ses mises en scène comme dans Hra o
lásce a smrti (« Le jeu de l’amour et de la mort »). Věra Chytilová dans le film O něčem jiném
(« Quelque chose d’autre ») met en parallèle deux destins de femme, l’un relevant de la
32
Marie-Christine Autant-Mathieu, op. cit., p. 9-15.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 106
fiction, l’autre du documentaire. Otomar Krejča a largement exploré les montages dans ses
mises en scène au Théâtre national, le spectacle Jejích den (« Leur jour »), d’après la pièce de
Josef Topol, en est sans doute le meilleur exemple. Pour ses scénographies, Josef Svoboda
élabore différentes techniques de projection sur scène d’images et de films. Il continue ainsi
les principes du Theatregraph mis au point par Emil František Burian en 1934. En fait, selon
Giovanni Lista, les orientations de Svoboda
« …s’inscrivent dans une nouvelle philosophie de la scène théorisée dès 1940 par
Jindřich Honzl, premier théoricien de la sémiologie scénique. Celui-ci élabore une
théorie de la “mobilité de signe” qui décentre le lieu de l’action théâtrale. Pour lui, sur
scène c’est l’action qui prime, l’acteur, le décor, la lumière ou le texte n’étant que les
vecteurs qui permettent à cette action de passer. La part signifiante d’une scène peut
alors s’incarner tour à tour dans un geste de l’acteur, dans un changement d’éclairage
ou dans un objet, voire dans une couleur du décor. En conséquence, Honzl libère la
création théâtrale de son centre humain, l’acteur, pour placer l’ensemble de la scène
sur un même plan de suggestion.33 »
Il apparaît alors conséquent d’introduire sur scène tout un appareillage technologique qui doit
se mettre au service du déplacement, de la mobilité des signes. Ainsi ce sont bien les membres
de l’avant-garde qui ont ouvert au théâtre un immense champ d’investigation poétique qui a
été développé dans les années soixante. Ce phénomène de retour aux avant-gardes touche le
théâtre européen dans son ensemble. Mais en Tchécoslovaquie, il a été particulièrement
significatif. D’une part, parce que l’avant-garde accusée de formalisme (accusation d’une
extrême gravité au début des années cinquante) avait été mise à l’index durant les années
cinquante. D’autre part, parce que l’avant-garde tchèque avait été exceptionnellement féconde
tant au niveau pratique que théorique (naissance de la sémiologie du théâtre et du
structuralisme au sein du Cercle linguistique de Prague). Le metteur en scène Emil František
Burian et le duo comique Voskovec et Werich ont été les figures tutélaires respectivement des
grands théâtres et des petites scènes indépendantes.
Ouverture à l’Occident : rattraper le temps perdu
L’engouement (voire la boulimie) pour les pièces occidentales classiques ou
contemporaines, qui en 1965 représentent plus de la moitié du répertoire34, est un indicateur
33
34
Giovanni Lista, op. cit, p. 82-83.
Jarka Burian, art. cit., p. 101.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 107
de cette volonté de s’ouvrir à l’Occident et de rattraper le temps perdu. Des auteurs comme
Jean Genet, Eugène Ionesco, Arthur Miller, Tennessee Williams, Thornton Wilder, William
Gibson, Edward Albee, John Osborne, Friedrich Dürrenmatt, qu’il était impensable de jouer
avant, sont à l’affiche des théâtres tchèques. C’est le produit des efforts conjugués des
traducteurs, éditeurs, critiques, théoriciens, metteurs en scène, Dramaturgen (au sens
allemand du terme « conseillers littéraires »). Cette découverte s’accompagne d’un sentiment
euphorique de retour à la continuité européenne mais ne va pas sans quelques ambiguïtés.
Tout ce qui vient de l’Ouest est célébré, même lorsqu’il s’agit d’œuvres de qualité moindre.
Certaines « nouveautés » occidentales ne sont plus vraiment nouvelles lorsqu’elles arrivent
dans les pays Tchèques. Le cas le plus frappant, comme il a déjà été souligné, est celui du
théâtre de l’absurde qui est connu des Tchèques avec dix ans de retard et qui devient un
véritable phénomène de mode. Enfin, les œuvres occidentales ont apporté une grande
inspiration, mais qui n’allait pas sans danger, notamment pour les dramaturges. Les artistes
tchèques ont reçu toutes les nouveautés occidentales d’un seul coup, il y a eu un phénomène à
la fois de « concurrence » et de « dopage » qui les a peut-être empêchés d’explorer des voies
plus personnelles. Un problème similaire s’est d’ailleurs posé en Pologne :
« L’afflux abondant de bonnes pièces étrangères, voire excellentes, compliquait la
situation de la dramaturgie nationale sans laquelle aucun théâtre vivant et créateur ne
peut se développer. Au début des années cinquante la dramaturgie polonaise avait été
compromise par le malheureux Festival des Pièces polonaises contemporaines. Et
voilà qu’au moment où elle commençait à récupérer un certain crédit de confiance
auprès du public, elle ne pouvait concurrencer les pièces étrangères.35 »
Dès 1956, le théâtre tchèque est entré dans la danse des grandes manifestations artistiques
internationales créées après la Seconde Guerre mondiale pour rapprocher les pays qui
s’étaient entre-déchirés. Parmi les plus célèbres : le festival annuel du Théâtre des Nations
crée en 1954, les activités de l’Institut international de théâtre (ITI) créé en 1948 sous le
patronage de l’UNESCO. Ces manifestations ont connu un fantastique essor dans les années
soixante et ont participé aux échanges entre les pays des deux blocs. Des bourses de séjour et
d’étude étaient accordées dans les deux sens : c’est ainsi que les dramaturges Josef Topol et
Václav Havel ont pu séjourner aux États-Unis. De grands créateurs vinrent à Prague (Giorgio
Strehler, Jean Vilar, Peter Brook). La culture théâtrale tchèque sort de son isolement
(isolement encore aggravé après 1945 par la disparition de la culture théâtrale allemande) et
35
Roman Szydłowski, Le Théâtre en Pologne, Interpress, Varsovie, 1972, p. 57.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 108
s’enrichit de nouvelles expériences. Inversement, la culture tchèque a pu se faire connaître et
reconnaître à l’étranger. Les succès de la scénographie tchèque (Exposition universelle de
Bruxelles en 1958, « prix de scénographie aux concours internationaux de São Paulo ») et de
son théâtre non verbal (théâtre noir de Jiří Srnec, théâtre du mime Fialka) vont
progressivement attirer l’attention du monde entier sur le théâtre de ce pays.
Prague devint à son tour un haut lieu des échanges internationaux avec l’organisation
de la Quadriennale de scénographie 1967 et le Festival international de mime en 1969.
Retour à l’homme : humour et jeu
On assiste à un renversement de l’échelle des valeurs. L’homme n’est plus subordonné
à la masse, il est placé au centre des préoccupations. Ainsi, les nouvelles œuvres dramatiques
des années soixante ne s’intéressent plus au collectif d’ouvriers et de paysans, elles mettent en
scène la classe moyenne et l’intelligentsia qui forment d’ailleurs le public. Les pièces du
réalisme socialiste se focalisaient sur les conflits de classes et semblaient ignorer le conflit de
générations. Celui-ci polarise l’attention de la fin des années cinquante à la moitié des années
soixante. Sur la première scène du pays, l’acteur Jan Tříska a incarné le chuligán, jeune
homme des années soixante en blue-jean et en colère qui, sans avoir une idée précise de ce
qu’il désire, refuse pourtant l’avenir « radieux » que lui a préparé la génération de ses parents.
Cette incarnation dévoile une différence majeure entre les traditions du théâtre tchèque (et
centre-européen) et celles du théâtre occidental : l’acteur n’est jamais considéré comme un
marginal ou un histrion, au contraire il concentre en lui les attentes et les aspirations de la
société et il est respecté pour cela. Ce retour à l’homme est encore plus sensible sur les petites
scènes qui naissent spontanément et qui sont directement issues de la culture des chuligán. Le
développement des théâtres d’auteur-acteur (Semafor, Non-théâtre d’Ivan Vyskočil) ou du
Club d’art dramatique sont également à mettre au compte de ce retour à l’homme et à ses
possibilités.
Recherche de nouvelles voies limitée par le politique
La véritable nouveauté théâtrale de la seconde moitié du XXe siècle fut, selon
Giovanni Lista, la « révolution du théâtre physique » :
« La seconde moitié du siècle a redécouvert le corps, à savoir le corps vivant comme
lieu d’un projet de communication dont l’enjeu est précisément l’être l’humain. Le
théâtre a pris alors ses distances par rapport au texte, il a préféré se constituer comme
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 109
scène, en faisant de l’événement scénique un absolu qui repose sur la matérialité
même de l’acte théâtral.36 »
Cette révolution a définitivement aboli les conventions du théâtre en repensant l’acte théâtral
et l’idée même de représentation. Son avènement correspond à l’irruption du happening dans
les arts plastiques et coïncide avec le retour en force de l’acteur au-devant de la scène. Qu’en
est-il du théâtre tchèque ? Nombre de chercheurs, tel Jarka Burian, ont mis en relation
l’extraordinaire développement de la scénographie tchèque avec les limites imposées par le
système politique. Georges Banu va plus loin en mettant en parallèle l’essor des machines et
la censure du corps. Dans les pays de l’Est, « la sexualité est refoulée au nom d’un
puritanisme caricatural qui dissimule à peine une volonté de limiter le pouvoir du corps. Il est
le siège de tout ce que le pouvoir refoule, et son éveil risque de provoquer toujours des
troubles ». Là encore Georges Banu jette un « regard froid » sur ce qui a fait la grandeur du
théâtre tchèque, sur ce qui constitue un apport indiscutable à l’art théâtral, à savoir l’œuvre de
Josef Svoboda :
« Les pays de l’Est ont fait de l’industrialisation, du machinisme la pierre angulaire de
leur politique économique. Partout on délaisse l’industrie légère, l’agriculture. Le
projet socialiste est habité par le phantasme monomaniaque de l’industrie lourde : le
bonheur passera par les machines ou il ne passera pas. Du discours officiel à l’art il
n’y a qu’un pas à faire, d’autant plus qu’aucune méfiance ne pèse sur la machine : elle
est superbe et maîtrisable.
Le grand scénographe tchèque Svoboda fut à l’origine de l’école cinétique, et ses
œuvres étonnèrent le monde théâtral. Issu des préoccupations piscatoriennes, le
travail de Svoboda va plus loin, à la recherche d’une souplesse, d’une maniabilité
toujours plus aiguës. Par la technique, il envisage l’exclusion de la matière afin de
capter l’univers mental de l’œuvre dans son abstraction. Le technicisme de Svoboda
fut sans cesse encouragé, car il était à l’affût du mouvement ; de la transformation
obtenus grâce au jeu des machines, outils rassurants sur lesquels misait aussi le
système. Svoboda tout en étant un artiste d’envergure, apparaît dans le monde du
théâtre comme image de marque du haut niveau de la technologie tchèque : dans son
cas, comme il s’agissait de récupérer une pratique et non un discours, l’opération fut
discrète mais néanmoins réelle. Le consentement de Svoboda fit le reste. Lorsque
Radok inventa La Lanterne Magique pour présenter la Tchécoslovaquie à l’exposition
36
Giovanni Lista, « Prologue », op. cit., non numéroté.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 110
de Bruxelles, le pouvoir fut comblé, mais, lorsqu’au retour, il voulut faire servir ce jeu
fabuleux entre l’image réelle et l’image projetée à autre chose qu’à l’étalage des vertus
nationales, on lui en interdit l’usage. Radok a voulu briser le consensus autour de la
neutralité technique.37 »
On retrouve cependant cette tendance à « la révolution physique » en Tchécoslovaquie, même
si son développement fut limité par le système et le changement de climat après l’invasion du
pays. Le recentrage sur l’acteur, le goût pour l’humour et le jeu qui permettaient un rire
libérateur sont caractéristiques du théâtre tchèque de ces années, notamment sur les petites
scènes. Elles participent de cette redécouverte du corps. D’aucuns ont même mis en relation
les spectacles semi-improvisés de Vyskočil avec les happenings. Par ailleurs, une exposition à
la Galerie de Prague, intitulée Akce, slova, pohyb, prostor (« Action, parole, mouvement,
espace ») et qui s’est tenue du 24 novembre 1999 au 26 mars 2000, a montré la présence de
happenings et de performances en Tchécoslovaquie dès la fin des années cinquante. Des
artistes tels que Milan Knížák, Zorka Ságlová, Olaf Hanel les développèrent surtout à partir
de 1963. Mais ce n’est qu’à partir de 1966 que de nouvelles théories esthétiques sont plus
largement diffusées en Tchécoslovaquie, grâce au livre Slovo, písmo, akce, hlas ( « Parole,
écrit, action, voix »), dans lequel Josef Hiršal et Bohumila Grögerová ont réuni les manifestes
esthétiques de la seconde moitié du XXe s. À la fin des années soixante, des débats sur le
happening ont lieu. L’intervention du philosophe Ivan Svíták lors d’un de ces débats suggère
peut-être l’importance donnée au rire (très présent dans la poétique des « petites scènes » ) sur
des expérimentations formelles plus novatrices :
« Je ne vois pas le sens et l’utilité du “happening” chez nous. Car tout ce qui nous
entoure dans ce pays, et en premier lieu le pouvoir qui le dirige, n’est qu’énorme
“happening”. Nous vivons quotidiennement un interminable “happening”. Rien ne
marche dans ce pays. Je pense alors que, paradoxalement, si le pouvoir arrivait à faire
marcher les choses, à créer quelque chose de valable pour l’homme, ce serait le plus
beau des happenings possibles dans ce pays…38 »
Et c’est tout naturellement que le journaliste Jiří Hochman intitulera Le Happening tchèque 39
un roman écrit en exil qui décrit de façon humoristique la vie tchèque sous le communisme.
37
Georges Banu, op. cit., p. 51.
Cité par Ivo Palec, « Les petits théâtre de Prague et la fin de l’ère officielle », Cahiers de l’Est, rev. cit., p. 145.
39
Jiří Hochman, Český Happening, Sixty-Eight Publishers, Toronto, 1978.
38
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 111
Une autre pression politique qui a limité les nouvelles recherches est celle qui porte
sur de tout autres modes de production que celui du système théâtral mis en place.
« Il n’est pas question pour un État socialiste d’accepter les premières formes
subversives du théâtre prolétarien – les pièces didactiques, l’agit-prop –, subversives
justement par le type de production qu’elles envisagent. De même, tous les essais de
création collective, de travail à base d’improvisation sont rejetés avec une
intransigeance sans faille. Au théâtre l’État, semble-t-il, n’a pas de pire ennemi que le
collectif. S’il y a eu un moment de permissivité à l’égard de l’énoncé, le pouvoir s’est
refusé à tout relâchement dans le domaine de la production. Le pouvoir totalitaire ne
peut se confronter qu’avec le créateur totalitaire. Il se sent débordé par toute autre
modalité de travail. Pour lui, le faire est plus dangereux que le dire. Cela l’amène à
imposer le gel de la dialectique car, en fin de compte, l’affrontement finit par être
moins subversif que le mouvement.40 »
Là encore, la naissance des petites scènes apparaît comme révolutionnaire. Leur formation a
été spontanée, elle correspondait à un important besoin d’expression libre après 1956. Mais
rares furent les collectifs qui persistèrent dans l’exploration consciente de nouveaux modes de
production. Le travail d’improvisation collective et de mélange avec les arts plastiques,
comme celui du Théâtre Y ou celui du Non-théâtre d’Ivan Vyskočil, font figures d’exception.
Théâtre et autres arts
Parmi les cinq grandes caractéristiques que dénombre Vladimír Just dans le chapitre
introductif « Le théâtre dans un système totalitaire », deux n’ont pas de rapport direct avec le
politique et se retrouvent dans les autres pays : la production théâtrale se caractérise par un
syncrétisme générique croissant ; l’activité est soumise à la concurrence de plus en plus
grande des mass-media tels le cinéma et la télévision41. Cette concurrence fut maintes fois
évoquée dans les débats des années soixante sans que se dessine un avis tranché avant 1963.
Des
analyses
similaires
avaient
cours
dans
les
autres
pays.
Ainsi
Marie-Christine Autant-Mathieu note-t-elle à propos du théâtre soviétique :
40
Georges Banu, op. cit., p. 54-55.
Vladimír Just, Česká divadelní kultura 1945-1989 v datech a souvislostech, op. cit., p. 15-17. Les autres
caractéristiques sont : 1) pour la première fois dans son histoire, le théâtre tchèque se développe dans un grand
isolement de la culture européenne et allemande ; 2) le théâtre est soumis à une direction administrative d’une
grande intensité ; 3) durant cette période s’achève la fonction d’éveilleur du théâtre tchèque.
41
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 112
« Lorsque en 1959 M. Romm42 prédit la fin du théâtre, démontre son incapacité à
concurrencer le cinéma, il amène les partisans du réalisme psychologique à réajuster
le tir et à viser non plus la reproduction exacte des apparences, mais le rendu des
essences. Et il conforte le camp des rénovateurs qui tablent sur la convention pour
échapper à l’intimisme et libérer de grandes passions tragiques ou permettre les
exagérations comiques. »
Pourtant, force est de constater que, si en 1948 le théâtre fut le premier domaine artistique pris
en main par le nouveau régime, il fut le dernier à subir les foudres de la normalisation après
1968. Les professionnels jouèrent un grand rôle dans ces phénomènes, par leur volonté de
mettre le théâtre au centre de la nouvelle société en 1948 (réalisant ainsi le rêve des avantgardes de changer la société par l’art) et par leur résistance après 1968. Mais cette
concurrence croissante apparaît comme un facteur déterminant. La télévision apparut en
Tchécoslovaquie en 1953, et dès 1963 un habitant sur sept possédait un récepteur. Le rapport
concurrentiel n’est pas le seul à prendre en compte. Une étude approfondie des évolutions
esthétiques du XXe siècle mettrait sans doute en relation le syncrétisme générique croissant et
l’expansion des mass-media. Ce syncrétisme caractérise les meilleures productions des années
soixante dans différents domaines artistiques43. Notons simplement que les relations entre le
théâtre d’un côté et le cinéma et la télévision de l’autre ont été nombreuses, de natures
diverses, et qu’elles fonctionnaient dans les deux sens. Les meilleures pièces ont fait l’objet
d’adaptation au cinéma. La « Nouvelle Vague » du cinéma s’est beaucoup inspirée des
théâtres de petites formes. Exemple significatif, le premier court-métrage de Miloš Forman,
Konkurs, relate une audition réelle au théâtre Semafor. Les animateurs de ce théâtre créèrent
les premiers « clips » tchèques pour la télévision. En 1964, Bablet remarque que la télévision
peut jouer en faveur d’une augmentation qualitative des spectacles :
« On ne peut pas dire qu’elle exerce une concurrence dangereuse qui entraînerait une
diminution décisive du nombre des spectateurs, cependant cette concurrence existe,
qui se manifeste sous une double forme : d’une part une soirée sportive
exceptionnelle (match de hockey sur glace par exemple) présentée à la télévision peut
provoquer dans certains théâtres une baisse de 30 % du nombre des spectateurs ;
d’autre part la transmission des meilleurs spectacles dramatiques rend le public plus
42
Mikhaïl Romm (1901-1971), cinéaste soviétique, également traducteur et professeur à l’Institut de cinéma de
Moscou. Son avant-dernier film, Neuf Jours d’une année (Девять дней одного года), 1961, reçut le Grand Prix
du festival de Karlovy Vary en 1962.
43
Voir les analyses faites sur le cinéma, les arts plastiques et la musique dans Culture tchèque des années 60, op.
cit.
Chapitre 3 : Fonctionnement, paradoxes et ambiguïtés de la vie théâtrale dans un système communiste 113
exigeant : il ne supporte plus de voir sur la scène de sa ville des spectacles
médiocres.44 »
La télévision a donc pu également servir le théâtre, d’ailleurs les meilleures productions de
spectacles dans les années soixante ont été filmées par et pour la télévision et non dans un
souci d’archivage théâtral. Cependant, cette utilisation de la télévision a été moins
intéressante qu’en Pologne où une chaîne exclusivement dédiée au théâtre a été créée dès les
années cinquante.
Pour ce qui est du contenu des œuvres, il ne peut être caractérisé par son seul rapport à
la sphère du politique. Si on voulait garder une certaine hauteur de vue, il faudrait revenir à
l’approche de l’histoire culturelle et de l’histoire du théâtre. Le politique n’explique pas tout.
Par ailleurs, les années soixante ont cela de passionnant que « les sociétés de type socialiste »
et celles de « type capitaliste » ont été traversées par des mouvements semblables (révoltes de
la jeunesse du baby-boom, libération des mœurs, fort engagement politique de l’artiste, utopie
du théâtre critique, etc.). Cela a contribué à façonner le visage de la vie théâtrale des années
soixante.
On peut cependant conclure, à la suite de cette étude de l’organisation institutionnelle
de l’activité théâtrale, de ses fonctions sociales et de son contenu en Tchécoslovaquie, que les
rapports entre théâtre et politique ont été extrêmement étroits, ambigus et qu’ils ont évolué au
cours du temps. Autre remarque importante : la vingtaine de scènes, petites et grandes,
« emblématiques » du re-nouveau théâtral des années soixante que nous allons présenter ne
représente qu’une partie de la vie théâtrale. Elles émergent sur fond de réseau théâtral très
dense et organisé, fréquenté par un public nombreux. À quelques exceptions près, elles
dépendaient directement de l’État et furent par conséquent dans la plus grande proximité d’un
pouvoir politique tour à tour partenaire (économie, organisation) et adversaire (censure) de
l’art.
44
Denis Bablet, « L’organisation du théâtre en Tchécoslovaquie », art. cit., p. 45.
B. LE RE-NOUVEAU PAR LES GRANDES SCÈNES
INSTITUTIONNELLES
Chapitre 4
Une « chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague (1956-61).
Surgissement poétique et stratégie de l’écart
« La puissance signifie toute chance de faire triompher, au sein d’une
relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances, peu
importe sur quoi repose cette chance.1 »
Max Weber
Qu’est-ce que le Théâtre national en 1956 ? C’est d’abord et toujours « la chapelle en
or » (zlatá kaplička), le Saint des Saints. C’est la première scène du pays qui tire de l’histoire
tchèque sont importance symbolique au point que les spectateurs peuvent être davantage
aimantés par le lieu que les spectacles qui y sont donnés. C’est ensuite un « théâtre de pierre »
(kamenné divadlo), expression couramment utilisée pour désigner l’organisation théâtrale
typiquement centre-européenne. Sous la mention « Théâtre national », il s’agissait alors de
1 600 employés travaillant à des spectacles de danse, d’art lyrique et d’art dramatique donnés
quasi-quotidiennement dans trois bâtiments pragois (Théâtre national, Théâtre Tyl, Théâtre
Smetana). Pour ce qui est de la section d’art dramatique, une troupe composée de cent acteurs
représentait l’élément stable, tandis que les metteurs en scène (trois en moyenne), secondés
par les Dramaturgen, étaient plus exposés aux changements de poste. Dans la bouche des
critiques, l’appellation « théâtre de pierre » suggère également le risque de fossilisation
artistique toujours latent dans ce type d’organisation. Cela vaut a fortiori pour le plus grand
des « théâtres de pierres » du pays. En effet, même s’il s’agit de la scène la mieux dotée
financièrement, employant les meilleurs acteurs, il n’est pas aisé de transcender sa fonction
patrimoniale et de lui donner une impulsion esthétique originale. Ces principales
problématiques étaient valables dans les années soixante (et le sont de nos jours encore). C’est
pourtant de ce lieu prestigieux et capricieux que partit le re-nouveau théâtral des années
soixante.
En 1956, Otomar Krejča est nommé directeur de la section théâtrale. Il a 36 ans, il est
acteur. Prêtant sa carrure imposante aux grands rôles du répertoire classique – à quelques
héros positifs aussi –, il est alors au faîte de sa gloire mais n’a qu’une faible expérience de la
mise en scène. Nous sommes au lendemain de XXe congrès du PCUS, une brèche a été
1
Max Weber, Économie et société, Pocket, coll. Agora, 1995, p. 95.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
116
ouverte. Otomar Krejča a su habilement saisir la « chance » (au sens weberien) qui se
présentait à lui. Sa première décision fut la nomination de Karel Kraus au poste de conseiller
littéraire. Une semaine plus tôt, une semaine plus tard, une telle nomination n’aurait pas été
possible. Puis Otomar Krejča s’imposa rapidement comme un metteur en scène à part entière.
Cette profession avait été la plus discréditée par les tenants du réalisme socialiste, le renouveau théâtral signifia son retour en force. Avec Kraus, il entreprit une chose difficile :
donner au Théâtre national un profil singulier. Leur mot d’ordre : faire rimer « théâtre d’art »
et actualité.
Par frottements successifs plutôt que par collision frontale, le tandem Kraus-Krejča a
fait vaciller l’édifice théâtral. « L’horizon d’attente » de l’art dramatique s’en est trouvé
bouleversé. Il s’agira donc de mesurer les phénomènes « d’écart », de situer leur actes par
rapport aux modèles d’action, aux codes de l’époque, de poser le problème de la continuité et
de la discontinuité, bref de « traquer le hiatus » (Lyotard). Comme résultante de ce processus,
nous analyserons ensuite un spectacle clé, Les Propriétaires des clés de Milan Kundera, mis
en scène par Otomar Krejča en 1962.
Karel Kraus et Otomar Krejča : portraits croisés
Otomar Krejča et Karel Kraus font partie des personnalités du théâtre tchèque les plus
connues en France. Leur travail, servi par les scénographies de Svoboda, a été suivi de près
par Denis Bablet dès le début des années soixante. Après la normalisation, Otomar Krejča fit
de nombreuses mises en scène en France, dirigeant en particulier l’acteur Michel Bouquet. Il
nous faut donc remonter le temps, essayer d’enlever toutes les images qui se sont accumulées
au fil des ans pour saisir cette rencontre qui est à l’origine du re-nouveau théâtral des années
soixante. Une permanence : leur complicité et leur complémentarité. L’un enthousiaste,
expansif, volubile ; l’autre sceptique, discret, nuancé. À eux deux, ils ont pourtant écrit l’une
des pages les plus intéressantes de l’histoire du théâtre tchèque et européen et leur
collaboration s’étale sur près de six décennies. Dans leur démarche il y a quelque chose
d’absolu, une tension vers un idéal artistique. Comme l’a noté Jan Hyvnar2 à propos d’Otomar
Krejča et de Karel Kraus, il a y au sens platonicien le Théâtre, l’Acteur, le Poète…
Otomar Krejča et Karel Kraus sont nés respectivement le 28 janvier 1920 et le 23
novembre 1921. Le premier est issu d’une famille de paysans où chaque couronne gagnée
compte, où la plus grande fierté est d’avoir du pain et du lait pour le lendemain. Le second
2
Jan Hyvnar, O českém dramatickém herectví 20. století, KANT, Disk, Prague, 2008, p. 189.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
117
vient au monde dans une famille aisée, cultivée et cosmopolite. Sa mère est suisse, il est
parfaitement trilingue (français, tchèque, allemand). À dix ans Otomar Krejča avait lu toute la
bibliothèque de son petit village, il dut imposer à sa famille sa volonté de faire des études
secondaires, qui furent payées de nombreux sacrifices. Cette soif d’apprendre ne le quittera
jamais. Il a cette ténacité des autodidactes, des gens pour lesquels la culture n’a pas été
donnée en héritage. Plus tard, il sera désigné comme un metteur en scène « intellectuel », non
sans condescendance. De son père, il tient l’amour du travail bien fait ; dans les travaux des
champs, aussi durs soient-ils, il fallait être efficace et malin. Ces origines expliquent sans
doute qu’il ait dès ses débuts réfuté le mot de « création » et conçu le théâtre comme un
travail exigeant la préparation minutieuse de chaque détail. La famille de Karel Kraus vit dans
la capitale, son père est directeur d’une agence de presse, il suit les voyages officiels des
présidents Masaryk puis Beneš à l’étranger. Dans sa jeunesse Karel Kraus voyage beaucoup,
ses vacances sont rythmées par de longs séjours à Paris et dans le village alpin de sa mère.
Enfant de la première République tchécoslovaque (1918-1938), État démocratique ouvert sur
le monde, il fait partie d’une génération qui a mûri très vite, voyant la fin brutale de
l’indépendance et l’annexion du pays par Adolf Hitler. Dans ses premiers articles publiés dans
les revues de lycéens, il cite Karel Čapek : « Que personne ne croie que l’art est au-delà du
bien et du mal. » Pour Karel Kraus, le théâtre ne sera jamais un jeu léger sans conséquences,
un plaisir d’esthète, mais il cherchera toujours la responsabilité éthique de l’art. Les chemins
de Karel Kraus et d’Otomar Krejča se croisent pour la première fois sur les pages des revues
lycéennes pour lesquels tous deux écrivent. Mais il ne s’agit pas encore d’une rencontre
physique. En revanche, tous deux y expriment des conceptions qui, rétrospectivement,
apparaissent comme des crédos artistiques. Otomar Krejča rêve d’un « théâtre responsable,
sérieux et volontaire, fait d’un programme et d’un but »3, Kraus avoue son inclination pour un
théâtre basé sur le texte dramatique et intitule un de ses textes « À la recherche du poète ». Il
est dès le début attiré par Jiří Frejka, le plus littéraire des trois grands metteurs en scène de
l’avant-garde, dont l’imagination féconde trouvait son inspiration dans le texte dramatique et
dans le jeu des acteurs. Le metteur en scène était, selon Frejka, le responsable du sens spirituel
du théâtre. Après le lycée, Otomar Krejča s’enfuit de chez lui et rejoint le théâtre D41
d’E. F. Burian. Là il reçut une première grande leçon. Les textes qu’il publia en 1946,
notamment « Qu’est-ce que la mise en scène ? » en témoignent, le metteur en scène apparaît
comme le maître absolu de la scène pouvant subordonner tous les éléments à sa vision et faire
3
Karel Kraus, « Divadelní poslaní Otomara Krejči », Divadlo v službách dramatu, Divadelní ústav, Prague,
2001, p. 266. « Divadlo odpovědné, važné a zaměrné, jednotného programu a jednotného cíle ».
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
118
du texte dramatique un « scénario ». Ces essais sont par ailleurs marqués par le structuralisme
de l’école linguistique de Prague ; Otomar Krejča a suivi les cours de Mukařovský et
Veltruský. Plus tard, Krejča prendra ses distances par rapport à cette conception de la mise en
scène, de plus en plus se fera sentir le dualisme metteur en scène-acteur et la réhabilitation du
texte. De Burian, il garde cependant une leçon importante : la conception du théâtre comme
un « atelier de travail », et surtout l’importance d’une organisation rythmique du mouvement
scénique à laquelle participent la musique, la lumière et l’espace. Après la fermeture du
Théâtre D41 de Burian, il sillonne le pays avec une troupe de théâtre ambulant. Pour Karel
Kraus, le chemin tout tracé qui allait des études secondaires à l’université est balayé par la
fermeture des facultés durant l’Occupation. Il travaille dans des librairies et de petites maisons
éditions et tente de rejoindre par tous les moyens le théâtre. Il organise des soirées littéraires,
et surtout il traduit des pièces d’Ibsen (Canard sauvage, Constructeur Solness, Maison de
poupée) et de Romain Rolland (Le 14 juillet). À la demande de Frejka, il co-traduit avec Jan
Kopecký également Le Théâtre populaire, qui sera une des grandes inspirations de la
réorganisation théâtrale de l’après-guerre. À l’instar de Jean Vilar, Frejka voulait se servir du
grand répertoire classique et contemporain pour réaliser sa vision d’un théâtre populaire.
Les chemins de Karel Kraus et Otomar Krejča se rencontrent dans le théâtre de
Vinohrady, dirigé par Jiří Frejka (1945-1950)4. Le premier fut le Dramaturg attitré du grand
metteur en scène de l’avant-garde, le second un des ses plus prometteurs acteurs. L’un resta
sceptique face aux changements politiques de l’après-guerre et ne sera jamais membre du
Parti, le second fut emporté par l’espoir d’un avenir radieux. Les deux hommes se lient
pourtant d’amitié. Pour tous deux Frejka fut un grand maître. Selon les mots d’Otomar Krejča,
il continue à être aujourd’hui « un modèle respecté sans l’ombre d’une réserve ». C’est aussi
Frejka qui confie sa première mise en scène à Otomar Krejča. Au moment de l’apogée du
« jdanovisme », le théâtre de Vynohrady est de plus en critiqué, Frejka est finalement destitué,
rejeté à la périphérie théâtrale et finit par se suicider dans son bureau. Jusqu’à la seconde
moitié des années soixante, son nom fut tabou. Les foudres du nouveau régime tombèrent
également sur Karel Kraus, son plus proche collaborateur. En revanche, cela n’affecte pas la
carrière d’Otomar Krejča, qui est engagé comme acteur permanent au Théâtre national en
1951, ce qui signifie pour tout acteur le sommet de sa carrière. Il tourne également dans de
nombreux films, notamment sous la direction d’Alfred Radok [voir chapitre 6]. Sa nomination
au poste de directeur de la section théâtrale n’avait donc rien de révolutionnaire. Elle fut
4
Ladislava Petišková, « Jiří Frejka, pokus o syntézu -Vinohradské divadlo v letech 1945-50 », [Institut théâtral
de Prague, cote : MA 6163], 1992, p. 1-6.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
119
accueillie chaleureusement par la troupe du Théâtre national, pour qui Krejča était du sérail et
avait largement fait ses preuves sur la scène nationale. Pour les instances décisionnelles, cette
nomination devait apporter un peu de fraîcheur dans des limites raisonnables, le principal
avantage de l’intéressé était d’être jeune, communiste et d’avoir fait preuve de capacités
organisationnelles5.
Horizon d’attente et écarts idéologique et esthétique
Dans le chapitre consacré au réalisme socialiste, nous avons vu comment tous les
éléments de l’art dramatique avaient été réorientés et hiérarchisés. L’accent avait été mis sur
la production de pièces contemporaines et sur les classiques tchèques. Le système Stanislavski
avait été érigé en dogme et s’était réifié. De manière obstinée et tenace, le tandem KrejčaKraus reprit chaque élément de la période précédente en le subvertissant. Dans leur esprit,
cette subversion n’était pas provocation mais régénération de l’art. Certes, le Théâtre national
avait échappé aux pires écueils de ce réalisme socialiste. Ainsi La Grande Fonte, mise en
scène par Honzl, fut un fiasco, la pièce fut retirée au bout de dix-sept représentations et
aucune autre pièce de production industrielle ne fut présentée sur la première scène du pays.
Mais si, en 1956, le « jdanovisme » était en recul, le réalisme socialiste restait inscrit comme
« horizon d’attente » dans l’esprit des praticiens, des spectateurs et bien évidemment des
censeurs. Le théâtre était marqué idéologiquement et esthétiquement par les transformations
apparues depuis 1948. De plus, la troupe souffrait d’un manque d’unité et le Théâtre national
avait déjà réengagé le metteur en scène Alfréd Radok en 1954 en lui confiant la création de
pièces d’un réalisme socialiste mesuré.
Le re-nouveau théâtral d’Otomar Krejča toucha en premier lieu la composition de
l’équipe artistique. L’acte majeur de cette réorganisation fut l’engagement de Karel Kraus,
personnalité politiquement très incorrecte. Otomar Krejča insista également pour faire venir le
jeune metteur en scène Jaromír Pleskot, formé par Frejka, qui fut engagé en 1957 à l’âge de
23 ans. L’arrivée de Pleskot permettait à Krejča d’avoir auprès de lui un homme acquis à son
programme (le caractère et le talent particulier d’Alfréd Radok en faisait « un soliste
prédestiné »6) et aussi un ami qui l’encouragea à passer de l’autre côté de la scène, à devenir
un metteur en scène à part entière. Et bien sûr, au niveau de la scénographie, Josef Svoboda
(1920-2002) devint un partenaire de première importance. Ainsi naquit un groupe homogène
5
Pour les biographies de Karel Kraus et d’Otomar Krejča, voir les articles et essais indiqués dans la
bibliographie, en particulier ceux de Jana Patočková, Karel Kraus et Jindřich Černý.
6
Zuzana Sílová, « Jaromír Pleskot a Národní divadlo », Disk 3, mars 2003, p. 87-110.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
120
soudé par les mêmes convictions, ce fut aussi la plus jeune équipe que le Théâtre national ait
connue. Par la suite, Otomar Krejča paracheva son « atelier théâtral » en engageant de jeunes
acteurs fraîchement sortis de l’Académie des arts dramatique, en particulier Jiří Tříska. Quant
à Karel Kraus, il partit à la quête de nouveaux auteurs afin de mettre en place un « atelier
dramaturgique ». Au moment de leur nomination, Karel Kraus et Otomar Krejča restèrent très
discrets sur leur programme, ils ne firent aucun effet d’annonce pouvant bousculer les
habitudes en place. Au mieux Krejča parlait-il d’un théâtre saisissant « la sensibilité de la vie
contemporaine », en insistant davantage sur l’adjectif « contemporain » que sur celui de
« sensibilité ». Leur programme se lit dans leur travail plus que dans leurs déclarations. Il
éclata au grand jour en 1958 avec coup sur coup deux mises en scènes qui suscitèrent
scandale et admiration : Srpnová neděle (« Un dimanche d’août ») d’après une œuvre
originale de František Hrubín qui marqua un tournant dans la dramaturgie de l’époque puis
avec une relecture subversive de Josef Kajetán Tyl. Irrémédiablement, une nouvelle ère
commençait.
Créé le 25 avril 1958, soit à peine une saison et demie après la nomination de Krejča,
Un dimanche d’août est la première des huit pièces sorties de l’atelier dramaturgique de Karel
Kraus. Le projet d’un « atelier dramaturgique » semblait s’inscrire dans la droite ligne de la
période précédente qui mettait l’accent sur les auteurs : à nouvelle société, il fallait de
nouvelles pièces capables d’exprimer une nouvelle réalité. Karel Kraus et Otomar Krejča
gardèrent cette idée que le théâtre devait être actuel, mais la réalité de l’homme contemporain
qu’ils présentaient n’avait plus rien de téléologique et encore moins de théologique. Le
réalisme socialiste insistait sur le langage quotidien et les parlers argotiques ou populaires,
Karel Kraus et Otomar Krejča se tournèrent vers les poètes : eux seuls pouvaient redonner un
poids aux mots qui avaient été politisés et vidés de leur sens durant la période précédente. En
premier lieu, leur choix se porta sur František Hrubín (1910-1970), poète dont le lyrisme et les
thèmes leur étaient proches et qui, de plus, jouissait d’une grande popularité auprès du grand
public. En effet, sa poésie étant condamnée pour « mélancolie maladive, pessimisme et
incompréhensibilité », il s’était tourné vers la littérature pour enfants et son recueil de contes
et de poésies Špalíček pohádek, un chef-d’œuvre du genre servi par les magnifiques
illustrations de Jiří Trnka et publié en 1957, l’avait rendu extrêmement célèbre7. Là aussi
Karel Kraus et Otomar Krejča surent saisir une « chance ». L’action d’Un dimanche d’août se
déroule le temps d’une journée : le matin, le soir et un peu avant minuit, au bord d’un étang en
7
František Hrubín, Špalíček pohádek, Československý spisovatel, Prague, 1957.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
121
Bohême du Sud, elle met en relation un groupe de vacanciers venus de Prague avec les
habitants de la région. Dans cette pièce comme dans les pièces de Tchekhov, il ne se passe
presque rien. La fin est révélatrice : Madame Mixová se jette dans l’étang, son intention n’est
cependant nullement de se noyer comme on peut le croire un instant, mais simplement de se
rafraîchir en prenant un bain. Comme dans Tchekhov, les personnages ne cessent de parler ;
leurs dialogues sont plutôt des monologues dévoilant leurs mondes intérieurs et leur difficulté
à communiquer. En procédant par petites touches et par métaphores bucoliques, František
Hrubín interroge l’âme humaine. Une des métaphores clés de la pièce est la construction de
« petites murailles » que les êtres érigent autour d’eux pour n’être pas blessés par la vie mais
qui finalement les empêchent d’exister authentiquement. Si le drame réaliste socialiste était
une comédie de masques, Un dimanche d’août en reprit quelques-uns mais en les faisant
tomber. Ainsi le personnage du facteur apparaît-il comme un lointain parent du Meneur : tous
ses efforts visent à organiser une fête au bord de l’étang pour les vacanciers et les habitants.
Mais celui qui passe pour le philanthrope du village s’avère en fin de compte incapable
d’organiser son propre bonheur et il n’ose avouer son attirance pour Madame Mixová. Les
efforts du Meneur ne sont plus récompensés par l’amour. De plus, sa fête agace les jeunes
gens et les lampions qu’il a patiemment accrochés durant la journée sont piétinés par mégarde
le soir. La métaphore de la fête refusée ou pervertie sera l’une des plus courantes dans les
œuvres des années soixante, elle renvoie en filigrane au refus de l’optimisme imposé. Dans la
mise en scène d’Otomar Krejča, lumière et musique jouèrent un grand rôle et le résultat fut
une sorte de « spectacle paysage » captant l’air du temps et dépeignant l’existence des êtres
« ici et maintenant ». Il fut accueilli avec enthousiasme tant par le public (163 reprises) que
par la critique. La pièce fut même adaptée au cinéma en 1959. C’est à partir de ce moment
que la critique commence à parler de « programme tchékhovien » pour qualifier le profil
singulier donné au Théâtre national, et ce bien avant que Krejča ne monte son premier
Tchekhov. En moins de cinq ans, le Théâtre national a produit huit nouvelles pièces écrites
par six auteurs : František Hrubín, Josef Topol, Milan Kundera, František Pavlíček, Zdeněk
Mahler, Josef Heyduk8. Parmi eux, seules les pièces des trois premiers pourraient être
qualifiées de « drame poétique », terme utilisé par la critique pour nommer les productions de
l’atelier dramaturgique. Ce sont aussi ces trois auteurs qui laissèrent la plus grande empreinte
8
František Hrubín : Un dimanche d’août (Srpnová neděle) 1958; Nuit de Cristal (Křišťálová noc) 1961. Josef
Topol : Leur jour (Jejích den) 1959 et Fin de Carnaval (Konec Masopustu) (première en 1962 à Olomouc et
1964 à Prague). Josef Heyduk : Le Retour (Návrat), 1959. Milan Kundera : Les Propriétaires des clés (Majitelé
klíčů) 1962. František Pavlíček Le Combat avec l’ange (Zápas s andělem) 1961. Zdeněk Mahler : Le Moulin
(Mlýn) 1960 (première en 1965 à Brastislava.)
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
122
dans l’histoire théâtrale tchèque. Sur la scène ces pièces connurent des succès divers en
fonctions des conditions de programmation. À la fin de la saison 1959-1960, l’étau se resserre
autour de l’atelier dramaturgique de Karel Kraus ; sous l’impulsion de Štoll, le mot d’ordre
est la lutte contre les révisionnistes. Le Retour (Návrat) de Josef Heyduk met en scène des
combattants franquistes durant la Guerre d’Espagne. Montée par Alfréd Radok en 1959, la
pièce provoqua l’indignation des censeurs et fut retirée de la programmation au bout de
quatorze reprises. Le Moulin (Mlýn) de Zdeněk Mahler relève de l’absurde de type
dürrenmattien, fut censuré à Prague et mis en scène par Otomar Krejča à Bratislava en 1960.
Écrite en 1962, Fin de Carnaval, chef d’œuvre de Josef Topol, ne put être jouée qu’à
Olomouc et n’arriva sur la scène du Théâtre national qu’en 1964. La pièce de František
Pavlíček Le Combat avec l’ange (Zápas s andělem), datant de 1961, est quant à elle une pièce
réaliste sans grande originalité, interrogeant les travers de la société communiste. En effet le
« combat » biblique dont parle Pavlíček est celui que chaque communiste doit mener avec luimême chaque jour pour faire naître une société plus juste. Cette pièce d’un communiste
réformateur vient rappeler que, à l’orée des années soixante, le théâtre était encore très ancré
dans les modèles esthétique et idéologique de la période précédente tout en cherchant, à
travers l’art, l’expression d’un socialisme à visage humain. Les processus du travail de
l’atelier dramaturgique de Karel Kraus n’ont pas fait l’objet de recherches détaillées dans les
années soixante. À interroger ses principaux acteurs à cinquante années de distance, il n’est
pas sûr qu’on puisse se faire une idée nette du déroulement de ces processus de travail. Les
remarques qui suivent sont donc à prendre comme des hypothèses faites à partir des matériaux
de l’époque et des témoignages qui eux-mêmes sont à prendre avec réserve. Ce qui apparaît
de prime abord, c’est l’aspect très volontaire de la démarche du tandem Krejča-Kraus. C’est
eux-mêmes qui sont allés trouver František Hrubín et Josef Topol pour les inciter à écrire.
Une fois la réputation de l’atelier dramaturgique établie, ils furent approchés par les quatre
autres auteurs. Cela explique sans doute que ceux-ci soient d’une sensibilité artistique plus
éloignée de la leur. Cette première phase volontaire, que l’on peut situer entre 1957 et 1959,
est marquée par une grande intervention dans les textes des auteurs. Ainsi la première pièce
de Hrubín Un dimanche d’août et celle de Topol Leur jour portent-elles le sceau indélébile
des intentions de mises en scène. Ces interventions furent tour à tour louées et récusées par les
auteurs. La première version écrite par Hrubín était un conte inspiré par Lilofee de l’Allemand
Manfred Hausmann (Hrubín l’avait traduit en 1942 pour le Théâtre national). Mais à la
demande de Krejča et Karel Kraus, le manuscrit fut maintes fois remanié jusqu’à en faire une
pièce se déroulant en 1957, les personnages fantastiques furent transformés en personnages
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
123
contemporains. Le travail sur le texte a été décrit par Hrubín dans la préface d’Un dimanche
d’août9. Celui-ci décrit les diverses phases de ce processus de création en soulignant à la fois
les nombreuses demandes de réécriture du tandem Krejča-Kraus, dérangeante voire
désagréable pour un auteur ; puis la joie du travail en commun ainsi que les répétitions du
spectacle auxquels il participa activement. Il conclut en louant le travail collectif et la
nécessité des interventions qui permettent à l’auteur de créer quelque chose de valable10. Il
écrira pour le Théâtre national encore Nuit de cristal (Křišťálová noc) en 1961 mais se
séparera ensuite du groupe et confiera ses deux autres pièces à d’autres metteurs en scène. La
démarche très volontaire voire offensive de l’atelier dramaturgique est à mettre en relation
avec la volonté de réforme si nécessaire au lendemain du jdanovisme. Elle semble également
relever d’une conception des fonctions du metteur en scène et du Dramaturg proche de celles
de E. F. Burian. En effet, la grande idée de Burian était que le texte devait naître en étroite
collaboration et correspondance avec une scène précise, le terme même d’« atelier » vient de
Burian. Pour Krejča et Kraus, l’idée de départ était donc de créer un atelier collectif et c’est en
ce sens que l’on peut comprendre les nombreuses interventions dans le texte de l’auteur qui,
en même temps, était invité à se joindre au processus de création du spectacle. Lors du
Festival théâtral de Karlovy Vary en 1959, Kraus déclarait :
« Allons souffler le feu... partout où un auteur prometteur de roman, de nouvelle ou
de poésie apparaîtra. Dans chaque bon auteur, il peut y avoir un dramaturge caché. Je
considère comme un préjugé l’idée selon laquelle le talent dramatique doit être donné
à la naissance. Une collaboration dramaturgique efficace suppose cependant une
confiance mutuelle, une affinité de caractère et de travail... J’ai l’impression que le
Dramaturg doit chercher dans la pièce ce qui lui correspond comme s’il était luimême son auteur virtuel... Je pense aussi que l’auteur deviendra à de nombreuses
occasions l’acteur direct du spectacle, que les théâtres vont de plus en plus ressembler
à des ateliers de création.11 »
9
František Hrubín, Srpnová neděle, Československý spisovatel, Prague, 1967, p. 9-12. « Et Krejča a dit : ‘On va
te le jouer puisqu’on te l’a commandé (il me regarde d’un air coupable), mais…’ ‘Mais’ dit Kraus, ‘nous croyons
qu’il faudrait encore sérieusement remanier tout cela’. ‘Si tu n’en peux plus, si tu es au bout’, ajoute Krejča, ‘on
va laisser ça en l’état, mais…’‘Mais’, ajoute Kraus… Et puis la discussion s’est emballée et ce que j’ai alors
entendu m’a d’abord ôté toute envie de continuer. Mais je vais essayer. Puisque vous êtes si durs, je vais être
encore plus dur. Et à nouveau j’ai tout repris, et puis encore et puis encore… »
10
Ibid. « Depuis ce temps, je crois fortement qu’une seule personne n’arrive à rien (…) Il faut toujours avoir
quelqu’un pour t’aider (…) »
11
Kraus Karel, « Přispěvek na semináři činohry ND v Karlových Varech v roce 1959 », Festival a seminář
činohry ND K.Vary v roce 1959, brochure interne SČDU, Prague. « Zavětřme...všude, kde se objeví nadějný
autor románu, novelista nebo básník. V každém dobrém spisovateli může být skryt dramatik. Tvrzení, že
dramatický talent se musí narodit, pokládám za pověru. Účinná dramaturgická spolupráce předpokládá ovšem
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
124
Selon Karel Kraus, cette allocution n’est pas à prendre en compte, elle fut prononcée à une
époque politiquement très marquée et il fut lui-même sous la pression constante des
pouvoirs12. Mais à notre avis ce fragment de discours saisit assez bien la démarche de l’atelier
dramaturgique dans sa première phase. Il dévoile aussi l’immense implication dont Karel
Kraus, homme discret et modeste s’il en ait, a fait preuve et sans laquelle le verbe poétique de
Hrubín, Topol, voire de Kundera n’aurait pas surgi sur la scène nationale. Une chose est
certaine, au cours des années soixante les conceptions artistiques de Krejča et Kraus
évoluèrent vers moins d’intervention dans le texte dramatique qui n’est plus conçu alors
comme un scénario de mise en scène. Autant Otomar Krejča récusa les idées exprimées dans
« Qu’est-ce que la mise en scène ? », autant Karel Kraus s’éloigna d’une approche
dramaturgique dans la lignée de Burian. En 1970, il écrit un essai intitulé « Ce qu’est le
Dramaturg », où il cerne les contours de cette « profession incertaine » et indique que le rôle
du Dramaturg ne peut être que de conseiller et servir. La notion de « service » devient
prépondérante chez lui : servir le texte, servir un théâtre… et participer au sens spirituel du
théâtre. Il a d’ailleurs intitulé Le Théâtre au service du drame l’ouvrage qui regroupe
l’ensemble de ses articles13. D’un point de vue français cette évolution artistique du tandem
Krejča-Kraus peut apparaître comme un retour à la conception classique des rapports entre
texte et représentation, mais dans le contexte tchèque, elle est originale et rare. En effet, les
plus grands créateurs tchèques ont davantage mis l’accent sur la dimension spéculaire du
théâtre que sur sa dimension textuelle. En fin de compte, le projet le plus ambitieux qui
préside à la création de l’atelier dramaturgique de Karel Kraus est le désir de donner à la
culture tchèque de grandes œuvres dramatiques. Elle révèle en creux le « problème » majeur
du théâtre dans les pays Tchèques, à savoir le manque de grands textes et l’indifférence voire
la suspicion à l’égard du langage. Selon Kraus, l’une des impulsions majeures fut le voyage
de l’ensemble dramatique du Théâtre national à Paris en 1956. En effet, à partir de cette date
le pays s’ouvre progressivement sur l’étranger, ce qui a d’ailleurs beaucoup dynamisé le renouveau théâtral des années soixante. Le Théâtre national de Prague fut invité à présenter son
travail en 1956 au Festival d’arts du spectacle qui préfigure la création du Théâtre de Nations.
Ce festival ne se passa pas dans les meilleures conditions, le théâtre tchèque ne brilla pas par
ses spectacles mais cette confrontation avec les meilleurs créateurs internationaux a conforté
vzájemnou důvěru, typovou a pracovní spřízněnost Domnívám se, že dramaturg má ve hře hledat vyjádření sebe,
jako by sám byl jejím virtuálním autorem. Myslím, že i autor se napříště stane v mnoha případech přímým
účastníkem inscenace, že divadla se budou stále více podobat tvůrčím dílnám. »
12
Entretien avec Karel Kraus, janvier 2005 à Prague.
13
Karel Kraus, Divadlo v službách dramatu, Divadelní ústav, Prague, 2001.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
125
Krejča dans l’idée de nécessaires réformes. Quant à Karel Kraus, c’est en voyant le soin
apporté à la langue française et à son répertoire qu’il a voulu produire quelque chose de
semblable dans les pays Tchèques14. Rétrospectivement, on peut dire que ce projet fut une
réussite, particulièrement en ce qui concerne Josef Topol. Celui-ci avait à peine 23 ans
lorsqu’il rejoignit l’atelier dramaturgique, sa collaboration avec Krejča et Kraus sera
constante durant les années soixante et il est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs
– sinon le meilleur dramaturge de l’époque.
Les pièces de Josef Kajetán Tyl faisaient déjà partie du répertoire classique tchèque,
les hommes de l’après-1948 l’encensèrent et le surexposèrent encore davantage. Hissé au rang
de « Shakespeare tchèque », les représentations de son œuvre devaient mettre au jour la lutte
des classes. Cela s’accompagna d’innombrables débats et parfois de réécriture. Ainsi, dans le
drame Paličova dcera (« La Fille de l’incendiaire »), le personnage central, Rozárka, dont la
réputation avait été salie, comprend qu’elle ne pourra vivre dans un pays aux dimensions
étroites et décide d’émigrer en Amérique. Une telle fin n’était évidemment pas acceptable et
fut réécrite. Au mitan des années cinquante, le public était las de Tyl et la critique parlait de
« tylisation excessive » : à force d’imposer les pièces de Tyl dans la programmation de tous
les théâtres du pays, il en résultait une mort par surdose. Par contrecoup, les hommes de
théâtre le voyaient désormais comme un auteur naïf et sans intérêt. Otomar Krejča se trouvait
donc devant un triple défi : se confronter à un classique que chaque spectateur et chaque
acteur connaissait parfaitement ; mettre en scène un auteur survalorisé politiquement et
dévalorisé esthétiquement. Il augmenta encore cette gageure en programmant pour la
commémoration des 75 ans du Théâtre national, sa pièce la plus populaire Le Cornemuseur de
Strakonice (première le 17 novembre 1858). Cette œuvre relève d’un genre particulier et
hétéroclite appelé « bachorka » (féerie). Le merveilleux s’y mélange avec des scènes de la vie.
Le chant avec l’action dramatique. Les racines de ce genre sont à chercher dans la culture
populaire viennoise et dans l’opérette féerique du XVIIIe siècle, dont La Flûte enchantée de
Mozart est le plus célèbre exemple. Si Mozart s’était servi de la féerie pour glisser des
préceptes francs-maçons, au XIXe siècle Tyl s’en sert pour célébrer la cause nationale et la
beauté de la nature tchèque. La pièce raconte un itinéraire initiatique : le musicien Švanda et
Dorotka s’aiment et veulent s’épouser. Mais le père de celle-ci s’y oppose car le joueur de
cornemuse n’est pas assez riche pour sa fille unique. Švanda part donc faire fortune dans le
monde grâce à sa cornemuse enchantée. Face aux dangers et aux menaces des forces
14
Entretien avec Karel Kraus, janvier 2005 à Prague.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
126
mauvaises, Švanda et son art sont sauvés par la fée Rosava et surtout par Dorotka, partie à sa
recherche et qui le ramène à la maison. Les mises en scène du réalisme socialiste avaient
privilégié les éléments du réel au détriment du fantastique, Krejča fit l’inverse. Les
personnages « réalistes » étaient jusque-là considérés comme des figures de conte de fée au
même titre que les personnages merveilleux, Krejča les prit au sérieux et, faisant une étude
poussée du texte, il mit au jour une profondeur psychologique ignorée jusque-là. Grâce à cette
analyse il mit l’accent sur les conflits intérieurs et prit le contre-pied d’une longue tradition.
En effet, le retour au bercail était généralement mis en scène comme une fin heureuse exaltant
les valeurs Biedermeier. Krejča mit radicalement en doute une lecture de l’œuvre qui se
résumerait au célèbre dicton tchèque « Všude dobře doma nejlépe » (« on est bien partout
mais mieux à la maison »). Le Švanda de Krejča semble hésiter et Dorotka doit le tirer pour
qu’il rentre chez lui. Il revient désillusionné du vaste monde mais en même temps celui-ci lui
a dessillé les yeux ; son regard reste fixé vers des espaces lointains qui à tout jamais vont se
refléter dans son regard15. Cette nouvelle interprétation suscita une vive polémique et partagea
la critique en deux camps : d’un côté les défenseurs de l’art moderne, de l’autre ceux qui
s’insurgeaient contre le pessimisme de la pièce ou la remise en cause des mythes nationaux.
Ainsi un critique écrivit-il :
« On ne peut tout de même pas considérer comme un apport la négation des valeurs
qui ont justement fait du Cornemuseur de Strakonice la pièce chérie du répertoire
national. Ce genre de mise en scène peut séduire quelques âmes raffinées mais pour
elles il n’est pas nécessaire de jouer justement aujourd’hui et au Théâtre national le
Cornemuseur de Strakonice de Tyl.16 »
Ce spectacle inaugure une série de relectures des classiques, notamment de Shakespeare et
Tchekhov qui sera un des grands apports de Krejča aux arts du spectacle. À chaque fois,
Krejča fait une étude très poussée du texte dramatique, créant des micro-situations qui mettent
au jour la complexité de l’action et sondent le tréfonds de l’âme humaine. À chaque fois il fait
des classiques des pièces d’actualité où le public reconnaît les préoccupations de son époque.
Pourtant Krejča reste dans le domaine de « l’écart formel » et de « l’écart idéologique », ses
mises en scène ne glissent pas vers un « théâtre allusif », qui ferait des clins d’œil au public17.
15
Kraus, Karel, Divadlo v službách dramatu, op. cit., p. 269.
František Černý, Rudé právo, 25.11.1958. « Nemůžeme přec považovat za přínos popření právě těch hodnot
Strakonického dudáka, pro něž se stal drahou národní hrou. Taková inscenace může snad inponovat několika
rafinovaným duším, avšak pro ně není právě dnes a na Národním divadle hrát Tylova Strakonického dudáka. »
17
Pour les définitions de « l’écart formel », de « l’écart idéologique » et du « théâtre allusif » voir le chapitre
précédent. La notion d’écart esthétique a été forgée par Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception,
16
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
127
Deux mises en scène de Shakespeare ont fait date : Hamlet monté par Jaromír Pleskot en 1959
et Roméo et Juliette par Otomar Krejča en 1963. Dans la mise en scène de Pleskot, Hamlet,
interprété par Radovan Lukavský, devient un « héros positif » inversé : sûr de lui, il refuse
tout compromis avec une société pourrie et se bat seul contre elle. Il s’agissait d’un « Hamlet
du XXe Congrès ». Cette actualisation a encore été soulignée par la nouvelle traduction de
Zdeněk Urbánek, ce qui lui a valu les foudres de la censure. Cette mise en scène apparaît
cependant moins révolutionnaire que celle du Cornemuseur de Strakonice car elle vient
s’inscrire dans une longue tradition tchèque où chaque génération exprime son rapport à la
société et au politique à travers cette pièce de Shakespeare. En effet, Hamlet est par
excellence la pièce politique du répertoire classique, comme l’a noté le célèbre critique
polonais Jan Kott « Hamlet est une éponge. À la seule condition de ne pas le styliser ni de le
jouer comme une antiquité, il absorbe immédiatement tout notre temps »18. Autre mise en
scène marquante de Shakespeare : Otomar Krejča monte, en 1963, Roméo et Juliette en
insistant sur le thème du conflit de génération et sur celui du « chuligán »19 incarné par
l’acteur Jan Tříska en Roméo. Pour cette mise en scène, Otomar Krejča invita quelques-uns
des acteurs des « théâtres de petites formes » [voir chapitre 7] à figurer dans le spectacle. Il fit
ainsi le pont entre le Théâtre national et l’émergence d’une culture adolescente spontanée en
dehors des murs de la vénérable institution. Ce spectacle a été considéré par la critique
internationale et par Peter Brook comme l’une des meilleures mises en scène de la tragédie de
Shakespeare. On pourrait dire que l’« atelier théâtral » du Théâtre national a découvert
scéniquement ce que Jan Kott exprima théoriquement à la même époque. En effet, Jan Kott a
relu les drames shakespeariens à la lumière de l’expérience quotidienne dans les démocraties
populaires. Édité sous le titre de Szkice o Szekspirze en 1961, puis développé dans Szekspir
współczesny (« Shakespeare, notre contemporain ») en 1965, cet essai connut un grand
retentissement dans les années soixante. Parmi les autres grandes mises en scène on peut citer
Dom Juan de Molière traduit par Karel Kraus et mis en scène par Pleskot avec Krejča dans le
rôle-titre en 1957. Par son ancrage dans l’actualité immédiate, elle donnait le ton au
Gallimard, Paris, 1978, p. 53 : « On appelle "écart esthétique" la distance entre l’horizon d’attente préexistant et
l’œuvre nouvelle dont la réception peut entraîner un "changement d’horizon" en allant à l’encontre d’expériences
familières ou en faisant que d’autres expériences, exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience. »
18
Jan Kott, Shakespeare, notre contemporain, Payot, Paris, 1978, p. 78.
19
Ce mot pourrait être traduit par « loubard » ou « blouson noir ». Il s’agit de la retranscription du mot anglais
hooligan (ou houligan) dont l’origine est incertaine et qui vient sans doute du russe où se mot désignait vers 1925
« jeune opposant au régime soviétique ». C’est ce sens qu’il faut avoir à l’esprit lorsqu’on évoque le chuligán
tchèque et non pas celui de jeune asocial qui exerce la violence, le vandalisme dans les lieux publics ou lors de
rencontres sportives (de football, etc.). Par son attitude le chuligán pose un regard critique sur l’État tout comme
son homologue de l’Ouest remettait en cause « l’establishment ».
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
128
programme suivant. Ce Dom Juan est « débarrassé de tout donjuanisme », c’est un
manipulateur froid et cynique. Cet aspect fut encore renforcé par les décors de Josef Svoboda,
qui fit de la scène un grand échiquier. Dans la dernière scène la statue du commandeur semble
placée derrière le public, ainsi Dom juan se retrouve dans un face-à-face avec le public dans
les derniers moments. Le message était clair : le despote qui avait commis le mal sans
remords devait à présent rendre des comptes. C’est Karel Kraus qui émit l’idée que ce Dom
Juan-là devait être joué par Otomar Krejča. Rétrospectivement, on peut dire qu’il fallait sans
doute beaucoup d’intuition à Karel Kraus pour ce choix, et beaucoup de courage à Otomar
Krejča pour incarner ce rôle négatif en s’en appropriant des caractéristiques qui lui seront
parfois reprochées20. Par ailleurs, Otomar Krejča s’affirme au cours de ces années comme un
metteur en scène de stature internationale. Les lectures scéniques qu’il propose ouvrent de
nouvelles voies à l’interprétation, ainsi est-il mondialement reconnu comme celui qui a su
découvrir les aspects comiques de Tchekhov, il est celui qui a redonné un second souffle à cet
auteur incompris et peu joué jusque là. Sa première rencontre avec l’œuvre du dramaturge
russe commence en 1960 avec La Mouette, elle se poursuivra hors de la scène du Théâtre
national, au Théâtre Za Branou qu’il fonda en 1965.
Directeur la « gestion artistico-technique » depuis 1951, Svoboda souhaitait se
débarrasser des décors en toile peinte et reprendre ses recherches d’une scénographie moderne
abandonnée durant le jdanovisme. Pour lui aussi, 1956 et la nomination d’Otomar Krejča
furent une chance. Grâce à lui, le Théâtre national devient un véritable centre d’innovations
techniques qui va rayonner dans le monde entier. Hériter direct de la « scène technologique »
de la première moitié du siècle, il intègre les nouvelles technologies (mécanique, électronique,
cybernétique, vidéo puis informatique) à la scène. Il vise toujours la création d’un « espace
psycho-plastique », espace qui, s’unissant à l’œuvre dramatique et à sa progression, se mue en
une quatrième dimension théâtrale qui rythme la scène et exprime les sentiments des
personnages. Pour atteindre ce but, il recourt aussi bien à des éléments matériels (figuratifs ou
non) qui peuvent se transformer au cours du spectacle qu’à des éléments immatériels
(lumière, images et films projetés). Pour Hamlet, il conçoit un système de vingt panneaux
verticaux de neuf mètres de haut sur trois mètres de large en plastique noir et qui réfléchissent
à presque cent pour cent la lumière. Ces panneaux se déplacent, créant selon la progression de
la pièce un espace tantôt calme, tantôt labyrinthique. Pour la pièce de Josef Topol Leur jour, il
dispose sur scène un ensemble d’écrans sur lesquels il projette images et films. Au besoin,
20
Zuzana Sílová, art. cit., p. 92.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
129
Josef Svoboda n’hésite pas à créer des appareils et des matériaux nouveaux. Ainsi presque
tous les théâtres du monde sont-ils aujourd’hui équipés de contre-rampes à basse tension
appelées « svoboda ». Il considère la lumière comme une matière fondamentale, un
« matériau immatériel » variable en intensité, couleur, densité, direction. En ce sens, il est le
précurseur de la « scénographie lumineuse » aujourd’hui majoritaire. Nous n’étudierons pas
en détail dans cette thèse l’œuvre de Svoboda car cela a été magistralement fait par Denis
Bablet21. Fasciné par son travail, celui-ci créa au CNRS un département consacré à l’étude
scénographique. On doit également à Denis Bablet la réalisation d’un film documentaire où
les scénographies de Svoboda sont analysées avec minutie. Une très grande partie des
spectacles étudiés dans ce film, sont ceux-là mêmes que nous venons de présenter22. De tous
les créateurs tchèques, Josef Svoboda est celui qui acquit la plus grande reconnaissance
internationale, et à partir du milieu des années soixante, il fera plus de créations à l’étranger
qu’en Tchécoslovaquie. En tout il a produit, jusqu’à sa disparition en 2002, 657 scénographies
pour le théâtre, l’opéra, la danse. Il est aujourd’hui considéré comme le plus grand
scénographe de la seconde moitié du XXe siècle.
Dans l’essai Divadla, která našla svou dobu (« Les théâtres qui ont trouvé leur
époque ») paru en 1966, Jan Císař apporte pourtant un nouveau regard sur l’évaluation de la
direction de Krejča. Il n’oppose plus petits et grands théâtres mais il met en parallèle le
mouvement des théâtres de petites formes avec l’ère Krejča au Théâtre national. L’entreprise
d’Otomar Krejča était essentiellement orientée vers l’art, mais dans sa structure elle avait
envie de dire quelque chose sur l’existence, de réfléchir sur la vie. À partir de 1956, la théorie
comme la pratique théâtrales étaient mûres pour le changement. La société avait envie de
quelque chose de différent et le dénominateur commun de ce désir fut l’homme qui dit
quelque chose de lui-même et ainsi apprend quelque chose sur lui. Le caractère exceptionnel
de l’ère Krejča au Théâtre national tient selon Císař au fait que Krejča a compris que les
modalités habituelles de la distribution des rôles étaient révolues. Que l’acteur sache jouer une
multitude de rôles différents n’était plus la mesure du talent. Ce qui intéressait surtout Krejča,
c’était la capacité de l’acteur à apporter quelque chose de purement subjectif à son rôle. Il a
choisi notamment avec Jan Třiska un acteur porteur du thème de la révolte et de
l’insatisfaction existentielle.
21
22
Denis Bablet, Josef Svoboda, La Cité, Lausanne, 1970.
Denis Bablet (réal.), Josef Svoboda, scénographe, (cass. vidéo VHS, 2 h), CNRS audiovisuel, Meudon, 1983.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
130
Spectacle clé : Majitelé klíčů (Les Propriétaires des clés) première le 29.04.1962 au
Théâtre national de Prague
La mise en scène des Propriétaires des clés peut être considérée comme
l’aboutissement du programme artistique et idéel de la section de dramatique du Théâtre
national de Prague lancé en 1956. Remarquable est la symbiose de l’ensemble des éléments
constitutifs du spectacle, qui va du travail d’écriture (les interventions dans le texte de
Kundera furent néanmoins moins importantes que dans ceux de Hrubín ou Topol), à la
réalisation scénique (mise en scène, scénographie, costumes, jeu d’acteurs, mais aussi
musique). Ce spectacle apparaît comme une « œuvre d’art totale ». Par sa complexité et son
impact, les Propriétaires ne trouvèrent que peu d’analogues parmi les mises en scène des
années soixante.
À première vue, une présentation de l’auteur des Propriétaires des clés peut sembler
inutile dans une thèse française. Existe-il un auteur tchèque plus connu en France que Milan
Kundera ? Il s’est imposé dans la littérature mondiale et dans l’opinion publique française
comme figure exemplaire du romancier, prônant l’autonomie de l’art et refusant tout
engagement dans l’actualité de son époque. Son essai L’Art du roman, dans lequel il vante
« la sagesse de ce genre », a encore accentué cette image de l’écrivain. Mais avant d’acquérir
cette notoriété de romancier, Milan Kundera s’est essayé à plusieurs arts (musique, cinéma) et
à tous les genres littéraires (poésie, théâtre). Communiste réformateur, Milan Kundera a été
très engagé dans les débats littéraires et politiques des années soixante. Il fut également
théoricien : il publie son premier Art du roman en 1958, essai consacré au romancier tchèque
Vladislav Vančura23, très différent de l’essai français du même nom. Si la plupart des
écrivains de sa génération durent se battre pour redécouvrir l’héritage des avant-gardes qui
avait été rejeté durant le « jdanovisme », tel ne fut pas le cas de Kundera. Né en 1929 dans
une famille de musicologues et d’artistes en lien avec le milieu intellectuel, il grandit avec cet
héritage. Bien qu’il n’y fasse jamais référence, il connaissait bien les travaux du Cercle
linguistique de Prague et il aurait été au fait des études de Bakhtine, théoricien du dialogisme
23
Vladislav Vančura (1891-1942). Chef de file de l’avant-garde poétique à Prague au lendemain de la Grande
Guerre, il s’intéresse vivement aux progrès du cinéma. Mais il s’attache avant tout à bâtir, dans une langue
« vieille nouvelle » qui emprunte à la fois au tchèque humaniste baroque et aux parlers populaires, une œuvre
romanesque et dramatique reconnue comme l’une des plus importantes de la littérature tchèque du XXe siècle.
Membre de la Résistance, il fut arrêté par les nazis et fusillé sans jugement après l’attentat contre le chef des SS
Heydrich.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
131
et de la polyphonie appliqués au champ littéraire24. Rappelons également que Milan Kundera
s’est beaucoup consacré à la musique : issu d’une famille de musicologues, il compose
jusqu’à l’âge de 25 ans. L’influence de la musique est très présente dans son œuvre et mise en
avant par l’auteur de diverses manières, comme il le signale notamment dans « L’Entretien
sur l’art de la composition »25. En revanche, on sait moins en France qu’il connaît également
les arts du spectacle, et en particulier le cinéma : il a étudié la régie puis l’écriture de scenarii
à l’Académie de cinéma de Prague, la FAMU, avant d’être enseignant de littérature mondiale
dans cette institution. C’est ainsi qu’il eut pour élèves pratiquement tous les représentants de
la Nouvelle Vague tchèque, et il a de plus lui-même écrit des scenarii et des adaptations de
son œuvre26. Au-delà de l’aspect biographique, ces rappels sont importants pour trois raisons.
Premièrement, l’on peut sentir l’écho de ces multiples expériences dans Les Propriétaires des
clés. La pièce de Milan Kundera a été perçue comme étant d’une grande originalité par ses
contemporains. Elle créa un véritable « écart esthétique », bousculant « l’horizon d’attente »
des critiques les plus perspicaces de l’époque. Sa structure complexe, la richesse des
références intertextuelles qu’elle met en jeu, la maîtrise de la langue, tantôt poétique dans les
scènes de visions, tantôt dramatique dans des scènes de dialogues, mais aussi le sujet qui
déclencha une véritable polémique, autant d’éléments totalement inédits dans le théâtre
tchèque. L’impression qui ressort de la lecture des critiques et des essais de l’époque, c’est à
la fois de l’admiration et un étonnement devant son étrangeté, une difficulté à l’expliquer.
Tout se passe comme si les critiques ne disposaient pas « de toutes les clés » pour saisir cette
œuvre. Deuxièmement, cet éclectisme nous renseigne sur le talent de Kundera et sa trajectoire
d’artiste, mais il est aussi révélateur du climat culturel des années soixante en
Tchécoslovaquie. Avec le recul du temps, Milan Kundera apparaît bel et bien comme « un
enfant des années soixante » : l’interdisciplinarité et la porosité entre les différents domaines
artistiques sont l’une des caractéristiques les plus remarquables de cette époque, de même que
l’engagement dans les débats intellectuels et politiques. Troisièmement, ces rappels sont
d’autant plus importants que Kundera, très préoccupé par son image, a tendance à garder dans
24
Si Kundera ne fait aucune référence explicite à Bakhtine et à ses écrits, il connaissait bien les travaux de
l’École de Prague et, il aurait été au fait des études de Bakhtine. Voir Květoslav Chvatík Le Monde romanesque
de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 1995, p. 148.
25
Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, Paris, 1995, p. 87-117.
26
D’après ses romans et nouvelles, Milan Kundera a écrit les scénarios des films suivants : Personne ne va rire
(Nikdo se nebude smát), réalisé par Hynek Bočan et Pavel Juráček, 1965; La Plaisanterie (Žert), réalisé par
Jaromil Jireš, co-scénariste Jaromil Jireš, 1968; Moi, le dieu triste (Já, truchlivý bůh) réalisé par Antonín
Kachlík, co-scénariste Antonín Kachlík, 1969. Même si Kundera n’a pas directement collaboré à sa création, :
L’Insoutenable Légèreté de l’être d’après une idée originale de Milan Kundera, réalisé par Philip Kaufman,
scénario de Philip Kaufman et Jean-Claude Carrière, États-Unis, 1987.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
132
l’ombre certains éléments de sa bibliographie comme de sa biographie et à orienter ses
lecteurs et ses critiques sur les pistes qui lui conviennent. Ainsi ni son œuvre poétique des
années cinquante ni son œuvre théâtrale des années soixante ne font partie du corpus autorisé
par l’auteur. Or Milan Kundera est un dramaturge important pour notre exploration du théâtre
des années soixante. Il a en tout écrit trois pièces, et chacune, à sa manière, est caractéristique
du théâtre tchèque de l’époque étudiée dans cette thèse. Les Propriétaires des clés, créé au
sein de l’atelier dramaturgique du Théâtre national, s’insère naturellement dans le programme
de Krejča. L’influence du théâtre de l’absurde (surtout du type dürrenmattien) qui avait
inondé les scènes tchèques est sensible dans sa seconde pièce, Pitrerie (Ptákovina), dont la
première eut lieu à Liberec en janvier 1969 puis à Prague en au printemps 196927. Comme
dans le roman La Plaisanterie ou la nouvelle Personne ne va rire, on retrouve dans cette pièce
le motif de la blague qui tourne au drame28. Cette pièce, qui met en tension l’érotisme et le
pouvoir, fut accueillie comme une critique virulente de tous les abus des mécanismes du
pouvoir. Enfin, Jakub a jeho pán (Jacques et son maître) fut créé en 1975 sous le titre de
Jakub Fatalista. Elle fut éditée en français en 1981 et en tchèque en 1992. Elle est l’œuvre
d’un auteur désormais interdit qui doit publier sous un nom d’emprunt, ainsi la pièce est-elle
présentée comme l’œuvre du metteur en scène Evald Schorm. Le recours à l’adaptation
s’explique – en partie – par la difficulté d’écrire des œuvres originales dans un climat de
censure.
Les Propriétaires des clés se composent d’un seul long acte, sans entracte, divisé en
21 scènes simplement numérotées (type de division récurrent dans les œuvres ultérieures de
Milan Kundera). Comme l’indique le sous-titre « Pièce en un acte avec quatre visions », cette
pièce comprend également des scènes quasi oniriques, durant lesquelles le temps de l’intrigue
s’arrête. Kundera a donné lui-même non pas un mais deux résumés de sa pièce dans la
postface de la seconde édition. Selon lui deux fables se font écho dans cette pièce, chacune
appartenant à un genre particulier. La première fable rappelle les pièces sur l’Occupation,
tandis que la seconde « peut rappeler de loin la dramaturgie des antidrames ou
pseudodrames de Ionesco ». Dans cette courte postface de neuf pages, Kundera, d’une
capacité de synthèse remarquable, se dévoile comme brillant critique ; au point que tous les
articles qui vont suivre vont plus ou moins reprendre ses analyses, et la pièce est depuis
27
Elle fut éditée en 1968 sous le titre Dvě uši, Dvě svatby (« Deux oreilles, Deux mariages ») dans la revue
Divadlo.
28
Le directeur d’une école de province dessine au tableau noir le symbole du sexe féminin. Ce geste qu’il ne
peut avouer déclenchera tout un enchaînement d’événements qui l’entraîneront dans une spirale de chantage et
de pouvoir. D’autres motifs qui apparaissaient dans La Plaisanterie sont présents, tel celui de la vengeance par
l’étreinte physique, et Madame Rosa n’est pas sans rappeler le personnage d’Hélène.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
133
systématiquement présentée dans sa double dimension. Avant d’en faire un commentaire
critique, nous restituons le résumé de la pièce tel que le fit Kundera.
La pièce, qui se déroule au temps de l’occupation allemande, peut être perçue comme
l’histoire de Jiří, étudiant en architecture qui a fait autrefois partie d’une cellule de résistance
communiste à Prague. Après un interrogatoire par la Gestapo, il s’est retiré à l’abri au sein de
sa belle-famille dans une petite ville de province. Un beau matin, Věra, un membre de la
Résistance qui est aussi son ancienne maîtresse, vient se réfugier chez lui. Par la suite, pour
sauver Věra, Jiří est amené à tuer le concierge – un collaborateur local –, sachant parfaitement
que par ce geste il met en danger sa vie et celle de sa belle-famille. Alors qu’il est évident que
le corps va bientôt être découvert, il faut agir rapidement. Věra veut sauver Jiří et sa femme
coûte que coûte. Elle part la première et Jiří tente par tous les moyens de faire sortir Alena de
l’appartement. Poussée par ses parents, celle-ci s’oppose à son mari et décide capricieusement
de ne pas le suivre. Jiří ne peut que partir, laissant sa femme et ses beaux-parents à une mort
certaine. Mais cette même pièce peut être lue du point de vue de l’autre intrigue. Dans une
ville de province vivait la famille Krůta – le père, la mère et la fille, qui possédaient trois
trousseaux de clés. Jiří s’est marié avec la fille, Alena, et a perdu un des trousseaux. Pour
quatre personnes, il ne resta alors que deux trousseaux. Un beau matin, le téléphone sonne et
Jiří sort mystérieusement. La famille se rend compte que Jiří a emporté les deux jeux de clés
et qu’il l’a enfermée dans l’appartement. Cela est très grave, puisque le cours de ballet
d’Alena va commencer et qu’elle ne peut s’y rendre. Jiří revient au bout d’un moment, sans
pouvoir expliquer ce qu’il a fait et qui l’a appelé, prétendant qu’il a emporté les clés par
hasard. Mais personne ne le croit. Madame Krůta démontre que Jiří est maladivement jaloux
d’Alena et qu’il veut l’empêcher de faire carrière dans le ballet, c’est pourquoi il s’est fait
appeler au téléphone, sciemment il a enfermé sa femme afin qu’elle ne puisse se rendre à son
cours. Monsieur Krůta décide que Jiří doit rendre les deux trousseaux de clés, qui sont la
propriété des Krůta, le jeu qu’il détient ne lui a été que prêté. Mais Jiří ne veut pas rendre ces
clés, et le combat pour le droit de la famille Krůta est interrompu par la visite de Věra, une
amie d’université de Jiří. Les Krůta se décident à mener une attaque décisive dès que l’invitée
sera partie. Entre-temps Věra propose à Jiří de partir à la campagne chercher quelques
aliments, denrée rare durant la guerre. Elle part la première. Jiří veut qu’Alena parte avec eux,
il tente de la persuader mais Alena refuse car elle veut s’entraîner au ballet au moins chez elle.
Jiří est furieux, il veut l’entraîner de force mais les parents d’Alena, surtout sa mère qui se
jette devant la porte, interviennent et empêchent Alena de sortir avec Jiří. Celui-ci est
effondré. Il a perdu la bataille : il doit aller chercher les œufs tout seul. Et quand Monsieur
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
134
Krůta l’arrête devant la porte et lui redemande les clés, Jiří capitule définitivement et lui remet
le trousseau.
Ce double résumé, aussi brillant soit-il, nous renseigne davantage sur les intentions de
Kundera que sur ce que dit la pièce. « Ce que captent nos antennes de lecteur, ce sont moins
les intentions de l’auteur que l’intention de l’œuvre » (Jauss). Il est vrai que l’œuvre a des
liens intertextuels avec une pièce de Ionesco : Délires à deux. Mais la référence au théâtre de
l’absurde témoigne plutôt de la très grande fascination qu’exerça le théâtre de l’absurde, dont
on commençait à beaucoup parler au début des années soixante mais qui était encore mal
connu et compris. Ni les auteurs ni les chercheurs n’avaient pleinement accès à ce qui se
passait à l’Ouest. Kundera fait référence à Ionesco mais, selon nous, se trouvent dans cette
pièce des liens intertextuels bien plus importants avec l’œuvre de Sartre [voir éclairage :
Sartre et Kundera]. De fait, c’est le premier résumé qui s’impose à la lecture. En revanche, le
brillant double du résumé met au jour l’art de la composition de Kundera. Celui-ci relève de
l’esthétique du collage-montage, pour parler en termes cinématographiques, ou d’une
composition musicale contrapunctique, pour employer un terme musical que Kundera cite luimême :
« Les Propriétaires de clés ne sont ni un drame classique de l’Occupation ni un drame de
type inonesconien. Durant les cent minutes que dure la pièce, les deux histoires se
déroulent simultanément, ces deux drames contraires s’imbriquent l’un dans l’autre
comme deux roues dentées – ou mieux comme deux voix dans un canon, deux voix,
dont chacune a son indépendance mélodique, et en même temps forme avec l’autre
voix un tout ; chaque motif, chaque idée est successivement repris et transformé par
chaque voix, c’est-à-dire par les deux histoires ; cela veut dire que tous les motifs,
toutes les idées (le thème de la mission, le thème du jugement, etc.) sont dans la pièce
vérifiés des deux côtés ; du point de vue de la grandeur et du point de vue de la
petitesse, dans leur droiture et dans leur absurdité.29 »
La charge ironique contre les Krůta est trop forte et le geste de la fin face à l’histoire trop
sartrien pour que les deux voix soient mises sur un pied d’égalité. Cependant, la tension reste
sensible dans les hésitations de Jiří qui est acculé par l’enchaînement des évènements à choisir
29
« Majitele klíčů nejsou ani běžným okupačním dramatem ani dramatem ionescovského typu. Během těch sto
minut, co asi hra trvá, probíhají totiž zároveň oba děje, obě tato protichůdná dramata zapadají do sebe jako dvě
ozubená kolečka – anebo lépe: jako dva hlasy v dvojhlase fúze, dva hlasy, z nichž každý má svou melodickou
samostatnost, ale zároveň tvoří s druhým hlasem celek; jednotlivá myšlenková témata jsou postupně přebírána a
zpracovávána oběma hlasy, tj. oběma ději; to znamená, že všechna myšlenková témata (téma poslání, téma
soudu atd.) jsou ve hře vždycky ozřejmována ze dvou stran, v rovině velkosti i v rovině malosti, ve své pravosti i
ve své absurdnosti. »
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
135
le combat pour la Résistance. Ces hésitations sont exprimées par l’auteur et expérimentées par
le héros dans les quatre scènes de visions qui, sur le mode onirique et poétique, suspendent le
temps de l’action. En effet, chaque vision correspond à une stase réflexive qui précède la
décision que Jiří doit prendre et dont l’enjeu sont à chaque fois la vie et la mort : cacher ou ne
pas cacher Věra (Vision I, entre les scènes 4 et 5) ; tuer le concierge et mettre la famille Krůta
en danger ou ne pas le tuer et risquer la vie de Věra (Vision II entre les scènes 12 et 13) ; se
suicider ou non (Vision III entre les scènes 18 et 19) ; rester et mourir avec les Krůta ou
rejoindre la Résistance et se battre (Vision IV entre les scènes 19 et 20). De plus, des objets
ou des motifs apparaissant dans les scènes numérotées sont repris dans les scènes des visions.
Mais leur valeur change lorsque l’on passe du temps réaliste de l’action dramatique au temps
onirique et réflexif.
Ainsi construit, Les Propriétaires des clés est l’une des pièces les plus complexes du
répertoire tchèque d’alors, et seule Fin de Carnaval, de Josef Topol, développe à la même
époque autant de niveaux de lecture. Des rapprochements intertextuels pourraient être faits
aussi bien avec les tragédies antiques qu’avec la dramaturgie française, mais aussi avec les
canons du réalisme socialiste. Tout comme pour les pièces de la période précédente [voir
chapitre 2], le temps joue un grand rôle, il ne s’agit plus cependant d’une lutte contre le temps
pour battre des records de production, mais d’un temps porteur de mort et créateur de destin
individuel. Le temps de la pièce (une heure et demie) correspond exactement au temps de la
représentation. Les horloges que collectionnent Krůta et qui remplissent son salon indiquent le
temps qui passe et accentuent le caractère dramatique de la pièce. Elles remplissent le rôle du
memento mori. Cette omniprésence dramatique du temps est encore soulignée par les
didascalies qui donnent de nombreuses indications auditives. La pièce commence par le bruit
strident de trompettes et de tambours qui entre par la fenêtre dans la chambre de Jiří (symbole
du monde et de ses menaces), et se termine par les pendules qui sonnent 9 heures dans les
deux dernières scènes. Ce bruit se transforme dans la quatrième et dernière vision en sons de
cloches qui marquent le glas pour la famille Krůta et scelle le destin de Jiří. La chanson et la
danse d’Alena, provocante et sensuelle dans les scènes numérotées, se transforment en une
danse macabre dans la troisième vision. Le temps de la pièce reste téléologique comme dans
les pièces du réalisme socialiste, mais les scènes de visions viennent problématiser et
contredire ce temps linéaire. On retrouve dans cette pièce le masque réaliste-socialiste du
« Meneur ». Comme dans La Bande du fraiseur Karhan, la pièce comporte deux Meneurs :
Tony, chef de la cellule de résistants communistes qui n’apparaît que dans les scènes de
visions, et Jiří, ancien membre de cette cellule qui doute. Le personnage de Tony a toutes les
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
136
caractéristiques du Meneur des pièces réalistes-socialistes, il exhorte Jiří à prendre la bonne
décision. En revanche, le personnage de Jiří problématise et met en doute le rôle qui se
présente à lui. Au cours de la pièce, c’est un personnage qui évolue à mi-chemin entre le type
du « chuligán » et celui du « Meneur ». Finalement, il choisit d’être le « Meneur » mais cette
décision finale est douloureuse et porteuse de désespoir. À la lumière des canons du réalisme
socialiste, le trio amoureux dévoile l’inadéquation entre vie privée et engagement politique.
En effet, l’art de la structure de Milan Kundera est également sensible dans la construction
d’un trio amoureux digne des romans pastoraux : Věra aime Jiří, mais Jiří fuit Věra car il aime
Alena, Alena fuit Jiří car, enfermée dans un monde de miroirs, elle se préoccupe surtout de sa
propre personne. Tout comme la pièce a été écrite au tournant de deux époques bien
distinctes, Jiří se trouve entre deux décisions et deux femmes : Věra, « la Femme
indépendante » des pièces du réalisme socialiste, et Alena la « chuligán » des années soixante
qui ne pense qu’à plaire et à s’amuser. À ce moment, choisir et servir l’idéal révolutionnaire
n’apporte plus l’amour comme dans les pièces du réalisme socialiste, bien au contraire.
Les matériaux dont nous disposons pour reconstituer le spectacle sont nombreux et
variés. Rien que pour les six premiers mois du spectacle, on recense 31 articles parus dans les
divers journaux culturels de l’époque. Il s’agit de comptes rendus du spectacle dont le degré
d’analyse est le plus souvent assez développé : pratiquement tous les critiques et théoriciens
du théâtre se sont exprimés sur la mise en scène d’Otomar Krejča et la pièce de Milan
Kundera. Ces articles sont regroupés dans les archives du Théâtre national. En effet, comme
tous les spectacles créés au Théâtre national, Les Propriétaires des clés ont bénéficié d’un
archivage systématique. Un dossier complet est consultable dans les archives, il regroupe les
extraits de presse publiés sur le spectacle mais aussi les affiches, les programmes. On trouve
également dans les archives l’attestation du « premier prix du meilleur spectacle de théâtre »,
reçu en 1965 lors du concours artistique décrété par le gouvernement tchécoslovaque à
l’occasion du vingtième anniversaire de la libération par l’armée soviétique. Les
photographies officielles de Jaromír Svoboda ont également été archivées. En revanche, les
livres de mise en scène ou celui de l’intendance qui auraient pu nous fournir des détails n’ont
pas été conservés. Trois articles de fond sur la scénographie sont publiés dans la revue
scientifique Acta Scaenographica. Cette revue est une source très importante puisqu’elle a
l’avantage de décrire et d’analyser les spectacles en se focalisant sur les aspects techniques.
Les jugements sur les dimensions politiques des œuvres sont rarement présents, contrairement
au reste des supports écrits dont nous disposons. La revue Divadlo a publié sept articles, mais
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
137
ils ont davantage trait à la pièce qu’à sa mise en scène. Les articles Jaroslav Vostrý et Eva
Uhlířová analysent la pièce, les autres essayent de la replacer dans le contexte de la
production dramatique de l’époque. En 1964, l’Institut théâtral de Prague consacre à cette
mise en scène une publication entière, Milan Kundera – Les propriétaires des clés : Analyse
de la mise en scène du Théâtre national de Prague30. En réalité, il s’agit d’une juxtaposition
de textes du metteur en scène Otomar Krejča, du scénographe Josef Svoboda, de la
costumière Jindřiška Hirschová, le tout accompagné de croquis, de plans et de photographies.
Outre les informations intéressantes sur la manière dont les différents créateurs ont procédé
lors de la réalisation de ce spectacle, cette publication est surtout révélatrice de l’engouement
suscité par celui-ci. La pièce a été éditée en 1962 dans la collection « Divadlo » (collection de
livres de poche consacrée aux pièces de théâtre) avec la postface de Kundera dont nous avons
déjà parlé et, en supplément détachable, un livret signé de la main d’Otomar Krejča, dans
lequel le metteur en scène expose son travail de mise en scène. En 1965, les éditions
Československý spisovatel rééditent la pièce avec une importante annexe, divisée en sept
parties, qui regroupe un essai, l’interview de Kundera, des collages d’extraits d’articles de la
presse étrangère, etc. Cette quantité de matériaux peut servir d’indicateur de l’importance de
ce spectacle dans la culture théâtrale des années soixante. Enfin, nous avons interviewé Karel
Kraus et Otomar Krejča au sujet de cette œuvre et recueilli l’avis de personnes ayant vu le
spectacle et suivi les polémiques qu’il a suscitées.
La complexité et l’ingéniosité de la scénographie de Josef Svoboda fait écho à la
construction « architectonique » de l’œuvre de Kundera. On peut en fournir une
reconstruction très précise grâce aux articles d’Acta Scaenographica. Jiří Hilmer analyse la
scénographie et précise les écarts entre les choix de la scénographie-mise en scène et les
indications données par la pièce. Dans un second article, Josef Svoboda insiste sur la place
privilégiée qu’occupe ce spectacle dans l’évolution de sa conception de la scénographie. Pour
la première fois il a eu l’opportunité de réaliser dans toute sa mesure l’idée d’un « théâtre
cinétique ». En partant de la construction complexe de la pièce et du désir d’Otomar Krejča de
mettre en avant le jeu des acteurs, Svoboda a été amené à utiliser tous les moyens connus de
la cinétique scénique allant des procédés mécaniques aux procédés lumineux. Il s’agit d’un
exemple de synthèse entre scénographie architectonique et scénographie lumineuse. Selon
Svoboda il a enfin réussi à utiliser la technique au service de l’art sans que les effets
techniques ne soient ressentis comme artificiels, comme cela avait pu être le cas dans
30
Otomar Krejča, Josef Svoboda, Jindřiška Hirschová, Jaromír Svoboda, Milan Kundera - Majitelé
klíčů: Rozbor inscenace Národního divadla v Praze, Divadelní ústav, Prague, 1964.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
138
certaines réalisations antérieures. Enfin un troisième article, signé par les collaborateurs du
Laboratoire de scénographie de Svoboda, met l’accent sur les réalisations techniques, en
particulier sur le système d’éclairage créé spécialement pour Les Propriétaires des clés : les
rampes de lampes à basse tension. Cette invention fut d’une importance capitale, puisqu’il
s’agissait de la première ébauche de la fameuse « lampe svoboda », utilisée actuellement sur
toutes les scènes du monde. D’autres informations sont fournies par le texte de Svoboda et
Krejča et les croquis publiés dans l’ouvrage Milan Kundera – Les Propriétaires des clés :
Analyse de la mise en scène du Théâtre national de Prague, déjà cité. C’est à partir des
traductions de cette publication et d’Acta Scaenographica que le chercheur français Denis
Bablet reconstitua la scénographie dans son ouvrage Josef Svoboda31. Nous insistons ici sur
les traits dominants de cette scénographie, en ajoutant ce qui ne figure pas dans l’ouvrage de
Denis Bablet.
Contrairement au texte de Kundera qui commence sur la vision des deux chambres, le
spectacle débute par une sorte de prologue plastique et musical qui utilise les principes des
scènes de visions. La première chose que voit le spectateur est « la boîte noire et vide de la
scène » (Krejča). En effet, chose inhabituelle au Théâtre national, le rideau est levé avant
même que le spectacle ne commence et il ne sera jamais utilisé durant la pièce. L’intérieur de
la scène ainsi que le proscenium qui plonge dans la fosse d’orchestre sont recouverts de
velours noir absorbant la lumière. Alors que la lumière dans la salle s’éteint, « un motif
musical insidieux et pressant avertit le spectateur du début de la pièce et le sollicite pour une
certaine forme d’attention » (Krejča). Ainsi le public est-il amené à plonger son regard dans la
nuit neutre de la scène. Soudain le noir est découpé par un (selon la plupart des critiques) ou
deux (selon Krejča) rayons lumineux, obtenus par la projection de rayons sur un miroir carré
noir suspendu au-dessus de la scène. C’est donc une image scénique abstraite avec des
variations de formes géométriques qui est présentée au public pendant environ vingt secondes.
La salle s’assombrit encore alors que la musique retentit une seconde fois. Lorsqu’elle
résonne une troisième fois, un rideau de lumière (grâce à une herse de lampes à basse tension)
semble se fermer au niveau du cadre de la scène. Lorsque ce rideau lumineux s’écarte,
apparaissent sur scène les deux chambres de l’appartement des Krůta. L’espace de ces deux
chambres est créé grâce à deux podiums montés sur rails et pouvant se déplacer d’avant en
arrière de la scène sur douze mètres. Chaque podium possède des parois verticales claires qui
représentent les murs de fond des deux chambres: celui du salon et une partie de la chambre
31
Denis Bablet, Josef Svoboda, op. cit., p. 116-124.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
139
d’Alena et Jiří sont recouverts d’horloges que Krůta ne cesse de régler (symbole de son goût
maniaque pour l’ordre). Ces parois sont encadrées par des rideaux de fixation noirs qui, tels
l’objectif d’un appareil photographique, se referment ou s’ouvrent mécaniquement en
fonction de l’avancement des podiums. Ce dispositif permet des changements rapides entre
les scènes « réelles » et celles des visions. « La rapide diminution, puis la disparition à vue de
ces deux surfaces blanches progressivement camouflées par leur dispositif cache-écran créent
un effet d’optique, une perspective mobile qui donne l’impression que les plateaux fuient
beaucoup plus rapidement en gagnant une zone beaucoup plus éloignée qu’en fait »32. On
retrouve
dans
ce
fonctionnement
scénographique
des
éléments
éminemment
cinématographiques. Les déplacements des plateaux sont analogues à ceux d’une caméra,
selon Krejča leur déplacement a été réglé en suivant des motivations identiques au choix des
gros plans cinématographiques. Ainsi le scénographe et le metteur en scène réinvestissent-ils
à leur manière les principes de compositions complexes à l’œuvre dans le texte de Kundera.
Les déplacements sont précisément programmés et notés sur une sorte de partition
scénographique.
Pour les scènes des visions, Otomar Krejča souhaitait un « espace absolu » et c’est
l’idée d’une pyramide qui s’est progressivement imposée au tandem metteur en scènescénographe. On peut émettre l’hypothèse (qui n’est confirmée par aucun document) que
l’idée de cette pyramide est venue d’une référence plus ou moins consciente à « la pyramide à
œil solaire ». Selon les interprétations les plus courantes, ce symbole représentait pour les
Égyptiens la victoire, le force physique, la supériorité intellectuelle, et l’élévation spirituelle,
autant de qualités que Jiří va devoir trouver ou retrouver en lui au cours de la pièce. « L’œil
qui voit tout » est celui du dieu solaire Horus, cette faculté est semblable à celle de Tony qui
se pose en examinateur de la conscience de Jiří. Par ailleurs, « la pyramide à œil solaire » est
un exemple bien connu du symbolisme maçonnique, ce qui a encore pu jouer un rôle dans le
choix de cette forme, surtout lorsqu’on sait que Svoboda venait de réaliser la scénographie de
La Flûte enchantée33. L’aspect onirique des scènes de visions est encore souligné par la
diffusion d’une lumière bleue qui modifie les couleurs, évitant aux acteurs d’inutiles
changements de costumes.
La complexité à la fois du texte de Kundera et de la scénographie lançait un véritable
défi aux acteurs et à leur metteur en scène. Parmi ces difficultés, citons la nécessité de jouer
32
Ibidem.
S’agissait-il d’un message codé ou seulement d’une référence esthétique ? Difficile à déterminer, selon les
informations données par les Tchèques à X. Galmiche, la franc-maçonnerie était très présente dans les milieux
de la scénographie sous communisme.
33
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
140
de manière naturelle sur des espaces en constant déplacement. Une attention particulière était
requise pour la réalisation des dialogues simultanés dont l’agencement, comme dans le
collage-montage, créait une troisième réalité, un « super-dialogue » (Krejča). Le but de Krejča
était de n’avoir sur scène que ce qui était absolument nécessaire et porteur de sens afin
d’atteindre l’économie et la précision du « drame-démonstration » de Kundera. Aussi les
déplacements étaient-ils réduits au minimum nécessaire, de même que les accessoires. Les
performances des acteurs ont été saluées sans l’ombre d’une réserve par l’ensemble des
critiques. Pour beaucoup cette mise en scène adoucissait la composition cartésienne du texte
dramatique et donnait vie à des personnages considérés souvent comme trop schématiques. Le
jugement positif porté sur les choix de mise en scène et des performances des acteurs fut
encore renforcé par la comparaison avec d’autres mises en scène des Propriétaires des clés (la
pièce à été montée dans quinze théâtres différents à travers le pays durant la saison 1962-63).
Le plus important critique de l’époque, Sergej Machonin, excellait dans l’art somme toute
difficile de décrire le jeu des acteurs. Les remarques qu’il fit trois semaines après la première
sur les acteurs nous permettent de prendre la mesure du travail accompli.
« Ce qui était encore trop stylisé lors de la seconde représentation a atteint en l’espace
de dix jours sa juste mesure. Comme par exemple les poses théâtralisées de Waleská
(…). Je me souviens comme elle étend les bras telle Niobé pleine de douleurs audessus de Věra qui vient de s’évanouir et termine ce geste par un mouvement des
mains faux et théâtral et un claquement de doigts autoritaire, ou comme elle effectue
devant la glace toute une cérémonie, comme elle étire son petit pied dans un soulier
rose avec un pompon lorsqu’elle est assise dans le fauteuil. Ou comme TomašováAlena prend sans cesse soin de son corps comme s’il s’agissait d’un bien précieux,
combien de fois elle retourne à son décolleté, aux plis de sa robe couleur pistache et à
ses cheveux, comment à de beaux et élégants mouvements de danse elle associe des
éclats de colère grossiers et une arrogance impolie et naïve dans son intonation et sa
diction. Il faudrait tout un essai pour analyser la performance de Filipovský dans le
rôle du concierge crapuleux, insidieux, arrogant et en même temps servile ; de même
pour la performance suprême de Nedbal dans le rôle de Krůta, alliant à une large
palette des tics d’un officier sokol une autosatisfaction dans les moindres
mouvements et gestes. (…) Holišová a accompli un grand travail pour Kundera : Elle
a façonné tout un destin à partir d’un personnage sobre et, à mon sens, inutilement
pauvre. Dans son regard, dans son inquiétude, dans une attention sans cesse tendue
vers un ailleurs et en même temps dans l’humilité de ses mouvements et de ses
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
141
réflexes vit en elle un univers viril, l’univers de la Révolution, en elle vit l’Histoire
avançant irrépressiblement.34 »
Pour ses qualités esthétiques, le spectacle fut salué par la critique, mais la pièce a également
déclenché une vaste polémique. Les Propriétaires des clés, une pièce « anti-humaniste », une
pièce anti-tchèque ? Telles furent les questions qui furent soulevées. On a reproché à Kundera
d’avoir condamné à mort la famille Krůta et, surtout, Alena sans leur donner la possibilité de
prendre conscience de la réalité et de faire un choix en fonction de celle-ci. On peut suivre
dans la presse cette polémique et notamment dans les Literární noviny (Gazette littéraire), le
plus influent journal de l’époque35. Dans l’article de Sergej Machonin daté du 19 mai 1962,
deux paragraphes (environ 1/5 du texte) sont consacrés aux problèmes rencontrés au moment
du dénouement de la pièce :
« Et à ce moment-là il arrive quelque chose d’étrange au lecteur de la pièce et, dans
une moindre mesure, au spectateur dans la salle. Bien qu’il ait jusque-là suivi l’auteur
comme un allié marchant à ses côtés dans la dénonciation des propriétaires des clés
et la douloureuse quête de Jiří, c’est-à-dire dans l’ouverture et le développement du
conflit, soudain il refuse de suivre sa solution. À la logique philosophique de
Kundera s’oppose soudain la logique humaine qui ne peut pas accepter le sacrifice
d’Alena (…), un être trop jeune, trop peu formé pour être le symbole d’une
déshumanisation définitive comme le sont dans la pièce Krůta et Krůtová (…). Son
geste n’est pas acceptable, la pièce n’apporte pas une réelle catharsis, même si
Kundera la construit artificiellement dans la dernière vision surchargée de symboles
en ajoutant après coup une sorte de repentance quasi biblique. Je suis persuadé
qu’avec ce dénouement, la pièce a reçu une sérieuse encoche morale qui brouille en
beaucoup toute la démonstration intellectuelle qui précède et je suis persuadé que le
personnage de Jiří a échappé à son auteur contre sa propre logique et contre la
34
Sergej Machonin, « Majtelé klíčů », Literární noviny, 19.05.1962.
Ibid., « Co bylo ještě na druhé repríze trochu přestylizované, nabylo v rozmezí deseti dnů přesné míry. Třeba
ta teatrální sošnost (…), jak ji hraje skvěle Waleská (…) Vzpomínám, jak vztáhne ruce jako Niobé v žalu nad
omdlévající Věrou, aby to gesto dokončila falešným teatrálním pohybem zápěstí a paničkovským lusknutím
prstů, nebo jak koná obřad před zrcadlem, jak táhne nožku v růžovém střevíčku s bambulkou, když sedí v křesle.
Nebo jak se Tomášová - Alena chová k tělu neustále jako kdrahocennému majetku, kolika pohyby se vrací k
výstřihu, k záhybům na pistáciových šatech a k vlasům, jak spojuje krásné, elegantní baletní pohyby s
přisprostlými výbuchy hněvu a neomalené naivní drzosti v intonaci a v dikci. Na celou studii stačí Filipovského
výkon v hulválském, plíživé sprostém a zároveň servilním domovníkovi stejně jako Nedbalův vrcholný výkon v
postavě Krůty, spojující sokolsko-důstojnickou štram manýru se sebezbožněním v každém pohybu a gestu. (…)
Holišová vykonala velkou práci pro Kunderu: Z úsporně a myslím zbytečně chudě napsané postavy vytvořila
celý osud. V očích, v neklidu, v pozornosti upjaté neustále někam jinam a zároveň v kázni pohybů a v postřehu v
ní žije na jevišti svět mužnosti, svět revoluce, žijí v ní postupující a nezadržitelné dějiny. »
35
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
142
logique de l’humanisme socialiste qui lutte jusqu’au bout pour chaque valeur
humaine.36 »
La semaine suivante, toujours dans les Literární noviny, Dušan Pokorný radicalise ce
raisonnement et se déclare en désaccord avec Milan Kundera quant à la philosophie de sa
pièce. Il reproche à Kundera, d’une part, son schématisme et le fait qu’il ait incarné l’esprit
« petit-bourgeois » dans les personnages caricaturaux de la famille Krůta au lieu
« d’introduire sur scène des êtres véritables que l’on peut aimer ou haïr » et de les montrer en
lutte avec les survivances de l’esprit « petit-bourgeois ». « Car à notre époque, notre
problème n’est pas le petit-bourgeois à l’état pur, mais au contraire le danger de son
omniprésence diffuse »37. D’autre part, l’attitude du personnage de Jiří vis-à-vis des Krůta est
selon Pokorný « anti-humaniste ». En n’informant pas les Krůta de la mort du concierge et du
danger qu’ils courent, Jiří leur ôte toute possibilité de montrer leur véritable caractère quel
qu’il soit. La semaine suivante, c’est au tour du critique et théoricien Jaroslav Vostrý de
prendre la parole dans les Literární noviny, cette fois pour défendre la pièce de Kundera38. Il
rétorque à Dušan Pokorný qu’il est impossible de fonder un jugement sur la seule appréciation
de la « résolution » de l’intrigue. Il remarque que Jiří ne dispose pas d’une réelle liberté, il
n’est pas le sujet mais l’objet de la situation. Les Divadelní noviny (Journal théâtral) publient
un article intitulé « L’Humanisme contre l’humanisme », signé de Blažíček39. Celui-ci
polémique lui aussi avec Dušan Pokorný, en plaçant le débat au niveau de la littérature et des
représentations imaginaires tchèques : alors que la littérature mondiale a créé quantité de
« cruels portraits du pernicieux esprit petit-bourgeois », en commençant par Madame Bovary,
la littérature tchèque se complaît dans une compréhension indulgente pour ce caractère. Selon
ce critique, les personnages classiques de ce genre dans la littérature tchèque sont le père
Kondelík40 ou Monsieur Brouček41. Même le brave soldat Švejk, le héros tchèque par
36
Ibid., « V této chvíli se děje čtenáři hry a o něco méně i divákovi na představení zvláštní věc. Přestože šel
s autorem celou dobu, jako spojenec v obžalobě majitele klíčů i v bolestném sebenacházení Jiřího, tedy
v otevření a rozvinutí konfliktu, vzpírá se náhle jeho řešení. Kunderově logice v oblastí filosofické se náhlé
v člověku postaví logika lidská, která nemůže přijmout obětovaní Aleny, (…) člověka příliš nehotového, příliš
málo se ještě hodícího za symbol definitivního odlidštění, jaké představuje ve hře Krůta a Krůtová. (…)
Jeho čin nelze přijmout, hra nemá skutečnou katarzi, i když ji Kundera uměle konstruuje v poslední
přesymbolizované vizi, jakousi dodatečnou, skoro biblickou kajícností. Jsem přesvědčen, že hra dostala tímto
řešením vážnou myšlenkovou trhlinu, jež narušuje v mnohém celou předcházející myšlenkovou konstrukci, a
postava Jiřího že se vyvinula z autorovy vůle proti své vlastní logice a proti logice socialistického humanismu,
zápasícího vždycky až do konce o každou lidskou hodnotu. »
37
Dušan Pokorný, « Klíče od jiných dveří », Literární noviny, 26.05.1962.
38
Jaroslav Vostrý, « Potíže s klíči », Literární noviny, 2.06.1962.
39
Blažíček, Humanismus proti humanismu, Divadelní noviny, 4.07.1962.
40
Monsieur Kondelík est le personnage du roman d’Ignát Herrmann Monsieur Kondelík et son futur gendre
(Otec Kondelík a ženich Vejvara), 1906. Il dépeint, avec une ironie légère, la vie des petits-bourgeois de Prague.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
143
excellence, n’est autre, selon Blažíček, qu’une incarnation de cet esprit. Kundera a eu le
courage de s’opposer à cette tradition et de ne pas flatter « le père Kondelík en chaque
spectateur ». Le critique oppose l’humanisme de Kundera, c’est-à-dire celui de l’engagement,
à celui de Pokorný qui est, selon lui, un humanisme profondément enraciné dans le contexte
local, capable de plaindre mais non pas de passer à l’action.
Ces quatre articles sont un écho des débats d’idées suscités par la pièce. D’après les
témoignages oraux que nous avons recueillis, cette polémique semble avoir véritablement
secoué le monde culturel, elle reste présente dans les mémoires encore aujourd’hui. Ces
débats nous interpellent tant au niveau esthétique qu’éthique. En effet, cette « inhumanité » du
dénouement qui semble avoir choqué les contemporains n’a pas paru évidente à l’auteur de
cette thèse, ni lors de la première lecture de la pièce ni lors d’une réflexion plus approfondie
sur l’œuvre de Milan Kundera. Par ailleurs, nous avons pu être étonnée que l’élite
intellectuelle, dont les critiques Machonin et Pokorný font partie, analyse et jugent les
comportements des personnages à l’aune de l’action humaine alors que – dans notre vision de
l’œuvre – il s’agit d’êtres de papier. Une approche contextuelle s’impose donc. En remettant
les choses dans le contexte de la Tchécoslovaquie d’alors, ce type d’approche apparaît comme
caractéristique de la critique marxiste, pour laquelle il ne peut y avoir d’autonomie de l’art,
l’œuvre étant considérée comme le reflet de la vie. Depuis la refonte du système théâtral en
1948, la rôle de la critique a été clairement délimité : elle était encouragée à émettre
suggestions et corrections, son rôle était d’évaluer les œuvres artistiques en fonction des
principes marxistes. Pour beaucoup, cette conception reste valable durant les années soixante.
Les critiques de Machonin et Pokorný s’inscrivent donc parfaitement dans leur époque en
même temps que l’article de Blažíček reflète la co-existence d’une autre conception de la
critique. De même, l’œuvre de Kundera provoque un « écart » du point de vue idéologique
mais surtout du point de vue formel ; cet écart est assez grand pour provoquer la polémique
mais pas assez pour que l’œuvre mette en danger les représentations dominantes. Dans la
postface de l’édition Orbis des Propriétaires des clés, Milan Kundera, d’une part, démontre
comment, dans l’économie de la fiction dramatique, son personnage ne peut dire la vérité,
d’autre part, et surtout, il défend l’autonomie du créateur.
« Si les Krůta avaient connu la situation réelle, la pièce serait devenue une histoire
banale sur les caractères humains durant l’Occupation et elle aurait cessé d’être ce
41
Monsieur Brouček, petit-bourgeois pragois, est le personnage central de quatre recueils de récits parus entre
1888 et 1892. Son auteur, Svatopluk Čech, fait à travers ce personnage la satire de la pusillanimité de la société
tchèque de son époque.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
144
qu’elle est : un mythe sur la petitesse humaine qui s’est mise est en marche et qui
tente d’entraîner tous ceux qui croisent son chemin dans son terrible combat pour le
Rien et en même temps un mythe de l’inévitable destruction de ces soldats de la
petitesse, qui vivent dans une illusion, ne voyant que ce qui est près, et qui finalement
meurent ne sachant pourquoi, écrasés par une chaussure et ignorant qui la chausse.42 »
Il répond lapidairement à ses détracteurs en égratignant au passage le raisonnement sur la
prétendue inhumanité de l’auteur :
« De toute évidence certains seraient capables de traîner Shakespeare devant un
tribunal parce qu’il a laissé mourir l’innocente Ophélie. Ou bien ils croient que
l’auteur donne la vie ou la mort à la fin de sa pièce en fonction des mérites comme
un instituteur à la fin de l’année scolaire.43 »
(Ironie de l’histoire : ce débat sur les rapports entre l’art et la réalité a ressurgi en 2008 mais
en sens inverse. En effet, selon une enquête menée par l’Institut des régimes totalitaires et
publié dans le magazine Respekt44, Milan Kundera aurait dénoncé en 1949 à la police un
jeune homme en mission de contre-espionnage en Tchécoslovaquie. Celui-ci fut condamné à
purger une lourde peine de dix-sept ans dans des camps de travaux forcés. Cette information
sur « la délation » de Milan Kundera a déclenché un raz de marée dans la presse et beaucoup
de critiques se sont mis à chercher dans l’œuvre de Milan Kundera et notamment dans Les
Propriétaires des clés la preuve de sa culpabilité.)
Le point nodal des articles de presse cités et de l’œuvre de Milan Kundera est la notion
de « maloměšťáctví » que nous traduisons par « esprit petit-bourgeois ». Cette notion mérite
d’être explicitée car elle fut un topos non seulement du programme du Théâtre national de
Prague mais aussi de la plupart des œuvres de la fin des années cinquante et du tournant des
années soixante45 .Cette notion est polysémique, elle recoupe plusieurs significations qui sont
plus où moins mises en avant selon les artistes ou les critiques. Dans son sens le plus large, le
terme « petit-bourgeois » désigne tout être emmuré dans ses certitudes, dans son confort
42
Milan Kundera, Majitelé Klíčů, Orbis, Prague, 1962, p. 86-87. « Kdyby Krůtovi poznali skutečnou situaci, hra
by se stala běžným příběhem o prověrce lidských charakterů za okupace a přestala by být tím, čím je: mýtem o
lidské malosti, která se dala na pochod a každého, kdo se jí namane do cesty, se snaží uchvátit a uvláčet ve svém
strašném boji o nic - a zároveň mýtem o nutné zkáze těchto vojáků malosti, kteří - žijíce v sebeklamu, „vidíce
pouze do blízka“ zmírají nakonec vždycky nevědouce proč, zašlápnuti botou o níž ani nevědí, na čí noze byla
obuta. »
43
Ibid., p. 86. « Někteří lidé by byli patrně s to pohnat Shakespeara před soudu, že nechal umřít nevinnou Ofélii.
Anebo se domnívají, že smrt či život udílí autor na konci hry podle zásluh jako učitel známky na konci školniho
roku. »
44
Adam Hradílek, « Udání Milana Kundery », Respekt, n° 42, 2008.
45
On la retrouve également dans les films de la Nouvelle Vague du cinéma tchécoslovaque. Les leçons de
morale du père dans L’As de pique de Miloš Forman rappellent celles de Krůta.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
145
intellectuel et moral et qui, par peur ou par incapacité, n’a pas accès à une existence
authentique, c’est un être qui a peur de l’Autre. Dans Un dimanche d’août de Hrubín, la
métaphore des « petites murailles » renvoie à ce phénomène. Le second sens se confond avec
la représentation du « petit tchèque », dont les origines littéraires remontent au Biedermeier,
l’esprit petit-bourgeois se caractérisant alors par le goût de l’ordre et l’attachement au chezsoi national et individuel. Le Cornemuseur de Krejča problématise cette représentation. Dans
une acception plus politique, l’esprit « petit-bourgeois » caractérise la mentalité de l’avant1948. Cependant, à partir de la seconde moitié des années cinquante, l’esprit petit-bourgeois
renvoie davantage à la chute des idéaux communistes qu’aux ennemis de classe46, il
stigmatise un nouveau conformisme social. Le Combat avec l’ange de Pavlíček dénonce cette
acception–là, et c’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre la critique de Pokorný qui parle
de « l’omniprésence diffuse du petit-bourgeois à l’époque contemporaine ». Dans les œuvres
littéraires, les personnages de ce type se servent de grands discours politiques et moraux
comme d’alibi ou de paravent masquant des actions dont le seul but est leur confort personnel.
Il s’agit le plus souvent d’hommes d’âge mur, ce sont en général des pères confrontés à des
enfants « chuligán ». Dans les mises en scène d’Otomar Krejča, ce personnage était
systématiquement joué par l’acteur M. Nedbal, tandis que les représentants des « chuligán »
étaient joués par les acteurs Jiří Tříska ou Luděk Munzar47. Ce balayage de la notion de
« petit-bourgeois » et de sa représentation sur les scènes tchèques nous permet de saisir
« l’écart » entre le théâtre du début des années soixante et celui de la période précédente. Il
reprend la notion de « personnage type » mais celui-ci n’est plus porteur des mêmes valeurs.
En situant sa pièce dans le passé, en élevant la représentation du « petit-bourgeois » au niveau
du concept voire du mythe, Milan Kundera résume et embrasse la plupart de ces acceptions en
une seule pièce.
Enfin, pour comprendre la réception du public et cette accusation « d’inhumanité », il
importe là encore de se situer dans le contexte de l’époque. Que pouvaient avoir à l’esprit les
spectateurs venus voir Les Propriétaires des clés au Théâtre national en 1962 ? Se déroulant
au temps de l’Occupation, la pièce ne pouvait que faire ressurgir la question du bien-fondé du
pacifisme du pays en 1938 et celle de la Résistance (à laquelle les communistes avaient
grandement participé). Fallait-il où non prendre les armes au risque de voir la nation détruite
46
Parfois, il s’agit aussi de grands « bâtisseurs » du communisme, de « Meneurs » qui sont fatigués et blasés.
Une autre variante est le « bâtisseur » devenu un monstre, mais ils ne rentrent plus alors dans la catégorie des
« petits-bourgeois ». Sa représentation a trait avec la critique du culte de la personnalité de Staline.
47
Enfin, au cours des années soixante, malgré un contexte économique autrement moins favorable qu’en Europe
de l’Ouest, on retrouve dans certaines œuvres une stigmatisation de l’esprit petit-bourgeois comme désir de
consommation, la référence à la politique s’estompe alors.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
146
et les innocents condamnés ? Les spectateurs de l’époque devaient se souvenir des actes de la
Résistance sanctionnés par des exécutions arbitraires et par l’immolation de villages entiers48.
Par ailleurs, Les Propriétaires des clés sont joués quatre ans après la publication des Lâches
de Josef Švorecký, roman qui fit scandale en portant un regard non héroïque sur les premiers
jours de la libération. Ce fut la première œuvre à prendre le contre-pied d’une littérature
portant aux nues la résistance tchèque face à l’occupant allemand. Or cette absence
d’héroïsme se retrouve dans le portrait au vitriol du concierge collaborateur et de la famille
Krůta, mais aussi dans les hésitations de Jiří. Là encore, l’œuvre de Kundera marque une
charnière : ce thème, encore tabou à la fin des années cinquante (Josef Švorecký fut interdit de
publication durant cinq ans), devint un topos des années soixante. Il fut repris par les cinéastes
qui furent d’ailleurs les élèves de Milan Kundera, notamment par Jiří de Menzel dans Trains
étroitement surveillés d’après une nouvelle de Bohumil Hrabal. En même temps, les critiques
se rendant au Théâtre national savaient que Krejča avait entrepris depuis 1956 un programme
sur la « sensibilité de la vie contemporaine » et la question qui hantait les esprits était celle
des déformations du régime. En 1948, le pays s’était clairement engagé dans l’Histoire mais
au prix du sang ; depuis la découverte des crimes de Staline, dénoncés par le XXe Congrès du
PCUS, l’ère du doute avait commencé. Ce sont probablement aussi ses interrogations qui
faisaient surface dans les débats sur l’inhumanité. Les débats autour de l’interprétation de sa
pièce s’inscrivent et closent une vague de polémique déclenchée par le roman psychologique
Jdi za zeleným světlem (« Va vers la lumière verte ») d’Edvard Valenta, publié dès 1956. Au
niveau thématique et formel, il existe beaucoup de traits similaires entre les deux œuvres.
Dans les deux cas, la subjectivité d’un intellectuel dans la situation de la Seconde Guerre
mondiale dévoile et problématise la sitation de l’homme contemporain dans le monde
socialiste. En ce sens, Les Propriétaires des clés est la dernière grande pièce à interroger
l’éthique et la société communiste.
Passé-Présent
Dans l’histoire du Théâtre national de Prague, Otomar Krejča a réussi une chose rare :
il a créé une « ère ». En ce sens, sa direction n’a jamais été égalée depuis. Il en est de même
du le travail de Kraus. Après la révolution de velours, Josef Kovalčuk, Dramaturg et directeur
artistique du théâtre (1997-2002), tenta de recréer un « atelier dramaturgique » et de susciter
de nouvelles pièces comme l’avait fait Karel Kraus dans les années soixante. Si de nombreux
48
En représailles de l’attentat du 27 mai 1942 contre Reinhard Heydrich, chef du Protectorat de BohêmeMoravie, le village de Lidice, à l’ouest de Prague, est rasé par les nazis et sa population massacrée.
Chapitre 4 : « Une chance » : Otomar Krejča à la tête du Théâtre national de Prague
147
auteurs contemporains, confirmés ou débutants, eurent l’occasion d’être mis en scène, cette
expérience s’est soldée par un relatif échec.
Éclairage :
Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
Intertextualité et jeu de « cache-cache » avec la critique
Dans les années soixante, Milan Kundera, professeur de littérature à l’École nationale
de cinéma (FAMU), auteur d’un essai remarqué sur le romancier Vančura, était considéré
comme un grand connaisseur de la littérature mondiale. Il fait partie de ceux qui s’opposèrent
farouchement à l’isolement culturel du pays. Ainsi, dans une interview accordée à Vojtěch
Jestřáb, il déclara:
« Je ne peux (…) adhérer au fait que l’on se familiarise avec les œuvres
philosophiques et artistiques les plus actuelles si partiellement et avec un tel retard.
Parce qu’à cause de cela, l’auteur tchèque n’a pas les moyens de prendre position par
rapport à tout ce qui est essentiel dans la pensée mondiale de son temps et il n’atteint
qu’au prix de grands efforts le niveau de dialogue (ou de polémique) que les œuvres
mondiales mènent entre elles.1 »
Cette interview, intitulée « À propos du drame, et cætera », fut réalisée au moment où le
Théâtre national de Prague donnait la première pièce de Kundera, Les Propriétaires des clés.
La pièce fut un grand évenement dans la culture théâtrale tchèque, mais elle fut aussi le
premier succès international de Milan Kundera. Quelques rares critiques, tel Vojtěch Jestřáb,
remarquèrent que le succès international de cette pièce était également dû à sa proximité
formelle avec la littérature mondiale. Cependant, ils mirent surtout en avant le rapport avec
Ionesco, suivant en cela les pistes d’interprétation que Kundera avait lui-même formulées. En
effet, dans la postface à l’édition de sa pièce, il donna deux résumés différents des
Propriétaires des clés : selon lui, « la première histoire ressemble aux histoires habituelles des
pièces sur l’Occupation », tandis que la seconde rappelle de loin les anti-drames ou pseudodrames de Ionesco ».
Selon nous, ce renvoi au dramaturge franco-roumain en cache un autre que Kundera
ne cite jamais : Jean-Paul Sartre. En nous appuyant aussi bien sur les textes que sur le
paratexte, nous allons essayer de montrer comment Les Propriétaires des clés reprennent à la
1
Entretien avec Vojtěch Jestřáb, « O dramatu a tak dále », Kultura, n° 48, 29.11.1962, p. 1. « Nemohu (…)
souhlasit s tím, abychom se seznamovali s nejsoučasnějšími filosofickými a uměleckými díly světa tak kuse, s
takovým zpožděním. To potom totiž vede k tomu, že náš autor nemá dost možností zaujímat vztah ke všemu
podstatnému, co si svět jeho doby myslí, a že se jen s velkými obtížemi dostává na úroveň rozhovoru (či sporu),
jenž spolu vedou umělecká díla světa. »
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
149
lettre la conception sartrienne du « théâtre de situations » et du « théâtre de mythes ». Il existe
de plus des liens thématiques et philosophiques importants entre les deux auteurs. En dernier
ressort, nous nous interrogerons sur la nature de ces liens intertextuels.
Dans un texte court mais capital, « Pour un théâtre de situations », paru dans La Rue,
n° 12, en 1947, Sartre a condensé sa conception du théâtre. S’opposant au « théâtre
psychologique, celui d’Euripide, celui de Voltaire et de Crébillon fils », il appelle de ses vœux
le retour à « la grande tragédie, celle d’Eschyle et de Sophocle, celle de Corneille », qui « a
pour ressort principal la liberté humaine » et dont l’aliment central n’est pas le caractère mais
la situation.
« Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est un caractère en train de se
faire, le moment du choix, de la libre décision qui engage une morale et toute une vie.
La situation est un appel ; elle nous cerne ; elle nous propose des solutions, à nous de
décider. Et pour que la décision soit profondément humaine, pour qu’elle mette en
jeu la totalité de l’homme, à chaque fois il faut porter sur scène des situations-limites,
c’est-à-dire qui présentent des alternatives dont la mort est l’un des termes. (…)
Plongez des hommes dans ces situations universelles et extrêmes qui ne leur laissent
qu’un couple d’issues, faites qu’en choisissant l’issue ils se choisissent eux-mêmes :
vous avez gagné, la pièce est bonne.2 »
Chaque époque, selon Sartre, saisit la condition humaine et les énigmes qui sont proposées à
sa liberté à travers des situations particulières. Si le dilemme d’Antigone entre la morale de la
cité et la morale de la famille n’a guère de sens au XXe siècle, d’autres problèmes se posent à
l’homme contemporain : « celui de la fin et des moyens, de la légitimité de la violence, celui
des conséquences de l’action, celui des rapports de la personne avec la collectivité, de
l’entreprise individuelle avec les constantes historiques, cent autres encore »3. Dès lors la
tâche du dramaturge est de choisir parmi ces situations limites celles qui expriment le mieux
ses préoccupations et de les présenter au public comme des questions qui se posent à certaines
libertés. Milan Kundera semble avoir retenu cette leçon. Sa pièce se déroule en vingt et une
scènes simplement numérotées, auxquelles viennent s’ajouter quatre scènes intitulées
« Vision ». Ces quatre scènes de visions (ou pour être plus précis les quatre dilemmes dans
lesquels elles s’originent) révèlent nettement l’influence de Jean-Paul Sartre. Dans la postface,
Kundera les décrit en ces termes :
2
3
Jean-Paul Sartre, « Pour un théâtre de situations », Un théâtre de situations, Gallimard, Paris, 1973, p. 20.
Ibidem, p. 21.
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
150
« Durant la pièce, à quatre reprises, Jiří doit prendre une décision très rapidement. La
seconde de réflexion se projette à chaque fois dans une espèce d’image onirique, de
récit rêvé, que j’ai nommée, faute de mieux, vision. (…)
Les visions sont la projection poétique d’un moment crucial du drame et tout est lié à
ce moment afin que le dilemme dans lequel se trouve Jiří à ce moment précis soit
analysé de tous les points de vue éthiques possibles. 4 »
En effet, chaque vision correspond à une décision que Jiří doit prendre et dont l’enjeu est à
chaque fois la vie ou la mort : cacher ou ne pas cacher Věra ? (Vision I) ; tuer le concierge et
mettre la famille Krůta en danger ou ne pas le tuer et risquer la vie de Věra ? (Vision II) ; se
suicider ou rester en vie ? (Vision III) ; demeurer et mourir avec les Krůta ou rejoindre la
résistance ? (Vision IV). Ces dilemmes correspondent donc exactement à la définition que
Sartre donne des situations limites.
La conception d’un « théâtre de mythe » est un second élément dévoilant l’impact des
théories du dramaturge français. De manière discrète, le mythe est convoqué dans les deux
textes que Milan Kundera a écrits avant et après la mise en scène des Propriétaires des clés et
qui forment une sorte de cadre théorique. La pièce est parue, avant même sa création, dans la
revue Divadlo en novembre 1961. L’auteur introduit sa pièce par un court texte se terminant
par ces mots :
« Je pourrais seulement dire que cette pièce sur l’Occupation n’est pas une pièce
historique racontant l’Occupation. Je ne l’aurais pas écrite si je n’avais pas trouvé
dans son histoire quelque chose comme un mythe vivant et réel.5 »
Puis Kundera a développé cette idée dans l’épilogue de l’édition en livre (Orbis 1962) : il
précise qu’il s’agit de mettre en scène « le mythe de la petitesse » et « le mythe de la
grandeur ». Venant de Milan Kundera, réputé pour ses grandes capacités d’analyse littéraire,
ces expressions paraissaient assez floues. D’ailleurs, il semblerait que nul à l’époque n’ait
compris exactement ce à quoi Kundera faisait référence. Ainsi Otomar Krejča observa-t-il,
dans le programme du spectacle, qu’« il est difficile d’expliquer par quelques phrases quel est
ce mythe toujours vivant et réel avec lequel Kundera fait son entrée dans la littérature
4
Milan Kundera, Majitelé klíčů, Orbis, Prague, 1962, p. 88. « Během hry se musí Jiří čtyřikrát rychle
rozhodnout. Vteřina rozhodování se promítne vždy do jakéhosi snového vidění, snového příběhu, který jsem z
nedostatku lepšího názvu pojmenoval vize. (…)Vize jsou básnickým odrazem konkrétního uzlového bodu
dramatu a vše se v nich k tomuto bodu přísně váže, aby dilema, v němž Jiří právě stojí, co nejvšestranněji eticky
analyzovaly. »
5
Milan Kundera, « Majitelé klíčů », Divadlo, novembre 1961, supplément, p. 1. « Snad bych mohl říci jen to, že
tato hra z okupace není historickou hrou o okupaci a že bych ji nebyl napsal, kdybych v jejím příběhu
nespatřoval cosi jako mýtus, který je živý a platí. »
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
151
dramatique »6. Dans une analyse récente, Eva Stehlíková a montré les échos des tragédies
antiques dans cette pièce7. Mais à notre avis, la relation avec les auteurs de l’Antiquité est
secondaire, car Kundera ne s’en inspire pas directement mais par le biais des dramaturges
contemporains français. En effet, Jean-Paul Sartre, mais aussi Jean Anouilh, Jean Giraudoux,
Jean Cocteau se sont distingués par leur relecture des tragédies grecques. S’il appelle de ses
vœux un théâtre de situations, Sartre se prononce également pour la création de mythes
modernes. C’est ainsi qu’il présenta la dramaturgie française aux États-Unis lors de ses
conférences et dans l’article « Forgers of Myths : the Young Playwrights of France », paru
pour la première fois en 1946 dans la revue américaine Theatre Arts :
« Pourtant, si nous rejetons le théâtre de symboles, nous voulons cependant que le
nôtre soit un théâtre de mythes ; nous voulons tenter de montrer au public les grands
mythes de la mort, de l’exil, de l’amour.8 »
Cette conception a des répercussions sur la structure des pièces que Sartre énuméra dans ce
même article et que l’on retrouve également dans la pièce de Milan Kundera. Selon Sartre, les
nouvelles pièces nées à Paris durant l’Occupation et au lendemain de la guerre relèvent d’un
théâtre austère, moral, mythique et rituel d’aspect. Il s’agit de « drames brefs et violents,
parfois réduits aux dimensions d’un seul long acte, des drames entièrement centrés sur un
événement », « comportant peu de personnages qui ne sont pas présentés pour leurs caractères
individuels mais dans une situation qui les oblige à faire un choix ». Dès la première scène,
les personnages sont projetés au paroxysme de leur conflit, comme dans la tragédie classique,
l’action commence au moment même où elle se dirige vers la catastrophe. L’action des
Propriétaires des clés est concentrée en un unique et long acte sans pause tout comme
l’Antigone d’Anouilh ou Huis clos de Sartre. Par ailleurs, Huis clos est également émaillé de «
visions ». Dans une perspective comparatiste, cela mérite d’être noté, même si les visions
chez les deux auteurs sont construites différemment et ne jouent pas la même fonction
dramaturgique. Dans la pièce de Sartre, les trois personnages enfermés pour l’éternité en enfer
voient et décrivent précisément ce qui se passe dans le monde depuis leur mort tandis que
chez Kundera les visions sont une image poétique et métaphorique du processus mental
durant lequel Jiří prend conscience de sa situation et tranche son dilemme.
6
Programme du Théâtre national de Prague : « Je těžké říci úhrnně několika málo větami, co je tím živím a
platným mýtem, s nímž Kundera vstupuje do dramatické literatury. »
7
Eva Stehlíková, « Žádné bledničkovité nápodoby», Academic Electronic Journal in Slavic Studies, University
of Toronto, 2004.
8
Jean-Paul Sartre, « Forger des mythes », Un théâtre de situations, op. cit., p. 65.
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
152
Si la critique tchèque n’a pas fait le lien entre les théories théâtrales de Sartre et la
composition de la pièce de Milan Kundera, elle a en revanche relevé les liens thématiques
existant entre les deux. Résumons rapidement ce qui fut souligné dans les années soixante : le
thème central (la nécessité du choix d’un individu condamné à être libre, la responsabilité de
tous dans l’Histoire) ainsi que le contexte de l’action (la résistance durant la Seconde Guerre
mondiale) rappellent fortement les problématiques de pièces telles Les Mouches (1943),
Morts sans sépultures (1946) ou Les Mains sales (1948). En revanche, la critique de l’époque
n’a pas relevé les échos de la philosophie existentialiste de Jean-Paul Sartre, qui apparaissent
très précisément dans Les Propriétaires des clés. Ainsi, le concept de « pro-jet » est
dramatiquement contenu dans la seconde vision. Selon Sartre, l’être humain est un « pro-jet »,
il est celui qui se « pro-jette » vers les buts qu’il s’est lui-même fixés et qu’il peut à tout
moment changer librement. Notre passé est donc étroitement lié à notre projet présent, comme
le suggère Sartre dans L’Être et le Néant :
« Moi seul en effet peux décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en
discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l’importance de tel ou tel
événement antérieur, mais en me pro-jetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi
et je décide par l’action de sa signification. Cette crise mystique de ma quinzième
année, qui décidera si elle “a été” pur accident de puberté ou au contraire premier
signe d’une conversion future ? Moi, selon que je déciderai à vingt ans, à trente ans
de me convertir.9 »
Dans la seconde vision, Jiří doit se décider s’il va tuer ou non le concierge Sedláček qui veut
dénoncer Věra. Selon le choix qu’il va faire de quitter la résistance prendra diverses
significations.
« Jiří – Oui ! Si je ne le tue pas, alors il est vrai que j’ai déserté. Mais si je le tue, alors
la vérité est que je suis parti comme un soldat de réserve et que j’ai attendu, une
pierre à la main ! Tu me crois, Věra? »
Et Věra de résumer en une métaphore la théorie de Sartre :
« Věra – Qu’est-ce que le passé ? Une route, et personne ne peut savoir comment elle
est et où elle va, seul l’avenir fait cette route, lui donne un sens ! Aucun passé n’est
définitif ! Tout passé peut être racheté ! »
9
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, Paris, 1943, 725 p.
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
153
Ainsi Les Propriétaires des clés, par leur structure et par la reprise de certains motifs,
semblent une défense et une illustration des théories théâtrales et de la philosophie de JeanPaul Sartre.
Dans l’entretien avec Jestřáb, en parlant de l’influence littéraire, Kundera faisait le
distinguo entre « une dette épigoniste » qui implique que l’auteur connaisse bien son modèle
et « une relation indépendante qu’un auteur adopte (ou dans laquelle il se retrouve) par
rapport à un courant de pensée ». Pour ce qui est de l’influence de Ionesco sur Les
Propriétaires des clés, Kundera se réclama évidemment de la seconde conception. Mais qu’en
est-il de la relation avec Jean-Paul Sartre, à laquelle Kundera ne fait jamais allusion ?
Une chose est certaine : Kundera connaissait très bien l’œuvre de Sartre, qu’il admirait
depuis sa jeunesse. Selon le témoignage d’Antonín J. Liehm, éminent journaliste et ami de
longue date de Milan Kundera, celui-ci avait lu L’Être et le Néant en français dès ses dix-neuf
ans. Sartre fut même l’auteur qui décida la vocation du jeune Kundera10. Non seulement, il
connaissait les pièces de Sartre (traduites pour la plupart par Antonín J. Liehm), mais en 1947,
à dix-sept ans, il avait vu Huis clos dans sa ville natale. Il en parla avec émotion dans le
recueil d’interview Génération :
« Sartre, ce fut ma dernière grande émotion littéraire avant Février11. Je me souviens
de la représentation de Huis clos en quarante-sept à Brno. J’avais la chair de poule.
Plus rien depuis ne m’a autant touché au théâtre. Tout au long de la “quarantaine”
socialo-réaliste, Sartre fut mon dernier grand souvenir d’un “monde interdit”. Vous
ne pouvez pas imaginer mon émotion quand je l’ai rencontré en personne il y a
quelques années.12 »
Il n’est donc pas possible qu’un jeune auteur à ce point admiratif de Jean-Paul Sartre n’ait pas
pensé à son maître au moment de l’écriture de sa première pièce de théâtre. Rebondissant sur
le distinguo que Kundera fait entre la dette de l’épigone et une relation littéraire indépendante,
nous avons essayé de savoir s’il s’était, lors de l’écriture, consciemment appuyé sur les textes
théoriques déjà cités. Rappelons que Sartre n’a jamais consacré de livre ou d’essai au théâtre,
il s’est exprimé à ce sujet dans une série d’articles et d’interviews publiés de manière éparse.
En France, ceux-ci ne furent réunis et publiés sous forme de recueil qu’en 1973. Ce recueil,
10
Entretien avec Antonín Liehm, le 20 mai 2005, à Paris.
Arrivée du Parti communiste au pouvoir en février 1948.
12
Antonín J. Liehm, Generace, Československý spisovatel, Prague, 1990 (1969), p. 61-62. « Sartre, to byl můj
poslední velký literární zážitek před Únorem. Vzpomínám na jeho S vyloučením veřejnosti v sedmačtyřicátém
roce v Brně. Běhal mi mráz po zádech. Nikdy později jsem už nebyl ničím v divadle tak stržen. Po celou dobu
socialisticko-realistické karantény byl pro mne Sartre poslední velkou vzpomínkou na „zavřený svět“. Když
jsem mu před lety stál tváří v tvář, neumíte si představit, jak jsem byl dojat. »
11
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
154
Un théâtre de situation, est d’ailleurs le seul livre publié de son vivant que Sartre n’ait pas
conçu comme tel. D’après les entretiens avec les spécialistes de la littérature, tel Jiří Brabec13,
et une recherche bibliographique poussée (y compris dans les revues en slovaque), il est
apparu que les textes théoriques n’avaient pas été traduits ni édités mais qu’ils avaient circulé
en Tchécoslovaquie. La postface de Kundera à l’édition des pièces de Sartre montre
clairement qu’il avait pris connaissance des textes « Pour un théâtre de situations » et « Forger
des mythes », mais là encore, Kundera ne donne strictement aucune référence
bibliographique14. Cependant, cette postface a été éditée bien après la création de la pièce, elle
ne peut donc corroborer pleinement notre hypothèse. Les Propriétaires des clés étant nés au
sein de l’atelier dramaturgique du Théâtre national, nous avons donc demandé au Dramaturg
Karel Kraus s’ils avaient travaillé consciemment sur des impulsions de Sartre. Kraus pense
que Kundera n’a jamais mentionné le dramaturge français. En revanche, Otomar Krejča se
rappelle que lors de désaccords durant les répétitions du spectacle, Kundera a fait clairement
référence à Jean-Paul Sartre. La preuve la plus éclatante que Kundera connaissait les textes de
Sartre au moment même où il écrivait sa pièce apparaît dans les notes de mise en scène
d’Otomar Krejča. On y voit ainsi apparaître des expressions telles que « drame bref et
violent », « situation limite », « drame concentré autour d’un seul événement », le refus du
« drame de caractère » et une inclination pour un « drame de situation »15. Il s’agit là
d’expressions sartriennes traduites littéralement en tchèque. On peut donc parler d’inspiration
directe et consciente. Milan Kundera met en avant Ionesco, dont les échos sont moins
prégnants dans la pièce, pour ne pas parler de Sartre. Les raisons semblent relever d’un
positionnement artistique et non politique car, au moment où Kundera écrit cette pièce, Sartre,
« compagnon de route critique » du communisme, n’est plus banni par la censure comme il le
fut au début des années cinquante. D’un point de vue sociologique, cela révèle un trait typique
du parcours professionnel de Milan Kundera. En effet, ce qu’on est en droit d’appeler une
« dissimulation d’information » ou, à tout le moins, « une stratégie de présentation » inaugure
une longue série de jeux de cache-cache avec la critique tchèque puis française. Le fait qu’il
ait renié sa poésie et ses pièces de théâtre participe du même mouvement. Et il est étonnant de
voir combien l’exégèse de l’œuvre de Milan Kundera, n’ayant pas accès à toutes les sources,
s’est engoufrée dans des pistes d’interprétation qu’il donna lui-même. En ce sens, Martin
13
Entretien avec Jiří Brabec, le 05 mai 2005 à Prague.
Jean-Paul Sartre, Dramata, Orbis, Prague, 1967, p. 284-294.
15
Otomar Krejča, « Metodická příloha », Majitelé klíčů, op. Cit., p. 1-12.
14
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
155
Rizek, dans Comment devient-on Kundera ? Images de l’écrivain, écrivain de l’image16, a
montré de manière radicale comment l’écrivain intervint dans le processus de reconnaissance.
S’arrêter sur ce constat démystificateur, ce serait s’abandonner au plaisir de
désillusionner dont parle Bourdieu, et tomber dans le reproche que Dario Fo adressait aux
critiques : « Vous leur montrez la lune et ils ne voient que le bout de votre doigt et encore se
demandent-t-ils si vous n’avez pas les ongles sales. »
Loin d’être seulement un travail d’épigone, la première pièce de Kundera a ses
qualités propres, elle représente une tentative esthétiquement très réussie d’atteindre « le
niveau de dialogue (ou de polémique) que les œuvres mondiales mènent entre elles ». Elle est
représentative d’une période (le « dégel théâtral ») marquée par l’ouverture à l’Occident et la
volonté de rattraper le temps perdu. En effet, la dramaturgie française réapparaît à la fin des
années cinquante, tandis que le théâtre de l’absurde est arrivé en Tchécoslovaquie avec dix
ans de retard et fut une grande source d’inspiration, voire un phénomène de mode. Si
l’ouverture à l’Occident « a dopé » la dramaturgie tchèque au risque d’étouffer des voies
singulières, tel ne fut pas le cas en ce qui concerne Kundera. Avec le recul du temps, cette
œuvre représente une manière originale de renouer avec l’Occident puisqu’elle procède d’une
volonté de collage-montage entre des inspirations aussi contradictoires que la poétique de
Ionesco et celle de Sartre. Contrairement aux pièces de Sartre, elle tente de saisir la réalité
sous des angles multiples, ce qui est une spécificté des plus intéressantes productions du
théâtre tchèque d’alors. Par ailleurs, l’ambition du jeune auteur de se hisser au niveau de la
littérature mondiale lui a permis de trouver sa propre voix et son propre style. En effet, dans
Les Propriétaires des clés se trouvent tous les principes que Kundera va développer dans son
œuvre et qu’il explicitera dans la seconde version de L’Art du roman17: structure
polyphonique et contrapunctique, mélange des genres, variations. Il est d’ailleurs remarquable
que, durant l’écriture de cette pièce inspirée de Sartre, naisse le romancier Kundera. Pendant
« le travail fastidieux » sur la pièce, pour « souffler un peu » comme Kundera le dit luimême18, il commença la rédaction des premiers cahiers des Risibles amours où le surplomb
ironique remplace le grand geste héroïque. Plus tard, notamment à partir de son arrivée en
France, Kundera reniera avec ostentation aussi bien Sartre que le genre dramatique. Il semble
pourtant que ses premières amours ne soient pas complètement mortes. L’Art du roman
16
Martin Rizek, Comment devient-on Kundera ? : Images de l’écrivain, écrivain de l’image, L’Harmattan, Paris,
2001.
17
Milan Kundera, L’Art du roman, Gallimard, Paris, 1986.
18
Antonín J. Liehm, op. cit., p. 62-63.
Éclairage : Milan Kundera et Jean-Paul Sartre
156
commence par un refus radical de la psychologie, tout comme l’article de Sartre sur le théâtre,
les personnages dans ses romans sont toujours « en situation » et le dernier essai de Kundera
porte un titre théâtral par excellence : Le Rideau19.
19
Milan Kundera, Le Rideau, Gallimard, Paris, 2005.
Chapitre 5
Des avant-gardes et aux sources du théâtre
Théâtre Mahen de Brno (1959-1967) : une scène militante
« Dehors avec les psychologies compliquées, les plaisanteries raffinées, le
symbolisme ténébreux et l’art de salon et de l’alcôve ! Le peuple a besoin
d’un art monumental ! La raison est presque blessée lorsqu’on voit la
part démesurée qu’a pris l’anecdote, l’évènement secondaire, la glume de
l’Histoire en lieu et place des forces de l’esprit ! »
Romain Rolland
Au sein des scènes institutionnelles, la première phase du re-nouveau s’exprima en
une polarité majeure entre le Théâtre national et le Théâtre Mahen de Brno. Les metteurs en
scène Miloš Hynšt, Evžen Sokolovský et le Dramaturg Bořivoj Srba formèrent en 1959 un
pôle artistique en opposition déclarée à ce que faisait l’équipe d’Otomar Krejča, renforçant
ainsi la traditionnelle rivalité culturelle entre Prague et Brno, entre la capitale et la plus grande
ville de province1. Alors que le programme de Krejča sondait les tréfonds de l’âme humaine,
Mahen se concentrait sur « l’homme dans l’histoire » ; l’un mettait l’accent sur une dimension
existentielle, l’autre sur l’engagement politique. La critique parla alors d’un pôle
« tchékhovien » et d’un pôle « brechtien », d’une tension positive dynamisant la culture et
provoquant les deux camps vers plus d’ambition artistique. Comme à Prague, le Théâtre
Mahen a voulu susciter l’écriture de nouvelles pièces, la présentation en oxymore se retrouve
immanquablement dans les classifications des œuvres dramatiques tchèques depuis 1945. Paul
Trensky consacre ainsi deux chapitres intitulés « The Drama of Poets » et « The Political
Drama » aux pièces créées pour chacune des deux scènes. Josef Herman parle quant à lui de
« drame poétique » (Básnické drama) et de « Au nom de Brecht » (Ve jménu Bertolta
Brechta).
Cependant, l’importance accordée à chaque groupe n’est pas égale, et ce déséquilibre
s’accroît avec la distance temporelle et géographique. Dans le contexte tchèque actuel, le
discours académique (oral et écrit) consacre plus d’espace à la poétique pragoise qu’à celle de
Brno. Dans Leading Creators of Twentieth-Century Czech Theatre, le bohémiste Jarka Burian
1
Brno est, après Prague, la deuxième ville des pays Tchèques, est considérée comme la « métropole de la
Moravie ». Précisons que les pays Tchèques se divisent en trois régions d’histoire ancienne : la Bohême à
l’ouest, la Moravie à l’est, et, au nord, une plus petite région, la Silésie, frontalière de la Pologne.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
158
brosse les portraits d’Otomar Krejča, de Josef Svoboda, d’Alfréd Radok mais ne retient
aucune personnalité de Brno. Cela est surprenant, surtout en ce qui concerne Evžen
Sokolovský qui apparaît comme un des metteurs en scène majeurs de sa génération. Il en est
de même dans L’Encyclopédie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moitié du
XXe siècle de Giovanni Lista : parmi les soixante artistes tchèques et slovaques cités dans
l’index, nulle trace du collectif de Mahen. Comment interpréter ce déséquilibre ? Est-ce à dire
que les productions du théâtre de Brno étaient de qualité moindre que celles de Prague ? Ce
déséquilibre cache-t-il des réticences idéologiques ? Car le Théâtre Mahen était une scène
militante, proclamant haut et fort son adhésion au socialisme par des voies esthétiques autres
que celles du réalisme socialiste. Ou bien n’est ce qu’un problème de réception accru par la
position provinciale du Théâtre Mahen ? La question de ce déséquilibre est d’autant plus
intrigante que le théâtre de Brno ne s’est pas inscrit dans l’histoire théâtrale par la seule
découverte du « théâtre épique » de Brecht. En 1965, au moment du « printemps théâtral », il
fut une seconde fois au cœur du re-nouveau théâtral par une adaptation originale de mystères
tardifs tchèques intitulée Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre
Seigneur et Sauveur Jésus Christ qui inaugure une redécouverte du « théâtre baroque
populaire ».
Le programme du Théâtre Mahen
Lorsque, en janvier 1959, le metteur en scène Miloš Hynšt (1921) est nommé à la tête
du Théâtre Mahen, celui-ci était plus que jamais un « théâtre de pierre » au sens péjoratif du
terme. L’état de stagnation fut maintes fois relevé par les critiques, parmi lesquels Milan
Lukeš notait :
« La section dramatique du Théâtre d’État Mahen cherche. Elle cherche une voie
pour sortir de l’anarchie conceptuelle et artistique. Mais le répertoire est pour le
moment un enchaînement bigarré sans fil directeur. La principale scène de Moravie
n’a pratiquement aucun collectif stable de metteurs en scène. Le résultat en est un
travail affaibli de l’ensemble qui est, me semble-t-il, capable de donner de soi bien
davantage qu’il ne l’a fait ces dernières années : de la nervosité et de la dépression
dans le théâtre, des spectacles incolores et inodores. La critique et la part exigeante
du public se lamentent avec raison, se demandant pourquoi les lauriers du théâtre de
Brno ont fané.2 »
2
Milan Lukeš, Divadelní noviny, 06.03.1959.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
159
Si le Théâtre national de Prague avait évité les pires écueils du réalisme socialiste, tel ne fut
pas le cas de son homologue morave, qui de plus avait était désorganisé par une décennie de
changements de direction. Krejča avait été nommé dans des circonstances politiques
incroyablement heureuses ; l’arrivée de Hynšt se fit au moment de durcissements
idéologiques. Cette situation de départ explique en partie l’aspect très programmateur de
Hynšt : en dix chapitres fixant les grandes lignes de sa direction, il rédigea un programme qui
demeure, par sa langue et ses thèmes, profondément ancrés dans les années cinquante. En
effet, le premier chapitre s’ouvre par une célébration du communisme ; du théâtre il est dit
qu’il doit lutter pour un haut degré d’engagement, pour l’éducation socialiste de la collectivité
et contre le nouvel esprit « petit-bourgeois » en chacun de nous. Reprenant l’histoire du
Théâtre Mahen qui aurait été dès sa création du côté des « forces du progrès », Hynšt souligna
la traditionnelle orientation slavophile de Brno. Contre l’ouverture à l’Occident en vogue à
l’époque, le Théâtre Mahen réaffirme son ancrage à l’Est. Par ailleurs, dans le programme
l’activité théâtrale reste motivée par des raisons extérieures à l’art : le quatrième chapitre en
appelle certes à la diversification du répertoire et la recherche d’un profil artistique spécifique,
mais il ne s’agit encore que de déclarations d’intention sans que soient précisés les moyens
concrets de cette réforme. Le réalisme n’est pas rejeté, Hynšt note simplement qu’il faut le
« dénaturaliser et le rendre plus poétique »3. Cependant Hynšt contredit lui-même son
programme en engageant, au poste de premier metteur en scène, Evžen Sokolovský dont la
poétique non-réaliste est à l’exact opposé de la sienne. Cette nomination fut précédée par celle
du Dramaturg Bořivoj Srba qui eut un rôle capital dans la constitution d’un répertoire
original. La première saison fit sensation avec la programmation de Mystère-Bouffe de
Vladimir Maïakovski et de La Résistible Ascension d’Arthur Ui de Bertolt Brecht, spectacles
qui furent tous deux mis en scène par Sokolovský. En effet, la programmation de ces auteurs
étaient très originale dans le contexte d’alors et ouvrait au théâtre des possibilités inconnues
jusque-là. Mahen fut le premier théâtre au monde, en dehors de l’URSS, à monter MystèreBouffe, tandis que Brecht était alors un auteur encore peu connu et mal compris. Son
esthétique anti-aristotélicienne heurtait les habitudes, lançait un défi au réalisme
psychologique longtemps considéré comme la seule méthode de création acceptable, et enfin
contestait l’idée d’universalité du « système » de Stanislavski. Aux cours des saisons
3
La question du réalisme était abordée dans le troisième chapitre. Dans le deuxième chapitre, Hynšt était revenu
sur le problème du caractère populaire du théâtre et se réclamait de la conception de Jiří Mahen. Ce poète et
auteur dramatique (1882-1939) qui a donné son nom au théâtre de Brno fut un grand organisateur de la vie
culturelle de Brno, il avait dans l’entre-deux-guerres œuvré pour « un théâtre élitaire pour tous ». Les autres
chapitres se penchent sur des problèmes plus concrets et matériels de la vie de la section dramatique du théâtre.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
160
suivantes, le triumvirat Hynšt-Srba-Sokolovský affina le premier programme : il en garda le
militantisme politique, l’orientation à l’Est, la notion de « théâtre populaire », tandis que le
réalisme tomba définitivement dans les oubliettes au profit d’un « théâtre de la convention »,
également appelé « anti-illusionniste » dans le contexte tchèque. Nous reprenons cette
expression qui apparaît à l’époque, en sachant que la notion de « convention » – tout comme
celle de « réalisme » – est éminemment problématique car il n’existe pas à proprement parler
de théâtre sans convention. Mais elle permet de mettre en évidence l’opposition entre
poétiques aristotélicienne et non aristotélicienne, imitation de la réalité et monstration de la
théâtralité. Le Théâtre Mahen prit fait et cause pour la seconde tendance, et c’est dans la
redécouverte programmée et systématique des avant-gardes tchèques et internationales qu’il
trouva sa source d’inspiration. En 1994, Miloš Hynšt publia un livre au titre évocateur qui met
l’accent sur la combativité affichée du groupe : Brněnské divadelní bojování 1959 – 1971
« Les combats théâtraux de Brno 1959-1971 ». Ce livre se présente sous forme d’un collagemontage : Miloš Hynšt rassemble et commente de nombreux documents officiels et
personnels. Il y présente les quatre piliers du Théâtre Mahen de la manière suivante :
« 1. L’avant-garde théâtrale soviétique
Elle fut le contrepoids indiscipliné du théâtre soviétique officiel et du réalisme
défendu par l’État. En cela elle était en résonance également avec la situation en
Tchécoslovaquie à la fin des années cinquante et au début des années soixante. Elle
fut pour nous une source inépuisable d’idées et une débauche de fantaisie scénique,
elle se comportait de manière blasphématoire envers le dogme, elle était hérétique.
C’est pour cela que Staline l’a liquidée avec la hargne qui lui était propre. Par des
exécutions, des persécutions quotidiennes, des suicides, par l’émigration furent
résolues les problèmes artistiques. (…) Notre relation à l’avant-garde théâtrale était
aussi une relation aux victimes du stalinisme, elle avait donc aussi une portée morale.
2. Le théâtre épique de Brecht
a apporté à notre siècle une nouvelle poétique, que son créateur a élaborée
théoriquement et mis en pratique. Il a créé un type de théâtre non illusionniste avec
une expression métaphorique personnelle et il a considérablement introduit la
musique dans le théâtre. Et cette source d’inspiration a également permis au Théâtre
Mahen de sortir de l’esthétique institutionnalisée d’un réalisme vulgaire. (…)
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
161
3. Le théâtre lyrique de E. F. Burian
Pour Brecht comme pour Burian cessa de fonctionner l’habituelle division de la
littérature en poésie, prose, théâtre. Par l’épique et le lyrique ils ont participé à
dépasser le théâtre strictement dramatique. De plus, Burian nous a ouvert la voie vers
la poésie populaire, en particulier vers le baroque. Ce fut une source
substantiellement tchèque, mais avec les avant-gardes soviétiques et avec Brecht il
avait en commun d’appartenir à l’avant-garde. Les impulsions d’un tout petit théâtre
expérimental tel que le D de Burian sont, paraît-il, impossibles à transposer dans un
grand théâtre « de pierres ». L’expérience a démontré le contraire.
4. Le théâtre populaire de Romain Rolland
nous a captivé par l’étendue de ses thèmes historiques de l’époque de la Révolution
française. Notre conception du théâtre s’orientait également davantage vers une
fresque sociale que vers le théâtre intimiste, les cassures historiques nous intéressaient
davantage que les destins individuels qui sont de toutes manières impensables hors
du contexte social même si cela arrive beaucoup trop souvent. Nous étions un
théâtre politique.4 »
À côté de son militantisme liant esthétique et politique et se traduisant par moult programmes,
manifestes et déclarations; la seconde grande caractéristique du Théâtre Mahen fut l’accent
mis sur le travail collectif. En cela, il se rapproche bien sûr du Berliner Ensemble. Le
programme esthétique de Hynšt-Srba-Sokolovský attira au Théâtre Mahen des personnalités
de première importance. Pour ce qui est du rapport au texte : Jan Kopecký, Ludvík Kundera
mais aussi Jan Grossman (futur directeur du Théâtre Sur la Balustrade et mentor de Havel) qui
adapta pour la scène du théâtre de Brno Le Brave Soldat Švejk. Dans le domaine de la
musique scénique les réalisations furent remarquables, notamment en raison de la
collaboration étroite entre le Théâtre Mahen et les compositeurs du « Groupe A » (Skupina A).
Adepte de la Nouvelle Musique, ce groupe avait recours aussi bien aux nouvelles techniques
compositionnelles (sérialisme, néomodalisme, ponctualisme) et musiques électronique et
concrète qu’au folklore de Moravie. La poétique de convention, accordant une large place à la
musique et aux musiciens qui étaient souvent présents sur scène, offrit au Groupe A de
nombreuses opportunités de collaboration. Ainsi Jan Novák, Josef Berg, Miloslav Ištvan
et Zdeněk Pololáník collaborèrent régulièrement avec le Théâtre Mahen durant les années
4
Miloš Hynšt, Brněnské divadelní bojování 1959 - 1971. /Vzpomínky a dokumenty/. JAMU, Brno, 1996, p. 1617.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
162
soixante. Le style de Hynšt évolua beaucoup des années cinquante aux années soixante, son
activité de défense et d’illustration du programme fut primordiale, néanmoins c’est à
Sokolovký que le Théâtre Mahen doit ses plus brillantes mises en scène.
De Bertolt Brecht à Ludvík Kundera
À partir du printemps 1957 (avec Mère Courage au Théâtre S. K. Neumann) les mises
en scène de Brecht à travers le pays se multiplièrent et ce phénomène connut son acmé dans
les années 1961-1963. Ainsi durant la seule année 1961, Brecht fut joué dans quatorze
théâtres officiels en Bohême et en Moravie. Comme pour le théâtre de l’absurde ou le théâtre
populaire baroque quelques années plus tard, l’œuvre de Brecht bénéficia (ou fut victime)
d’un phénomène de mode, ce qui est somme toute compréhensible dans le contexte d’un
dense réseau de théâtres institutionnels. Mais le théâtre d’État de Brno fut un des seuls à saisir
réellement les principes brechtiens et à partager ses conceptions. Il programma cinq pièces de
l’auteur allemand : après La Résistible Ascension d’Arthur Ui (18.10.1959), Evžen
Sokolovský monta Le Cercle de craie caucasien (14.01.1961) ; Miloš Hynšt mit en scène
Têtes rondes et têtes pointues (26.01.1963) et Mère Courage et ses enfants (16.05.1964) ; La
vie de Galilée (31.05.57) avait été montée plus tôt par Miroslav Seemann. Cette prégnance du
style brechtien a conduit à la formation d’acteurs brechtiens, en particulier Vlasta Fialová,
Josef Karlík et Rudolf Jurda. Ils surent mieux que d’autres saisir le personnage d’une nouvelle
manière, en introduisant une distanciation dans leur jeu afin de détourner l’attention du public
de la psychologie du personnage vers les phénomènes historiques, sociaux et politiques que le
personnage par son comportement devait démasquer. Dans son développement de la poétique
brechtienne, la direction artistique de Mahen trouva un allié considérable en la personne de
Ludvík Kundera (cousin de Milan Kundera), poète surréaliste mais aussi traducteur et exégète
de Brecht. En 1954, deux ans avant la mort de Bertolt Brecht, Ludvík Kundera fit
personnellement sa connaissance lors d’un séjour d’études à Berlin, il assista aux répétitions
du Cercle caucasien et devint, avec Rudolf Vápeník, le traducteur exclusif de Brecht en
Tchécoslovaquie. C’est donc de manière très intime que le Théâtre Mahen de Brno devient un
des foyers du brechtisme. Par ailleurs, la recrudescence d’intérêt pour Brecht se manifesta
aussi dans l’édition. C’est là une des lois de l’histoire du théâtre tchèque des années soixante :
la critique devance et accompagne cette découverte de Brecht. La revue Divadlo consacra son
numéro de juin 1957 à Brecht, Götz y esquissa un portait de Brecht tandis que Jan Grossman
écrivit un essai sur le « théâtre épique ». Dans ce numéro furent publiés des extraits du Petit
Organon pour le théâtre (livre majeur qui expose les principes théoriques du théâtre épique)
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
163
avant qu’il ne soit publié dans son intégralité en 1959. Le Berliner Ensemble ne vint à Prague
qu’en 1958, c’est donc par la volonté de metteurs en scène et des critiques tchèques et non par
la tournée du Berliner Ensemble, comme ce fut le cas en France ou en Angleterre, que Brecht
s’imposa sur les scènes et dans les débats d’idées5.
Cet élargissement de perspective via la réception de Brecht en suggère un autre.
L’opposition Prague-Brno ne renvoie-t-elle pas à d’autres oppositions esthétiques de
l’époque ? En France, on pense bien sûr à l’opposition entre les partisans de Vilar et ceux de
Brecht, opposition orchestrée par les critiques de la revue Théâtre populaire, Bernard Dort et
Roland Barthes en tête. Dans sa thèse Le Théâtre soviétique durant le dégel 1953-1964,
Marie-Christine Autant-Mathieu, parle de bipolarisation de la vie théâtrale et oppose deux
collectifs phares : le « Sovremennik » (1956) d’Oleg Efremov et la « Taganka » (1964) de
Iouri Lioubimov. Le premier a redéfini et sauvegardé la tradition du réalisme psychologique,
le second, influencé par Brecht, a relancé les recherches formelles, renouant avec les
expérimentations des années vingt. Chacun s’est situé à sa manière dans les débats sur le
réalisme, sur l’héritage théâtral, sur l’influence culturelle étrangère. Avec la Taganka une
autre époque s’amorce : le spectacle considéré comme le fruit d’une collaboration entre divers
spécialistes
(metteurs
en
scène
et
acteurs,
décorateur-scénographe,
compositeur,
éclairagiste…). La relation au spectateur aussi change. Il s’agit moins d’emporter son
adhésion que de provoquer ses réactions, d’éveiller son imagination, de laisser entières ses
facultés de jugement. Ce sont là des traits caractéristiques du fonctionnement du Théâtre
Mahen. Pour le groupe de Brno comme pour celui de la Taganka, la découverte du théâtre de
Brecht a largement favorisé cette évolution6.
En la personne de Ludvík Kundera, le théâtre de Brno a également trouvé son « auteur
maison ». À l’instar de Hrubín et Topol pour le Théâtre national de Prague, Ludvík Kundera
créa des œuvres dramatiques originales dans l’esprit du programme du Théâtre Mahen. Sa
première pièce, qui fut sans doute aussi la meilleure, Chant du coq obligatoire (Totální
kuropění7), de 1961, retraçait les péripéties de jeunes gens dans un camp de travail obligatoire
en Allemagne. Cette pièce, qui se présente sous la forme de vingt tableaux qui empruntent à
de nombreux genres littéraires et non littéraires (gag, cabaret, music-hall) et mélange sans
5
En effet, c’est grâce aux tournées du Berliner Ensemble que la France découvre Brecht en 1954, l’Angleterre
en 1956. À Prague, sa tournée eut lieu du 15 au 20 avril 1958.
6
La Bonne Âme de Se-Tchouan, montée à Moscou en 1963 par Lioubimov, marque un tournant. Le metteur en
scène a prouvé la compatibilité du théâtre épique avec le théâtre russe.
7
Jeu de mot avec l’expression « totální nasazení », « totaleinsatz » en allemand, qui désignait le Service du
Travail Obligatoire en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
164
transition songs et texte dramatique, pourrait être considérée comme une production
intermédiaire entre les pièces de théâtre qui auscultent l’état de la société et les productions de
petites scènes tel le Semafor qui s’orientent vers l’humour et la poésie, sans volonté de
questionnent politique ni esthétique affichée. Avec beaucoup de légèreté et d’humour, cette
pièce posait plusieurs grandes questions éthiques et esthétiques. Ces questions apparaissent en
filigrane dans toute la pièce et explicitement dans deux scènes où la délimitation scène/salle
vole en éclats. Dans la neuvième scène, intitulée Rozpravka (« Le débat »), selon les
indications de l’auteur, les lumières dans la salle s’allument et les acteurs-personnages
s’adressent à la jeune génération qui a vingt ans au moment du spectacle, afin de connaître ce
qu’elle pense de ses aînés. Suit une discussion avec le « Jeune Homme » et la « Jeune Fille ».
Celle-ci ne comprend pas pourquoi ils ne « cessent inutilement d’analyser cette époque et de
s’analyser eux-mêmes » et déclare : « Ça a l’air de drôlement vous gêner de n’avoir pas tous
été des partisans »8. Ces propos sont tenus par des personnages, mais l’auteur comptait sur
l’intervention réelle du public et la possibilité d’un véritable débat. L’introspection de « la
génération des édificateurs (du communisme) », de même que le conflit de générations sont
deux topoï dramatiques au tournant des années cinquante et soixante. En ce sens la pièce de
Kundera est assez originale, puisqu’elle ne met pas en scène directement les deux générations
en conflit dans les années soixante, son propos n’est pas dans la dénonciation ni dans
l’argumentation, elle est du côté d’une confession lyrique. Il s’agit de donner les tenants et les
aboutissants, comme le souligne la chanson finale de l’épilogue : « L’édifice de l’avenir ne
peut être construit que par celui qui connaît le passé. » Selon Bořivoj Srba, Kundera se
tournait vers son expérience passée (il avait été envoyé au STO à Berlin durant la guerre) non
pas pour dénoncer le nazisme, « mais pour montrer ce qui n’avait pas encore été écrit – la
formation du profil politique, moral et émotionnel des jeunes gens tchèques au sein d’une
période sombre de la guerre.9 » Remarquons cependant que la pièce échappe à cet aspect
didactique si courant dans celles qui posaient explicitement des questions sur la société
contemporaine. Dans cette même scène, le débat glisse de l’éthique vers l’esthétique. De la
question de l’héroïsme de la génération représentée sur scène, on passe sans transition à une
allusion espiègle aux débats sur le « héros positif », qui culmine par la Balade du crépuscule
des héros. En effet, à la fin de la seconde moitié des années cinquante le héros « positif »
disparaît des pièces tchèques, cette tendance semble motivée par des considérations
8
Ludvík Kundera, Totální kuropění : Divadlo o mnoha obrazech, s mnoha osobami a jedním jazzbandem, Orbis,
Prague, 1962, p. 51.
9
Ibid., Bořivoj Srba, Livret de remarques détachable, p. 1.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
165
philosophiques aussi bien qu’esthétiques. Les critiques les plus influents de l’époque
dénoncèrent la fin de ce héros. Pour Kopecký, Karvaš, Hájek, Fuchs, Machonin, la disparition
d’un héros positif et actif signifiait la fin du drame (au sens d’œuvre dramatique). Il est vrai
que les œuvres dramatiques tchèques se peuplent de plus en plus au cours des années soixante
d’intellectuels stériles, de rebelles contre la société dont la rage s’exprime plus par un repli
passif sur eux-mêmes que par l’action.
La quatorzième scène, Atentát (« Attentat »), dynamite également la convention et
invite à l’improvisation. Dans cette scène, un groupe d’une vingtaine de travailleurs du STO,
toutes nationalités confondues, transporte avec difficulté un immense carton, en scandant Hejrup ! (En soi, il s’agit d’un jeu avec le référentiel du réalisme socialiste, et peut-être également
du film de Voskovec et Werich Hej-rup !) Zdeněk arrive en courant et, reprenant avec peine
son haleine, il fait signe à ces amis que « Ada », c’est-à-dire Adolf Hitler, serait mort. Tous
restent stupéfaits, les bottes géantes, métaphore surréaliste du pouvoir nazi, qui défilaient de
long en large s’immobilisent. Soudain « Un homme robuste » assis dans le public, selon les
indications de l’auteur, intervient :
« UN HOMME ROBUSTE: Mais non, vous ne pouvez pas jouer cela comme ça, il
faut s’y prendre autrement, sans tous ces cris, discrètement, en demi-ton. Vous devez
parler peu et si vous le faites, que ce soit à propos d’autre chose que la situation à
jouer. Il faut aborder la chose psychologiquement !
PEPÍK: Ah oui, à la Tchekhov !
UN HOMME ROBUSTE: Oui, mais de manière moderne. Vous n’auriez pas un
polyécran ? Non ? Quel dommage !10 »
L’« Homme robuste » monte ensuite sur scène à l’invitation des autres personnages-acteurs et
joue le rôle du metteur en scène. La scène est rejouée à grands renforts de pauses et de poses
soi-disant psychologiques. Un second personnage-acteur, appelé « Un homme sec » sort du
public, lui aussi donne sa vision de l’annonce de l’attentat contre Hitler,
« UN HOMME SEC: (...) Il faut montrer l’héroïsme de nos gars, leur détermination à
faire chuter le pouvoir nazi, et puis aussi la langue de cette scène devrait être
beaucoup plus soutenue...11 »
10
Ibid., p. 78. « PODSADITÝ MUŽ: Ale ne, takhle to nemůžete hrát, to se musí udělat docela jinak, bez toho
výkřiku, diskrétně, v polotónech. Musíte mluvit málo a když, tak pokud možná o něčem jiném, než co chcete
zahrát. Psychologicky na to musíte jít! / PEPÍK: Aha, à la Čechov! / PODSADITÝ MUŽ: Novodobě ovšem,
novodobě. Polyekrán není? Ne? To je škoda! »
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
166
La scène est rejouée cette fois à la manière d’une pièce réaliste socialiste : le pathos est de
mise, les travailleurs parlent en vers grandiloquents de facture néo-classique, une fusillade
éclate entre eux et les gardiens allemands, puis les ouvriers de différentes nationalités
viennent construire sur scène une sorte de pyramide de la victoire. Enfin, la scène est rejouée
une quatrième fois, cette fois dans l’esprit du Théâtre Mahen.
Cette scène, fonctionnant sur un ressort comique canonique, constitue le credo de
l’auteur et du Théâtre Mahen. Les esthétiques du réalisme socialiste, tout comme celle du
Théâtre national, sont évoquées pour mieux être révoquées. Le personnage de l’« Homme
robuste » est une allusion évidente à Otomar Krejča.
Ainsi la pièce offre-t-elle une intéressante image des débats esthétiques et éthiques de
l’époque, cependant le plus surprenant dans cette pièce est la représentation des Allemands.
Les aspects négatifs et monstrueux de l’Allemagne nazie sont représentés de manière
allégorique par les immenses bottes ou les monstres de la dix-huitième scène, intitulée Défilé
des fantômes. Les dix personnages allemands sont pour la plupart positifs. Le contremaître
agit toujours en faveur des ouvriers du STO, il apparaît comme nettement opposé au nazisme
voire comme un résistant intérieur. Erna von Lutzgendorfvit une histoire d’amour avec un
ouvrier tchèque et veut tout abandonner pour le suivre dans sa fuite, la chansonnière se lie
d’amitié avec les prisonniers malades, l’infirmière ne fait pas de différences entre malades
allemands et étrangers. Et lorsqu’un soldat du Volkssturm vient menacer les ouvriers, il s’agit
d’un garçon de quatorze ans. Le thème des civils allemands et leur représentation
bienveillante sont tout à fait uniques dans la production dramatique de l’époque. On peut
s’étonner que la critique ne l’ait pas souligné davantage. Dans cette œuvre de Kundera, que
celui-ci a d’ailleurs dédiée au poète allemand Peter Huchel, tout comme dans son œuvre de
traducteur de Brecht, apparaît en filigrane un désir de réconciliation ou du moins de
rétablissement de justes proportions peu commun dans le climat très anti-germanique.
En conclusion, quelques éléments de réponses
Répondre aux questions posées dans l’introduction, c’est faire le bilan des activités du
Théâtre Mahen. Dans les années soixante la critique a bien sûr suivi de près l’évolution du
Théâtre Mahen, parmi les réflexions les plus pertinentes se trouvent celle du critique Jan
Grossman, qui a suivi tout le processus de création de Mahen, qui y a participé en tant que
11
Ibid., p. 80. « SUCHÝ MUŽ: (…) Je třeba ukázat hrdinství naších chlapců, jejich vůli k svržení nacistické
moci a také jazyk této scény by měl byt mnohem vznosnější… »
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
167
Dramaturg. Son regard est celui d’un compagnon de route critique car il montre à la fois les
réussites et les limites de l’action. Très intéressants sont les travaux qui jettent un regard
rétrospectif sur le théâtre, que ce soit de l’intérieur ou de l’extérieur. Ces travaux ne sont pas
très nombreux puisque, contrairement à beaucoup d’autres théâtres, celui de Brno n’a pas fait
l’objet d’une réflexion actuelle. Bořivoj Srba a également édité une monographie sur ce
metteur en scène. Comme souvent, pour la réalisation de cette thèse, ce sont les mémoires de
fin d’études qui offrent de précieux éléments pour une analyse plus poussée. De tous les
travaux écrits sur le Théâtre Mahen, celui qui permet le mieux de comprendre les limites de
Mahen est le texte de Jaroslava Suchomelová Mahenova činohra v letech 1959 – 1963, écrit
en 1967. L’auteur, qui est aussi critique, analyse à la fin de la décennie avec suffisamment de
recul et en même temps de proximité le travail de l’équipe artistique. Elle en montre les
réussites et aussi les limites. L’image qui s’en dégage est celle d’une production irrégulière
faite de grands pics et de temps morts. L’une des raisons majeures des moindres échos de
l’équipe Mahen se trouve contenu dans le titre même de son mémoire. En effet, la direction de
l’équipe Mahen a duré huit ans, de 1959 à 1967, mais tout semble avoir été dit lors des
premières saisons. La comédie y est présentée comme l’exception qui confirme la règle.
L’année 1963 est éminemment importante, elle marque un tournant dans le climat
culturelle de l’époque, c’est le passage du « dégel théâtral » au « printemps théâtral » selon
notre terminologie. Or par son programme même, le Théâtre Mahen n’a pas dépassé la
période du dégel. Il est resté dans une opposition à l’époque jdanovienne au moment où cette
opposition était dépassée par d’autres collectifs qui captaient mieux l’air du temps. Trensky
interprète cela de manière politique : le Théâtre Mahen serait resté marxiste au moment où la
société évoluait de plus en plus vers le rejet du marxisme. Cette interprétation politique nous
paraît un peu réductrice. Le programme de Mahen était essentiellement tourné vers la
redécouverte des avant-gardes de l’entre-deux-guerres, cette redécouverte a réellement
dynamisé l’art du dégel, mais au fil des années elle ne pouvait apparaître que comme une
« découverte de l’Amérique » qui, en plus, avait coûté une énorme énergie et mobilisé les
forces vives des artistes. C’est toute la problématique des limitations de l’activité par le
politique et c’est un phénomène qui se retrouve dans tous les domaines culturels. Le
professeur Jiří Brabec, qui fut avec Effenberger l’artisan de la réédition de l’œuvre théorique
de Karel Teige, le grand penseur de l’avant-garde de l’entre-deux-guerres, évalue de manière
ambivalente la redécouverte des avant-gardes dans les années soixante. Ce retour fut positif
car il fut compris comme quelque chose de très progressif, ce fut une grande inspiration pour
les jeunes créateurs, et en même temps il fut négatif car il fallait se battre contre une censure
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
168
terrible pour défendre l’œuvre de Teige au moment où celle-ci aurait dû être éditée et
critiquée12. Cette remarque concernant Teige s’applique point par point au programme
d’avant-garde du Théâtre Mahen. Et le retour critique que Jiří Brabec sur son activité des
années soixante semble moins prégnant dans les écrits de Hynšt ou dans les interviews que
nous avons eu avec Bořivoj Srba. Cependant, devant le constat d’échec du réalisme socialiste
au théâtre13 et surtout pour des raisons politiques évidentes, le rapprochement devait avoir à
lieu. En 1954, Brecht reçoit le prix Staline de la Paix, et en 1957 le Berliner Ensemble vient
en tournée à Moscou. Cette tournée provoque un immense engouement pour Brecht au début
des années soixante. Enfin, en 1964, certains procédés de Brecht sont officiellement reconnus
comme étant compatibles avec le réalisme socialiste (preuve s’il en faut de l’extrême
flexibilité de cette méthode de création) :
« Déjà fortement discrédité par les attaques révisionnistes, le réalisme socialiste doit
affronter un autre danger : absorber le théâtre épique sans se désintégrer, sans
renoncer à ses principes de base. Le théâtre de Brecht ne remet pas en cause
l’engagement politique, mais il propose une autre manière de s’engager : par choix,
par décision libre, réfléchie, et non par soumission aveugle. D’autre part, si, comme
l’assure Brecht, le réalisme n’est pas une question de formes, il faut abandonner la
théorie léniniste du reflet, considérer le théâtre comme un lieu de fiction et le
spectacle comme une fabrication, résultant d’une convention dont le spectateur doit
être conscient à tout moment. (…) Après des débats nombreux et houleux, cette
fameuse convention, bannie en tant que procédé formaliste depuis la fin des années
trente, est finalement intégrée officiellement au réalisme socialiste. En 1964, elle est
citée dans l’arsenal des procédés orthodoxes.14 »
Celui-ci impute les limites des succès de Mahen à la difficulté de gérer « un théâtre de
pierre ». En fait, tout se passe comme si, au-delà de 1963, l’impulsion donnée par le
triumvirat Srba-Sokolovský-Hyšt avait fortement participé au processus de re-nouveau
théâtral, mais ailleurs et autrement. Deux petits théâtres des années soixante développent les
inspirations : la scène satirique du Večerní Brno et le Théâtre Sur la Balustrade sous la
direction de Jan Grossman. En effet, ce théoricien devint en 1963 le directeur du Théâtre Sur
la Balustrade. Le trio artistique à la tête du théâtre, ainsi que Ludvík Kundera, a enseigné à la
12
Entretien avec Jiří Brabec, le 5 mai 2005 à Prague.
En URSS, dès 1948-49, des crises théâtrales éclatent, le public déserte les salles comme il le fera en
Tchécoslovaquie en 1952-53
14
Marie-Christine Autant-Mathieu, Le Théâtre soviétique durant le dégel 1953-1964, op. cit., p. 13.
13
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
169
l’Académie d’art dramatique de Brno appelé JAMU, qui fut et qui est toujours, avec la
DAMU de Prague, la principale école de théâtre du pays formant à toutes les professions du
théâtre. Toutes deux ont ainsi formé plusieurs générations de jeunes artistes. À la fin des
années soixante, sous l’impulsion de Bořivoj Srba, la promotion sortante fonde le théâtre
Husa na provázku (« L’Oie au bout de la ficelle »). Ce théâtre-studio fut un théâtre phare
durant la normalisation et continue à être un théâtre très prisé. Sa poétique actuelle est
toujours liée à l’esprit du Théâtre Mahen des années soixante. Ainsi, par rapport, à l’ensemble
de Krejča, le théâtre de Brno a produit des spectacles qui n’ont pas atteint la perfection
formelle du Théâtre national. En revanche, les impulsions et l’héritage laissé ont été plus
importants et fertiles pour les développements théâtraux qui suivirent que ne le fut la veine
tchékovienne ou même la poétique de l’acteur découverte par Krejča.
Spectacle clé : Komedie o umučení a slavném vzkříšení Pána a Spasitele našeho Ježíše
Krista « Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et
Sauveur Jésus Christ », première le 28 novembre 1965 au Théâtre d’État de Brno
En 1965, au moment où la revue Divadlo s’interrogeait sur la prédominance des pièces
de boulevard, au moment où le théâtre de l’absurde battait son plein et où la création de petits
théâtres dramatiques semblait invalider la possibilité de faire du « théâtre populaire » au sein
du système institutionnel, le théâtre de Mahen donna un spectacle monumental tant par son
thème – la passion du Christ – que par son traitement – la représentation durait trois heures et
faisait appel à deux orchestres, un chœur de femmes, toute la section dramatique du théâtre
ainsi que la section de danse. Ce spectacle fit polémique, tout en connaissant un immense
écho auprès du public : des années soixante, ce fut le spectacle le plus vu avec
150 000 spectateurs pour les estimations les plus basses15.
Le texte Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et
Sauveur Jésus Christ, tel qu’il fut joué et édité dans les années soixante, est le fruit d’un
montage de trois pièces du baroque populaire tchèque, de trois mystères nés au cours du
XVIIIe siècle. Elles proviennent de villages montagnards du nord de la Bohême : Umučení
« La Passion » de la ville de Boskov, Komedie o umučení « Comédie de la Passion » de
Lastiboř et Hra o vzkříšení « Le Jeu de la Résurrection » de Semily. Ces trois pièces furent
15
Miloš Hynšt indique 156 reprises pour un théâtre comptant 1 900 places et faisant salle comble pour ce
spectacle; les archives administratives du théâtre confirment le nombre de 155 reprises, dont la dernière eut lieu
le 24.05.70, et en comptant la tournée à Prague en 1966 et à Strážnice. Une enquête de 1968 indiqua le nombre
de 121 189 pour la 137e reprise et confirma la très forte fréquentation du public (« Komedie o umučení k 1. 10.
1968 », Meandr, Časopis Mahenovy činohry v Brně, Brno, 1968, p. 67). Nous n’avons pas de chiffres en ce qui
concerne les festivals.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
170
retranscrites puis publiées par Ferdinand Menčík à la fin du XIXe siècle, au moment du
Renaissance nationale et de son intérêt pour le folklore tchèque16. Le lecteur français pourrait
s’étonner que l’on parle de baroque du XVIIIe siècle alors que celui-ci est généralement situé
au XVIIe, il pourrait s’étonner encore davantage que ces pièces puissent être qualifiées de
« mystères17 », genre du Moyen Âge. Cette périodisation et ce classement générique étranges
sont le fruit de l’histoire tchèque. Celle-ci se distingue par une série de ruptures de continuité
qui eurent à chaque fois un impact décisif sur l’évolution artistique (1968 fut aussi l’une
d’entre elles). Au XVe siècle, la Réforme hussite et les guerres qui s’ensuivirent
interrompirent le développement des formes théâtrales médiévales qui n’atteignaient pas
l’ampleur des grands cycles anglais ou français. Après la défaite de la Montagne-Blanche en
1620 et la recatholicisation du pays par la Contre-réforme, on assiste à un renouvellement du
théâtre sacré en latin dans les collèges jésuites et en tchèque dans les campagnes. En effet,
après 1620, la culture de la langue tchèque est privée de ses élites, exilées ou exécutées, et elle
survit à la périphérie géographique et sociale des centres artistiques. Elle est essentiellement
religieuse : cantionnaires et sermonnaires constituent la plus grande part de la littérature
baroque qui, selon les périodisations les plus longues, s’étend jusqu’en 1785. Étant destinée
au peuple, son registre est naïf, familier et toujours très concret comme le dévoile
particulièrement bien le traitement de la nature. Si dans la littérature française ou italienne
celle-ci est souvent utilisée comme un fond d’image symbolisant des phénomènes intriguants
et les métamorphoses tragiques du monde, dans le contexte tchèque la nature est présentée de
manière immédiate et presque tangible. C’est une nature amie, dont la représentation est
empreinte de franciscanisme. Ainsi Hana Jechová définit-elle la poésie baroque comme un art
« à double face » dans lequel deux inspirations s’unissent et se confondent dans le creuset
d’une même imagination, « une inspiration naïve, aux coloris frais, aux formes drues, qui
puise sa sève dans les terres de Bohême et ses croyances ancestrales et qui nous paraît
caractériser un baroque robuste et populaire ; une inspiration plus complexe, aux teintes
souvent inquiétantes, aux formes en perpétuel changement »18. Cette définition vaut a fortiori
pour le théâtre. Ce que les Tchèques appellent « le théâtre populaire du baroque » regroupe
plusieurs genres, dont le plus important est représenté par les sousedské hry, mystères tardifs
16
Ferdinand Menčík, Vánoční hry: Prostonárodní hry divadelní, dil. II, édité par Ferd. Menčík, Holešov, 1895.
Le mystère, initialement orthographié « mistère », du latin ministerium (ministère, service public), est un genre
théâtral apparu au XVe siècle. Il se composait d’une succession de tableaux animés et dialogués écrits pour le
peuple, mettant en œuvre des histoires et des légendes dont l’imagination et la croyance populaires s’étaient
nourries. Le surnaturel et le réalisme s’y côtoyaient. La Passion du Christ était un de ses sujets traditionnels.
18
Hana Jechová et Marie-Françoise Vieuille, (éd. et trad.), Anthologie de la poésie baroque tchèque, Éditions
l’Âge d’homme, Lausanne, 1981, p. 18.
17
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
171
nés à la fin du XVIIe siècle et au cours XVIIIe siècle et qui furent joués jusqu’à l’orée du
XXe siècle. Ainsi les campagnes tchèques devinrent-elles les conservatoires de traditions et de
formes disparues ailleurs, ce qui fit dire au critique littéraire Václav Černý : « Rares sont les
pays qui permettent aussi bien que la Bohême d’étudier la question de la persistance durable
du drame de la tradition médiévale à l’époque moderne »19. La découverte de ce théâtre en
particulier et de la littérature baroque en général se fit en deux temps. Le premier a lieu dans
l’entre-deux-guerres ; sans doute cette époque de troubles, de ruptures et d’incertitude
trouvait-elle dans le baroque un miroir où se contempler. Suite aux travaux de l’historien d’art
suisse Heinrich Wölfflin20, le baroque connut un immense engouement en Allemagne dans les
années vingt, et dans les pays Tchèques durant les années trente (en France il ne fera l’objet
d’études que dans les années cinquante). En Tchécoslovaquie, les recherches sur le baroque
furent dynamisées par les artistes catholiques mais aussi par ceux de l’avant-garde socialiste.
Les premiers mirent l’accent sur l’aspect religieux du baroque, les seconds sur son aspect
populaire. Ainsi E. F. Burian mit-il en scène des pièces baroques, tandis que Petr Bogatyrev
rassembla ses études faites au sein du Cercle linguistique de Prague et publia en 1940 un
ouvrage intitulé « Théâtre populaire tchèque et slovaque »21. Le second moment historique où
la question du baroque refait surface sont les années soixante : la redécouverte du baroque
signifia d’abord un retour à l’héritage des avant-gardes. Au Théâtre Mahen de Brno, ce retour
fut amorcé en 1960 avec l’invitation de la compagnie Maringotka dirigée par Zuzana Kočová
(1922-1988), seconde épouse de Burian. Elle donna une éblouissante et originale mise en
scène de Vojna (« L’Armée »), montage de textes et de chansons populaires composés par
E. F. Burian en 1935. Ce spectacle, ainsi que le programme du Théâtre Mahen interpella le
chercheur Jan Kopecký, qui vit dans le collectif de Brno le seul groupe capable de poursuivre
la voie ouverte par E. F. Burian. Il proposa au Dramaturg Bořivoj Srba Komedie o Anešce
(« Comédie d’Agnès »), une pièce baroque découverte dans les années cinquante et dont il
avait commencé l’adaptation pour E. F. Burian avant la mort de celui-ci. Le collectif de Brno
fut enthousiasmé mais Srba désirait commencer par une œuvre plus sensationnelle, et c’est
19
Václav Černý, Stredoveká dráma, Slovenské vydavateľstvo krásnej literatúry, Bratisalva, 1964, p. 148. (Texte
édité en slovaque, cité en français par Jan Kopecký in « Le Théâtre Populaire du baroque tchèque », art. cit. p.
127.)
20
Dans Renaissance et Baroque, publié en 1888, Wölfflin fait du baroque le grand mouvement artistique du
XVIIe siècle, il le présente comme une époque artistique à part entière et non plus comme la dégénérescence ou
continuation de la renaissance comme c’était le cas avant lui.
21
Petr Bogatyrev, Lidové divadlo české a slovenské, Fr. Borový a Národopisná společnost českoslovanská,
Prague, 1940.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
172
ainsi que Kopecký prépara pour le Théâtre Mahen une compilation de pièces sur la vie, la
passion et la résurrection du Christ22.
Les auteurs des trois pièces utilisées pour les spectacles de Brno sont anonymes, Jan
Kopecký précisa en des termes qui ne pouvaient que séduire l’idéologie de l’époque mais qui
correspondait également à l’idéal du « théâtre populaire » que leurs auteurs étaient « le
peuple ». En réalité ce type de pièce fut le plus souvent écrit par des instituteurs, des prêtres,
plus tard par des écrivains publics. Une chose est certaine, sans Jan Kopecký ces pièces
n’auraient pas vu le jour sur les scènes tchèques modernes. Ces recherches universitaires en
firent un des spécialistes du théâtre baroque, il découvrit même des manuscrits inédits. Ces
nombreuses adaptations du théâtre baroque allient précision scientifique et sensibilité
artistique au point qu’il est considéré comme un auteur dramatique à part entière, et c’est sous
son nom que parurent dans les années soixante six pièces du baroque populaire tchèque. Jan
Kopecký, à la fois historien du théâtre, traducteur, critique, enseignant-chercheur et
dramaturge, a profondément marqué la culture théâtrale de son époque. Après une large
formation universitaire (Esthétique, Littérature comparée, Littérature tchèque), il se dédia
rapidement à la pratique théâtrale et débuta en tant que Dramaturg au théâtre municipal de
Kladno, puis à Prague au Théâtre du 5-Mai, de 1947 à 1950 au Théâtre national de Prague. Il
enseigna à la DAMU puis à l’Université Charles de Prague en qualité de professeur.
Communiste convaincu, il participa activement à la refonte du théâtre après 1948 et à la
promotion du réalisme socialiste, avant d’évoluer vers une position plus ouverte dans la
seconde moitié des années cinquante. Il a exprimé sa conception du théâtre, de ses fonctions
esthétiques et sociales à travers de nombreux articles, critiques et essais dont les plus
importants sont Nedokončené zápasy (« Un combat inachevé ») (1961) a Dramatický paradox
(« Le paradoxe dramatique ») (1963). Il traduisit également des œuvres du répertoire russe
(A. N. Ostrovski, L. Rachmanov) et français (R. Rolland, A. Adamov, J. Anouilh, E. Labiche,
G. Courteline, G. Feydeau, C.-A. Puget). Les périodes de traduction comme le choix des
langues sont symptomatiques de son parcours politique. Ces recherches des années soixante
dessinent un trajet qui, des avant-gardes, remonte le cours du temps jusqu’« aux sources du
théâtre » (titre d’un article publié en 1969). En effet, Kopecký réunit et publia les textes de
E. F. Burian, et avec ses adaptations du théâtre baroque il défend la convention, c’est-à-dire
un théâtre métaphorique et non réaliste. Puis il traduit le Théâtre et son double d’Antonin
Arthaud et lui consacre essai et articles en 1965. Ses deux adaptations suivantes, Mastičkář
22
Entretien avec Bořivoj Srba, juillet 2006 à Brno.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
173
(« Le Marchant d’onguents »)23 et Blázni Krásní (« Merveilleux fous »), sont basées sur les
textes du Moyen Âge. Surtout, il est le premier à adapter pour la scène Le Cantique des
cantiques à partir de fragments inédits et en se basant sur les travaux des spécialistes de la
civilisation assyrienne qui voyaient dans ces fragments les restes d’un théâtre sacré
babylonien dédié au culte d’Ishtar et Tammuz, couple divin du Panthéon oriental symbolisant
amour et fécondité (quatrième millénaire avant Jésus-Christ). Cette adaptation fut jouée pour
la première fois à Prague en 1969 dans une mise en scène de Zuzana Kočová au théâtre
Maringotka ; dans sa traduction française elle fut montée au Festival international de Nancy
en 1971. À la fin de la décennie, Kopecký est connu et reconnu au-delà des frontières : en
1967, il est nommé vice-président de l’Institut international du théâtre (ITI) de l’UNESCO, la
même année il devient membre de la direction du Théâtre des Nations de Paris puis premier
secrétaire du Ministère de la culture tchécoslovaque. La chute n’en fut que plus brutale : après
1971, ses pièces furent mises à l’index et il occupa jusqu’à sa retraite, en 1982, un emploi
d’ouvrier dans la gestion de l’eau qui l’éloigna des centres urbains. Isolé de tout et vivant dans
une caravane, il continua d’écrire, de traduire, certains de ses textes paraissant sous des
pseudonymes. Il revient à la culture antique pré-grecque une dernière dois en 1978 avec Síň
obou pravd (« La Chambre des Deux Vérités »), pièce que Kopecký qualifia de « Hamlet
égyptien ». En effet, il découvrit dans le 115e chapitre du Livre des Morts24 une fable
présentant d’étonnantes similitudes avec celle de Shakespeare. C’est à ce moment qu’il écrit
ses quatre pièces originales, dont deux furent mises en scène. Après la Révolution de velours,
il se jeta avec une incroyable énergie dans la vie publique : il publia, enseigna l’histoire du
théâtre à l’Université de Prague, se rendit à toutes les premières, refonda l’Association
F. X. Šalda pour la critique littéraire avant d’être emporté par la maladie en 199225.
En parfait accord avec le collectif artistique de Brno, Jan Kopecký réalisa l’adaptation
de la Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et Sauveur
Jésus Christ en soutenant une double exigence : le respect « de l’authenticité des textes
originaux et la tentative de s’exprimer à travers eux de manière vivante de la scène
23
C’est la pièce la plus connue du théâtre tchèque médiéval, où le motif des trois Marie voulant acheter des
onguents pour le corps de Jésus Christ est largement supplanté par des scènes burlesques présentant un charlatan
et son apprenti. Datant du milieu du XIVe siècle, elle nous est parvenue en deux fragments suffisamment
développés pour pouvoir juger de ses qualités littéraires. Kopecký les utilisa tous deux pour son adaptation
(première le 31 mai 1971 par le Malé Divadlo de České Budějovice).
24
Le Livre des morts est un recueil de formules magiques et d’incantations présent dans l’Égypte antique. Écrits
en hiératique sur du papyrus, ces textes se retrouvent à partir du Nouvel Empire (XVIIIe dynastie) jusqu’à
l’époque gréco-romaine. On retrouve des passages du livre sur les murs des tombes avec d’autres livres comme
le livre des portes ou bien l’Amdouat.
25
Marie Boková, Jan Kopecký - Portret dramatika, Dilia, Prague, 1994, 31 p.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
174
contemporaine »26. Cette phrase résume à elle seule le rapport du collectif à l’œuvre baroque.
Les textes de l’édition de Menčík furent systématiquement comparés avec les manuscrits
d’époque. Jan Kopecký rétablit ainsi le texte original modifié là où « l’éditeur, en accord avec
les idées de son temps, avait changé le texte ou laissé de côté quelques vers »27. Pour la
composition d’ensemble, il a ensuite utilisé des fragments de mystères inédits, notamment de
Theatrum Passionale ou Le Miroir de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ de 1752
(texte original conservé au musée de Železný Brod dans une transcription de František
Sochora). Les montages de Kopecký respectent l’unité régionale et celle de l’époque. Dans sa
reconstitution, le chercheur agissait en praticien érudit du théâtre : il était particulièrement
bien informé sur les procédés d’actualisation de textes populaires, il connaissait parfaitement
le travail de E. F. Burian ainsi que les travaux du polonais Leon Schiller dont il avait organisé
la tournée tchécoslovaque de 1947. Enfin, pour la préparation de ce texte, Kopecký a
également fait des séjours de recherches en Pologne, en Italie, en Yougoslavie, confrontant
ses connaissances avec celles des chercheurs et des metteurs en scène étrangers. En Pologne,
il a suivi le travail de Kazimierz Dejmek. Ce metteur en scène, qui avait débuté sa carrière par
le réalisme socialiste (c’est à lui que l’on doit la première polonaise de La Bande du fraiseur
Karhan), se spécialisa à partir du spectacle Żywot Józefa (« La vie de Josef ) en 1958 dans la
mise en scène du théâtre sacré. Il fit de cette moralité du XVIe siècle de Mikołaj Rej, réputée
ennuyeuse et injouable, un grand succès public. En 1962, il monta Historyja o chwalebnym
zmartwychwstaniu pańskim (« L’Histoire de la vénérable résurrection du seigneur ») de
Mikołaj z Wilkowiecka, spectacle auquel tout l’ensemble artistique de Brno assista.
La Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et Sauveur
Jésus Christ est, dans son ensemble, composée de vers à rimes plates, la longueur des vers
n’est pas régulière, le plus souvent il s’agit d’octosyllabes. La fable n’a guère besoin d’être
détaillée puisqu’elle suit l’ordre du récit biblique. La pièce se déroule ainsi en trois grandes
parties intitulées « I. Vie, Enseignement et Trahison », « II. Passion » et « III. Résurrection ».
Chaque partie fait intervenir une trentaine de personnages et plusieurs groupes (disciples,
soldats, bourreaux, nobles, juifs, anges et démons…) dont les dialogues et tirades sont
entrecoupés par un chœur féminin appelé « Filles de Sion ». L’« inspiration naïve, aux coloris
frais, aux formes drues », typique du baroque tchèque, se mêle au thème biblique, ainsi voit26
Jan Kopecký, « Komedie o umučení a slavném vzkříšení Pána a Spasitele našeho Ježíše Krista » n° 7,
Divadlo, Prague, 1966, p. 81. Cette volonté fut sans cesse réitérée, toutes les éditions de cette pièce portent la
mention « texte préparé à partir de pièces de théâtre de la région des Monts des Géants pour la scène
d’aujourd’hui par Jan Kopecký ».
27
Ibidem.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
175
on apparaître dans les pièces des personnages anachroniques tel le facteur ou le hejtman,
préfet de l’Empire austro-hongrois. Aucune indication de temps ou de lieu n’est donnée en
didascalie, ces dimensions, de même que l’action, existent essentiellement par la parole des
personnages, ce qui permet un foisonnement de situations et une multitude de changements de
lieu. En ce sens, c’est déjà un « théâtre dialectique » au sens brechtien, mimesis et diegesis s’y
mêlent de manière rudimentaire. Kopecký voit là une des spécificités du théâtre baroque
populaire, mais pour le décrire il utilise des références plus contemporaines. Il qualifie ainsi le
théâtre baroque populaire de « théâtre pauvre » : en effet ce théâtre ne possédait ni bâtiment,
ni coulisse ni mise en scène, ni acteurs au sens où on l’entend aujourd’hui. Il « naissait grâce à
l’action de l’homme. Il doit son existence à l’activité matérielle humaine : le mouvement des
corps, l’interprétation de la parole, le chant, le jeu sur des instruments de musique.» C’est
donc, selon Kopecký, un théâtre aux possibilités illimitées ne reposant que sur l’action
humaine des « acteurs » et comptant sur la participation active du spectateur. Par son
imaginaire, celui-ci devait compléter et développer ce qui n’était que suggéré par l’action, par
des accessoires élémentaires ou ce qui était raconté. Pour expliquer cet art de la suggestion et
de l’imagination active, Kopecký cite également le mime Decroux. Dans la Comédie de la
passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ, l’histoire
du Christ est doublement encadrée par un prologue et un épilogue qui sont eux-mêmes pris en
tenaille par les interventions de l’Annonceur. Le personnage de « L’Annonceur » (Opovědník)
est présent tout au long de la pièce, il remplit dans les pièces populaires tchèques un rôle
similaire à celui du « maître du jeu » médiéval ou des bouffons et fous du théâtre élisabéthain.
Il introduit, commente le déroulement et par moments joue des personnages secondaires ; il
produit ainsi un effet de « distanciation » qui résonnait parfaitement avec la poétique
brechtienne de Brno. C’est à lui que revient le premier mot de la pièce, celle-ci commence par
la phrase « Pochválen buď Pán Ježiš Kristus » (« Loué soit notre Seigneur Jésus-Christ »),
appartenant à la cérémonie religieuse, mais tout de suite après, en vingt vers, il demande aux
spectateurs l’indulgence pour les acteurs qui ne sont que de simples amateurs jouant pour
célébrer leur Seigneur. Cette captatio benevolentiae de l’Annonceur est suivie d’un court
prologue dans lequel la Mort et le diable Démon se « disputent » pour savoir lequel des deux
est le plus puissant. Ce débat entre les deux figures symboliques accompagne le récit de la
Passion du Christ. Adam et Ève entrent à leur tour et content à l’Ange Gabriel leur départ du
Paradis et leur peur de mourir. L’Ange Gabriel les rassure, Dieu va les prendre en pitié. Le
prologue se termine sur les paroles du Diable mettant au défi celui qui voudrait venir secourir
Adam et Ève. L’épilogue est la résolution des problèmes posés dans le prologue : à la peur de
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
176
la mort d’Adam et Ève fait écho une scène où l’empereur romain Tibère, atteint d’une
maladie incurable, cherche désespérément de l’aide. Il finit par se convertir au christianisme.
L’avant-dernier mot revient à la Mort qui se réjouit de sa victoire et saute de joie : son
pouvoir est illimité, elle peut tout exterminer et séparer l’âme du corps. L’Annonceur prend
congé du public en le remerciant pour sa compréhension.
Pour la reconstitution et l’analyse de la mise en scène de Sokolovský, trois types de
documents sont disponibles : ceux produits par les réalisateurs du spectacle (programmes,
affiches, croquis etc.), les captations du spectacle sur supports photographique et audiovisuel
(disque vinyle Suprafon pour la musique et les chants, enregistrement vidéo pour la
télévision), les publications spécialisées (articles, critiques, essais). Le programme du
spectacle fournit d’importantes informations sur les intentions de ses créateurs. Cela n’est pas
pour nous étonner, l’équipe artistique du Théâtre Mahen fut dans les années soixante celle qui
fonctionnait le plus par programmes et manifestes. Outre les indications habituelles, le
programme comporte plusieurs extraits de travaux scientifiques évoquant les mythes
babyloniens pour finir sur la reproduction d’une gravure de Vénus tenant dans ses bras
Adonis mourant (d’après les fresques de Pompéi). Le message était clair : il s’agissait que le
spectateur comprenne le martyre et la résurrection du Christ comme un mythe. Ces
indications servaient, bien sûr, à protéger le spectacle des censeurs. Il en va de même pour le
mot « comédie » placé dans le titre de la pièce, il s’agit là d’un archaïsme : au Moyen Âge,
« comédie » désignait indistinctement une œuvre comique ou tragique (comme par exemple
dans La Divine Comédie de Dante), mais le choix de cet archaïsme avait été sciemment
motivé par des raisons pratiques. Malgré cela, le spectacle faillit être interdit après la première
et il fallut encore de nouvelles ruses et débats pour éviter cette interdiction. Dans ce
programme se trouve également le manifeste suivant qui résume bon nombre des conceptions
du Théâtre de Brno:
« Vos ancêtres ont prêté l’oreille aux paroles de cette pièce.
Au temps de la servitude, le peuple se les jouait à lui-même au pied des Monts des
Géants. Elles étaient déjà jouées au XVIIIe s. mais également à l’époque où les plus
âgés d’entre vous sont nés.
Nous voulons rappeler leur œuvre et les en remercier.
Notre but n’est cependant pas la reconstruction. Les mots sont authentiques. Mais
l’ensemble se présente comme une nouvelle composition.
Elle est née à la fin des années cinquante en pensant à E. F. Burian. Il fut le premier,
à démontrer la modernité de ce monde ancien. Il donna l’exemple de la manière dont
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
177
le théâtre nouveau pouvait puiser des forces dans les profondeurs. Il a reconnu
même de loin un allié.
C’est aussi l’œuvre de Burian que nous voulons rappeler et l’en remercier.
Nous voulons de nouveau attirer l’attention sur un système théâtral unique qui sait
par une action et une parole imagées exprimer – sans limites– tout ce qui existe dans
le monde et que l’homme est capable de se représenter.
Contre un théâtre les mains dans les poches, nous célébrons un théâtre aux
possibilités illimitées.
Contre les modes différentes chaque saison, nous désirons faire appel à la sagesse
séculaire de la forme.
Contre les conceptions d’un « théâtre d’élite » nous prônant l’idée d’un « théâtre pour
tous ».
Et contre ceux qui voient en Grand-Père Gel28 le plus efficace combattant des
préjugés religieux, nous sommes pour un travail sérieux, responsable, réalisé sur la
base d’une évaluation critique des apports positifs et négatifs de la culture chrétienne.
Nous nous efforçons de démontrer le matérialisme de la religion populaire, dans
laquelle les légendes sont le support de l’expression de la vie quotidienne des gens
simples et de leur vision du monde. Ici dieu n’a pas créé l’homme, mais l’homme a
créé dieu à son image.
Et nous voulons faire connaître à ceux pour qui le monde commence par aujourd’hui
ou par le jour de la lumière, la légende dans laquelle depuis des millénaires, bien avant
qu’elle ne soit liée au nom du Christ, l’humanité prenait conscience de ses possibilités
et exprimait l’espoir de sa propre immortalité.29 »
L’Institut théâtral de Prague a publié en 1968 une monographie sur ce spectacle dans sa
collection Analyse de la mise en scène. Il n’y a pas d’analyse détaillée à proprement parler, la
monographie réédite le texte de la pièce en l’accompagnant de photographies. Les dessins,
aujourd’hui dispersés (notamment dessins des costumes de Karel Vaca), y sont également
reproduits. Néanmoins, cet ouvrage comporte un texte court mais dense (six pages traduites
également en français30 et en anglais) écrit collectivement par Kopecký, le Dramaturg Bořivoj
Srba, le metteur en scène Evžen Sokolovský, le compositeur Jan Novák, le scénographe Karel
28
« Grand-père Gel » traduction littérale de « Děda Mráz » l’équivalent russe du Père Noël ou de Santa Claus.
Dans la vie officielle de la Tchécoslovaquie communiste, cette représentation était privilégiée, évinçant celle du
« Ježíšek » (« Petit Jésus ») qui apporte traditionnellement les cadeaux à Noël.
29
Programme du spectacle conservé à l’Institut théâtral de Prague et dans les archives du théâtre Mahen.
30
Kopecký, Jan, Komedie o umučení a slavném vzkříšení Pána a Spasitele našeho Ježíše Krista, Rozbor
inscenace Státního divadla v Brně, Divadelní ústav, Prague, 1968, p. 112-117.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
178
Vaca. Chaque artiste y résume à la troisième personne son apport à l’élaboration du spectacle.
Le collectif de Brno y réaffirme son credo artistique et politique: le thème de la Passion cache
en lui un grand sujet dramatique, une image « passionnante » encore aujourd’hui de l’homme
qui défend sa vérité devant l’égoïsme du pouvoir.
Le dispositif scénique réalisé par Karel Vaca exhibait ce qui fut l’un des principes de
la mise en scène, à savoir la mise en abyme du théâtre et le jeu avec les codes du théâtre
populaire baroque. Avant le début du spectacle, le rideau est baissé et le titre ainsi que le soustitre de la pièce y sont inscrits en lettres gothiques :
« Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et Sauveur Jésus pour la
médiation de tout un chacun et pieux chrétien, à propos de tout ce qu’il a pour nous subi et supporté,
comment son sang pour nous il a versé, afin par cela de la damnation nous délivrer. Alors il nous a
laissé un exemple ici-bas, afin que nous endurions tout en ce bas monde avec gentillesse et
contentement et après puissions partir le rejoindre dans le ciel et nous réjouir à ses côtés. 31 »
En matérialisant ainsi ce long titre, la scénographie fait de la scène un livre dont le rideau
serait la première page. Ce qui va se dérouler est donc d’emblée présenté comme un grand
récit consigné dans Le livre. Lorsque le rideau se lève, le spectateur découvre sur la scène du
Théâtre Mahen une construction en bois qui n’est autre qu’une scène du théâtre baroque
populaire, ce que venait encore souligner un écriteau fixé au sommet de cette construction et
portant l’inscription « Theatrum ». De manière programmée, la mise en scène voulait
entraîner le spectateur dans le jeu. Grâce à l’Annonceur, ce pari était relevé : de nombreuses
critiques relatent sa manière particulière de prononcer la première phrase de la pièce « Loué
soit notre Seigneur Jésus-Christ », à laquelle le public répondait en chœur « Až na věky,
ámen » (« Jusqu’à la fin des siècles, amen »), ce qui provoqua la colère des censeurs. Au
cours de la représentation ce personnage abolira constamment la frontière entre scène et salle
en circulant librement entre les deux espaces. En présentant le spectacle comme l’œuvre
d’amateurs pour lesquels il demande indulgence, l’Annonceur devient le vecteur humain de
l’esthétique du « théâtre dans le théâtre ». Ainsi, dès les premières minutes, le spectacle se
présente comme un art conscient de lui-même, jouant de tous les procédés baroques de
redoublement ainsi que des effets de la distanciation brechtienne. Les deux sont d’ailleurs liés
puisque le théâtre épique, non mimétique, avec moult écriteaux de Brecht, renouait avec des
31
« Komedie o umučení a slavném vzkříšení Pána a Spasitele našeho Ježíše Krista : Pro rozjímání jednoho
každého a pobožného křesťana, co a jak mnoho pro nás podstoupil a vystál a svou krev za nás vylil, aby nás tudy
od zatracení vysvobodil : Tak nám tady příklad zanechal, abychme tady zde na světě všecko mile a rádi
přeterpěli a potom za ním se do nebe dostali a s ním se radovali. »
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
179
formes anciennes court-circuitant ainsi la propension au réalisme, à l’imitation de la vie
(mimesis aristotélicienne) qui s’était imposée sur les scènes européennes depuis la fin du
XVIIIe siècle. Ce retour fut explicitement assumé par les choix dramaturgiques de Burian et,
dans son sillage, par ceux du collectif de Brno. Le théâtre baroque populaire devint l’« allié »
des metteurs en scène de l’avant-garde, car sa théâtralité reposait sur la convention et non sur
l’illusion, l’imitation de la réalité. Ainsi, ce qui au départ était une arriération esthétique due à
l’histoire des pays Tchèques devint, pour l’avant-garde socialiste tchèque et ses héritiers,
synonyme de modernité. Selon le collectif de Brno, « le retard a provoqué la prise d’une
avance ». L’esthétique du « théâtre dans le théâtre », mise dès le début de la représentation,
était en parfaite adéquation avec la pièce proposée ; en effet, cette esthétique est liée à une
vision baroque du monde selon laquelle « tout le monde est une scène, et tous les hommes et
les femmes ne sont que des acteurs » (Sheakspeare), et la vie n’est qu’un songe (Calderón).
Dieu est le dramaturge, le metteur en scène et l’acteur principal de ce grand théâtre. À côté de
la scène comme métaphore du monde, celle du livre écrit par Dieu fait également partie des
images les plus courantes de la poésie baroque. Peut-être le scénographe Karel Vaca y
songeait-il en inscrivant le titre sur le rideau. Mais de ces métaphores théologiques, le théâtre
peut aussi passer à la forme ludique par excellence où la représentation s’auto-représente par
goût de l’ironie ou de recherche d’une illusion accrue32. Et c’est justement cela que
recherchait en dernier ressort le collectif de Brno, en redoublant la théâtralité, le théâtre
devenait plus réel que le théâtre dit réaliste : l’illusion de l’illusion devient réalité tout en
permettant une distance critique vis-à-vis de celle-ci. Le théâtre populaire tchèque avait
prolongé la tradition du théâtre médiéval et l’avait comblé pendant deux siècles de fonctions
vivantes au point qu’il existe même des photographies de ses spectacles. Si on compare celles
de la « Comédie de la Passion » jouée dans la ville de Lastiboř en 1891 avec les
photographies de la Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur
et Sauveur Jésus Christ joué au Théâtre Mahen en 1965, on perçoit parfaitement en quoi le
scénographe Karel Vaca s’inspire et s’éloigne de la reconstitution historique. Les clichés de
Lastiboř montrent un podium sur lequel se trouvent trois espaces, trois « mansions »33. De
même, Karel Vaca installa sur la scène du Théâtre Mahen un podium en bois qui constitue un
long espace de jeu au premier plan. C’est là que se déroulent toutes les scènes principales.
Derrière ce podium se dressait une charpente de bois à deux étages de forme parallélépipède
32
Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Dunod, Paris, 1997, p. 365.
Mot datant du XIIIe s. (du latin mansio « séjour, demeure ») qui désigne chaque partie du décor simultané, sur
une scène de théâtre, au Moyen Âge.
33
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
180
rectangle. Deux poutres verticales divisent frontalement cet édifice en six espaces munis de
rideaux blancs. Au lieu des trois mansions sur un même plan, nous en avons donc six sur deux
étages. Deux autres poutres de bois fixées en biais au niveau du deuxième étage suggèrent un
toit. Le sommet de ce toit imaginaire est surmonté d’une cloche et de l’inscription
« Theatrum ». Ainsi cette construction en poutre évoque à la fois une grange, une église de
village et la scénographie primitive de Lastiboř. Au cours du spectacle de Mahen comme dans
le théâtre médiéval, les variations de lieu et de temps sont exprimées par le passage d’un
espace à un autre : déplacement entre mansions, sur le podium ou en dehors de celui-ci sur la
scène du Théâtre Mahen. Lors des passages chantés, le chœur des Filles de Sion se trouvait le
plus souvent au deuxième étage. La mise en scène exploita toutes les possibilités de cette
structure. Le Christ monte par une échelle sur le dos du diable en haut de la structure comme
en haut d’une tour. Les poutres en bois servirent également à fixer la croix du Christ lors de la
scène du Calvaire. À côté de la mise en abyme du théâtre, la croix représentait pour les
créateurs de Mahen le plus important concept, ce fut l’axe central de la scénographie, de
l’arrangement dramaturgique, de la mise en scène. En soi, le symbole de la croix est d’un
grand pouvoir suggestif, il est pris en compte des dimensions verticale et horizontale de
l’existence humaine. Ainsi une œuvre telle que Le Soulier de Satin de Paul Claudel peut-elle
être lue à la lumière de ce symbole. Le projet des artistes de Mahen, est mû par la même
volonté d’embrasser la vie dans toute son étendue à la fois verticale et horizontale, cela se
traduisit scéniquement par un grand mélange de genres, par une esthétique de la bigarrure :
« le spectacle de Brno a des couleurs vives pour tout, même pour la caricature, il est dru, de
grande ampleur, il n’évite ni le pathos ni les détails naturalistes, ce qui est absolument adéquat
dans cette conception », nota la critique Alena Urbanová34. Les couleurs jouaient un grand
rôle dans ce spectacle participant à ce foisonnement visuel. En plus du rideau avec le titre,
trois grands rideaux blanc, rouge et violet soulignaient visuellement la séparation entre les
trois parties de la pièce, « Vie, Enseignement et Trahison », « Passion » et « Résurrection ».
Par ses costumes, Karel Vaca voulait placer l’action au-delà de l’espace et du temps. Il
s’inspirait de costumes originaux utilisés par les amateurs des siècles passés tout en
mélangeant sciemment différentes époques. Sur les photographies du spectacle on perçoit
bien les différents styles : des personnages en habits début du siècle côtoient des personnages
34
Alena Urbanová, « Živý pramen », Kulturní tvorba, 9.6.1966. « Brněnské představení má syté barvy pro
všechno, i pro karikaturu, je drsné, rozmáchlé, nevyhýbá se patosu, nevyhýbá se ani naturalistickému detailu, což
je naprosto správné v tomto pojetí. »
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
181
aux costumes métaphoriques (les Juifs en robes bicolores aux nez allongés ; la Mort en
Camarde) et les personnages bibliques créant ainsi un violent effet de contraste.
Bořivoj Srba, le Dramaturg du spectacle, dut faire de nombreuses coupes dans le texte
qui, joué dans son intégralité, aurait duré cinq heures. De nombreux épisodes du Nouveau
Testament sont repris (Lazare, Marie de Magdala, la défense de la femme adultère, rencontre
avec Ponce Pilate, etc.). La troisième partie met en scène la catabase du Christ qui descend
dans les limbes et les enfers avant de ressusciter. La mise en scène de Sokolovský mit en
œuvre une esthétique de la transgression des conventions, du style et du genre qu’il avait
installée au début du spectacle. Ce procédé théâtral périlleux, lorsqu’il réussit, est d’un
extraordinaire pouvoir de fascination sur le spectateur. Ainsi la première partie du spectacle
« Vie, Enseignement et Trahison » fut-elle jouée dans un esprit de théâtre populaire, de mise
en abyme de ce théâtre : un double rôle était confié aux acteurs, ils devaient jouer le rôle de
leur personnage et en même temps celui du villageois qui, dans le passé jouait ce rôle. La
tonalité de cette partie était gaie, légère, parfois burlesque. Après un entracte, la seconde
partie « La Passion » s’orientait dans une tout autre direction, vers le genre tragique et un
grand spectacle sacré. Cette orientation culminait dans les scènes sur le Golgotha, les effets de
distanciation dans le jeu des acteurs étaient alors annulés. L’identification entre l’acteur et le
personnage devait être la plus complète possible, de manière à créer la plus forte illusion
théâtrale possible en vue de produire un choc dans la conscience du spectateur. Enfin la
troisième partie renouait avec la tonalité de la première et instaurait à nouveau un effet de
distanciation.
Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et Sauveur
Jésus Christ est l’un des rares spectacles des années soixante à avoir été filmés pour la
télévision tchécoslovaque. Malheureusement, force est de constater la médiocrité de
l’enregistrement, tant au niveau de la qualité du film à proprement parler que de la conception
d’ensemble (découpage et collage de quelques scènes du spectacle seulement). Si nous
devions nous baser sur ce seul enregistrement pour évaluer l’intérêt esthétique du spectacle
nous serions tentés de n’imputer son succès qu’à l’odeur de soufre (ou plutôt de d’encens) qui
accompagnait la mise en scène d’un sujet religieux dans un pays communiste. En
revanche, les photographies de Rafael Sedláček et Vilém Sochůrek donnent une idée plus
précise du spectacle et fournissent au moins deux informations importantes sur la mise en
scène d’Evžen Sokolovský. D’une part, nous remarquons nettement les références picturales
dans les attitudes des personnages bibliques. Ainsi, au début de la première partie, la Vierge
Marie entre, main droite dirigée vers le public avec l’index et le majeur levés, main gauche
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
182
sur le cœur. Lors de sa première apparition, Jésus Christ, joué par Ladislav Lakomý, arrive les
bras ouverts vers le public. La Vierge Marie était jouée par Květa Fialová, actrice de
tempérament à la voix roque et d’une grande beauté, elle jouait en général au Théâtre Mahen
des personnages féminins au caractère bien trempé, telle la Mère Courage de Brecht où d’une
troublante sensualité charnelle, telle la chansonnière délurée de Kundera. Et voilà qu’elle
incarne l’innocence et la douleur avec une très grande présence palpable à travers les
photographies. Ce goût pour les attitudes stylisées se retrouve tout au long du spectacle. La
Cène, le Christ portant la croix ou la Pièta, autant de scènes photographiés qui révèlent la
composition en grands tableaux inspirés de la tradition picturale.
Pour Machonin, qui adhérait pleinement aux intentions des créateurs (et partageait leur point
de vue politique), cette structure est évidente et pleinement justifiée :
« La naïveté, qui semblait faire le charme de ce texte et de ce spectacle au début, s’est
soudain transformée en quelque chose de qualitativement plus grand et plus puissant.
Marie en habit bleu et rouge, avec un chœur enflammé sur la poitrine et une
couronne en or, telle que nous la connaissons des images pieuses, est désormais plus
que la Mère de Dieu de l’Écriture. C’est la grande douleur de l’humanité qui depuis
des siècles a crucifié ses Justes. Et le spectacle de Sokolovský monte vers sa véritable
signification : en gardant toute la naïveté et la simplicité poétique des coloris, des
mouvements, de la diction, de la musique, il progresse vers leur essence cachée qui se
fait entendre dans les scènes principales de la seconde partie avec une terrible
actualité.35 »
De nombreux autres critiques ont analysé cette structure particulière mais les avis furent
mitigés quant au résultat obtenu. Le reproche « d’impureté stylistique » fut adressé par
certains à l’équipe de Brno qui s’en défendit avec véhémence :
« Apres la première, des voix se sont élevées disant que la mise en scène est impure
du point de vue du style, qu’on y voit se succéder le jeu populaire avec un grand
spectacle shakespearien ou baroque. Contrairement à cela, le metteur en scène estime
que l’essentiel au théâtre n’est pas la pureté ou l’impureté du style du spectacle. Le
plus important, c’est que tout ce qui se passe sur la scène possède une puissante
35
Sergej Machonin, Literární noviny, 15. 01. 1966. « To naivní, co se zdálo být kouzlem tohoto textu a
představení na začátku, přerostlo najednou v něco kvalitativně vyššího a mocnějšího. Marija v modrém a
červeném rouchu, s hořícím srdcem na hrudi a se zlatou korunou, jak ji známe ze svatých obrázků, je už víc než
Bohorodička z Písma. Je to velká bolest lidstva, které od věků křižovalo své Spravedlivé. A tak se Sokolovského
představení zdvihá k svému pravému smyslu: zachovávajíc všechnu barevnou, pohybovou, dikční a hudební
naivitu a prostou poezii textů, dobírá se postupně k jejich skryté podstatě, která zazní ve vrcholných scénách
druhé části otřesně aktuálně. »
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
183
liaison intérieure. Dans un spectacle on peut avoir une douzaine de styles. Par contre,
certaines représentations peuvent avoir un style pur, mais une faible construction
intérieure. À ce moment, tout effort pour la pureté du style sera inutile. Ceci, le
groupe des créateurs ne l’oubliait jamais, lorsque dans La Passion il a tenté de
présenter un théâtre populaire de bouffonneries, un mystère et aussi une tragédie. Le
spectacle commence d’abord par le rire, mais dès que Jésus et Sainte Marie
apparaissent sur la scène, l’humour recule à l’arrière-plan. On voit venir sur la scène
quelque chose de particulier – et il serait absurde de s’en moquer. Dans la deuxième
partie, le grotesque commence à reculer devant la tragédie qui dans sa conclusion se
transforme en une sensation harmonique de la libération de l’homme. Dans la
troisième partie, on voit réapparaître le sourire et la comédie. La fascination
incessante par la réalité ďune part et le théâtre de l’autre, donne une forte impression
recherchée spécialement par le metteur en scène.36 »
La musique et les chants faisaient partie intégrante du spectacle. Ils furent composés
par Jan Novák, ancien élève d’Aaron Copland et de Bohuslav Martinů. Ce compositeur, natif
de la ville de Nová Říše, le plus important foyer spirituel de la Moravie, et ancien élève du
lycée jésuite de Velehrad, fut particulièrement sensible à la matière proposée. La musique de
Novák était elle aussi évocation du baroque populaire tchèque, mais non reconstitution
historique comme le suggère le choix inhabituel de moyens : un chœur de trente femmes
soutenu par un ensemble de seize violoncelles, une harpe, un petit orgue, des timbales et
cloches. À ces instruments (jouant dans la fosse d’orchestre) répondait une fanfare tchèque
d’antan miniature présente sur scène. La confrontation des deux ensembles présentait une
violente opposition et participait à l’évocation de ce « Baroque à double face ».
« Alors que le premier plan est lyrique, le second est littéralement réaliste, d’un genre
populaire. À cela il faut ajouter les chanteurs (non pas des professionnels mais des
acteurs de théâtre) qui chantent leurs numéros tristes et joyeux qui résonnent des
échos de la musique spirituelle et de chansons de quat’ sous. C’est au chœur de
femmes qu’incombe la plus importante part du chant, il est inhabituellement
différentié dans ses expressions techniques, allant du chant monodique jusqu’au
chant choral (…) en passant par de saisissants chants à deux ou trois voix dont le
36
Jan Kopecký, Komedie o umučení a slavném vzkříšení Pána a Spasitele našeho Ježíše Krista. Rozbor
inscenace Státního divadla v Brně, op. cit., p. 115.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
184
parrain pourrait être Adam Michna. (…) Sa musique est éloignée des imitateurs des
mystères de l’Europe de l’Ouest, ou des raffinements primitivistes d’un Orff.37 »
La musique de Jan Novák fut unanimement saluée comme une œuvre artistique de grande
inventivité. Il alla jusqu’à transformer les prédications du Christ de la première partie en un
numéro musical arioso bien qu’elles ne furent pas conçues comme telles dans le texte, et il
utilisa le même procédé dans un passage précédant la mort de Christ, où l’angoisse saisissait
celui-ci.
Pour conclure en un mot la description esthétique, la notion « d’œuvre d’art total »
paraît tentante mais le collectif de Brno récusait cette conception, son travail exhibait les
procédés de synthèse des arts. L’expression « théâtre monumental » est plus appropriée.
L’épithète « monumental » apparaît sous la plume de plusieurs critiques mais le lien avec le
metteur en scène polonais Leon Schiller n’est jamais fait. Nous serions ainsi tentés de voir
dans ce spectacle un développement synthétique et un dépassement des recherches d’E. F.
Burian, mais aussi de celles du metteur en scène polonais Leon Schiller. Ces deux créateurs
ont connu un parcours artistique parallèle et un destin très similaire. Tous deux ont inventé les
procédés permettant de monter les pièces populaires de manière moderne. Mais leurs finalités
divergeaient : Schiller désirait un théâtre monumental pour renouveler le théâtre national
polonais tandis que Burian exprimait, à travers les textes populaires, un engagement politique.
Le spectacle de la Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et
Sauveur Jésus Christ réussit la synthèse des deux en liant monumentalité et engagement
politique. La référence à Leon Schiller est moins explicite, mais semble évidente au vu de la
réalisation du spectacle. Leon Schiller (1887-1954) est le créateur du concept de « théâtre
monumental » inspiré par Wyspiański (et par-delà Mickiewicz) et Craig. Par son « théâtre
monumental », Schiller voulait ébranler le public, l’arracher au quotidien et le faire participer
à une fête ou une cérémonie à résonance spirituelle et communautaire. Pour cela il faisait
appel à la musique et aux mouvements de foule qui se développaient dans une architecture
souvent symbolique. Puis il fit contraster ces scènes avec d’autres où se concentrait le destin
des individus et le sens intellectuel de l’œuvre. Par ailleurs, les contacts personnels et
artistiques entre Jan Kopecký et Leon Schiller, et surtout entre le metteur en scène polonais
37
J. Trojan, « Muzika na Komedii o umučeni od Jana Nováka v tento čas skomponjrovaná », Práce, 18. 1. 1966.
« Zatímco první rovina je lyrická, druhá je vysloveně realistická, lidově žánrová. K tomu zpívají zpěváci (ne
pěvci-profesionálové, ale činoherci) svoje čísla smutná i veselá, znějící ohlasem duchovní hudby i šumařských
písniček. Hlavní tíhu nese dívčí sbor neobyčejně technicky výrazově rozruzněný od monodických projevů přes
jímavé dvoj- a tříhlasé zpěvy, jejichž kmotrem by mohl být Adam Michna (…) Jeho hudba je vzdálená
napodobitelům západoevropských mystérií, jejichž východisko je duchovní, nebo primitivistické rafinovanosti
takového Orffa. »
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
185
Kazimierz Dejmek (continuateur de Leon Schiller) et l’équipe de Brno furent très étroits, au
point que Kazimierz Dejmek devait être engagé au Théâtre Mahen, engagement qui ne put
être finalisé après l’invasion de la Tchécoslovaquie38.
Le paratexte de l’édition de La Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection
etc. constitue la plus complète source d’informations sur la réception du spectacle.39 Le texte
de la pièce est suivi de soixante pages de documents relatifs au spectacle classés par ordre
chronologique et thématique. Nous y trouvons bien sûr les extraits de critiques et d’articles,
extraits d’interviews, mais aussi des extraits de correspondance privée, des lettres d’injures ou
de félicitations adressées au Théâtre Mahen, des retranscriptions des enregistrements de
réactions spontanées d’ouvriers venus voir le spectacle. Kopecký finit par un montage sur les
réactions suscitées par la mise en scène pragoise de Karel Palouš. En confrontant ce montage
aux dossiers de presse conservés dans les archives du Théâtre Mahen de Brno, on ne peut que
conclure sur la fiabilité et l’exhaustivité du document de Kopecký qui donne à entendre les
différentes réactions du public et des sphères officielles, qu’elles soient positives ou
négatives, qu’elles soient le fruit de pensées élaborées ou spontanées. Enfin, le livre se
termine sur un essai du poète Jan Skácel qui mêle souvenirs d’enfances, impressions sur le
spectacle et méditation sur les conséquences culturelles de l’oubli des mythes chrétiens dans
les pays socialistes. Tout se passe comme si Kopecký avait fait le même type de travail dans
ce livre que sur le texte de La Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre
Seigneur et Sauveur Jésus Christ : fondre la pluralité dans un tout intelligible, travail de
chercheur sous-tendu par une vision de monde. En 1996, Miloš Hynšt publia également dans
son livre « Les Combats théâtraux de Brno 1959-1971 » des échos du spectacle et des extraits
de lettres impubliables à l’époque.
Cette mise en scène eut un écho extraordinaire, ce fut le spectacle le plus vu dans les
années soixante, il attira des spectateurs de tous les pays qui se rendirent pas trains entiers à
Brno pour le voir et le théâtre de Brno se déplaça vers son public : il donna ce spectacle à
Prague, en plein air dans la cour du château à Žďár, dans l’amphithéâtre de Strážnice. Ces
38
Dans ses archives personnelles, Milos Hynšt a conservé une correspondance à ce sujet.
La réalisation de ce livre a été confiée à Kopecký. Dans l’agencement des différents commentaires, Kopecký
reconstitue la genèse du texte et du spectacle. Le texte de la pièce est précédé d’une partie intitulée « De
l’histoire » qui reprend des éléments déjà présents dans le programme : évocation des mythes antérieurs au
christianisme, puis des extraits de livre sur l’histoire du théâtre tchèque à l’époque du baroque tardif
accompagnés de photographies des villageois de Vlastiboř (fin du XIXe) et Loviče (années 30 du XXe) jouant les
mystères de La Passion. Kopecký a également inséré les photographies de quelques pages du manuscrit de
Umučení. Le texte de La Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et Sauveur
Jésus Christ qui suit est accompagné de nombreuses photographies du spectacle de Brno mais aussi de la mise
en scène pragoise.
39
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
186
tournées culminèrent par le festival international Wiener Festwochen en Autriche où le
spectacle fut joué trois fois du 4 au 6 juin 197040. Le spectacle connut un écho international, le
National Geographic prévit d’en faire des photos. Le collectif de Brno aurait eu des invitations
de Suisse, de RDA, d’Italie et même des États-Unis. Après le spectacle de Sokolovský à Brno,
une vague de mises en scène du théâtre populaire baroque traversa tout le système institutionnel,
La Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection de notre Seigneur et Sauveur Jésus
Christ fut montée par sept théâtres différents entre 1966 et 1968. Deux autres adaptations de
Kopecký furent réalisées durant les années soixante : Komedie o Hvězdě (« La Comédie de
l’Étoile ») en 1966, charmante pastorale qui célèbre la naissance de Jésus ; puis, en 196741, de
Komedie o Anešce (« La Comédie d’Agnès »). Cette seconde pièce fut à nouveau mise en
scène par Sokolovský à Brno dans une scénographie de Karel Vaca avec une musique
originale de Josef Berg. Il ne s’agit plus d’un mystère mais d’une littérature courtoise, la pièce
développe en quarante tableaux une histoire chevaleresque incroyablement compliquée se
déroulant au XIIIe siècle.
Au moment de sa première, le spectacle déclencha une polémique comme il y en eut peu
dans l’histoire du théâtre. Miloš Hynšt la compara à celle déclenchée par Oreste d’Eschyle,
Les Loups de Romain Rolland, Les Aïeux de Mickiewicz.
« … ça fusait de tous les côtés. Les athées nous reprochaient de propager la religion
et voyaient dans les salles combles une manifestation catholique (c’était aussi
l’opinion officielle de l’administration). Les catholiques /mais aussi les protestants/
s’insurgeaient parce que nous avions intitulé « comédie » le thème biblique de la
crucifixion et que d’ailleurs nous offensions la mémoire du Christ que nous aurions
ridiculisé par exemple dans la scène où le diable grimpe sur un échelle en le portant
sur le dos et que son costume aurait dû être « de couleur rouge et bleu et jamais bleu
et vert » et ils nous envoyaient des images pieuses pour nous montrer à quoi il devait
ressembler. Les juifs protestèrent également parce que dans le spectacle les pharisiens
avaient de grands nez en papier. Tout le monde se querella avec tout le monde, mais
le spectacle fut également défendu bec et ongles par tous contre tous, par les athées,
les chrétiens, les juifs car en fin de compte la frontière n’était pas donnée par les
différentes croyances mais elle était donnée selon la mesure de leur rapport
dogmatique ou libéral par rapport au thème en question. Alors en fin de compte les
40
Marie Boková-Kamenárová, Divadlo Evžena Sokolovského, thèse citée, Prague 1972, p. 161.
Titre intégral : Komedie o Anešce královně siciliánské z dob, kdy ještě rytíři pro dosažení slavného jména a cti
po světě putovali « Comédie d’Agnès reine de Sicile datant de l’époque où les chevaliers parcouraient encore le
monde pour atteindre honneur et nom célèbre ».
41
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
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disputes autour de la Passion devinrent bipolaires : entre le dogmatisme et la pensée
libre, entre l’intolérance sectaire et la tolérance pour la différence d’opinions.42 »
En cela, le collectif de Mahen atteint un de ses objectifs majeurs : faire du théâtre
politiquement engagé. En l’occurrence l’engagement portait sur la réhabilitation du récit
biblique, perçu par le collectif de Brno comme un héritage culturel et archétypique
fondamental. Si le spectacle donna lieu à d’innombrables débats entre marxistes et
catholiques, certains furent également comparatistes et conciliants, les uns cherchant des
points de convergence avec les autres, comme l’a souligné Milan Uhde, dramaturge de Brno
(interviewé en juillet 2006). Là aussi le collectif de Mahen avait atteint son objectif, lui qui
voulait agir sur les spectateurs par « la voie centripète, c’est-à-dire soutenir tout ce qui crée et
renforce les contacts amicaux entre les hommes »43. Dans cet effort visant à consolider les
relations humaines, « une signification particulière peut être attachée à tout ce qui aide à
évoquer dans leur conscience le sentiment de liaison réciproque et de solidarité – donc aussi
les différents mythes anciens qui comprennent les expériences fondamentales de l’humanité et
dans lesquels d’innombrables ancêtres cherchaient un soutien pour leur pensées et leurs
actions »44. En fin de compte, le « socialisme » défendu par les créateurs de Brno était déjà
« un socialisme à visage humain ». Ce socialisme-là (comme son nom le suggère) avait aussi
à voir avec « l’incarnation ».
Au moment de « l’été théâtral », c’est-à-dire en 1968 quelques mois avant l’invasion, le
théâtrologue Zdeněk Hořínek45 s’interrogea sur le surgissement du grand thème biblique chez
trois créateurs ne défendant pas – en soi – la religion catholique : Pasolini, Grotowski et le
collectif de Mahen, dont il compare les différents traitements artistiques de la figure du Christ.
42
Miloš Hynšt, Brněnské divadelní bojování 1959 - 1971. Vzpomínky a dokumenty, op. cit, p. 67. « ...sršelo na
všechny strany. Nadávali nám ateisté, že šíříme religiozitu a že vyprodaná hlediště jsou politickou manifestací
katolicismu / to byl i oficiální názor úřadů/. Hněvali se katolíci /ale i evangelíci/, že biblické téma ukřižování
nazýváme komedií a znevažujeme i jinak památku Krista, kterého zesměšňujeme například ve scéně, kdy ho čert
nese na zádech po žebříku a že jeho kostým měl být "barvy červeno-modré a nikdy modro-zelené" a přikládali
nám svaté obrázky, jak měl vypadat. Protestovali i Židé, že farizeové měli v představení zvětšené papírové nosy.
Seprali se všichni se všemi, ale také všichni proti všem představení obhajovali, ateisté, křesťané, Židé, neboť
dělící čára mezi nimi neprobíhala, jak se ukázalo, po hranici bezvěrců, věřících a jinověrců, ale podle míry jejich
dogmatického nebo liberálního vztahu k danému tématu. Takže se nakonec i zápas kolem Pašijí stal
dvoupólovým: mezi dogmatismem a svobodomyslností, mezi sektářskou nesnášenlivostí a názorovou
tolerancí. »
43
Jan Kopecký, Komedie o umučení a slavném vzkříšení Pána a Spasitele našeho Ježíše Krista. Rozbor
inscenace Státního divadla v Brně, op. cit.,p. 114.
44
Ibid., p. 115.
45
Zdeněk Hořínek, « Velké téma », Divadlo, n° 6, 1968, p. 1-5. Article reproduit dans son livre Duchovní
dimenze divadla paru en 2004. L’auteur est critique, Dramaturg du Théâtre Y, enseignant à l’Université Charles
de Prague. Ses deux grands sujets de recherches sont le comique d’une part et « la dimension spirituelle du
théâtre », titre de son ouvrage, d’autre part. Il est le seul spécialiste tchèque à avoir abordé systématiquement ce
second thème.
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
188
« Au-delà de leur différence, ces trois Christ ont quelque chose en commun. C’est
l’endurance avec laquelle ils résistent aux pressions, leur refus de s’accommoder avec
le mal, en un mot : la fidélité à soi-même et à sa vérité. C’est là que je vois la raison
principale de la survivance et l’inspiration de l’ancienne fable chrétienne. Le Christ
lointain, historique ou légendaire (au choix, du point de vue artistique cela ne fait pas
de différence) nous en impose pour des raisons similaires que le proche Mahatma
Gandhi, Albert Schweitzer ou Martin Luther King. (…) Nous pouvons avoir des
réserves quant à l’enseignement chrétien, au programme de Gandhi ou la tactique
politique de King, mais ça ne change rien à notre admiration de l’absolu moral de leur
porteur.46 »
Il voit là « un grand thème » qui contraste avec l’époque contemporaine, marquée par une
relativisation de toutes les valeurs, les éclats de fanatismes séculiers des décennies précédentes
ayant selon lui aggravé cette propension à tout relativiser. (Les termes employés ne sont pas sans
rappeler ceux par lesquels la postmodernité est souvent décrite. Ils apparaissaient déjà en 1965
sous la plume de Kopecký et du collectif de Brno qui faisaient le même diagnostic.) Selon
Zdeněk Hořínek, cette relativisation mène à l’indifférence, à la recherche du bien-être et de
la réussite personnels, seules et uniques certitudes désormais.
« Nous vivons dans un monde aux terribles valeurs ; il en résulte une relativisation de
toute évaluation. Le scepticisme a cessé d’être un simple correctif, une défense
naturelle et nécessaire devant les erreurs et les illusions. Au scepticisme noétique et
méthodique s’est joint également un scepticisme étique se dirigeant vers l’indifférence
et le laxisme. Si nous n’avons plus d’évidence absolue sur la justesse objective d’un
but, nous ne sommes plus capables de lui sacrifier quoi que ce soit. Avec embarras et
seulement en théorie nous réfléchissons à la nécessité d’un nouveau système de
valeurs qui remplacerait un système mis en doute et pour l’instant nous temporisons
prudemment et nous échafaudons des tactiques.47 »
46
Zdeněk Hořínek, « Velké téma », Duchovní dimenze divadla, aneb, Vertikální přesahy, Pražská scéna, Prague,
2004, p. 59-60. « Přes všechny rozdíly mají tito Kristové něco společného. Je to vytrvalost, s níž odolávají
nátlaku násilí, nepřizpůsobivost zlému, slovem: věrnost sobě a své pravdě. Zde vidím hlavní příčinu, proč si
stará křesťanská látka udržuje dosud životnost a inspirující sílu. Vzdálený Kristus, historický nebo legendární
(jak je libo, z hlediska uměleckého to nehraje roli), nám imponuje ze stejných důvodů jako blízký Mahátma
Gándhí, Albert Schweitzer nebo Martin Luther King. (...) Můžeme mít námitky proti křesťanskému učení, proti
Gándhího programu nebo Kingově politické taktice, ale nic to nezmění na našem obdivu k mravnímu
absolutismu jejich nositelů. »
47
Ibid., p. 60. « Žijeme ve světě otřesených hodnot; důsledkem je relativizace hodnocení. Skepse přestala být
pouhým korektivem, přirozenou a potřebnou obranou před omyly a klamy. K metodické, noetlcké skepsi se
přidala i skepse etická, směřujíci k inderentismu a laxnosti. Nemáme-li absolutní jistotu, objektivní správnosti
Chapitre 6 : Des avant-gardes et aux sources du théâtre – Théâtre Mahen de Brno
189
Il n’est pas impossible que Zdeněk Hořínek ait saisi quelque chose de l’air du temps,
entre relativisme et engagement exacerbés, entre repli dans la sphère privée et grands
soulèvements populaires, la seconde moitié des années soixante semble avoir été un moment
charnière. L’apparition de ce « grand thème » sur les scènes des années soixante résonna
étrangement avec l’actualité la plus tragique : la décennie s’acheva par l’immolation du jeune
étudiant Jan Palach en 1969, geste de protestation contre l’occupation du pays mais surtout
contre la résignation et l’indifférence grandissante de ses concitoyens. Elle fut suivie d’autres
suicides en Tchécoslovaquie. En revanche, on sait moins qu’il y eut aussi des cas
d’immolation dans les théâtres polonais en guise de protestation contre l’invasion. L’assertion
d’Antonin Arthaud « L’acteur doit devenir une torche vivante », et celle de Grotowski sur le
« comédien martyr » acquirent alors une terrible concrétisation.
Passé-Présent
La Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection fut retirée du répertoire en 1970,
Miloš Hynšt démis de ses fonctions en 1971. Srba et Sokolovský avaient quitté le Théâtre
Mahen dès 1967. Durant la normalisation, le premier fut interdit de toute activité théâtrale
tandis que le second devint un réalisateur de télévision très populaire. Durant vingt ans, les
pièces baroques populaires furent interdites. Après la Révolution de velours, elles resurgirent
avec force. La Comédie de la passion et de la glorieuse résurrection fut mise en scène par
onze théâtres entre 1989 et 1992. Ce retour culmina le 4 juin 1998 avec une mise en scène au
Théâtre national de Prague par Zbyněk Srba (fils de Bořivoj Srba). Ces spectacles proposèrent
de nouvelles lectures scéniques de la plus populaire des pièces des années soixante. Celle de
Josef Bednárik en Slovaquie reposait sur une puissante actualisation: elle se déroulait dans le
décor d’un toit d’immeuble au milieu d’antennes télévisuelles, de fils à linge, et de cheminées.
Quant à celle de Zbyněk Srba, elle fut traditionnelle et pieuse, sans effet de distanciation, et
selon Hořínek, c’est Ponce Pilate qui devint, à côté du Christ, le plus imposant personnage du
spectacle48.
cíle, nejsme ochotni nic pro něj obětovat. Rozpačitě a spíše teoreticky přemítáme o nutnosti nového hodnotového
systému, který by nahradil systémy v pochybnost uvedené, a zatím opatrnicky vyčkáváme a taktizujeme. »
48
Zdeněk Hořínek, « České pašije », Duchovní dimenze divadla, aneb Vertikální přesahy, op. cit., p. 67-71.
Chapitre 6
Alfréd Radok :
Mise en scène de la complexité humaine et théâtralisation du théâtre
« Radok est une personnalité compliquée. Depuis longtemps il échappe à
toute tentative de classement car il s’agit fondamentalement d’une
personnalité expérimentatrice. (…) Il est et sera toujours inquiet parce
qu’il est habité par le désir de faire l’impossible : saisir à chaque nouvelle
lecture scénique la complexité de la réalité de la vie. (…) Un artiste
sensitif est en réalité le premier historien de l’instant présent.1 »
Alena Urbanová (1964)
« Chez Burian, la synchronicité voulait dire une synthèse de type
“collage-montage” parachevée et unifiée par le lyrisme ; chez Radok, elle
signifie la comparaison simultanée de deux choses : “la réalité de la vie”
et l’artificialité du théâtre.2 »
Jan Císař (2005)
Si, dans les deux chapitres précédents, nous avons présenté un collectif apportant le renouveau à l’intérieur d’une grande institution, pour Alfréd Radok il ne peut en être ainsi.
En effet, en trente années de création et une cinquantaine de mises en scène, Alfréd Radok
changea neuf fois d’engagements. La limitation de l’art par le politique explique en grande
partie cette grande instabilité. Václav Havel, qui fut son éphémère assistant et son admirateur
fidèle décrit une œuvre et une vie emplies de terribles paradoxes et qualifie Radok de
nouvel Ahasverus, errant de théâtre en théâtre. Selon Havel, d’un côté Radok aurait donné les
impulsions à tout ce que le théâtre et le cinéma des années soixante comptent d’important, de
l’autre il n’a jamais trouvé la stabilité pour développer pleinement ses trouvailles, il fut
pourchassé sans trêve3. Cette instabilité fut encore renforcée par des traits de caractère et des
1
Alena Urbanová, « Umění divadelní inscenace », Kulturní tvorba, 19.11.1964. « Radok je složitá osobnost. Už
dlouho se vzpírá ustáleným charakteristikám, protože je to osobnost bytostně experimentátorská. (…) Je a bude
věčně neklidný, protože ho posedla touha dokázat nemožné: postihnout v každém novém jevištním obraze úplně
komplexnost reality života. (…) Senzitivní umělec je tak vlastně prvním historikem přítomné chvíle. »
2
Jan Císař, « Od modernosti k modernosti po modernosti », Disk, n° 11, mars, 2005, p. 43. « U Buriana
synchronicita znamenala “montážní” syntézu završenou a scelenou v lyrismus, u Radoka znamená souběžné
(simultánní) srovnávání dvou vrstev: “skutečnosti života” a umělosti divadla. »
3
Václav Havel, « Alfréd Radok, metteur en scène tchèque », Cahiers de l’Est, n° 12-13, 1978, p. 23-25.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
191
processus de création propres à Radok. Pour Svoboda, Radok fut un « metteur en scène de pur
instinct », d’autres collaborateurs et contemporains mirent en lumière sa sensibilité extrême,
son caractère conflictuel, voire ingérable. Mais tous reconnaissaient son talent et relevaient
l’étrange magie émanant de ses spectacles, ce qui lui valut encore d’autres qualificatifs tel
celui de « médium » ou encore celui de « mage ». Ainsi, s’il n’a pas créé une ère et un
programme comparables à ceux du tandem Krejča-Kraus au Théâtre national ou du triumvirat
Hynšt-Srba-Sokolovský à Brno, son travail a bouleversé de l’intérieur le théâtre tchèque
institutionnel. Pour ce qui est du re-nouveau théâtral des années soixante, son activité
« d’attiseur », « d’expérimentateur » trouva sa plus grande concrétisation dans la Laterna
magika (1958) et dans ses mises en scène au sein de « l’Ornestinum » (1961-64).
De nos jours, ses deux productions sont même considérées comme les plus
emblématiques des années soixante. En artiste sensitif, Radok semble bien avoir été « le
premier historien de l’instant présent ». À travers ses mises en scène, se reflète le visage
d’une époque qui fut la continuation, la critique et en même temps le dépassement de la
modernité.
En effet, l’œuvre d’Alfréd Radok, de manière exemplaire, condense et répond aux
questions de cette thèse. Pour ce qui est du lien avec les avant-gardes, la continuité et en
même temps le dépassement des recherches d’Emil František Burian apparaissent évidents.
Pour Radok, ce fil rouge correspond à celui de l’évolution d’un théâtre métaphorique et
imagé. C’est ce que suggère Jan Císař dans « De la modernité vers la modernité après la
modernité », un récent article comparant l’art des deux créateurs. Le théâtre de E. F. Burian
était l’expression d’un metteur en scène se considérant comme un auteur à part entière et
communiquant directement avec le spectateur. Il rompait avec une vision du monde close et
limitée lui opposant une vision polyphonique et multidimensionnelle [voir chapitre 1]. Le
théâtre de Radok développe la conception de la modernité de son prédécesseur après la
Seconde Guerre mondiale, au moment où l’art moderne est considéré comme désuet. Dans
une époque plutôt hostile, Radok fait du théâtre moderne un phénomène vivant, ouvertement
théâtral et attractif pour le public, en le poussant dans les années soixante jusqu’au
postmodernisme.
Alfréd Radok, Ahasverus du théâtre tchèque
La relation entre la vie et l’œuvre de Radok est très dense. Les formes et les
techniques qu’il emploie prennent racine dans sa perception de la réalité et en particulier dans
son enfance. Né en 1914 à Koloděje nad Lužnicí, petite ville du sud de la Bohême, d’un père
Chapitre 6 : Alfréd Radok
192
juif et d’une mère catholique, il fut bercé par les cérémonies des deux religions, par les fêtes
populaires, les spectacles de marionnettes, par les contes et les chansons que sa mère lui
chantait en projetant des images de « lanterne magique » sur les murs de sa chambre. C’était
aussi un univers de contrastes et de tensions. Les échos de la Première Guerre mondiale, à
laquelle son père avait participé, lui sont parvenus sous la forme de cartes du front et
d’illustrations présentant la guerre comme un jeu romantique sans conséquence. Radok avoue
être tombé amoureux de ces illustrations naïves qui prétendaient présenter la réalité. « Ces
images m’ont sans doute marqué pour la vie. Du moins ont-elles sûrement marqué mon travail
théâtral. Sans que j’en eusse conscience alors, elles m’ont donné une leçon, valable en tout
temps et sous tous les régimes, sur ce que peuvent être la propagande et le kitch. Plus
précisément sur l’usage que l’on peut faire du kitch. »4 Selon Radok, la théâtralité véritable
s’origine dans la mémoire émotionnelle, l’intellect ne pouvant être qu’une aide. Rudesse et
beauté de la campagne, marionnettes, lanterne magique, esthétique de la Belle Époque, goût
pour les contrastes grinçants et le kitch : autant d’éléments qui parcourront son travail. Pour
expliquer son art, Radok souligna lui-même l’importance de cet univers typiquement centreeuropéen. Il le comparait à un tableau de Chagall. Dans le domaine théâtral, nous ferions
plutôt un rapprochement avec l’univers de Tadeusz Kantor tel qu’il apparaît dans Wielopole,
Wielopole.
Radok fut l’assistant d’Emil František Burian durant la saison 1940-41, la dernière
avant la fermeture de son théâtre par les occupants allemands. Il se souvient surtout avoir été
impressionné par son utilisation du film, moins par son lyrisme. Durant les années
d’occupation, Alfréd Radok fait de la mise en scène dans les théâtres de province. Son père et
une grande partie de sa famille sont déportés et meurent à Terezín et à Auschwitz. Vers la fin
de la guerre il est lui-même interné à cause de ses origines juives. Le thème de la persécution
se retrouve dans nombre de ses mises en scène.
Après la Libération, il retourne à Prague et travaille au « Théâtre de la Satire » et
surtout au « Grand Opéra du Cinq-Mai » nouvellement fondé (suite à la confiscation du
théâtre allemand Neues Deutsches Theater). Dans l’enthousiasme d’après-guerre, avec la rage
de rattraper le temps perdu durant l’Occupation, il met en scène aussi bien du théâtre que des
opéras et des opérettes. Cette époque correspond à une première phase dans l’œuvre de
Radok, elle est marquée par une théâtralité débridée et la volonté, à l’instar de Burian, de
créer chaque pièce à l’aide de toutes les composantes artistiques afin de parvenir à une
4
Zdeněk Hedbávný, Alfréd Radok : Zpráva o jednom osudu, Národní divadlo, Prague, 1994, p. 13.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
193
symbiose de tous les éléments : la scène, la chorégraphie, l’arrangement de texte, les acteurs,
la musique, les accessoires. Chaque élément avait sa signification propre et en même temps le
tout devait former en ensemble harmonieux. Parmi ses mises en scène les plus originales,
figurent Veuve joyeuse ? adaptation de l’opérette du Viennois Franz Lehár (l’ajout du point
d’interrogation a été voulu par Radok), Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, ou
encore Rigoletto de Giuseppe Verdi. Selon le théâtrologue américain Jarka Burian, son
esthétique de l’époque pourrait être qualifiée de théâtralité postmoderne avec quarante ans
d’avance5, tant elle exhibe le jeu avec les codes et les conventions des genres. C’est aussi à
cette époque que commence sa collaboration avec Josef Svoboda. Il s’essaie également à
l’écriture dramatique avec Vesnice žen (« Le Village des femmes »). Il met lui-même en scène
en 1945 cette pièce dont la facture est proche d’un scénario de film.
Le succès du jeune Grand Opéra fut tel qu’il éclipsait les productions de l’Opéra
national. Alfréd Radok est engagé au Théâtre national pour la première fois en 1948. Mais les
temps n’étaient guère favorables, il est renvoyé après une sévère condamnation de sa mise en
scène de Chodská Nevěsta (« La Fiancée du pays des Chods ») de Dalibor C. Faltis en 1959.
Jindřich Honzl, devenu censeur du nouveau régime, s’occupa personnellement de cette
condamnation. Dans les années cinquante, ses opinions artistiques ne correspondent pas à
l’idéologie officielle. Accusé de formalisme et d’expressionnisme, il doit changer
fréquemment de poste. Radok passe les années de « l’hiver théâtral » en province avec un
théâtre itinérant. Avant d’être renvoyé du Théâtre national, Radok s’était tourné vers le
cinéma. Il eut le temps de réaliser Daleká cesta (« Lointain voyage ») en 1949, avec Otomar
Krejča dans le rôle principal. Ce film (également traduit en français par Ghetto Terezín),
revenait sur la période de l’Occupation. Il mettait en parallèle la marche de l’Histoire (avec
des extraits d’archives) et le destin d’une famille juive, les deux pouvant apparaître
simultanément sur l’écran. Là encore, son film est condamné pour formalisme, on lui
reproche, de plus, d’être « seulement » humaniste et de ne pas mettre en scène la lutte des
classes. Paradoxe du régime, alors que le film est interdit de diffusion dans les cinémas de
Prague, il est présenté en Occident comme le fleuron du cinéma tchécoslovaque et remporte
plusieurs prix. Alfréd Radok compte à son actif deux autres films destinés au jeune public :
Divotvorný klobouk (« Le Chapeau merveilleux ») d’après Václav Kliment Klicpera créé en
1952 et Dědeček automobil (« Grand-papa automobile ») en 1956.
5
Jarka M. Burian, Leading Creators of Twentieth-Century Czech Theatre, Routledge, Londres 2002, p. 62.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
194
À la faveur, d’un timide dégel politique, il revint au Théâtre national (1954-1959).
Cette seconde phase créatrice pourrait être placée sous le sceau du multimédia. Durant ce
second engagement au Théâtre national, Radok met en scène une douzaine de pièces avec
Otomar Krejča, qui s’impose comme un acteur phare. Il ne s’intègre pas au programme
poétique de Kraus-Krejča, mais les collaborations sont là : c’est Karel Kraus qui lui proposa
Le Comique de John Osborne peu après sa première mondiale. De 1958 à 1959, Radok se
consacre à la création de la Laterna. Son renvoi de la Laterna magika, interrompit ses
expérimentations prometteuses avec le multimédia. La période du « printemps théâtral », qui
apporta une vraie libéralisation dans le monde culturel, fut la période la plus favorable à sa
création. Il fut nommé « artiste émérite » en 1964 et « artiste national » en 1968. Ces
distinctions, attribuées sous le régime communiste, témoignent à tout le moins de la
reconnaissance générale dont jouissait Alfréd Radok. Dans les années soixante, il eut la
possibilité de faire des mises en scène à l’étranger, notamment en Allemagne, en Autriche, en
Belgique et en Suède où la rencontre avec l’œuvre Ingmar Bergman fut une révélation. Son
engagement aux Théâtres municipaux de Prague (1961-1964) marqua une évolution dans son
esthétique, ce fut aussi un moment de maturité artistique. Il s’oriente alors vers une synthèse
entre Stanislavski et les avant-gardes. Après son passage à L’« Ornestinum », il revint au
Théâtre national où il poursuivit sa collaboration avec Svoboda. C’est aussi là qu’il travailla
avec le jeune Dramaturg Zdeněk Hedbávný. Cela mérite d’être noté car Zdeněk Hedbávný est
l’auteur de la plus importante et la plus complète monographie sur l’œuvre et la vie de Radok
Alfréd Radok : Zpráva o jednom osudu, éditée en 1994. La lecture en est passionnante car
Hedbávný étaye la reconstitution de ce parcours en s’appuyant sur un matériau très riche et
inédit. Il fait entendre une pluralité de voix, celle d’Afréd Radok bien sûr (correspondance,
enregistrement audio et surtout son livre inachevé sur la mise en scène et la méthodique de
l’acteur), mais aussi celles d’un grand nombre des ses collaborateurs et contemporains
auxquels Zdeněk Hedbávný a demandé de rédiger des mémoires pour l’occasion. Le projet de
mise en scène de Faust est interrompu par l’invasion du pays. En effet, dès l’été 1968, Radok
s’exile en Suède. Il meurt à Vienne en 1976 à l’âge de 62 ans au moment où il présentait la
mise scène des Émigrants de Sławomir Mrożek.
La Laterna magika, entre théâtre et cinéma
On doit à Alfréd Radok la création de la fameuse « Laterna magika ». Dans le contexte
du théâtre tchèque, ce terme (avec une majuscule ou une minuscule selon le cas) désigne à la
fois un principe artistique, le programme de Radok crée en 1958 pour l’Exposition universelle
Chapitre 6 : Alfréd Radok
195
de Bruxelles et une institution qui fête un demi-siècle d’existence en 2008. Pour Bruxelles,
Alfréd Radok, s’est vu confier l’arrangement de matériaux de propagande. La situation
initiale n’avait rien d’enviable artistiquement : il disposait d’une petite salle sonorisée de deux
cents places, équipée d’un écran de projection et d’un podium pour un conférencier. Cette
« salle culturelle » devait présenter aux spectateurs la musique des compositeurs tchèques et
slovaques ainsi que des films de propagande sur les usines, les mines, les élevages de poulets
et la beauté des lieux de villégiature slovaques. Radok décida de présenter de manière
théâtrale ces matériaux. Il s’entoura d’une équipe de brillants collaborateurs, en premier lieu
du scénographe Josef Svoboda. Cette collaboration était une suite logique de leur travail à
l’Opéra du Cinq-Mai et au Théâtre national, où ils avaient déjà réalisé des spectacles incluant
la projection de films. Il fit également appel au scénariste Miloš Forman ainsi qu’à son propre
frère, Emil Radok, qui apporta au projet son invention du « polyécran »6 sur lequel il
travaillait alors avec Josef Svoboda. Enfin Jan Grossman formula théoriquement les principes
de la Laterna et en donna une définition précise : la Laterna magika est une « forme scénique,
résultant principalement de la combinaison du théâtre (dramatique, chanté, ballet et
pantomime7) et du film (alternativement de format classique et élargi, en noir et blanc et en
couleur). Les deux genres ne sont cependant pas placés côte à côte dans une alternance
mécanique, ni ne servent de complément ou d’illustration l’un de l’autre ; ils sont en quelque
sorte des partenaires égaux, qui tissent des liens variés et forment ainsi un ensemble organique
nouveau. »8
Le programme pour l’Exposition de 1958 fut appelé en français « Lanterne magique,
montage-revue en 24 tableaux, film-ballet-musique-chant, combiné avec des projections de
films et interprétation sur scène », il se composait de numéros explorant de diverses manières
les possibilités de la combinaison du film et du spectacle vivant.9 Le sketch initial figure
parmi ses plus célèbres numéros : le public voyait d’abord l’image de la conférencière filmée
dans les coulisses en train de se préparer, puis « descendant » de la toile pour présenter « en
6
Projection simultanée sur plusieurs écrans statiques ou mobiles de tailles diverses. Tout comme dans la Laterna
magika, le « polyécran » vise à créer des rapports psychologiques entre les différents écrans. La technique du
polyécran fut utlisée par Otomar Krejča dans sa mise en scène de la pièce de Josef Topol Jejích den (« Leur
jour »).
7
Le « théâtre noir » fut également utilisé [voir l’Éclairage : Théâtre noir de Jiří Srnec].
8
Jan Grossman, « O kombinaci divadla a filmu », Laterna magika: Sborník statí, Filmový ústav, Prague, 1968,
p. 74.
9
La combinaison du film et de la scène n’était pas un procédé nouveau, son origine remonte à la fin du XIXe s.
et aux attractions de Georges Méliès, puis il a été largement utilisé par les avant-gardes européennes (Meyerhold,
Piscator, Brecht) et tchèques (E. F. Burian). Mais la question restait entière du degré d’insertion du film. La
Laterna magika a tenté de répondre à cette question de manière originale et en utilisant les progrès
technologiques. C’est pourquoi on peut la considérer comme un « nouveau système scénique ».
Chapitre 6 : Alfréd Radok
196
chair et en os » le programme au public. Sur une toile latérale apparaissait alors la même
actrice dans le même costume de conférencière. L’actrice sur scène nouait un dialogue avec
son double filmé. La conférencière sur le film s’adressait également au public mais dans une
autre langue. Le public suivait ainsi en même temps l’action sur scène, l’action filmée et le
lien entre les deux. L’expressivité était encore augmentée lorsqu’apparaissait sur un second
panneau une « troisième » conférencière parlant une troisième langue. D’autres numéros
montraient par exemple un panorama de Prague, un couple de danseurs, lui sur scène, elle
filmée, dansant ensemble ou un collage-montage associant un film sur le travail des ouvriers
dans les forges et un groupe de ballerines dansant sur scène. Ce spectacle (la première eut lieu
le 9 mai 1958, et le programme fut joué pendant six mois) reçut un accueil triomphal et la
médaille d’or de l’Exposition universelle de Bruxelles.
À la fin de l’exposition, ce programme fut transféré à Prague et une scène
expérimentale (rattachée au Théâtre national dans un premier temps) fut construite pour
développer les possibilités offertes par ce nouveau système scénique. Commença alors pour la
Laterna une oscillation (toujours d’actualité) entre deux conceptions artistiques. L’une tendait
à faire de la Laterna un espace pour des shows « multimédia » composés d’un ensemble de
numéros combinables plus ou moins librement. Ce fut la conception la plus avantageuse tant
pour la fabrication que pour l’exportation. Selon une seconde conception, la Laterna devait
dépasser le stade de la simple attraction et viser un programme artistique global de type
musical, comique ou tragique. Elle devait même susciter l’écriture d’œuvres d’un genre
nouveau. Cette seconde conception était celle de Radok, mais elle ne fut que peu réalisée
durant les années soixante, notamment à cause de son départ forcé de la direction de la
Laterna magika en 1960. Sa grande œuvre Otvírání studánek (« L’ouverture des sources »),
sur une musique de Bohuslav Martinů, sorte de « mysterium » exprimant la foi en la vie se
répétant au fil des saisons, fut taxée « d’expressionnisme juif » et interdite. Elle ne fut
partiellement présentée qu’en 1966. Avec le spectacle Les Contes d’Hoffmann d’après
Offenbach dans une mise en scène de Václav Kašlík, ce fut la seule tentative de réaliser la
seconde conception de la Laterna magika. Celle-ci produisit durant les années soixante
plusieurs revues et réalisa de nombreuses tournées internationales, toujours couronnées de
succès.
Afréd Radok et l’« Ornestinum »
En même temps qu’il est renvoyé de la Laterna magika, Alfréd Radok perd son
engagement au Théâtre national. À l’orée des années soixante, le « maître des metteurs en
Chapitre 6 : Alfréd Radok
197
scène tchèques », selon la formule du critique Sergej Machonin, se retrouva sans aucune
perspective professionnelle. C’est alors que les chemins d’Alfréd Radok et d’Ota Ornest se
croisent. Pour l’anecdote, ils se croisent par hasard à une station-service. Ota Ornest,
apprenant la situation de Radok, lui proposa sur-le-champ de venir travailler aux Théâtres
municipaux de Prague dont il était le directeur. Rencontre fortuite mais très heureuse entre un
metteur en scène fort et un collectif au profil singulier. En effet, lorsqu’il est question de renouveau théâtral dans les grandes scènes institutionnelles, le travail artistique d’Ota Ornest
et son « Ornestinum » méritent d’être pris en compte. Ainsi Marie Valtrová leur a-t-elle
consacré deux ouvrages10 qui, sous forme d’interviews, retracent « la célèbre ère des Théâtres
municipaux de Prague ». L’Ornestinum est le surnom donné à un ensemble de trois petits
théâtres (Komorní Divadlo, Divadlo Komedie, Divadlo ABC) dirigés par Ota Ornest de 1950
à 1972 et dépendant administrativement de la ville de Prague. Dramaturg, metteur en scène,
traducteur (il a passé la guerre en Angleterre), Ota Ornest lui donna une unité et une
orientation particulière, axée sur un répertoire occidental contemporain et des genres légers
(comédie, farce, boulevard, vaudeville). Grâce à sa culture et à son habileté, même dans les
années cinquante, les Théâtres municipaux maintinrent une continuité avec un théâtre de
« divertissement bourgeois » d’avant 1948. Ce n’est pas sans paradoxe, car Ota Ornest fait
partie des hommes de théâtre qui réorganisèrent la vie théâtrale après 1948. Il fut membre du
« Conseil du théâtre et de la dramaturgie » qui imposa, sous forme de quotas, le choix du
répertoire des théâtres. Devenu directeur de théâtre, il dut ensuite se battre et se débattre avec
des prescriptions qu’il avait lui-même fixées mais qui se révélèrent intenables dans la
pratique. (Ce genre de paradoxe est caractéristique de l’évolution du théâtre tchèque et de ses
animateurs.) Cette double orientation dramaturgique fut encore renforcée lors du processus la
libéralisation politique. Dans les années soixante, ce théâtre était considéré par la critique
comme un théâtre de boulevard. Cependant, dans le contexte de l’époque, dans un contexte de
sur-politisation du théâtre, la dramaturgie de l’Ornestinum participait pleinement d’un
mouvement réformateur. De plus, des auteurs occidentaux « plus sérieux » tels Williams,
Albee, Vitrac, Faulkner, Dürrenmatt, Frisch ou Sartre furent montés sur ces scènes. Tout cela
ne pouvait que séduire Radok : le très grand éclectisme du répertoire lui permettait de ne pas
avoir à se soumettre à un quelconque programme ou d’être pris dans une esthétique
particulière. La place procurée aux genres mineurs correspondait à son goût pour le jeu avec
le kitch et à sa volonté de faire un théâtre attractif pour un large public. Durant son long
10
Marie Valtrová (dir.), Ornestinum : Slavná éra Městských divadel pražských, Herci vzpomínají, Brána,Prague,
2001; Marie Valtrová, Hraje Váš tatínek ještě na housle? : Rozhovor s Otou Ornestem, Primus, Prague, 1993.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
198
« règne » sur les Théâtres municipaux de Prague, Ota Ornest a déployé un talent et une
énergie considérables pour proposer des titres originaux. Il a le mérite d’avoir donné ainsi de
nombreuses impulsions à ses collaborateurs, souvent au mépris des ses propres ambitions de
metteur en scène. Deux exemples parmi tant d’autres : c’est lui qui proposa la pièce de
Romain Rolland Le Jeu de l’amour et de la mort à Alfréd Radok et lui conseilla de lire
Quatre-vingt-treize de Victor Hugo. C’est encore pour lui qu’il est allé chercher jusqu’à Paris
la dernière pièce de Georges Neveux, La Voleuse de Londres. À l’Ornestinum, Radok fait
également la connaissance du scénographe slovaque Ladislav Vychodil. Pour des questions de
choix esthétique, mais sans doute aussi financières, il créa avec Alfréd Radok des
scénographies qui ne faisaient plus appel aux techniques multimédia mais qui conservaient les
principes découverts avec eux. Ses scénographies étaient marquées par le sens du détail, par
un retour à la matérialité des choses (les Tchèques utilisent le mot věcnost). Enfin, les acteurs
des Théâtres municipaux jouissaient d’une grande popularité, pouvant aller de pair avec une
certaine autosatisfaction, comme il arrive dans le système des théâtres institutionnels. Radok
est venu jeter de l’huile sur le feu. Aussi exigeant avec les acteurs qu’avec lui-même, « les
acquis », « le métier » ne lui suffisaient jamais. Il leur demandait souvent de repartir de zéro.
Ce faisant, il les a poussés à se surpasser, au prix de quelques conflits.
En effet, les répétitions se passaient dans un état de grande tension ; pour débarrasser
l’acteur de sa routine, Radok n’hésitait pas à provoquer des chocs émotionnels. Václav Havel
a décrit la méthode de direction d’acteurs de Radok telle qu’il a pu l’observer lors de la mise
en scène de Švédská zápalka (« L’Allumette suédoise ») en 1961 :
« Je me rappelle une scène typique lors de la répétition générale : on devait jouer le
premier acte sans interruption. Quelques minutes après le début, Radok commençait
à s’agiter, à remuer sur place, de toute évidence, il était mal à l’aise, puis il se tourne
vers moi (je lui servais d’assistant) et dit : “Horrible ! Surtout Vydra !” Moi : “Hm…”
Pause d’une minute. Radok : “Vašek, je vais faire quelque chose !” Moi (adepte
patenté de la paix) : “Attendez un moment, c’est le matin, c’est le début de la
répétition, ils ne sont pas encore réveillés.” Pause d’une minute. Puis Radok sursaute
et hurle : “Stop !” Tout s’arrête et tout le monde le regarde, médusé. Il va doucement
sur scène et s’approche de l’aimable et gentil monsieur Vydra, et devant tout le
monde, y compris les techniciens, lui dit : “J’aimerais bien savoir par qui et pourquoi
vous avait été nommé artiste émérite. La répétition est terminée.11 »
11
Zdeněk Hedbávný, op. cit., p. 291-292.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
199
Cette anecdote révèle une conception autoritaire de la direction d’acteurs. En effet, Radok fut
de ces metteurs en scène subordonnant tout à leur travail. Certains acteurs – et non des
moindres –, telle Jaroslava Adamová, ont relevé l’insupportable privation de liberté qu’il
faisait subir à l’acteur. Ce fut aussi une des raisons de son départ des Théâtres municipaux.
Pourtant, il semble que Radok ne concevait pas l’acteur comme une marionnette. Il s’intéressa
de manière continue à l’art de l’acteur depuis 1954 et dans les documents que retranscrit
Hedvabny, la méthodique de l’acteur occupe la place la plus importante.
C’est du moins ce qui ressort de l’analyse des sept mises en scène de cette période que
fait Veronika Tomášková dans un très bon mémoire de fin d’études. Elle distingue ainsi deux
voies. La première est typiquement radokienne. Le texte est fortement adapté, d’ailleurs
Radok préparait ces spectacles non pas en élaborant « des livres de mise en scène » mais des
« scénarios de mise en scène ». Le metteur en scène est partout présent dans le spectacle.
Cette conception est celle de « l’œuvre d’art totale » qui a le plus souvent à voir avec une
conception rituelle et magique du spectacle. À cette ligne appartiennent les spectacles Que va
dire Barcelone12, d’après Fritz Kuhn (dont la première eut lieu le 5 janvier 1961), La Voleuse
de Londres, de Georges Neveux, (première le 29 juin 1962), Les Épousailles, de Nicolas
Gogol (première le 25 juin 1963). La seconde voie se révèle plus « ascétique », elle mise tout
sur l’acteur. L’Allumette suédoise, d’Alfréd et Marie Radok, d’après une nouvelle d’Anton
Tchekhov (première le 20 décembre 1961), La Descente d’Orphée, de Tennessee Williams
(première le 12 décembre1963 et Hedda Gabler, de Henrik Ibsen (première le 22 avril 1965)
font partie de cette seconde voie. C’est à cette époque que Radok se met à rêver d’un «
laboratoire des temps modernes » qui se concentrerait uniquement sur l’art de l’acteur et qui
expérimenterait de nouvelles méthodes. Évidemment, ce projet ne put voir le jour, mais il
résonne étrangement avec les préocuppations de l’époque.
« Vzpomínám si na charakteristický výjev z hlavní zkoušky: mělo se bez přerušení zahrát první jednání. Několik
minut po začátku Radok zneklidněl, začal se vrtět, byl viditelně nesvůj, pak se obrátil ke mně (dělal jsem mu
asistenta)a řekl: ,Příšerné! Hlavně Vydra! Já: ,Hm.’ Minutová pauza. Radok: ,Vašku, já něco udělám!’ Já
(chronický mírotvorce): ,Počkejte chvilku, je ráno, začátek zkoušky, nejsou ještě úplně vzhůru. ‘Minutová pauza.
Pak Radok vyskočí a zařve: ,Stop!’ Vše se zastaví a všichni na něj strnule hledí. Jde pomalu na jeviště, přistoupí
k milému a hodnému panu Vydrovi a přede všemi, včetně techniků, mu řekne: ,Zajímalo by mě, kdo a za co vás
udělal zasloužilým umělcem. Ukončuji zkoušku.’ Vydra zbrunátní, demonstrativně odejde. Nastává chaos, neví
se, co bude, obecná nervozita, já poletuji mezi Radokem v hledišti a hereckou šatnou jako vyjednavač. Po
dvaceti minutách zmatků je Vydra jakž takž uklidněn a Radok ochoten zkoušet. Rozsvítí se, hraje se znovu od
začátku prvního jednání. Výsledek: Vydra je o tři třídy lepší než kdykoliv předtím. Bylo k tomu třeba, aby ho kdoví, ne-li poprvé v životě - režisér hrubě a veřejně urazil. Cosi, co v něm po léta spalo pod stínem rutinního
hraní, mohlo být probuzeno k životu zřejmě jen šokem. Radok to vycítil a udělal. Byly to způsoby riskantní,
nejen lidsky, ale i umělecky. Pokud však byli v Radokových inscenacích někteří herci zřetelně lepší než jindy,
pak to byl převážně výsledek takto tvrdě vyvzdorovaný.»
12
Titre initial Úvěr u Niebelungů, adapté par Radok et édité sous le titre Až co řekne Barcelona, Orbis, Prague,
1961.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
200
Spectacle clé : Le Jeu de l’amour et de la mort
Parmi les spectacles clés choisis pour cette thèse, nul ne s’est imposé avec autant
d’évidence que le spectacle Le Jeu de l’amour et de la mort (première le 15 octobre 1964). En
effet, il est unanimement reconnu aujourd’hui comme « le » spectacle représentatif des années
soixante. De toute l’histoire de l’Ornestinum, ce fut le deuxième spectacle le plus joué, avec
252 reprises13. La critique de l’époque l’accueillit avec étonnement et enthousiasme. La mise
en scène a fait l’objet d’une étude monographique14 éditée par l’Institut théâtral de Prague et
une captation filmée et commentée par la télévision tchèque. Ce spectacle fut également une
synthèse fulgurante de toutes les recherches passées d’Alfréd Radok. Il apparaît comme
somme et sommet de son œuvre. Sa mise en scène pousse à son point extrême un « processus
de théâtralisation du théâtre » et en même temps la volonté de représenter le monde.
« Déjà en tant que jeune metteur en scène, j’étais un adepte de la “théâtralisation”. La
base de ma “théâtralisation” était sans doute la tension que l’on peut créer avec des
moyens scéniques. Si je ne me trompe pas, je croyais alors que l’on pouvait atteindre
cette tension aussi bien avec la scénographie, la lumière, la musique, le son. J’avais
assez de fantaisie, une faible expérience de la vie et beaucoup de courage pour
prendre des risques. Aujourd’hui j’ai l’impression que c’est tout le contraire. Mais je
vise toujours la même chose. La théâtralisation. À la question – qu’est-ce que je veux
“ théâtraliser”aujourd’hui ? je peux répondre simplement : le contenu. (…) Plus tard
j’ai ressenti la nécessité de parler scéniquement de la vérité. De donner un
témoignage de ce qu’il y a en nous et autour de nous. Saisir la vérité de la vie réelle.
Il y a certaines expériences existentielles, qui amènent tôt ou tard chacun d’entre
nous à cette vieille maxime artisto-platonicienne. Lorsqu’un jour quelqu’un cherchera
à savoir pourquoi cette caractéristique est apparue avec autant d’intensité justement à
notre époque, il n’oubliera pas de prendre en compte l’influence des sciences exactes
sur notre manière de penser. D’un autre côté, ce furent aussi les semi-vérités et les
mensonges qui nous entouraient. Ils agissaient contradictoirement. Ils ont fait croître
en nous la passion pour la recherche de la vérité. J’ai vu dans ce qu’on appelle le
théâtre psychologique, un instrument pour cette “ recherche de vérité”.15 »
13
Arrivant après L’Idiote de Marcel Achard, pièce mise en scène par Ota Ornest (première le 6 juillet 1963,
376 reprises).
14
Romain, Rolland, Hra o lásce a smrti : rozbor inscenace Městských divadel pražských [Auteurs de l’analyse
de la mise en scène : Alfréd Radok, Alena Stránská, Jan Císař], Divadelní ústav, Prague, 1969, 75 p.
15
Ibid., p. 7-8. « Již jako začínající režisér jsem vyznával "divadelnost". Podstatou mé "divadelnosti" bylo
pravděpodobně napětí, které lze vyvolat divadelními prostředky ve scénickém prostoru. Jestliže se nemýlím,
Chapitre 6 : Alfréd Radok
201
Le Jeu de l’amour et de la mort (1924) est la cinquième pièce du recueil Le Théâtre de la
Révolution de Romain Rolland (1866-1944). Ce grand cycle de huit œuvres dramatiques va de
Rousseau à Bonaparte pour le temps de l’histoire révolutionnaire, de l’affaire Dreyfus (Les
Loups) aux désillusions du stalinisme (Robespierre) pour ce qui est du temps de l’écriture
dramatique. Selon l’auteur, ce Polyptique à plusieurs panneaux « ménage à la satire bouffonne
sa place auprès du drame, et réserve à la pastorale son nid dans la forêt tumultueuse, voudrait
être le tableau symphonique d’un cyclone de peuple. »16 Commencé en 1898, il sera achevé
quarante ans plus tard.
L’action se passe à Paris, dans le salon des Courvoisier vers la fin mars 1794.
L’intrigue de la pièce se compose d’un triangle amoureux sur fond de menace de mort
permanente. Sophie de Courvoisier (35 ans) est prise entre, d’une part, sa passion amoureuse
pour Claude Vallée (un jeune proscrit de la Gironde) et, d’autre part, son devoir et son
honneur. Elle est mariée au savant et philosophe Jérôme de Courvoisier, beaucoup plus âgé
qu’elle et à qui elle porte un amour plus filial que passionnel. Vallée, dont la tête est mise à
prix, chassé de partout, revient à Paris pour revoir sa bien-aimée une dernière fois. Il lui
demande de partir avec lui. L’étau de la mort se resserre également autour de Jérôme de
Courvoisier. Revenant d’une séance à la Convention, il décrit comment, par peur et par
lâcheté, tous ont voté la mort de Danton. Il n’a pas cédé, sa vie est désormais en péril. Son
ami Carnot lui conseille de fuir la France et lui apporte les documents nécessaires.
Courvoiser, apprenant l’amour de sa femme pour un autre, offre dans un élan sublime à
Sophie et Vallée les faux passeports et se prépare à mourir. Au dernier moment, Sophie – en
nouvelle héroïne cornélienne – décide de rester avec son mari. La pièce finit sur une scène au
coin du feu : les époux discutent tendrement tandis des coups sont frappés à la porte. Il s’agit
de Crapart, délégué du Comité de sûreté, et d’une troupe d’hommes armés venant les arrêter.
La lecture scénique de cette pièce jouait sur les oppositions et les interactions entre la
grande et la petite histoire. Pour cela, Radok a conçu un « scénario de mise en scène » avec de
zdálo se mi tehdy, že toto "napětí" mohu vyvolat stejně tak dobře scénografií, světlem, hercem, hudbou, zvukem.
Měl jsem dosti fantasie, malou životní zkušenost a hodně odvahy riskovat. Dnes se mi zdá, že je tomu právě
naopak. Ale mířím opět ke stejnému cíli. Ke zdivadelnění. Na otázku - co vlastně chci "zdivadelnit" dnes, mohu
odpovědět velmi lehce: obsah. (...) Později jsem pocítil nutnost mluvit s jeviště pravdivě. Vydávat svědectví o
tom, co je v nás a kolem nás. Postihnout pravdu skutečnosti života. Jsou určité životní zkušenosti, které každého
z nás dříve či později přivedou k této staré platonovsko-aristotelské poučce. Až jednou bude někdo pátrat po
tom, proč se v nás tato vlastnost objevila tak silně právě v této době, neopomene vzít v úvahu vliv exaktních věd
na naše myšlení. Na druhé straně to však byly polopravdy a lži, které nás obklopovaly. Ty působily protikladně.
Vypěstovaly v nás vášeň pro hledání pravdy. Viděl jsem nástroj tohoto "hledání pravdy" v tak zvaném
psychologickém divadle. Postupně jsem se naučil pracovat s hercem a také v téže době se mi zúžil mnohoznačný
význam pojmu "psychologické herectví".»
16
Romain Rolland, Le Jeu de l’amour et de la mort, Albin Michel, Paris, 1925, p. 14.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
202
substantiels ajouts par rapport à la pièce : douze personnages et un espace de jeu
supplémentaires, un prologue et un épilogue, ainsi qu’une partition musicale et sonore. Les
didascalies récitées en « voice-band »17 étaient diffusées à partir d’un enregistrement audio.
La musique, composée par Zdeněk Liška, et les sons accompagnèrent toute la pièce. Certains
passages de la pièce furent transformés en chansons écrites par Pavel Kopta. Tout cela fit dire
à la critique de l’époque que Le Jeu de l’amour et de la mort était la meilleure comédie
musicale que les Tchèques n’aient jamais connue. Cependant l’exploit de Radok est qu’il a su
rester fidèle à l’esprit de Romain Rolland et à sa conception du théâtre populaire : tout ce qu’il
ajoute est une traduction très fine d’éléments qui sont déjà dans la pièce et dans l’œuvre
chorale du dramaturge. Chez Romain Rolland, l’action dramatique se passe sur un seul et
même plan, dans un lieu unique (le salon des Courvoisier), même si la clameur du dehors
suggère la présence du monde. Avec le scénographe slovaque Ladislav Vychodil, Radok a
créé un espace à deux niveaux : une arène en arc de cercle surmontée d’une galerie avec des
gradins. En haut, sur la galerie, se trouvent les « Spectateurs », c’est-à-dire le peuple de Paris
qui dialogue, commente et juge ce qui se passe dans l’arène. En bas, dans l’arène, faite de
grossières planches de bois tel un enclos à bestiaux, va se jouer le drame des « Acteurs », écrit
par Romain Rolland. Les textes des « Spectateurs », caractérisés avec force détails, ont été
écrits par Radok. Pour cela, il s’est principalement inspiré du roman Quatre-vingt-treize de
Victor Hugo, dont le peuple semble être le véritable héros. Ainsi, un système de mise en
abyme du théâtre est inscrit dans la scénographie. Lorsque le rideau se baisse, le public venu
voir le spectacle de Radok au Komorní Divaldo découvre sur scène un autre public qui attend
avec impatience son spectacle. À ce moment, le peuple a le pouvoir de se faire jouer Le Jeu
de l’amour et de la mort. Il applaudit et salue Crapart qui vient installer les quelques éléments
du décor au milieu de cette arène. Sa joie éclate lorsque celui-ci pousse dans l’arène les nobles
terrorisés et les oblige à jouer, danser, chanter. L’humiliation, la cruauté, la peur, tels sont les
sentiments exprimés d’entrée de jeu. Pour Radok, il s’agissait de montrer que « les choses
humaines n’ont souvent rien d’humain ». L’opposition entre le peuple et les nobles, entre les
« Spectateurs » et les « Acteurs », est développée au maximum. Les costumes couleur pastel,
les manières stylisées des nobles s’opposent aux tenues et attitudes criardes du peuple. Les
deux mondes ne sont pourtant pas hermétiquement séparés : au cours de la pièce un
personnage va descendre, un autre monter. Ainsi la Belle Tutti, personnage de prostituée au
grand cœur ajouté par Radok, éprouvera de la compassion pour l’histoire d’amour qui se
17
Le « voice-band » a été créé par E. F. Burian, dont Radok fut l’assistant à ses débuts. Il s’agit d’un ensemble
spécial pour la récitation en chœur conçue de façon musicale.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
203
déroule sous ses yeux. La déclaration d’amour de Vallée à Sophie est entrecoupée par ses
souvenirs. Elle aussi a aimé passionnément un certain Jean. La dernière fois qu’elle l’a vu, il
partait pour la guillotine. S’opposant aux autres « Spectateurs », elle leur demande de ne pas
persifler les amants. Cette opposition lui sera fatale. Sur les gradins, peu à peu le vide se fait
autour d’elle jusqu’à ce qu’on vienne l’arrêter. En revanche, le personnage de Denis Bayot
n’aura de cesse de vouloir sauver sa vie en s’attirant la sympathie des « Spectateurs ». Il tente
d’aider Crapart à installer le décor, lors d’une fouille c’est aussi lui qui lui permet de trouver
les documents compromettant les Lavoisier18. Le stratagème réussit, à la fin du spectacle
Denis Bayot se retrouve en haut sur la galerie, tandis que la Belle Tutti se retrouve dans
l’arène avec les condamnés. Radok pousse jusqu’au bout ce double mouvement ascendant et
descendant qui mime la Roue de Fortune. Il a ajouté un prologue, suggérant de manière aussi
simple qu’efficace l’exécution des « Acteurs ». Après une minute de silence, Denis Bayot
entre sur la scène vide avec un dossier. Tel un juge, il lit les noms, dates et lieux de naissance
des six nobles et de la Belle Tutti. Un par un, ceux-ci viennent s’agenouiller au bord de la
scène et baissent brutalement la tête au terme d’un roulement de tambour. Une fois
l’exécution achevée, Denis referme son dossier d’un coup sec ; la lumière s’éteint sur les
exécutés. Le peuple sur les gradins reste dans la lumière, nouveau roulement de tambour en
crescendo, les premières notes de La Marseillaise résonnent, tous chantent et espèrent… Pour
Radok, il ne s’agissait pas seulement de créer une tension entre deux mondes, entre la grande
histoire de la Révolution et la petite histoire d’êtres humains broyés par des événements qui
les dépassent. Reprenant au théâtre les principes de la Laterna magika, le recours à une
installation à deux niveaux ne l’intéresse que pour mieux dépasser la tension binaire, pour
montrer une pluralité d’attitudes possibles. « Ne fermons pas les yeux devant quelque point de
vue que se soit, écrit Radok dans la note d’intention de mise en scène, car seule une vision
intégrant la profondeur et la pluralité des angles de vue rend réellement humain. »19 Au cours
du spectacle, les relations entre la galerie et l’arène se compliquent de multiples façons. Selon
le critique Jan Císař, le jeu des acteurs et surtout les sons (y compris la musique) forment
deux autres niveaux de cette mise en scène qui fonctionnent dans le sens d’une unification.
Les « Spectateurs » entrent de plus en plus dans l’action des « Acteurs » et ceux-ci doivent de
plus en plus compter sur les réactions de la galerie. Le système de mise en abyme du théâtre,
qui semblait évident au début de la représentation et qui est inscrit dans la scénographie, se
trouve progressivement nié. Les « Spectateurs » connaissent aussi leurs petits drames et leurs
18
19
Alfréd Radok n’a pas gardé le nom de Courvoisier, il lui a préféré l’original.
Romain Rolland, Hra o lásce a smrti : rozbor inscenace Městských divadel pražských, op. cit., p. 7.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
204
grandes tragédies. Ainsi, dans les moments de plus forte tension, le bruit des charrettes
emmenant des condamnés à la guillotine, les didascalies récitées en voice-band participent à
intégrer les « Spectateurs » et les « Acteurs » dans un même monde. Apprenant la mort de
Danton, les « Spectateurs » sont aussi pris de panique, les tensions qui traversent les gradins
n’est pas moins forte que celle qui parcourt l’arène. Jan Císař conclut : « Le principe de la
mise en abyme du théâtre est nié, le principe de la convention est nié. L’illusion de la réalité
est mise en place. L’illusion de la réalité est créée à l’aide d’éléments de convention. » Le
travail avec les acteurs se trouve posé en de nouveaux termes : les personnages sont créés non
par leur psychologie mais par un montage de réactions, de prises et de position et de
comportements dans un nombre incalculable de situations. Souvent l’acteur se trouve dans
une situation dont la signification est double, et il doit réagir dans un même temps de manière
souvent contradictoire. « Le travail de l’acteur s’est compliqué de manière inédite. »
Nombreuses sont les personnalités et critiques qui ont souligné l’étrange magie qui
émanait des mises en scène d’Alfréd Radok. Dans Le Jeu de l’amour et de la mort, elle est
présente dans deux scènes qui semblent dépasser la logique, déjà très complexe, mise en place
jusque-là. Ainsi, au moment où la mort semble imminente, des enfants apportent des branches
de lauriers et de lilas dans l’arène et dansent un menuet. Les fleurs sont placées à l’endroit où
les « Acteurs » vont être exécutés. Cette scène très symbolique représente l’avenir, le
printemps, l’espoir. Autre scène onirique, au moment où les deux époux se rapprochent,
Jérôme demandant à Sophie « Vous m’aimez donc ? », les « Spectateurs » font irruption dans
l’arène. Ils parodient la scène intime qu’ils viennent de voir. De plus ils portent des masques
grimaçants (inspirés de caricatures de Daumier). Leur danse et leur chant prennent peu à peu
une autre dimension. Du carnaval on passe à une danse macabre, qui culmine lorsque Denis
Bayot enlève son masque. Sous celui-ci apparaît un autre masque : celui de la Camarde. La
magie de ces scènes vient de leur irrationalité, de leur appel à des archétypes symbolisant la
vie et la mort, de la beauté et la cruauté des métaphores qu’elles induisent.
Ironie du sort, le jour de la première de cette pièce, dont le sujet est l’homme aux
prises avec l’histoire, le public apprenait que Khrouchtchev, symbole du processus de
démocratisation, avait dû quitter son poste de premier secrétaire du PCUS. La pièce prenait
soudain une signification inattendue : celle de la révolution dévorant ses propres enfants.
Lors de notre reconstitution du spectacle nous avons largement fait appel aux critiques
pour illustrer et essayer de faire revivre cette mise en scène. À présent, jetons un regard sur les
mises en contexte formulées à l’époque. Pour Císař, cette mise en scène relève d’un théâtre de
Chapitre 6 : Alfréd Radok
205
la fascination20. Selon lui, depuis 1956, depuis la mise en scène clé de Hamlet par Pleskot, la
scène tchèque est devenue une tribune philosophique. Le théâtre tchèque « s’est
intellectualisé ». Or la mise en scène de Radok va dans un sens exactement opposé. Elle
signifie le retour vers d’autres racines théâtrales. Vers des racines qui ressortissent à sa
fonction magique, vers un moment où le théâtre utilisait tous les moyens possibles pour créer
un charme, pour permettre un abandon absolu aux émotions et aux sentiments. Císař confesse
qu’il a dû aller voir le spectacle deux fois pour saisir pleinement son fonctionnement
polyphonique. Il se demande aussi si le théâtre est capable de supporter autant de sens, auquel
cas cela peut devenir une nouvelle valeur. Les échos vinrent également de Pologne où le
spectacle fut présenté en 1965. Zofia Karczewska-Markiewicz fait surtout le lien entre Radok
et les avant-gardes de l’entre-deux-guerres, et leur mise en scène de l’œuvre de Romain
Rolland. Selon elle Radok marche dans les pas de Meyerhold, Reinhardt, Tairov, célèbres
metteurs en scène du cycle révolutionnaire de Romain Rolland. Elle voit ainsi une continuité
entre cette mise en scène et la lecture scénique de Danton que Max Reinhardt avait présentée
au Circus Theater de Berlin en 1920. Cette mise en scène s’inscrivait dans un espace en cercle
au milieu des spectateurs. Elle renvoie au style des représentations et célébrations organisées
pour le public populaire de la Révolution française par David, avec de la musique, des chœurs
et un grand nombre de figurants. Elle conclut en disant que, dans l’œuvre cyclique de Romain
Rolland, il est bien connu que seules trois pièces (Danton, Le 14 juillet et Robespierre)
répondent aux critères de sa conception du théâtre populaire : un théâtre pour le peuple, un
théâtre actif et dynamique, mettant en scène le peuple comme héros et commentateur du
théâtre. Radok a réussi à joindre une quatrième pièce à ce cycle. Enfin Alena Urbanová a
exprimé sans doute le mieux, en tout cas en des termes qui vont dans le sens de notre thèse, la
portée de cette mise en scène. Selon elle Le Jeu de l’amour et de la mort apportait un démenti
à ceux qui pensaient que le théâtre était « un instrument trop primitif pour une époque aussi
compliquée ».
« Ce n’est pas seulement parce qu’elle est spectaculaire et inhabituelle que la mise en
scène par Alfréd Radok du Jeu de l’amour et de la mort fait autant d’effet. Mais parce
qu’elle contient une image complexe de la réalité, elle place le spectateur sur le même
plan que l’artiste, un plan d’où il est possible d’embrasser un vaste ensemble, d’où il
est possible de sentir les choses d’une manière complexe. Elle le rend clairvoyant,
c’est-à-dire capable en un instant de sentir les correspondances entre toutes choses.
20
Jan Císař, « Fascinující divadlo », ibid., p. 69-71.
Chapitre 6 : Alfréd Radok
206
L’image s’efface de la vue, mais il reste le souvenir émouvant de cet instant de
clairvoyance, de cet instant de pensées inexprimables encore qui sont en train de
naître, et surtout la certitude émotionnelle que nous avons été à la source d’une
connaissance importante, profonde. Et cet instant de vie intensivement vécu est un
instant heureux. Non vraiment, le théâtre n’est pas mort.21 »
La mise en scène de Radok a saisi quelque chose de l’air du temps : elle a été créée en même
temps que le célèbre Marat/Sade de Peter Weiss en Europe occidentale et semble annoncer
les recherches sur le théâtre de la révolution d’Ariane Mnouchkine.
Passé-Présent
Aujourd’hui, Alfréd Radok est le metteur scène – pour ne pas dire la personnalité –
des années soixante qui jouit de la plus grande popularité dans le monde universitaire et
culturel tchèque. Preuve en est la création du prestigieux prix Radok, l’équivalent des
Molières français, qui depuis 1992 récompense chaque année les meilleures productions dans
le domaine de la dramaturgie, de la mise en scène et du jeu22. L’Ouverture des sources a fait
l’objet d’une reconstitution présentée lors du Festival Bohuslav-Martinů en décembre 200323.
21
Alena Urbanová, art. cit. « Radokova inscenace Hry o lásce a smrti nepůsobi jen proto silně, že je efektivní a
nezvyklá. Ale tím, že obsahuje komplexní obraz reality, staví diváka na stanoviště shodné s tvůrcem, odkud lze
přehlednout velký celek, odkud lze komplexně vnímat. A možnost takto vnímat silně aktivizuje diváka. Činí ho
jasnozřivým, to jest schopným v jediném okamžiku procítit souvislosti. Obraz zmizí z očí, ale zůstává
rozechvívající vzpomínka na ten okamžik ještě nevyslovitelných myšlenek, které se teprve rodí, ale především
citové jistoty, že jsme byli u pramene důležitého, važného poznání. A tato intezívně žitá chvíle života je chvílí
šťastnou. Divadlo skutečně není mrtvé. »
22
Pour la petite histoire, ce prix a été remporté à deux reprises par son fils, David Radok, qui travaille entre la
Suède et la République tchèque en tant que metteur en scène d’opéra.
23
Jana Vašatová, « Otevírání studánek Alfréda Radoka », Hudební rozhledy, janvier 2004, n° 2, p. 6. Critique du
spectacle du 8.12.2003. Šemberová, Zora, Hudební rozhledy, mars 2004, n° 4, p. 38-40. Discussion autour du
spectacle de 1960 avec la chorégraphe, extrait de la correspondance entre Šemberová et Martinů.
C. LE RE-NOUVEAU PAR LES
PETITES SCÈNES
« INDÉPENDANTES »
Chapitre 7
« Petites formes, grandes actions »
Principe du rire et sensation carnavalesque du monde
« Il s’est produit quelque chose d’étrange. Déjà à la Redouta. Quelque
chose qui était à mille lieues de tout le théâtre contemporain, du cabaret,
du divertissement et de l’art, et qui pourtant possédait une forte teneur
de théâtralité, a vu le jour. Quelque chose de tout à fait autre, de nouveau
et de différent était né et a été immédiatement perçu comme ‘ce quelque
chose que tout le monde attendait’.1 »
Zbyněk Hejda et Iva Herciková
« Tous les actes du drame de l’histoire mondiale se sont déroulés devant
le chœur populaire riant. Sans l’entendre, il est impossible de comprendre
le drame dans son ensemble.2 »
Mikhaïl Bakhtine
Afin de caractériser l’histoire de la scène moderne après 1945, Elie Konigson établit
un parallèle avec le XVIe siècle. Les deux époques sont marquées par la découverte de
nouvelles techniques et la mise en avant sur les « scènes officielles » du spectaculaire. La
scénographie, fille de la perspective et de la peinture, s’épanouit sur les théâtres baroques
italiens puis européens parmi les festons et le pathos post-tridentin.3 Mais au moment où
s’imposent les formes spectaculaires italiennes, hors des théâtres de cour, dans toute l’Europe,
se développe un théâtre privilégiant l’acteur et la nudité du plateau de jeu. D’un côté la grande
machinerie fastueuse, de l’autre l’acteur porteur d’un texte. Selon Elie Konigson, l’opposition
court l’histoire du théâtre depuis les temps modernes et resurgit avec force dans la seconde
moitié du XXe siècle.
1
Zbyněk Hejda, Iva Herciková, « Ivan Vyskočil v Divadle Na zábradlí » in Začalo to Redutou, Orbis, Prague,
1964, p. 41. « Stalo se něco podivuhodného. Už v Redutě. Vzniklo něco, co bylo na hony vzdáleno všemu
současnému divadlu, kabaretu, zábavě i umění, a přitom s tak silným nábojem divadelnosti. Vzniklo něco docela
jiného, nového, odlišného á bylo to okamžitě přijato jako ‚právě to ono‘. »
2
Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance,
Gallimard, Paris,1982, p. 470.
3
À l’exception de la France où, dès la période préclassique, l’image s’efface au profit de l’acteur porteur d’un
texte.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
209
Cela donne à penser la situation du théâtre tchèque à la fin des années cinquante.
Ainsi, l’année 1958 est celle du triomphe mondial de la Laterna Magica. Mais l’année 1958
voit aussi la naissance des soirées de « text-appeal » dans une minuscule salle de Prague. La
situation quasi existentielle de l’homme seul face au public qu’il regarde dans les yeux et à
qui il confie ses chansons et ses palabres bouscula toutes les habitudes théâtrales de l’époque.
Ces soirées marquèrent le début du phénomène des théâtres de « petites formes ».
L’expression « petites formes » recoupe plusieurs significations qui toutes dévoilent la
distance prise par rapport au théâtre officiel de l’époque. Les théâtres furent dits de « petites
formes » car ils utilisèrent des matériaux inhabituels. Les points de départ des représentations
étaient la chanson, les textes en prose, le conte, le montage littéraire, la pantomime, etc. Cette
expression est inscrite dans le nom même du Théâtre Semafor, la plus populaire de ces petites
scènes, qui est un acronyme de « Sept petites formes » (SEdm MAlých FORem). Mais
l’expression « petites formes » renvoyait également à un jugement de valeur : il s’agissait de
genres mineurs par opposition à la littérature dramatique. Ces formes permettaient un ton
léger et non officiel, contrairement au texte dramatique classique, elles n’imposaient pas un
sens, une unité particulière. L’expression renvoyait de plus à la composition mosaïque de ces
spectacles qui fonctionnaient sur le principe d’un collage de courtes scènes.
Circonscrire et analyser ce phénomène n’est pas chose aisée tant ces petites scènes
furent nombreuses, variées et tant elles connurent des évolutions rapides. Elles furent toutes,
au moins à leur début, animées par un collectif et non par un créateur unique. Cela explique
en partie la polyphonie et le syncrétisme des genres qui les caractérisent. Au cours des années
soixante, trois orientations inégalement représentées se dégagèrent pourtant de la nébuleuse
de ces scènes. L’écrasante majorité des scènes se concentrait sur les formes humoristiques
avec, là encore, un éventail très large allant du cabaret à la satire en passant par la
mystification et la parodie. Un second type de scène s’orienta vers la poésie et
l’expérimentation littéraire. Enfin, des formes originales de théâtre non verbal naquirent avec
la redécouverte de la pantomime et l’invention du « théâtre noir ».
Par ailleurs, la signification esthétique et sociale des petites formes se révèle source de
paradoxes. Tout se passe comme si ces productions ludiques et peu sérieuses étaient les plus
chargées de sens. « Petites formes, grandes actions » selon la formule du philosophe Ivan
Sviták. De toutes les productions des années soixante, celles des « théâtres de petites formes »
apparaissent comme les plus marginales, c’est aussi celles qui sont le moins connues à
l’étranger (à l’exception du théâtre non verbal). En même temps, c’est dans cette production
qu’on trouve les impulsions les plus durables pour le théâtre tchèque. En effet, ces petites
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
210
scènes découvrirent une nouvelle théâtralité et marquèrent une rupture dans la vie culturelle
des années soixante. Elles ont également « fécondé » les théâtres officiels, permis la naissance
des « petits théâtres », ouvert la voie à la génération des « théâtres studio » des années
soixante-dix et quatre-vingt. Plus étonnant, les productions textuelles jouées dans ces théâtres
occupent une place importante dans l’histoire littéraire tchèque. Hana Jechová, dans Histoire
de la littérature tchèque, note à propos de la période d’après 1945 qu’il s’agit dans l’ensemble
d’une littérature « qui peut apparaître comme mutilée par la censure ou l’autocensure. Malgré
cela, plusieurs œuvres de premier ordre ont pris naissance dans cette atmosphère et cela
surtout dans deux domaines traditionnellement en faveur dans le pays », à savoir « les
ouvrages de caractère journalistique, parmi lesquels les meilleurs récits et romans de Vaculík,
Kundera, Škvorecký » et « les écrits satiriques, humoristiques, comportant des blagues, des
gags et toutes sortes de plaisanteries, et ce même dans les œuvres non présentées
explicitement comme humoristiques. »
4
Une part importante de la production des petites
formes relève justement de ce second domaine.5 Dernier paradoxe, les spectacles nés sur les
petites scènes étaient dans leur majorité apolitiques, et pourtant ils furent sentis comme
subversifs.
Les premières années sont marquées par une grande confusion de la critique devant
l’apparition de ce phénomène et par l’opposition entre les détracteurs et les admirateurs de ces
petites scènes. Les critiques de Literární noviny (« La Gazette littéraire ») se montrèrent très
hostiles à l’égard de ces petites formes tandis que des voix s’élevaient pour les défendre. Cette
opposition recoupe en partie un conflit générationnel et idéologique. Ainsi Václav Havel fut-il
un des premiers à soutenir ces scènes dans l’article « Na okraj mladých pražských scén »6
(« En marge des jeunes scènes pragoises ») de février 1960. La saison 1962-1963 marque un
tournant dans la perception de ces petites scènes, les critiques de Literární noviny
reconnaissent l’importance des petites formes. À Karlovy Vary, en mars 1963, la conférence
annuelle sur le théâtre se concentra sur les problématiques des petites formes et de leur
immense succès populaire. Les actes de ce séminaire7 paraissent la même année, et le numéro
de juillet de la revue Divadlo (« Théâtre »), entièrement consacré aux petites scènes, fait écho
4
Hana Voisine-Jechová, Histoire de la littérature tchèque, Fayard, Paris, 2001.
Dans l’anthologie de Bohuslav Hoffmann, plus de la moitié des textes et auteurs présentés sont liés aux théâtres
de petites formes ; dans le livre en projet de Janoušek (disponible sur le site Internet de ÚČL, l’Institut de
littérature tcèque) un tiers est consacré aux textes nés pour les grandes scènes, et deux tiers pour les textes nés
sur les petites scènes.
6
Václav Havel, « Na okraj mladých pražských scén », Kultura, n° 14, 1960, p. 6.
7
VI. divadelní přehlídka a seminář Karlovy Vary : [Diskuse z volných tribun a konference o problémech divadel
Semafor, Paravan, Zábradlí, Tvrďák, Večerní Brno, Tatra revue], Svaz čs. divadelních a filmových umělců,
Prague, 1963.
5
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
211
à cette conférence. Ce numéro consacre les petites scènes comme un mouvement artistique à
part entière. Enfin, on doit à Jan Grossman l’article le plus synthétique est le plus brillant sur
les petites scènes. En 1964 paraît l’anthologie critique Začalo to Redutou (« Ça a commencé
par la Redouta ») qui regroupe les premiers text-appeals de la Redoute, les textes des
chansons de Suchý, les textes de l’humoristique Pick etc. En 1966, Jan Císař publie Divadla,
která našla svou dobu (« Les théâtres qui ont trouvé leur époque »). Le temps des verbes
employés dans les titres de ces deux ouvrages suffit à dévoiler que ces petites scènes sont déjà
considérées comme des classiques vivants. Le ton de la revue Divadlo (1969), consacrée
encore une fois aux théâtres de petites formes, abonde dans ce sens. Il s’agit d’un des derniers
numéros de cette revue phare des années soixante qui fut liquidée par les autorités en 1970.
Les scènes de « la première génération » et notamment Semafor y apparaissent comme les
représentants d’une décennie que s’achève douloureusement, ceux des générations suivantes
tel le théâtre de Jára Cimrman y sont analysés avec attention. Les années soixante-dix et
quatre-vingt, voient l’interruption des recherches, et il faut attendre la seconde moitié des
années quatre-vingt pour qu’apparaissent des ouvrages sur les petites scènes. Vladimír Just,
publie un essai sous forme de dialogue Proměny malých scén (« Les Avatars des petites
scènes ») suivi d’une anthologie Z dílny malých scén (« De l’atelier des petites scènes »).8 Ce
chercheur, qui avait été animateur d’un cabaret à la fin des années soixante, propose une
synthèse sur ce type de théâtres et étudie différents théâtres de petites formes tchèques du XXe
siècle.
Il s’agira dans ce chapitre de saisir dans son ensemble le phénomène des théâtres de
petites formes d’un point de vue diachronique et synchronique. Les paradoxes mis en
évidence font des théâtres de petites formes un objet d’étude très complexe. Un détour par le
théâtre et la culture populaire du Moyen Âge et de la Renaissance s’avérera précieux pour
saisir la portée esthétique, sociale et politique de ces théâtres.
« Saint-Germain de Prague ». Genèse des théâtres des « théâtres petites formes » à la
fin des années cinquante.
Au commencement était le jazz. Les théâtres de petites formes sont nés de la musique
et ont évolué avec elle. Avec le jazz dans les années cinquante puis avec le swing et le
rock’n’roll (capté tant bien que mal sur les stations de radio occidentales). La multiplication
8
Vladimír Just, Proměny malých scén (Rozmluvy o vývoji a současné podobě českých autorských divadel malých
jevištních forem), Mladá fronta, Prague, 1984. Vladimír Just (éd.), Z dílny malých scén, Mladá fronta, Prague,
1989.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
212
des groupes de jazz fut le premier signe du dégel. Les musiciens plus ou moins amateurs mais
aussi les intellectuels se mirent à jouer du jazz (Studio 5, SHQ). Puis le jazz a servi à habiller
les poésies et à accompagner les acteurs des petites scènes. Il signifiait le retour à la culture de
l’entre-deux-guerres, la réappropriation des influences occidentales. Mais son lien avec le
mouvement des petites formes est sans doute plus profond. Le jazz avait une vertu libératrice
car, par définition, il ne peut être marqué note par note pour être présenté au censeur, il
n’existe réellement qu’avec une part d’improvisation et la participation active de l’auditoire.
Or l’improvisation est l’expression même de la liberté. C’est pourquoi le jazz a été interdit
sous le nazisme, peu toléré par le communisme. Selon Ivan Vyskočil, le jazz dans son
principe possède tous les moments importants : dans la liberté, il y a une prise de risque,
responsabilité de tous sur la création, l’espoir de vivre un jeu en commun. On retrouve dans la
poétique de Suchý des procédés du jazz, ainsi par exemple sa manière de rompre la
grammaire tchèque a-t-elle trait à la syncope du jazz traditionnel.9 Les théâtres de petites
formes sont donc nés de la musique. Dans les grandes villes, une nébuleuse de petites salles,
de caves ou d’anciens dépôts, furent animés par divers acteurs de la vie culturelle ou par des
jeunes inconnus qui désiraient s’exprimer spontanément. Les appartements servirent
également de salle de spectacle. En 1964, rien que pour la ville de Prague, František Černý
dénombre cinquante petites scènes, de caractère amateur il est vrai.10 La Reduta fut la plus
connue des ces petites scène. Dans cette petite cave, au-dessous du bar Casino fréquenté par
des femmes du demi-monde Jiří Suchý se produisait avec son groupe de rock l’Akord Club
depuis 1956 et c’est là qu’il attira Vyskočil, son ami d’enfance dans l’espoir de former avec
lui un duo à la V & W. Durant moins d’un an, (sporadiquement à partir de l’automne 1957,
puis de manière régulière de janvier à juin 1958) se tinrent des soirées à thèmes qu’Ivan
Vyskočil a intitulées « text-appel », inspiré qu’il était par un genius loci quelque peu
interlope. Formellement, il s’agissait d’une sorte de cabaret littéraire : Vyskočil interprétait
ses textes et dialoguait avec le public, Suchý chantait et commentait ses chansons influencées
par le blues et le jazz, tandis que le public, installé à de petites tables, pouvait consommer des
boissons et des victuailles typiquement tchèques. Le programme comportait quelques fois
également la lecture d’autres textes : certains récits de Kafka retentirent entre les murs de la
Redoute ainsi que d’autres auteurs tels de Morgenstern et Chlebnikov traduits par le poète
tchèque Emmanuel Frynt. Ces soirées furent thématisées en cinq parties : Le Problème
9
Voir également les tentatives littéraires mimant le jazz, telle l’œuvre de Václav Hrabě. Dans Posledný večer
d’Ivan Vyskočil, le jazz fonctionne comme memento mori.
10
František Černy, « Hnutí malých scének na rozhraní padesátých a šedesátých let », Kapitoly z dějin českého
divadla [Chapitres de l’histoire du théâtre tchèque], Academia, Prague, 2000.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
213
humain ou L’Humeur blues ; Rêves et folies ; Un homme avec une bière ; Ramenez-les
vivants ou La chasse ; Bonjour tristesse.
Les soirées de text-appeals à la Redouta produisirent un vrai changement dans la
perception du théâtre et de la théâtralité, comme en témoignent le poète Zbyněk Hejda et Iva
Herciková qui ont décrit l’impact émotionnel des interventions d’Ivan Vyskočil :
« Il y a dans la vie de la société et de l’art des situations où domine un système
d’opinions et de points de vue universels, ce sont des opinions qui semblent
appartenir à tous mais qui dans leur généralité ne sont l’opinion et le point de vue de
personne en particulier, d’aucun individu (…). Soudain, quelqu’un entre dans cette
situation « seul dans son propre rôle », pleinement responsable, non pas dans des
schémas empruntés mais en tant que lui-même. Non pas derrière le masque de
l’acteur, mais comme Ivan Vyskočil. Il parle davantage d’une tribune que de la scène.
Et tout de suite, comme cela arrive quand l’homme parle à l’homme, il trouve un
écho.11 »
Quant à Jiří Suchý, il fut à l’origine à la fois de la poésie chantée et du théâtre comme pur
divertissement, son œuvre commencée à la Redouta est celle qui eut le plus grand succès
populaire dans les années soixante. Il devint progressivement la voix de sa génération et attira
la jeunesse :
«
Au premier rang des petits théâtres, qui au moins temporairement proposaient cet
espace (de liberté) et qui arrachaient l’homme au stéréotype d’un monde accompli,
était assis le jeune spectateur. Et il est compréhensible que sa petite forme préférée
était liée au jazz et à la chanson de jazz. Le rythme physiologique du jazz, le rythme
du pouls du cœur humain, donnait à la protestation contre l’uniformité
bureaucratique la puissance d’un geste convaincant, le sentiment grisant de se
percevoir chacun comme une créature unique, concrète et essentiellement ludique
compensait le plus radicalement la conception de l’homme comme une partie
utilitaire d’un grand dessein.12 »
11
Zbynek Hejda, Iva Herciková, « Ivan Vyskočil v Divadle Na zábradlí » in Začalo to Redutou, op.cit., p. 41.
« Jsou v životě společnosti a umění situace, kdy převládá a vše ovládá systém univerzálních názorů a postojů,
jsou to názory jakoby všech, ale ve své obecnosti nejsou názorem a postojem nikoho konkrétního, žádného
individuálního člověka. (...) A v této situaci vystoupí najednou někdo sám za sebe, s plnou odpovědností, ne ve
vypůjčených schématech, ale ve své vlastní podobě. Ne v herecké masce, ale jako Ivan Vyskočil. »
12
Jan Grossman, « Svět malého divadla », art. cit., p. 307. « V prvých řadách malých divadel, která aspoň
zástupně tento prostor nabízela a vytrhovala člověka ze stereotypu světa hotového, sedal proto
obvykle mladý divák. A je pochopitelné, že jeho nejoblíbenější malá forma byla spjata s džezem a
džezovou písní. Fyziologický rytmus džezu, rytmus tepu lidského srdce, dával protestu proti byrokra-
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
214
Peu à peu les talents de tous bords prirent l’habitude de venir à la Redouta et une communauté
unie par la même envie de faire du théâtre autrement se constitua spontanément. À partir de la
Redouta se développa un esprit néo-dada de jeu et de mystification. Ainsi, l’acteur comique
Horníček voulut collaborer avec Suchý et Vyskočil, ensemble ils créèrent dans la salle de jazz
Vltava l’émission « Pondělí s tetou » (« Les lundis avec tantine ») diffusée à la radio. L’idée
était venue d’une étrange chanson de Suchý dans laquelle le sujet avait cassé le bras de sa
tante. À partir de là, les deux complices créèrent le personnage fictif de tantine qui répondait
au courrier des auditeurs. Par son amour de l’humour, des mystifications en tous genres, du
jazz, des chansons à textes mais également par ses prolongements philosophiques et
politiques, le phénomène des théâtres de petites formes de Prague peut être rapproché de celui
de Saint-Germain-des-Prés dans la France des années 1950. Les deux mouvements tirent leur
origine d’un même sentiment de liberté retrouvée.
Le théâtre Sur la Balustrade
Au vu du succès croissant de ce type de soirées, un ensemble hétérogène d’artistes menés par
la metteur en scène Helena Philippová se réunit et fonda en juin 1958 le Théâtre Sur la
Balustrade. Cette « communauté primitive » était composée de personnalités artistiques aux
conceptions théâtrales très différentes, ce qui explique la grande instabilité de l’ensemble et
les départs plus ou moins volontaires même de ses membres fondateurs (Helena Philippová
part avant le premier spectacle, Suchý en 1959 pour fonder Semafor, Vyskočil en 1961).
Le théâtre Sur la Balustrade est mondialement connu dans les années soixante, il est
présenté comme le foyer tchèque du théâtre de l’absurde dont Vaclav Havel était l’auteur
phare. Tout cela est vrai, mais cela correspond à la seconde phase du développement de ce
théâtre, qui commence avec la venue du metteur en scène Jan Grossman (1963-1967) qui en
fit un des plus célèbre « petit théâtre » de Prague [voir chapitre 9]. La première phase fut bien
différente, elle dura trois ans durant lesquels l’esprit de « text-appel », de musique et de
création collective de la Reduta se poursuivi avec il est vrai une tension de plus en plus forte
vers la professionnalisation. Entre 1958 et 1961, en plus de diverses soirées de lecture, de
concerts, d’expositions, de spectacles de « Théâtre noir » et de pantomime, le Théâtre sur la
balustrade produisit cinq « grandes » pièces qui avaient valeur de manifeste de la jeune
génération. La première, était une comédie musicale pacifiste intitulée Kdyby tisíc klarinetů
tické uniformitě průbojnost strhujícího gesta; opojné prožití sebe sama jako bytosti jedinečné,
konkrétní a živelně hravé, kompenzovalo nejprudčeji pojetí člověka jako účelové součásti vyššího
plánu. »
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
215
(« Si mille clarinettes ») écrite par Ivan Vyskočil et Jiří Suchý en 1958. Composée de deux
actes, elle reprend un canevas typique de la comédie musicale américaine : la première partie
raconte la longue et laborieuse préparation d’un spectacle et la seconde partie est ce spectacle
même. Elle se charge de plus d’un message pacifiste. Comme le dévoile son sous-titre
« caléidoscope en 36 tableaux », la pièce était composée de tableaux où tous les talents du
Théâtre Sur la Balustrade pouvaient s’épanouir. En cela, elle est typique des théâtres de
petites formes, l’expression comme en l’a dit renvoie à la fois à l’exiguïté des scènes, un
genre mineurs, mais aussi à la construction en petits numéros accolés les uns aux autres. À la
différence des spectacles de la Redouta, l’orientation vers une forme se rapprochant de théâtre
institutionnel, voire du théâtre dramatique (exposition, nœud, dénouement) est sensible ainsi
que la recherche d’un grand thème d’actualité (le pacifisme et la défense de la jeunesse).
Analysant les premières comédies du théâtre Sur la Balustrade, Josef Herman voit dans cette
orientation comme une peur et l’envie de coller à ce que la critique demandait13. La seconde
comédie musicale Faust, Markéta, služka a já : Moralita o dvanácti obrazech, (« Faust,
Marguerite, la bonne et moi: moralité en douze tableaux ») est écrite dans le même esprit, elle
renoue clairement avec l’héritage de Voskovec et Werich puisqu’il s’agit du travestissement
d’un mythe littéraire connu de tous, procédé auquel Voskovec et Werich eurent souvent
recours. Manifeste d’une génération, elle oppose la génération des chuligán à leurs aînés.
Après le départ de Suchý, le Théâtre Sur la Balustrade produisit une troisième pièce Un triste
Noël coécrite par Miloš Macourek, Pavel Kopta et Ivan Vyskočil dont le ton tranchait avec les
productions précédentes. Elle fut conspuée par la critique et boudée par le public. Le texte ne
fut jamais édité contrairement aux autres pièces écrites et montées dans ce théâtre. Mais par
son thème singulier, elle dévoile l’envers tragique de l’humour de ces auteurs. Le Théâtre Sur
la Balustrade renoua avec le succès en 1961 avec Auto-stop, sa cinquième pièce coécrite par
Ivan Vyskočil et Václav Havel dont le thème central était la déshumanisation de l’homme
(notamment par les biens de consommation et la soif de reconnaissance sociale) et un appel à
l’ouverture aux autres. Au milieu de la salle, parmi les spectateurs, surgit le Démonstrateur, il
vient s’asseoir sur le rebord de la scène et noue un dialogue humoristique et philosophique
avec le public. Selon lui, l’auto-stop (comme le théâtre) est lié au sentiment intense de liberté.
L’auto-stop offre la possibilité d’une rencontre entre l’inconnu sur le bord de la route et
l’inconnu dans la voiture. Mais il arrive également que le conducteur fasse semblant de ne
13
Josef Herman, « Kapitoly z české dramatiky po roce 1945: Divadla malých forem II. Zábradlí a Semafor »,
Amatérská scéna, n° 9, 1992, p. 10.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
216
rien voir, comme s’il ne faisait qu’un avec la machine qu’il conduit. Pour étayer son propos,
le Démonstrateur présente trois « démonstrations » qu’il introduit et qu’il commente. Chacune
fonctionne comme une pièce en un acte. La première met en scène un couple dont le fils, un
bon à rien notoire, vient de gagner non pas une mais deux voitures. Les parents font
désormais partie de l’élite sociale et organisent une fête chez eux. Tous les invités rêvent que
le fils gagne une voiture pour eux : les voisins jaloux mais décidés à ne rien en montrer tout
comme le directeur de son école. Celui-ci annonce aux parents qu’il ne va pas renvoyer leur
fils comme prévu puisqu’il vient de prouver son immense talent. Restés seuls, le couple
décide d’acheter un chien méchant pour éloigner les envieux. La seconde démonstration se
passe au club des ennemis de l’automobilisme. Le professeur Macek vient faire une
conférence sur la « motomorphose » une maladie qui transforme les êtres humains en
voitures. L’auditoire qui était farouchement opposé aux voitures finit par changer
complètement d’avis. Tous veulent se motomorphoser car si cette maladie entraîne la mort de
la vie psychique, d’autres qualités apparaissent tels l’éclat, la vitesse… et après tout, « avec la
vie psychique, il n’y a que des ennuis ». La motomorphose se produit en effet. La troisième
démonstration met en scène une autre famille dont la fille a décidé de faire de l’auto-stop.
Cela provoque la colère de ses parents. Le père, un fonctionnaire haut placé, est
particulièrement remonté. Lui qui s’est battu pour construire un monde plus juste où il n’y
aurait plus de mendiants, plus d’exploitation de l’homme par l’homme, reproche à sa fille de
vouloir mendier et exploiter. Il change d’avis lorsque M. Gregor, son supérieur hiérarchique,
vient lui annoncer qu’il va sélectionner les membres de son équipe en fonction de leur degré
de camaraderie. Pour les tester, il a décidé de les envoyer faire de l’auto-stop pendant une
semaine. Durant les années soixante, le théâtre Sur la Balustrade fut celui de l’ensemble de
pantomime de Fialka et il accueillait également les expérimentations de l’orchestre de
chambre Komorní harmonie, fondé en 1960 par Libor Pešek. Celui-ci faisant appel aux
techniques sérielle et modale ainsi qu’à la musique électronique et concrète ou de forme
mobile.14
14
La vocation de l’orchestre de chambre Komorní harmonie – fondé en 1960 par Libor Pešek et constitué
essentiellement par de jeunes musiciens – est de se consacrer aux œuvres de compositeurs du XXe siècle
(essentiellement ceux qui sont méconnus ou ceux dont les œuvres sont peu interprétées), y compris les
compositeurs contemporains tchèques. Des concerts ont lieu régulièrement les dimanches matin (les fameuses «
Matinées du dimanche » ) au théâtre pragois Na Zábradlí qui, partageant pleinement l’esprit de révolte animant
les membres de la Komorní harmonie face à l’immobilisme des milieux culturels officiels de Prague, met
volontiers ses locaux à disposition de cet ensemble.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
217
Le Semafor
Après avoir été écarté du Théâtre Sur la Balustrade, Jiří Suchý fonde en 1959, le
Divadlo Semafor qui se voulait au départ un espace ouvert à l’expérimentation et accueillant
différents artistes. Son programme était très large et basé sur une grande diversité de styles et
des genres comme le suggère le choix de son nom acronyme de « Théâtre de sept petites
formes » (Divadlo SEdm MAlých FOrem). Ces sept petites formes furent : le théâtre musical,
le théâtre de la poésie, le théâtre pour les enfants, les marionnettes, le théâtre d’arts plastiques,
la pantomime et le film. Assez vite, le public a plébiscité le théâtre musical au dépend de
toutes les autres formes. C’est ainsi que furent abandonnées même les très intéressantes
expérimentations du surréaliste Jan Švankmajer qui dans le cadre de son « Théâtre de
masques » a créé trois spectacles au Semafor : Škrobené hlavy (1960), Johanes doktor Faust
et Sběratel stínů (1961). Le centre de la poétique du Semafor fut la chanson si possible le
« tube» 15 interprété dans un premier temps par des chanteurs tels Karel Gott, Eva Pilarová,
Valdemar Matuška semblables aux idoles françaises de Salut les copains. La musique était
composée par Jiří Šlitr et les paroles par Jiří Suchý. Les chansons s’inséraient dans des textes
dramatiques de Suchý qui leur servaient de faire valoir : Člověk z pudy (« L’Homme du
grenier ») créé en 1959 ; Taková ztráta krve (« Une telle perte de sang ») en 1960. En cela
Suchý continuait dans la lignée de Si mille clarinettes, répétant inlassablement le credo de la
jeune génération. À côté de ces premières tentatives de comédies musicales, le Semafor
proposait des soirées de chansons, sans constructions dramatiques, reliées entre elles par le
motif d’une jeune fille appelée Suzanne : Zuzana je sama doma (« Suzanne est seule chez
elle ») en 1960, Zuzana je zase sama doma (« Suzanne est encore toute seule chez elle ») en
1961, Zuzana není pro nikoho doma (« Suzanne n’est chez elle pour personne ») en 1963.
Le théâtre surmonta une grave crise après le départ des stars de la chanson et trouva sa
forme définitive avec le spectacle Jonáš a tingl-tangl (« Jonáš et le caf-conc ») créé le 18 juin
1962. Ne pouvant plus compter sur leurs charismatiques chanteurs, Jiří Suchý et Jiří Šlitr
montèrent sur scène ensemble pour jouer un duo comique. Ce fut un succès et le spectacle
atteignit 242 reprises. À cette époque, beaucoup de petites scènes se réclamaient de la
tradition du cabaret, mais Jiří Suchý et Jiří Šlitr ont réussi à l’évoquer dans une forme très
particulière puisqu’il s’agissait d’une mise en abyme mnémonique du cabaret. Jonáš et le cafconc est un cabaret sur le cabaret. Jiří Suchý jouait Jonáš personnage fictif, cabaretier idéal du
15
Composants dramatiques essentiels : les études, les minirécits écrits autour des chansons. Les « tubes » du
Semafor ont inspiré Jan Roháč et Vladimir Svitačka pour la création des premiers « clip » pour la télévision
tchèque.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
218
début du siècle qui se souvient de ses numéros, des villes où il a joué, en même temps Suchý
joue son propre rôle en se souvenant de Jonáš. Jiří Šlitr au piano accompagne Jonáš et en
même temps dialogue avec Jiří Suchý. Les deux membres forment une alliance de contraires
(physique, caractère, costume), c’est un principe de construction commun à tous les duos
comiques. Jiří Suchý en costume à carreau et avec un canotier assume le rôle du fanfaron
lyrique et rêveur. Jiří Šlitr l’accompagne au piano, il se présente au contraire comme un
analyste cynique à la voix haut perchée et au visage impassible. Il porte un costume à rayure
et un chapeau melon. Ces deux personnages ont été repris dans tous les spectacles du Semafor
jusqu’à la mort de Jiří Šlitr en 1969. Jiří Suchý et Jiří Šlitr ont réussi à s’inscrire dans
l’histoire de la culture tchèque en reprenant et dépassant leurs idoles de l’entre-deux-guerres
V+W16. Jiří Suchý pratiquait l’équilibrisme verbal dans l’esprit du poétisme. Tous les niveaux
de la langue étaient utilisés : les registres non littéraire et littéraire, la langue soutenue et orale
se combinaient. Ces chansons se distinguaient surtout par leurs thèmes souvent naïfs et drôles.
Elles célébraient la jeunesse, la légèreté, le petit et l’ordinaire, la vie privée, l’instant présent,
les animaux.
« Malé kotě, spalo v botě
« Un petit chaton, dormait dans un chausson
nehas, co tě nepá-, nepálí.
N’éteint pas, le feu qui ne te brûle pas.
A my jsme kotě spáti v botě
Et nous, après le labeur, nous avons laissé,
po robotě necha-, nechali.
dormir le chaton dans un chausson.
To, co kotě poví ti jedním pohledem,
Ce que, d’un regard, le chaton te dit
to my ani slovy povědět nesvedem.
Ne peut s’exprimer par des mots.
Věř, že kotě, co spí v botě,
Sois-en certain, le chaton qui dort dans un
to tě potě-, to tě potěší.
chausson, te donnera, te donnera du baume
(…)
au cœur. (…)
Hoši a děvčata, pěstujte koťata !
Filles et garçons, cultivez les chatons !
Země je kulatá, místa je tu dost. »
La terre est ronde, il y a assez de place. »
Le slogan « Filles et garçons, cultivez les chatons ! » est évidemment à mille lieues
d’expressions telles que « Prolétaires, des tous les pays unissez vous ! ». Comme l’a justement
remarqué Přemysl Rut, les années soixante étaient « l’époque de la littérature des petits faits »
qui s’opposait à la « poésie d’un meilleur lendemain », pour une époque naïve, il fallait une
voix naïve. Le Semafor occupe une place importante dans l’histoire du théâtre des années
16
Deux auteurs-acteurs, qui ont animé le théâtre de l’entre-deux-guerres. Représentants majeurs de l’avant-garde
tchèque, ces deux clowns philosophiques se produisaient au Théâtre Libéré.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
219
soixante. En effet, c’est le théâtre qui a le mieux su répondre aux aspirations de ses
contemporains en réintégrant dans la société tchécoslovaque la notion d’amusement et de vrai
plaisir, loin de l’idéologie officielle. « Le théâtre qui a trouvé son époque », « ils devaient
arriver », « la voix d’une génération » voici quelques-unes des expressions que les critiques
des années soixante ont employées pour parler du Semafor. Ce théâtre a suscité un
enthousiasme sans précédent auprès du public. Le théâtre jouait à guichet fermé et des files
d’attente se pressaient autour du bâtiment le jour de la pré-vente. On peut voir un témoignage
de cet engouement dans le tout premier court-métrage de Miloš Forman Concours de 1963.
Dans ce film, mi-fiction mi-documentaire, Forman a croqué les nombreuses candidates
venues passer une audition pour devenir chanteuse au Semafor.
La multiplication des petites scènes et le très grand succès populaire qu’elles
rencontrèrent suscita moult interrogations qui touchaient tant à des questions d’herméneutique
qu’à des questions de classement et de filiations esthétiques. Pouvait-on parler de théâtre alors
que ces scènes rejetaient le texte dramatique ? Était-ce de l’art ou un simple divertissement
populaire ? S’agissait-il d’une nouvelle variante du Théâtre libéré de Voskovec et Werich ? Et
comment était-il possible que tant de nouvelles scènes se développent alors que la
Tchécoslovaquie socialiste avait un réseau déjà très dense de théâtres ? Comment expliquer la
crise de fréquentation de théâtres officiels et la très forte demande en faveur des spectacles de
ces petites scènes ? Autant de questions qui reviennent sous la plume des critiques de
l’époque. Malgré ou à cause de l’engouement de la jeunesse, ces théâtres ont été, dans un
premier temps, cruellement malmenés par une partie de la critique et entravés dans leur
fonctionnement par l’appareil administratif officiel. Ils apparaissaient à la critique dogmatique
comme un corps parasite et à la critique progressiste comme un divertissement superficiel. La
critique progressiste appelait de ses vœux un théâtre différent des dogmes du réalisme
socialiste, et d’ailleurs, à la fin des années soixante, beaucoup de scènes officielles
proposaient une programmation qui se démarquait de plus en plus nettement de ces dogmes,
s’ouvrant à l’Occident, renouant avec les auteurs interdits, mettant en scène de textes tchèques
contemporains. Mais ces petites scènes proposaient quelque chose de différent, elles ne
prenaient pas part aux débats esthétiques et idéologiques de l’époque. Ainsi les premières
années des théâtres de petites formes, en particulier celles des créateurs pragois associés aux
théâtres de la Redoute, de la Balustrade et Semafor, furent-elles marquées par des positions
très tranchées entre détracteurs et admirateurs. Les positions de Sergej Machonin dans les
Literární noviny vis-à-vis du théâtre Semafor sont un exemple d’école de ces réactions. À la
lecture de ses critiques des deux premières saisons de Semafor, nous obtenons l’image « de
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
220
soirées drôles mais hermétiquement isolées de la vie actuelle, sans aucune précision de temps,
d’espace, de société. »17 On reprochait à Semafor de fuir son temps, de se réfugier dans la
sphère du privé. On l’accusait également d’être incompréhensible pour le public. Les
néologismes poétiques (proches du surréalisme et du dada) de Jiří Suchý firent scandale (voir
la critique de la chanson Sup a žluvy (« Le vautour et les loriots ») ou encore l’explication que
Suchý a dû donner de Klokočí (« Le staphylier »). Après la première de Taková ztráta krve
(« Une telle perte de sang »), Machonin écrivit :
« La jeunesse se rue littéralement au Semafor. Avec quoi repart-elle après Une telle
perte de sang ? Il ne reste qu’à demander une fois encore au Semafor quel usage il fait
de ses talents, ce qu’il pense de la vie, vers quoi il marche, contre quoi et pour quoi il
prend position dans le combat du monde.18 »
Il fallut attendre le spectacle Jonaš a tingl-tangl pour que l’avis de la critique change
radicalement. Dans le livre Proměny Malých scén, Vladimír Just montre très bien ce
changement en citant les critiques que Machonin écrit sur les soirées du cycle Zuzana
(« Suzanne ») avant et après Jonaš a tingl-tangl. Machonin finit par écrire, à propos de
Zuzana není pro nikoho doma (« Suzanne n’est à la maison pour personne »), que Suchý « est
le créateur de la poésie vivante de cette époque. »19 Comme le note Hana Urbanová en 1969,
dans un regard rétrospectif sur le conflit entre la critique et Semafor :
« Ceux qui critiquaient Semafor (…) partaient du principe que le théâtre devait
s’engager clairement s’il voulait avoir un impact sur la société. Et ils ne connaissaient
qu’une seule manière de s’engager. Ils ne demandaient plus le maintien des
mensonges – ce serait leur nuire grandement – mais ils appelaient de leurs vœux une
antithèse claire contre les thèses claires du passé. Ce théâtre, qui s’appelait “théâtre”
mais qui était en fait un cabaret avec des chansons, qui avait fleuri sur un terrain non
surveillé, qui sans crier gare était né des sentiments et des problèmes de l’époque
mais qui n’en parlait pas, ce théâtre qui, au milieu des affirmations passionnées, avait
choisi programmatiquement de ne rien affirmer du tout, était incompréhensible et
même un peu suspect. Au milieu des proclamations de conceptions compliquées, il
était vraiment difficile de croire que le but de Semafor était aussi simple qu’il l’était :
rien de plus (mais rien de moins) que d’établir un contact, un contact véritable, réel
17
Literární noviny, cité par Vladimír Just, Proměny Malých scén, Mladá Fronta, Prague, p. 101.
Literární noviny du 19.11.1960. « Mládež se do Semaforu jen hrne. S čím odchází po takové ztratě krve?
Nezbývá, než se zeptat znovu divadla Semafor, jak nakládá se svými talenty, co si vlastně myslí o životě, kam
kráčí, za co a proti čemu se staví uprostřed zápasu světa. »
19
Vladimír Just, Proměny Malých scén, op.cit., p. 101-102.
18
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
221
qui n’était pas prétentieusement programmé à l’avance, se lier avec le spectateur dans
une discussion amicale, distraire les gens par son propre divertissement et par une
musique plaisante.20 »
À la fin des années soixante, Jiří Suchý et Jiří Šlitr étaient déjà considérés comme des
classiques vivants et leurs chansons sont encore de nos jours chantées dans les pays Tchèques.
Seconde génération des théâtres de petites formes : le théâtre Jára Cimrman
La saison 1962 marque un tournant. Les théâtres des petites formes, très critiqués à
leur début par les censeurs mais aussi par la critique progressiste, trouvent une reconnaissance
officielle. Les conférences et publications sur le phénomène se multiplient en même temps
que fonctionne le Studio théâtral d’État (Státní divadelní Studio) créé en 1961 à leur intention.
Cette période voit le déclin des scènes spontanées et la professionnalisation des celles qui ont
le plus succès. C’est aussi à ce moment que le théâtre de petites formes Sur la Balustrade et
Večerní Brno deviennent de « petits théâtres » se concentrant sur le texte dramatique. La
critique tchèque parle couramment de plusieurs « générations » de théâtre de petites scènes.
La Redoute, le Théâtre de la Balustrade, Semafor, le Théâtre X de Brno, etc., comptent parmi
la première génération née à la fin des années cinquante et au début des années soixante.
Parmi la seconde génération, on peut citer le théâtre Husa na provázku fondé par les élèves
metteurs en scène de Bořivoj Srba qui se proposait de mettre en scène des textes non
dramatiques, le Théâtre de Jára (da) Cimrman. Durant la normalisation naquit une troisième
génération de petites scènes les Studiová divadla. Des théâtres de la seconde génération
présentons au moins le Théâtre Jára Cimrman.
C’est en décembre 1966, commence l’aventure du Théâtre Jára Cimrman phénomène
unique dans l’histoire du théâtre qui réunit encore aujourd’hui toutes les couches de la société
tchèque faisant salle comble à chaque représentation. Le nom de Cimrmann retentit la
première fois à la radio : on annonce la découverte fabuleuse des manuscrits d’un savant
tchèque qui aurait vécu vers 1900. Cette mystification lancée par Helena Philippová et
20
Alena Urbanová, Divadlo, juin 1969, p. 29. « Ti, kteří takto kritizovali, byli naplno rozjeti po jedné, do té
doby naprosto ústřední koleji našeho divadelnictví. Vycházeli z toho, že divadlo se musí zřetelně
společensky angažovat, má-li na společnost působit. A znali jen jeden způsob, jak se angažovat. Nežádali
už utvrzování lží – to bychom jim velmi křivdili –, žádali však jasnou antitezi proti dřívějším jasným tezím.
Divadlo, které se nazývalo divadlem, ale bylo vlastně kabaretem s písničkami, které vykvetlo na nehlídané
louce, neočekávaně vyrostlo z pocitů a problémů doby, ale nemluvilo o nich, divadlo, které uprostřed
vášnivých tvrzení docela programově vůbec nic netvrdilo, toto divadlo jim bylo prostě nesrozumitelné a tak
trochu podezřelé. Uprostřed proklamací složitých koncepcí bylo vlastně opravdu dost těžké uvěřit, že cíl
Semaforu je tak prostý, jaký byl: nic víc (a nic méně) než navázat kontakt, skutečný, reálný, ne jen
domýšlivě domýšlený, sdružit se s divákem v přátelském rozhovoru, vlastní zábavnou a potěšující hrou
bavit lidi. »
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
222
Šebanek conduit à la création de la Société pour la réhabilitation de la personnalité et de
l’œuvre de J.C. et à la fondation d’un théâtre à cet effet le 4 octobre 1967. Après le départ de
Philippová et Šebanek durant la saison 1968-69, Ladislav Smoliák et Zdeněk Svěrák
deviennent directeurs et co-auteurs du théâtre Jára Cimrman. Dès sa fondation le théâtre prend
sa forme définitive, chaque spectacle se compose de deux parties : un pseudo-séminaire suivi
d’une pièce en un acte qui est une démonstration des thèses exposées dans le séminaire. Cette
forme détermine la poétique du théâtre : les acteurs sont toujours des hommes (même pour
rôles féminins), ils ne jouent pas des rôles dramatiques mais des scientifiques-amateurs de
théâtre qui défendent l’œuvre de Cimrman avec naïveté, enthousiasme et sans recul critique.
Le ressort principal du comique est une parodie souriante et permanente. Le monde des
universitaires est tourné en ridicule ; les pièces en un acte sont des parodies des genres
théâtraux et littéraires (conte, policier, opérette) ; les acteurs jouent des amateurs peu doués.
Sans jamais faire de référence à la politique et à l’actualité, ce théâtre tend un miroir
déformant aux spectateurs (et à la nation) et permet une catharsis par le rire. En effet, tout
l’univers référentiel tchèque (l’histoire, la culture, les mythes, les défauts et les qualités de la
nation) est matière au divertissement.
Réception et interprétation du phénomène dans les années soixante
L’activité des petites scènes fut synonyme de changements importants dans la vie
théâtrale tchèque. Elles apportèrent non seulement une nouvelle manière de concevoir le
théâtre mais elles provoquèrent les professionnels à repenser leur activité. Il s’agissait d’un
théâtre différent de ce qui se faisait alors : l’institution, le texte, le jeu et le rapport aux
spectateurs, les méthodes de création, tous ces paramètres furent bouleversés. Les animateurs
étaient mus par une conception non alourdie par les références à la tradition réaliste ou par le
besoin de régler ses comptes avec cette tradition. Il est possible de répertorier les moyens et
les caractéristiques qui ont permis à ces petites scènes de changer si radicalement le monde
théâtral tchèque. Les analyses de Jan Grossman exposées dans « Svět malého divadla » (« Le
monde du petit théâtre ») peuvent nous servir de fil directeur. Dans cet article de 1963 dans
Divadlo, Grossman synthétise et développe les différentes notions exposées lors de la
conférence de Karlovy Vary et livre son interprétation de ce phénomène. Tout d’abord, ce qui
caractérise ces petites scènes, c’est qu’elles sont nées spontanément et non à partir
d’institutions théâtrales déjà existantes. Au départ il y avait une vision du monde personnelle
et la nécessité intérieure de la communiquer. Ce n’est qu’à partir de cette nécessité que
s’organisa
matériellement
le
théâtre,
contrairement
aux
scènes
institutionnelles.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
223
L’organisation matérielle fut donc différente. Par sa marginalité, la structure des petites
scènes avait l’avantage d’échapper aisément à la machinerie administrative et à sa pression.
C’est là un facteur essentiel de rupture car, comme le remarque Grossman, le changement au
théâtre ne peut se manifester que par un changement de son ensemble, y compris de son
organisation.
« Le renversement ne peut être réalisé par un excellent metteur en scène, ni par un
excellent acteur ou par une pièce exceptionnelle et sa mise en scène. Même si nous
considérons le changement au théâtre comme un changement dans le domaine
idéologique et esthétique, le changement, s’il est d’une importance majeure, est
toujours structurel donc également organisationnel.21 »
Les recours aux petites formes, à côté d’autres éléments, ont permis aux petites scènes de
découvrir un nouveau type de théâtralité :
« Elles ont trouvé dans ces formes non conventionnelles (au regard du théâtre actuel)
une source d’énergie extrêmement théâtrale et artistiquement actuelle. Et cela aussi a
signifié un changement et même un changement dans le concept même de
théâtralité.22 »
Grossman met le doigt sur l’essentiel mais ses analyses comme celles des autres critiques des
années soixante sont incomplètes. Il y a selon nous deux manières d’interpréter l’apport des
petites formes. On peut considérer que la théâtralité de petites scènes a permis une
rethéâtralisation du théâtre par le retour à la convention et la compréhension de la scène
comme un espace ludique. Les principes qu’elles utilisaient n’étaient pas nouveaux au regard
de l’histoire des arts du spectacle mais ils furent d’une grande actualité et authenticité.
Grossman compare ainsi les productions des petites scènes avec d’autres scènes qui utilisent
les mêmes principes esthétiques mais n’atteignent pas le même effet. Sans le nommer,
21
Jan Grossman, « Svět malého divadla », Analýzy, Československý spisovatel, Prague, 1991, p. 291.
« Proměna divadla se může uskutečnit jen jako proměna jeho celku. Zvrat nezpůsobí ani vynikající
režisér ani vynikající herec nebo výtečná hra a její inscenace. A třebaže proměnu divadla vnímáme
jako proměnu v oblasti ideové a estetické, je vždycky podmíněna, pokud má charakter zásadní,
proměnou strukturální, tedy i organizační. »
22
Ibid., p. 293. Ještě nedávno se těmto představením často vytýkal takzvaný únikový charakter; ale
únikovost nezaviňuje vždycky ten, kdo uniká. Tyto nejpopulárnější formy byly mimoto také
nejjednodušší: za nimi a z nich se rozvíjely celé vrstvy forem, které provokovaly energii složitější a
komplexnější. A v tom spočívá jedna z nejdůležitějších funkcí malých divadel. Tato divadla
odhalovala a uvolňovala tvořivou energii, jejíž širší a praktické uplatnění dnes vyžaduje celý vývoj
naší společnosti. »
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
224
Grossman écrit les lignes qui suivent en pensant au théâtre de Brno et notamment au spectacle
Chant du coq obligatoire [voir chapitre 5].
« Bien sûr, les petits théâtres [théâtre de petites formes] n’avaient pas découvert ces
principes. Souvent ils utilisaient les mêmes moyens que les grands théâtres, du moins
ce qui développaient des formes dramatiques libres, utilisaient des combinaisons
espace-temps souples, des raccourcis métaphoriques, la suggestibilité du signe, ou qui
faisaient alterner narrativité épique et action dramatique ; dans les deux cas la
délimitation de l’espace scénique était brisée, une dominante proscénique était mise
en place, l’acteur arrivait de la salle et son jeu était interrompu par des effets antiillusoires.
Mais alors que dans les grands théâtres cette méthode était plutôt le fait d’une
spéculation esthétique et d’une expérimentation formelle, dans les petits théâtres elle
était née organiquement, comme un moyen naturel pour exprimer une intention.
Bien sûr, les petits théâtres connaissaient eux aussi les modèles auprès desquels ils
s’étaient instruits. Pourtant la méthode appliquée avait un aspect nouveau et non
renouvelé ou rétrospectif. Car elle était évidente et nécessaire. Et cela est la mesure
de la nouveauté dans la création théâtrale : que tel ou tel procédé a été découvert et
utilisé à telle ou telle époque n’est pas décisif, ce qui est décisif c’est l’intensité avec
laquelle il a été nouvellement investi de sens, la force qui en a fait le porteur d’un
nouveau contenu et d’une nouvelle vision.23 »
Les analyses de Grossman sont justes et pertinentes. Cependant on peut considérer que les
théâtres de petites formes ont apporté quelque chose d’inédit dans l’histoire du théâtre, qu’il
s’agissait, en partie du moins, d’un théâtre alternatif. Selon le point de vue adopté,
l’évaluation des caractéristiques les plus singulières des petites scènes (acteur-amateur, théâtre
in statu nacendi, forme ouverte, expérimentation) change. La seconde interprétation est
postérieure aux années soixante, elle correspond à la théorisation des nouvelles mouvances
23
Ibid. « Malá divadla samozřejmě tyto postupy nevynalezla. Mnohdy vlastně pracovala podobnými
prostředky jako velká divadla, ta, která rozvíjela volné dramatické útvary, používala pružných časově
prostorových kombinací, metaforické zkrátky, sugesce náznaku nebo střídání epické narativnosti s
dramatickým jednáním; shodně se tu rozbilo portálové omezení jevištního prostoru, vybudovala se
proscéniová dominanta, herec nastupoval z hlediště a jeho hra byla přerušována deziluzívními triky.
Ale zatímco na velkých divadlech byla tato metoda spíš záležitostí estetické spekulace a formálního
experimentu, na malých divadlech se zrodila organicky a jako přirozený prostředek k vyjádření
záměru. I malá divadla znala samozřejmě vzory, ze kterých se poučila. Přesto měla aplikovaná metoda
ráz metody nové, nikoliv obnovené a retrospektivní. Byla totiž samozřejmá a nutná. A to je měřítko
novosti v divadelní tvorbě: nerozhoduje, zda ten či onen postup byl tehdy a tehdy objeven a použit,
rozhoduje intenzita, s jakou byl nově osmyslověn, síla, která ho učinila nositelem nového obsahu a
nového sdělení. »
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
225
théâtrales. En fait les deux orientations coexistèrent dès l’époque de la Redouta : Jiří Suchý et
Ivan Vyskočil étaient deux personnalités artistiques très différentes. D’ailleurs après leur
départ du Théâtre de la Balustrade ils empruntèrent des chemins différents : les expériences
du premier allaient vers cette rethéâtralisation, celle du second étaient du côté du théâtre
alternatif. Suchý fonda Semafor tandis que Vyskočil entreprit de mettre en pratique sa
conception du « non-théâtre ». (Dans notre chapitre sur Ivan Vyskočil, nous montrons en quoi
il peut être considéré comme l’un des rares représentants tchèques du théâtre alternatif.
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer le fait que Grossman n’a pas pensé à
cette seconde interprétation. Tout d’abord le concept même de théâtre alternatif n’était pas
connu à l’époque. D’autre part, en ce qui concerne Vyskočil, il lui était sans doute difficile à
de faire la différence au début des années soixante entre une conception originale qui se
cherche et un flou artistique bohème. C’est la raison pour laquelle une crise éclata au Théâtre
Sur la Balustrade et Vyskočil dut abandonner ce théâtre. Dans Interrogatoire à distance,
Havel souligne le côté insupportablement désordonné de la direction de Vyskočil. Par ailleurs,
au moment où il publie cet article il est dirige plus d’un an du Théâtre Sur la Balustrade. Les
analyses qu’il donne des qualités mais aussi des limites des petites formes engagent son
action.) Pour Jan Grossman comme pour la plupart des hommes de théâtre de l’époque la
caractéristiques la plus remarquable des ces petites scènes est le changement des méthodes de
création. Ce changement était dû en partie au fait qu’il s’agissait d’amateurs, d’intellectuels et
de créateurs venus de domaines différents du théâtre. Ces amateurs apportaient enthousiasme
et naïveté, ce faisant ils rafraîchissaient des conventions mécanisées et apportaient au
développement théâtral une part de naturel et d’espace authentique. Les petits théâtres
permettaient ainsi une plus grande sociabilité car ils n’étaient pas pétrifiés de sérieux et
d’officialité. Le désir de contact et l’activation des spectateurs dans proximité scène-salle sont
caractéristiques. Le spectateur avait le sentiment d’assister à une œuvre ouverte, à un théâtre
expérimental naissant ici et maintenant. « Le spectateur est même d’accord avec le fait qu’au
lieu de théâtre il a le sentiment d’un jeu sur le théâtre : c’est pourquoi les petits théâtres ont
souvent l’aspect (involontairement) d’une parodie des grands théâtres », note Grossman. Cela
peut apparaître comme une étape initiale et circonstancielle qui doit tôt au tard céder la place
au professionnalisme, ou comme une autre conception de l’art selon laquelle le résultat
compte mois que le processus.24 Les possibilités découvertes plus où moins involontairement
24
Il établit une comparaison avec le jeune écrivain qui dans un premier temps passe par une période
d’expérimentation et cherche sa poétique et ses motifs, et qui doit patiemment apprendre à faire grandir et
s’épanouir ses découvertes après cette première période.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
226
furent reprises, développées et intégrées dans des esthétiques particulières. Ainsi Ivan
Vyskočil va-t-il développer de plus en plus cette idée de théâtre in statu nascendi jusqu’à
formuler ces théories de le partenaire intérieur. L’improvisation collective va devenir le
principe du Théâtre Y de Jan Schmitt qui a vu le jour en 1963. Quant au théâtre de Cimrman,
il fonctionne depuis quarante ans sur le comique qui jaillit de l’interprétation des acteurs non
professionnels « surjouant » leur amateurisme. Dernier point, dans les premiers temps de
l’évolution des théâtres de petites formes, il s’agissait d’un travail éminemment collectif : les
pièces étaient écrites à plusieurs tout comme les improvisations, la conception et la mise en
scène du spectacle. La proximité salle-scène (poétique et spatiale) exacerbait la participation
du public. Georges Banu avait remarqué les limites des créations des grands metteurs en scène
des régimes communistes de l’Est : « À pouvoir totalitaire, metteur en scène totalitaire »25,
cette expression s’applique assez bien à Radok, Krejča ou Sokolovský… Or de ce point de
vue les petites scènes se révèlent novatrices.
Les petites scènes ont suscité les études de spécialistes de diverses disciplines.
Remarquable est l’intérêt porté par les philosophes. Ainsi Jan Patočka (dont les réflexions sur
le théâtre mériteraient une étude approfondie) consacre-t-il plusieurs articles à la poétique
d’Ivan Vyskočil. Ivan Sviták, penseur majeur du Printemps de Prague26, prononça lors de la
conférence de Karlovy Vary de 1963 une communication intitulée « La philosophie des
petites formes », dans laquelle il montre que les petites scènes expriment mieux que ne
l’avaient fait toutes les revues philosophiques depuis dix ans « la pensée moderne » et le
« sentiment existentiel contemporain ».
« La valeur intellectuelle des petites scènes et leur place dans la conscience de la
société de notre époque résident justement dans le fait que peu à peu ces scènes
deviennent des scènes-manifestes de la jeunesse, qu’elles deviennent les truchements
de tendances sociales plus larges –- qu’elles sont les truchements de l’époque. La
valeur des petites scènes dépasse largement leur signification strictement esthétique
d’expérimentation théâtrale. La création de ces scènes a – au-delà de l’objectif
conscient – une profonde signification sociale car elle signale les changements de la
conscience de la société, le sentiment existentiel authentique des jeunes. C’est
25
Georges Banu, « Regards froids sur un théâtre qui s’éloigne », Cahiers de l’Est, n° 12-13, 1978, p. 5-13.
Le thème majeur d’Ivan Sviták (1925-1994) fut la possibilité d’une union entre socialisme et démocratie. Les
liens entre la philosophie et l’art (la littérature et le film) occupèrent également une place importante dans sa
réflexion. Dans les années soixante, il prépara un cycle de trois essais sur l’art dans un monde manipulé, seul le
premier, Lidský smysl kultury (« Le Sens humain de la culture »), a pu paraître avant la normalisation. Film v
manipulovaném světě (« Le Cinéma dans un monde manipulé ») a Manipulovaný svět (« Un monde manipulé »)
sont restés à l’état de manuscrits.
26
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
227
indéniablement le plus essentiel, le plus précieux apport des petites formes,
nonobstant les réserves que peuvent émettre le spécialiste d’esthétique, l’homme de
théâtre, le critique musical, le dramaturge, le poète. C’est la formulation du sentiment
existentiel qui engendre le grand engouement des masses pour les petites formes.27 »
Dans cette intervention, Ivan Sviták s’interroge sur la signification d’orientation humoristique
de ces scènes.
« Les petites formes exhibent l’humour comme une défense contre l’absurdité, contre
la possibilité de l’humanité de s’anéantir elle-même. Cette situation est tout à fait
nouvelle, jamais posée par l’histoire auparavant, et l’art y réagit par certains traits de
l’humour absurde et noir qui nous apparaît comme le contrepoids à la tragédie de
l’histoire moderne. (…) Les petites formes exhibent le contexte absurde des choses
par l’intermédiaire de la satire et de l’humour noir, non pour illustrer a priori une
thèse philosophique mais pour répondre ainsi à un certain besoin de faire face au
sentiment d’impuissance devant l’anonymat des forces historiques qui se dirigent vers
la guerre atomique.28 »
L’idée générale qui ressort de la conférence de Karlovy Vary de 1963 et des articles parus la
même année est la reconnaissance par les spécialistes de ces petites formes décriées. Les
auteurs se rejoignent sur un point : pour comprendre les petites scènes il ne suffit pas de
s’attacher à l’analyse esthétique des spectacles. À l’instar de Sviták, ils proposent de les
penser dans leur rapport à la société contemporaine et dans l’évolution politique et esthétique
depuis 1948. Certains tentèrent de replacer les problèmes soulevés par les petites formes dans
un contexte esthétique et philosophique mondial. Le point commun des interprétations
proposées par Sviták, Grossman, Lukeš et Císař est le retour à l’homme. L’un des objectifs de
la présente thèse est de replacer le théâtre tchèque dans le contexte international des années
soixante et d’en tenter une évaluation. Avec le recul du temps, ce retour à l’homme semble
bien être une des caractéristiques majeures du théâtre de cette époque comme le suggérait Elie
Konigson. C’est à cette époque que se développe le « one man show ». Ce retour s’opéra en
réaction aux déformations de la société communiste mais aussi aux problématiques
techniques, esthétiques et philosophiques de la seconde moitié du XXe siècle. Il n’existe
aucune étude comparative entre les mouvements théâtraux à l’Est. Il serait intéressant de
rapprocher notamment les histoires théâtrales tchèque et polonaise. On trouve à la même
27
28
Ivan Sviták, « Filosofie malých forem », Lidský smysl kultury, Československý spisovatel, Prague, 1968, p. 50.
Ibid.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
228
époque un mouvement similaire en Pologne, des petites scènes estudiantines se multiplièrent
entre 1956 et le début des années soixante. Et c’est dans cette effervescence théâtrale faite
d’expérimentation aux frontières de différentes disciplines que s’épanouit le Théâtre Cricot 2
(1955) de Tadeusz Kantor et le laboratoire de Grotowski.29 Selon Giovanni Lista, la véritable
nouveauté théâtrale, c’est la « révolution du théâtre physique » qui a définitivement aboli les
conventions du théâtre en repensant l’acte théâtral et l’idée même de représentation. Son
avènement correspond à l’irruption du happening dans les arts plastiques et coïncide avec le
retour en force de l’acteur au-devant de la scène. En Tchécoslovaquie, les happenings et les
performances ont été très peu représentés, un théâtre véritablement alternatif est resté très
marginal. Cependant le mouvement des petites scènes a été très proche, non par sa forme mais
par son esprit, de cette révolution physique. Notre hypothèse est que l’humour et le jeu ont été
l’expression jubilatoire et libératrice de cette révolution théâtrale. Une forme au demeurant
très tchèque et centre-européenne.
Jeu, humour et grotesque bakhtinien dans la Tchécoslovaquie des années soixante
Dans une société où tout ce qui n’était pas imposé était interdit, les petites scènes
furent un lieu de liberté. Elles contribuèrent à former le visage riant et ludique de cette
décennie. Le point commun à la plupart d’entre elles fut l’humour et le jeu au sens large de
terme (n’étaient-elles pas elles-mêmes un jeu avec le théâtre ?). Les notions d’humour et de
jeu mériteraient une analyse sociologique et psychologique approfondie. De même, il serait
intéressant d’en montrer l’importance dans la culture des pays Tchèques et d’Europe centrale
en général. Si l’on feuillette quelques dictionnaires de notions philosophiques, on se rend
compte que l’humour et de jeu font l’objet d’une réflexion depuis une époque assez ressente.
Jusqu’à l’âge classique, la philosophie portait peu d’intérêt à la notion de jeu qui semblait une
activité à la fois évidente et non essentielle. Puis la perspective s’est renversée. Pour Blaise
Pascal, le jeu est un révélateur moral et un modèle pour analyser la condition humaine.
Schiller, après la lecture de la Critique de la faculté de juger d’Emmanuel Kant, voit dans la
tendance au jeu (Spieltrieb) une caractéristique propre de l’homme. Selon lui, « l’homme
n’est pleinement homme que là où il joue. » En même temps qu’essentiel, le jeu est devenu
non évident et a fait l’objet de spéculations intellectuelles. Un regain d’intérêt pour cette
notion a justement eu lieu dans les années cinquante et soixante. Les travaux étaient animés
par deux objectifs contradictoires : produire une définition du jeu et faire du jeu un modèle
29
Voir la description que fait Roman Szydłowski des « courants parathéâtraux » in Le Théâtre en Pologne,
Éditions Interpress, Varsovie, 1972, p. 140-158.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
229
pour penser l’ensemble des activités humaines. Ainsi, le phénoménologue Eugen Fink voit
dans le jeu le modèle du monde, tandis que Johan Huizinga, dans un livre intitulé Homo
ludens, étudie sa fonction sociale. Selon lui, le jeu est « une action ou une activité volontaire,
accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement
consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un
sentiment de tension et de joie et d’une conscience d’ “être autrement” que dans la “vie
courante”». Ces réflexions se retrouvent dans l’œuvre et la pensée d’Ivan Vyskočil, qui est
sans doute le seul des créateurs des théâtres de petites formes à avoir eu pleinement
connaissance des tenants et aboutissants de la notion de jeu. Sa formation de psychologue et
de docteur en philosophie n’y est pas étrangère. Quant à l’humour, il serait selon Hegel un
outil de défense et Freud y voit la victoire du principe de plaisir sur celui de réalité. Nul doute
que, dans les années soixante, il a eu une fonction cathartique. Le théâtre Semafor, note
Vladimír Just, « proposait une manière très attirante et non problématique de survivre somme
toute correctement une époque incorrecte : Švejk avait proposé la palabre d’auberge, Suchý et
Šlitr proposèrent le rythme, la parodie et le culte de la jeunesse »30.
Mais de toutes les interprétations, celle de Mikhaïl Bakhtine sur la culture populaire au
Moyen Âge et sous la Renaissance nous éclaire le mieux sur la portée des petites scènes. Ce
qui l’intéresse, c’est le rire carnavalesque, c’est-à-dire un rire ambivalent où le rieur ne
s’exclut pas de ce dont il rit. Il ne s’agit donc pas du rire satirique ou d’un rire comme pur
divertissement, mais d’un rire « libérateur et régénérateur, en d’autres termes créateur ». Ce
rire ambivalent qu’il trouve au Moyen Âge fut également celui de la majorité des théâtres de
petites formes des années soixante. Contre les romantiques, contre Herder et d’autres
spécialistes qui « n’ont pas considéré le peuple qui rit sur la place publique comme un objet
digne d’étude tant soit peu approfondie sur le plan culturel, historique, folklorique ou
littéraire »31, Bakhtine réhabilite la culture populaire du rire comme objet de recherches. Cette
réhabilitation a une plus grande importance qu’il n’y paraît car selon le chercheur soviétique :
la prise en compte de cette culture du rire peut seule permettre de comprendre les processus
historiques dans leur complexité. Mikhaïl Bakhtine voit dans « le principe du rire », « dans la
sensation carnavalesque du monde » et dans le « grotesque » qui en découle une énorme force
de subversion. (Les différences et les relations entre ces trois termes ne sont pas toujours
30
Vladimír Just, « Mytus Semafor » in Zlatá šedesátá, op. cit., p. 339. « Semafor nabízel velmi atraktivní a
bezproblémový způsob, jak vcelku slušně přežit neslušnou dobu: Švejk nabízel hospodskou historku, Suchý se
Šlitrem nabídli rytmus, recensi a adoraci mládí. »
31
Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la
Renaissance, op. cit., p. 12.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
230
claires dans le texte de Bakhtine.) Le rire populaire carnavalesque était subversif parce que
par essence il est utopique. Il permet de vivre un autre monde :
« Le grotesque offre la possibilité d’un monde totalement autre, d’un autre ordre
mondial, d’une autre structure de la vie. Il fait franchir les limites de l’unité, de
l’indiscutabilité, de l’immuabilité factices (mensongères) du monde existant. Né de la
culture comique populaire, le grotesque opère, sous telle ou telle forme, par tels ou
tels moyens, le retour à la terre de l’âge d’or de Saturne, la possibilité vivante de son
retour.32 »
Cet autre monde est vécu par l’homme tout entier : pensée, sentiments et corps. Cette
participation du corps à un autre monde possible, la faculté de compréhension du corps revêt
une importance capitale. On comprend mieux à présent pourquoi les petites scènes furent
suspectes aux yeux des censeurs : elles donnaient libre cours à un rire permettant aux
spectateurs de vivre corps et âme un autre monde que celui qui leur était proposé et imposé.
Pour Bakhtine, le rire du Moyen Âge était dirigé contre l’officiel. Instaurant – pour un temps
à tout le moins – un renversement complet du monde et de ses valeurs, le rire s’opposait aux
rapports socio-hiérarchiques tout-puissants de la vie courante.
« Le principe du rire et la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du
grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification
et à une inconditionnalité située hors du temps et affranchissent la conscience, la
pensée et l’imagination humaines qui deviennent disponibles pour de nouvelles
possibilités. C’est la raison pour laquelle une certaine ‘carnavalisation’ de la
conscience précède toujours, les préparant, les grands revirements, même dans le
domaine de la science.33 »
Autre point important, Mikhaïl Bakhtine subdivise en trois grandes catégories les
manifestations et expressions de la culture populaire. Les rites et les spectacles (réjouissances
du Carnaval, diverses pièces comiques jouées sur les places publiques) d’une part ; les œuvres
comiques verbales (y compris les parodies) écrites ou orales d’autre part, et enfin les genres
du vocabulaire familier et grossier (injures, jurons, blasons populaires) reflètent un même
aspect comique du monde, sont étroitement interdépendantes et se mêlent de différentes
manières.
32
33
Ibid., p. 57.
Ibid., p. 58.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
231
Les analyses que Bakhtine fait du rire carnavalesque sont applicables point par point à
ce qui se passait dans les théâtres de petites formes mais aussi dans la société tchèque des
années soixante. Bakhtine avait lui-même suggéré, dans les dernières lignes de son livre, la
possibilité d’élargir ces recherches à d’autres contextes que le Moyen Âge : « Et, bien qu’il
[Rabelais] n’ait été le coryphée du chœur populaire que sous la Renaissance, il a révélé avec
une telle clarté, une telle plénitude, la langue originale et difficile du peuple, que son œuvre
fait la lumière sur la culture comique populaire des autres époques. » 34 Peut-être n’est-ce pas
tout à fait un hasard si les analyses de Bakhtine sont exactement contemporaines des
phénomènes que nous décrivons et si elles sont nées sous la plume d’un chercheur de pays
communiste vivant dans un climat politique semblable à celui de la Tchécoslovaquie.
Dans les années soixante, on trouve de nombreux exemples correspondant aux trois
grandes catégories d’expression de la culture populaire décrites par Bakhtine, et toutes sont
marquées du sceau du rire et de la carnavalisation. Mikhaïl Bakhtine faisait le distinguo entre
les fêtes populaires, tel le Carnaval, et les fêtes officielles. Durant les premières, l’individu
semblait doté d’une seconde vie, tandis que les fêtes officielles « n’arrachaient pas le peuple à
l’ordre existant, ne créaient pas cette seconde vie. Au contraire, elles ne faisaient que
consacrer, que sanctionner le régime en vigueur, le fortifier. » Quelques travaux récents, tels
ceux de Roman Krakovský sur le « rituel » du 1er mai en Tchécoslovaquie, ont été menés sur
l’hypothèse d’une « culture festive » développée volontairement par le régime communiste
pour accompagner l’apprentissage de ses valeurs.35 Les fêtes officielles étaient nombreuses et
minutieusement planifiées des mois à l’avance. Mais peu de travaux s’interrogent sur sa
possible subversion et sur l’existence d’une culture populaire carnavalesque spontanée. Les
plus célèbres exemples en furent les débordements des « Majáles », fêtes estudiantines du
printemps qui avait lieu chaque année depuis 1956 sous haute surveillance de la police. En
1965, le poète américain Allen Ginsberg fut sacré roi du Majáles et porté triomphalement sur
un char de cérémonie à la grande surprise des autorités.36 En visite à Prague, le poète beatnik
ne cachait pas son antipathie pour le marxisme et il soutenait les demandes de liberté
exprimées par les étudiants. Cela lui valu l’emprisonnement et l’expulsion du pays dès le 5
mai, officiellement pour cause de propagation de toxicomanie, alcoolisme et homosexualité. Il
nous paraît remarquable que tant d’œuvres de la Nouvelle Vague tchèque ou des petites
scènes aient développé le thème de la fête mais en le « carnavalisant », c’est-à-dire en le
34
Ibid., p. 471.
Roman Krakovský, Rituel du 1er mai en Tchécoslovaquie : 1948-1989, L’Harmattan, Paris, 2004.
36
Michal Svatoš, « Studentské majálesy šedesátých let », Zlatá šedesátá, op.cit., p. 99-100.
35
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
232
présentant sous un jour négatif. Dimanche d’août de František Hrubín, Au feu les pompiers de
Miloš Forman, la scène initiale de L’Incinérateur de cadavres de Juraj Hertz, et surtout La
Fête et les invités de Jan Němec et La Fête en plein air de Václav Havel, autant d’œuvres
majeures où la fête (officielle) est synonyme de contrainte, voire de danger de mort. Un autre
thème récurrent dans les œuvres des années soixante est celui du « jeu ». Ne s’agissait-il pas
de l’envers du « travail », thème officiellement célébré ? Ce jeu a toujours une signification
profonde. Il est révélateur de vérité, ainsi dans Les Petites Marguerites de Věra Chytilová, le
jeu « action ou vérité » (vadí – nevadí) permet de dénoncer la corruption et la destruction du
monde, dans Auto-stop d’Ivan Vyskočil et de Václav Havel, l’auto-stop devient un jeu qui
dévoile à l’homme son humanité perdue. Vue sous l’angle des théories de Bakhtine, la
naissance spontanément de nouvelles petites scènes apparaît comme un renversement du
système théâtral institutionnel porté aux nues par le régime. Un renversement ambivalent qui,
comme dans le Carnaval, n’est jamais pure négation. Enfin, pour compléter notre esquisse de
la culture du rire dans les années soixante, il faudrait porter une attention particulière aux
dictions et histoires drôles qui pourraient être rapprochés de la troisième catégorie de Mikhaïl
Bakhtine. Même s’il s’agit cette fois d’un rire plus satirique et donc moins ambivalent. Ce
domaine est bien sûr très peu documenté. Alain Pariut, dans Les Barbelés du rire : Humour
politique dans les pays de l’Est donne un large échantillon de blagues qu’il considère comme
l’expression d’un folklore citadin et comme un phénomène social, de dimensions
supranationales. « L’histoire drôle tend à rétablir l’Histoire. »37 Dans un régime à tendance
dictatoriale où la propagande était le deuxième instrument du pouvoir après la police, elle
palliait l’impossibilité d’accès à une forme d’expression publique. De forme concise, elle
pouvait aisément circuler de bouche à oreille. L’impossibilité pour la population d’entendre
ou de lire l’expression des faits ou des situations conformément à la réalité perçue a déterminé
un besoin de réagir. Elle naît de la contradiction entre la générosité de l’idéal non seulement
proposé mais encore présenté comme déjà réalisé et une réalité différente, le plus souvent
rigoureusement contraire.
Le détour par le Moyen Âge de Rabelais a l’avantage de nous faire sentir ce qui est
très difficile à décrire et encore plus à expliquer : un certain climat de fête et de liberté, un rire
contestataire de l’ordre établi mais ambivalent dont les petites scènes, parmi d’autres
manifestations des années soixante, furent d’importants foyers. Le recours aux théories de
Bakhtine n’est pas nouveau. Vladimír Just avait suggéré le rapprochement entre l’humour des
37
Alain Pariut, Les Barbelés du rire : Humour politique dans les pays de l’Est. Cahier de l’Est, n° 4, 1978, p. 11.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
233
petites scènes et le rire populaire décrit par Bakhtine.38 De manière plus générale, les études
polonaises et centre-européennes actuelles voient l’Europe centrale comme une aire
privilégiée du « grotesque » qui serait né des vicissitudes de l’Histoire.39 Notre intuition
fondamentale est qu’il existe bien dans l’histoire culturelle des pays Tchèques une tendance
plus affirmée que dans un pays comme la France à créer des mondes parallèles qui permettent
de contourner les situations réelles. Elle se manifeste dans et par l’art [d’où l’importance du
théâtre – voir chapitre 1] mais aussi par une tendance au rire carnavalesque populaire ou à
l’ironie plus grave. L’art et le rire se rejoignent dans certaines œuvres.
Bakhtine a souligné la valeur utopique du rire. Il a formulé le lien entre le rire
(transgressif, créateur d’une autre réalité) et « l’utopie » qu’il nomme également « l’âge d’or
de Saturne », par référence aux Saturnales de l’Antiquité romaine.40 Les années soixante
furent une décennie que l’on peut qualifier de particulièrement ludique et optimiste
politiquement. Le rire né de la situation d’alors reste attaché à cette époque. N’est-ce pas aussi
une des raisons pour laquelle cette décennie apparaît aujourd’hui dans l’imaginaire collectif
comme un « Âge d’or » ?
Passé-Présent
Aujourd’hui, pour la majorité des Tchèques les théâtres de petites formes sont avec la
Nouvelle Vague du cinéma le mouvement artistique le plus emblématique des « Zlatá
Šedesáta ». Notre hypothèse sur la mythification des productions théâtrales des années
soixante s’avère particulièrement fondée. Deux grandes manifestations accompagnées des
publications et de disques compacts ont été consacrées aux créateurs tchèques et slovaques
(festival « 6 z 60 », « Six des années soixante ») et à ceux de Moravie (Pódia z krabičky,
« Les podiums en boîtes d’allumettes ») en 2003 et 2005. Les publications depuis 1989 sur les
petites formes sont essentiellement commémoratives et n’apportent presque pas d’éléments de
fond. Il faut cependant mentionner les travaux de recherches sur « les activités théâtrales non
traditionnelles en Moravie et en Silésie dans les années 1960-1980 », menés depuis 1998 à
l’Université d’Olomouc par Jan Roubal, spécialiste du théâtre alternatif, et Tatjana
38
Vladimír Just, Proměny malých scén : (Rozmluvy o vývoji a současné podobě českých autorských divadel
malých jevištních forem), Mladá fronta, Prague, 1984.
39
Colloque international « Le grotesque de l’histoire dans la littérature polonaise et centre-européenne du XXe
siècle », les 22, 23 et 24 novembre 2004, Université Nancy 2, organisé par le Centre de recherche sur les cultures
littéraires européennes (CERCLE), dir.: Pr. Gérard Conio et Michel Maslowski, voir : Stanisław Fiszer (dir.),
Le Grotesque de l’Histoire : avatars en Europe centrale et orientale au XXe siècle, Le Manuscrit, Paris, 2005.
40
Durant ces fêtes célébrées en l’honneur de Saturne, maîtres et esclaves se trouvaient sur un pied de complète
égalité. Elles étaient l’occasion de diverses réjouissances.
Chapitre 7 : « Petites formes, grandes actions »
234
Lazorčáková. Depuis 1989, les spécialistes s’accordent à rattacher plusieurs théâtres de ce
mouvement à « la seconde réforme théâtrale » du XXe siècle, selon la terminologie de
Kazimierz Braun.
Mais le plus remarquable lors de l’étude de ces scènes est que nombre d’elles existent
toujours ! Elles produisent des spectacles qui développent les esthétiques découvertes dans les
années soixante. Ainsi nous avons pu voir les spectacles de Suchý au Semafor, le Théâtre noir
de Srnec, la majorité des spectacles de Cimrman, le Théâtre Orfeus, Le théâtre Viola, etc.
Bien sûr, il serait naïf de croire que les spectacles vus au début du XXIe siècle sont fidèles à
ce qui se passait dans les années soixante. Mis à part Cimrman dont le théâtre n’a pris aucune
ride, les représentations ne donnent pas une idée exacte de ce que fut ces théâtres, parfois ils
ont visiblement perdu de leur actualité et de leur fraîcheur. Malgré cela ce fut l’occasion de
voir certains principes et de rencontrer les personnalités qui sont indissociables de ces scènes.
Par ailleurs, beaucoup de ces théâtres se prêtent aujourd’hui à la rétrospective et à l’évocation
des années soixante. Le festival « 6 z 60 » était fondé sur ce principe.
Personnellement, nous avons souvent été agréablement surprise. La performance de
Suchý chantant et commentant ces chansons sur scène reste un moment magique.
Éclairage :
Théâtre noir de Jiří Srnec
De nos jours, les spectacles de « théâtre noir » comptent parmi ceux qui sont le plus
communément proposés aux touristes étrangers visitant Prague. Ces spectacles ont mauvaise
presse auprès des artistes et des intellectuels tchèques. Non sans raison : il s’agit bien souvent
de simples attractions touristiques vendues au prix fort et de qualité variable. La ville est
envahie de prospectus et d’affiches sur le « Black Theatre ».
Mais cette réalité fait oublier qu’à l’origine il s’agissait d’un genre original,
éminemment syncrétique : un « théâtre d’objet » relevant également du « théâtre d’image » et
du « théâtre de danse » selon la terminologie actuelle1. Cette nouvelle forme théâtrale est née
à la fin des années cinquante dans la mouvance des théâtres de petites formes. C’est à Jiří
Srnec que revient le mérite de cette invention ainsi que l’appellation « théâtre noir » (reprise
désormais par les autres compagnies), qui désigne à la fois ce genre de spectacle et sa troupe
fondée en 1961. Il en développe depuis près d’un demi-siècle la voie la plus fertile. Ses
spectacles non verbaux et donc facilement diffusables à l’étranger ont dans les années
soixante fait la renommée du théâtre tchécoslovaque au même titre que la Laterna Magika, les
scénographies de Josef Svoboda et la pantomime de Ladislav Fialka.
« Ce que les pays Tchèques ont apporté à l’Europe et au monde ? »
Depuis 1961 le Théâtre noir de Jiří Srnec a participé à plus de 75 festivals, visité 68
pays, et il aurait été vu par plus de trois millions de spectateurs2. En 2002, lors du sommet de
l’ONU à Prague, la compagnie fut choisie pour représenter la culture tchèque. On peut alors
s’étonner que les chercheurs tchèques, souvent préoccupés de la réception de leur culture à
l’étranger au point d’éditer une collection intitulée Ce que les pays Tchèques ont apporté à
l’Europe et à l’humanité3 (dans laquelle les petites scènes des années soixante sont mises en
avant) n’aient pas davantage focalisé leur attention sur ce théâtre. En effet, la bibliographie est
1
Terminologie utilisée par les chercheurs et critiques français et qui permet de nommer certains aspects de la
création contemporaine, elle est révélatrice du syncrétisme des genres. Le « théâtre d’image » (P. Pavis)
également appelé « l’art du théâtre » (G. Banu) renvoie à la forte intégration des arts plastiques, ainsi les œuvres
de Tadeusz Kantor, de Bob Wilson et, plus récemment, des Castellucci ressortissent-elles à cette catégorie. Le
« théâtre de danse » mélange art dramatique et danse, les créations de Pina Bausch et certains spectacles
d’Eugenio Barba en sont les exemples.
2
Informations reproduites sur les brochures et documentations du Théâtre noir avec la liste complète des
festivals ainsi que des pays visités de 1961 à 2003.
3
Co daly naše země Evropě a lidstvu, Evropský literární klub, Prague, 2000.
Éclairage : Théâtre noir de Jiři Srnec
236
assez succincte. Dans les années soixante, la revue Divadlo n’a publié qu’un article sur le
Théâtre noir4 en plus du programme-manifeste de Jiří Srnec5. Jiří Vyskočil (premier intendant
du Théâtre Sur la Balustrade et cousin d’Ivan Vyskočil) a consacré un article dans Acta
scaenographica à ce type de théâtre6. L’Institut théâtral de Prague conserve les programmes
et plusieurs critiques, telle celle que Jan Grossman a écrite dans Divadelní noviny sur le
premier spectacle du Théâtre noir et sur le mime Fialka. Pour avoir une idée plus précise de ce
théâtre, il faut lire le livre Sametové rovnoběžky Černého divadla (« Les patins à roulettes en
velours du Théâtre noir ») de Petr Bárta, acteur du Théâtre noir et coauteur de certains
spectacles7. Il s’agit de mémoires d’acteur, genre très prisé en République tchèque, qui narrent
le tour du monde de ce théâtre tout en décrivant les techniques du théâtre noir. Romana
Goščíková, actuellement actrice au Théâtre noir et étudiante à l’Université Charles de Prague
a également écrit un travail de séminaire sur le théâtre de Jiří Srnec8. Mais il manque un
travail de fond sur la vingtaine de spectacles créés par Jiří Srnec entre 1959 et 2009. Les
archives de Zbraslav, charmante petite ville à dix kilomètres de Prague où réside Jiří Srnec et
où il possède un théâtre fixe, recèlent une mine d’informations qui mériteraient d’être
systématiquement étudiées. Enfin, lors de nos recherches, les entretiens avec Jiří Srnec et
plusieurs acteurs du Théâtre noir ont été très précieux. Pour nous faire une opinion de visu
nous avons également assisté à deux spectacles du Théâtre noir : Pierrot noir en blanc (2002)
et Le Meilleur du Théâtre noir (2006), ce dernier spectacle étant une rétrospective des
sketches des années soixante.
Histoire et techniques du Théâtre noir de Jiří Srnec (de 1961 à nos jours)
Jiří Srnec (1931) a une triple formation de musicien, graphiste et acteurmarionnettiste. L’histoire9 de son théâtre noir commence en 1958, alors qu’il finit ses études
d’art des marionnettes à l’Académie des arts de Prague (DAMU). Il fonde avec six camarades
de promotion (Josef Lamka, Hana Lamková, Naděžda Munzarová, Karel Řehořek, Zdena
Srncová, Jaroslava Zelenková) la compagnie 7/7. Ensemble ils créent encore à l’école deux
sketches de théâtre noir : Pradlenka (« La blanchisseuse ») et Kouzelník (« Le magicien ») qui
4
Jindřich Uher, « Černá múza », Divadlo, n° 3, 1967, p. 47-54.
Jiří Srnec, « Černé divadlo », Divadlo, n° 9, 1961, p. 688-691.
6
Jiří Vyskočil, « O práci černého divadla a masce » Acta scaenographica 6, n° 2, 1965, p. 21-22.
7
Petr Bárta, Sametové rovnoběžky Černého divadla, Mladá fronta, Prague, 1983.
8
Romana Goščíková, « Základní principy Černého divadla Jiřího Srnce aneb Proč je Černé divadlo černé ? »
(Les principes de base du Théâtre noir ou Pourquoi le Théâtre noir est noir ?), janvier 2003, mémoire pour le
séminaire sur le Théâtre tchèque, sous la direction de Josef Herman, FFUK, 15 p.
9
Romana Goščíková, p. 9-12.
5
Éclairage : Théâtre noir de Jiři Srnec
237
met en scène Colombine, Arlequin et Pierrot. Ils les produisent avec succès deux fois par
semaine dans une revue de la scène Orbis. Dès 1959, ils sont invités à Vienne pour participer
à un festival de la jeunesse. À leur retour, ils créent trois nouvelles saynètes et peuvent
présenter au public leur premier spectacle To jsou věci (« En voilà des choses ») en 1960 avec
lequel ils sont engagés au Théâtre Sur la Balustrade. Dans To jsou věci les courtes scènes
étaient entrecoupées de textes-appeals, ce spectacle peut être considéré comme un spectacle
clé du Théâtre Sur la Balustrade, qui dans son premier stade de développement était un foyer
de création et de recherches multiples. Fait coutumier des théâtres de petites formes,
l’ensemble 7/7 connaît une crise avec le départ de Srnec à l’armée et se disloque. La moitié de
la troupe part avec les époux Lamka à l’Alhambra, scène de variétés, l’autre reste avec Jiří
Srnec. Celui-ci refonde en 1961 une nouvelle compagnie, composée surtout de plasticiens, et
l’appelle le « Théâtre noir ». Au cours des années soixante, ce théâtre connaît un succès
croissant, il participe à la création des spectacles de la Laterna Magika, ses sketches sont
également intégrés au film Un jour un chat de Vojtěch Jasný. Ce conte moderne a été primé
au festival de Cannes en 196310. Connaissant les mêmes écueils que la Laterna Magika, et
voulant dépasser la composition en assemblage de petites formes, Jiří Srnec composa à partir
des années soixante-dix des spectacles développant une fable, tels Le Vélocipède volant
(1975) ou Légendes de la Vieille-Ville de Prague (1971), à l’écriture duquel participa le
rabbin Karel Sidon. Au moment de notre recherche sur le théâtre noir, Jiří Srnec avait en
projet un spectacle sur les aphorismes de Franz Kafka.
Le théâtre noir fonctionne sur une illusion optique simple : un acteur habillé en noir
n’est pas visible sur un fond noir. Cela permet à des acteurs « invisibles » de déplacer des
objets ou des personnes sur scène. Ce principe bien connu des magiciens et illusionnistes est
très ancien. Il est utilisé dans le Bunraku, théâtre de marionnettes japonais, et fut également
repris par Georges Méliès. Mais ce sont surtout les marionnettistes français Georges Lafaye et
Yves Joly qui furent les pionniers du théâtre noir dans les années cinquante. La compagnie de
marionnettes tchèque Salamandr a découvert lors d’une tournée à Paris le travail de Georges
Lafaye et a commencé à utiliser cette technique dans des soirées du cabaret Alhambra. Plus
tard l’emploi de cette technique a été limité à l’habit des marionnettistes. Contrairement à ses
prédécesseurs, Jiří Srnec n’utilisa pas cette technique pour émailler la représentation de tours
de passe-passe, mais il en fit la base même du Théâtre noir. La seconde originalité du Théâtre
10
Figure de proue du cinéma de Moravie, Vojtěch Jasný fut décrit comme « Le père spirituel de la Nouvelle
Vague tchécoslovaque » par Miloš Forman. Il fera partie également de ceux qui rejetteront les conventions
esthétiques imposées par le stalinisme et sera contraint à l’exil suite à l’écrasement du Printemps de Prague.
Éclairage : Théâtre noir de Jiři Srnec
238
noir est de renoncer aux marionnettes classiques (représentant des êtres humains ou des
animaux) et de faire des objets de la vie quotidienne les héros de ces spectacles. Selon Jiří
Srnec « l’objet est une pensée que l’homme a rendue solide »11. C’est ainsi qu’est née une
nouvelle forme d’expression scénique à l’aide d’objets animés qui deviennent des co-acteurs.
Il y a une part d’ésotérisme, voire de mysticisme dans la démarche de Jiří Srnec, qui tente de
découvrir la réalité cachée derrière la surface des choses, de faire « parler la bouche
d’ombre » (Victor Hugo).
Les techniques de jeu du Théâtre noir sont restées les mêmes depuis les années
soixante. Les acteurs se répartissent en deux groupes : les « blancs » (bílí) et les « noirauds »
(čerňáci) selon le jargon d’usage. Le blanc est un acteur costumé visible du public, il incarne
un rôle et joue avec les objets tandis que le noiraud est invisible et fait se mouvoir les objets.
Le costume du noiraud se compose d’une cagoule avec une ouverture pour les yeux
recouverte d’un voile d’organdi, d’un manteau, d’un pantalon, de chaussettes et de gants de
velours noir. Quelquefois le noiraud utilise une longue cape lui permettant de cacher son
costume de blanc et d’être prêt pour la scène suivante. L’espace de jeu appelé « le cabinet
noir » est lui aussi entièrement recouvert de velours noir, ce tissu ayant la propriété de ne pas
refléter la lumière. L’éclairage a un rôle important dans la création de l’illusion. Il est
impossible d’utiliser une rampe lumineuse classique sous peine de dévoiler le jeu des
noirauds. La lumière est projetée par les côtés ou tombe d’en haut. Parfois, des lampes à
infrarouge sont utilisées durant le spectacle pour illuminer davantage les couleurs
phosphorescentes des objets. Des cubes d’une arête de 40 cm, ouverts sur une des faces et
recouverts de velours noir, sont un accessoire souvent utilisé : ils servent d’escalier, de
support et permettent de cacher les objets et les acteurs. Enfin, dans le théâtre de Jiří Srnec,
l’objet est hissé au rang d’acteur. Il s’agit d’un objet de la vie quotidienne, aux couleurs vives
et phosphorescentes et aux dimensions agrandies (au maximum l’objet dépasse la taille
humaine). L’action dramatique peut reposer sur le jeu de plusieurs objets entre eux, mais le
plus souvent c’est l’interaction entre l’acteur blanc et l’objet qui est mise en scène. Dès le
premier spectacle du Théâtre noir, le critique Jan Grossman avait remarqué que cette action
entre un objet anthropomorphique et l’acteur blanc permettait les plus intéressantes
combinaisons. Il notait, à propos d’un duel d’objets (mettant en scène un masque de carnaval
aux prises avec un masque à gaz) :
11
Entretien avec Jiří Srnec le 27 juillet 2005 à Zbraslav.
Éclairage : Théâtre noir de Jiři Srnec
239
« Bien que la représentation atteigne là un sommet d’expressivité – par la musique et
de formidables masques –, j’ai l’impression que le centre de ce théâtre, et peut-être
même la perspective dramaturgique la plus intéressante, se trouvent là où le jeu des
objets se lie intimement au jeu de l’acteur vivant.12 »
Art syncrétique, le théâtre noir demande aux acteurs des compétences de marionnettistes, de
magiciens, de pantomimes, de danseurs, d’acteurs dramatiques. Une préparation minutieuse
est nécessaire : selon Petr Bárta, pour une minute de spectacle il faut compter dix à douze
heures de préparation13. En effet, les blancs comme les noirauds doivent se déplacer
synchroniquement et en rythme, de façon à ne pas se heurter et à suivre la musique. Selon
qu’ils sont noirauds ou blancs, ils doivent veiller à ne pas entrer ou sortir des champs de
lumière. Tous les acteurs interrogés s’accordent à dire qu’il s’agit d’un exercice physiquement
éprouvant et parfois dangereux, notamment dans les scènes où les blancs entrent en lévitation
soutenus par les noirauds ou des objets qu’ils ne voient pas. Par ailleurs, afin que le spectacle
atteigne sa pleine dimension poétique et que les objets acquièrent un supplément d’âme, les
noirauds doivent les manier avec une sensibilité musicale et plastique, mais surtout ils doivent
leur transmettre des émotions. Malgré l’exécution réglée au détail près, il est donc possible (et
nécessaire) à l’acteur de trouver un espace de liberté dans ce type de spectacle14.
Un spectacle clé : To jsou věci (« En voilà des choses »), Théâtre Sur la Balustrade, 1960
Dans les années soixante, tous les spectacles du Théâtre noir furent des collages de
saynètes, compositions typiques des théâtres de petites formes. To jsou věci (« En voilà des
choses »), le tout premier spectacle fonctionnant sur le principe du théâtre noir, fut créé au
Théâtre Loutka le 14 décembre 1960 par le collectif 7/7 avant de se produire régulièrement au
Théâtre Sur la Balustrade. Il était composé de cinq saynètes dans lesquelles les objets
s’animaient d’une vie propre : des cubes et boîtes aux couleurs bariolées volaient dans les airs
et se transformaient instantanément, pour un couple d’amoureux, en banc, en piano ou en
voiture ; dans Sebevražda (« Le suicide »), un jeune homme qui avait voulu se suicider était
poursuivi dans sa chambre par un pistolet volant. Au programme de ce spectacle figurait
également Pradlenka (« La blanchisseuse »), le plus ancien sketch de Jiří Srnec, écrit en 1959
12
Jan Grossman, « O věcech a lidech », Divadelní noviny, 18.01.1961, p. 4-5. « Představení dobré výtvarně a
dokonale sladěné s hudbou má velké rozpětí od oproštěné loutkohry až k fantastické protiválečné alegorii,
založené na souboji karnevalových masek s maskou protiplynovou – hrůzným symbolem války. Přestože zde
dosahuje inscenace vrcholné podmanivosti – i hudebně a výtečnými maskami –, zdá se mi, že těžiště divadla a
snad i nejvábivější dramaturgické východisko je tam, kde se hra věcí intimně prolíná s hrou živého herce. »
13
Petr Bárta, Sametové rovnoběžky Černého divadla, Prague, 1983, p. 71.
14
Acteurs interrogés : Jiří Srnec fils, le 8 juillet 2005, Romana Goščíková, le 15 juillet 2005 à Prague.
Éclairage : Théâtre noir de Jiři Srnec
240
lors de sa dernière année d’études de marionnettiste à la DAMU. Ce sketch possède des traits
récurrents de l’univers poétique de Jiří Srnec : la naïveté des images et de l’argument, le motif
des amants et de l’idylle, la référence à l’univers de la Belle Époque. (Ce retour imaginaire et
esthétique au début de siècle avec tous les costumes et références à l’« art nouveau » que cela
entraîne, est un trait que l’on retrouve également dans certains films et mises en scène
d’Alfréd Radok.) Les différentes séquences de cette saynète sont les suivantes : une jeune fille
du début du siècle fait sa lessive comme on la faisait en ce temps-là, elle accroche son linge
sur une corde et se met à tricoter. Quelqu’un l’appelle et sa réaction indique qu’il s’agit de son
bien-aimé. Elle court le rejoindre. Durant son absence, le linge sur la corde s’anime. Deux
pantalons d’homme s’éveillent, s’étirent et finalement se battent en duel pour une petite
culotte à dentelles et volants accrochée entre eux. Les aiguilles à tricoter de la blanchisseuse
se transforment en fleurets. La pelote de laine se divise en deux et chaque moitié devient
l’anse d’un fleuret. Un des pantalons gagne la lutte et vient saluer la petite culotte qui le
regarde avec étonnement, et tous deux sautent dans le panier à linge. La blanchisseuse revient.
Voyant la corde à linge dénudée, elle se met à pleurer. Les vêtements lavés sortent de leur abri
et reviennent sur la corde, en dernier arrive le couple qui est suivi de quatre minuscules
pantalons et petites culottes. Il est assez difficile de transcrire par des mots l’univers poétique
du théâtre noir, les peintures naïves d’Emma Srncová, qui fut la collaboratrice et la compagne
de Srnec, permettent de s’en faire une idée plus précise. Dans l’œuvre plastique d’Emma
Srncová comme dans les spectacles de Jiří Srnec, Prague et ses légendes occupent une grande
place. Les sketches de To jsou věci étaient entrecoupés par cinq courts textes écrits par le
dramaturge Miloš Macourek et lus par Jan Werich et par la chansonnière Ljuba Hermanová.
Ils se rapportaient également aux objets : Věci (« Les choses »), Dopis a známka (« La lettre et
le timbre »), Klubko (« La pelote »), Mýdlo (« Le savon »), Klíče (« Les clés »)15. Ce spectacle
fut accueilli avec enthousiasme par la critique de l’époque qui apprécia son caractère poétique
et esthétique, mais aussi sa portée éthique.
« La mise en scène des ces miracles suppose à n’en pas douter une gymnastique
draconienne et une virtuosité technique. Mais il ne s’agit pas seulement de technique
et de magie ; ce jeu d’objets possède aussi sa "philosophie". Dans le programme, ce
sont les textes en prose de Miloš Macourek (…) qui en parachèvent le mieux l’idée.
(…) Ils complètent la conception du théâtre où les choses comme les acteurs
15
Scènes de théâtre noir au programme de To jsou věci d’après la brochure du spectacle : Kouzelník (« Le
magicien »), Preludium, Pradlenka (« La blanchisseuse »), Sebevražda (« Le suicide »), Půlnoční scéna
(« Scène de minuit »). La scène Masky (« Les masques ») n’est pas inscrite mais, d’après les critiques, elle a été
jouée.
Éclairage : Théâtre noir de Jiři Srnec
241
principaux ne renvoient pas à une dramaturgie déshumanisée, bien au contraire : les
choses sont les partenaires de l’homme, sa trace, son miroir, son symbole, sa création
– l’un ou l’autre, ou tous ces éléments en même temps. (…) Le spectacle, bien réalisé
plastiquement et parfaitement accordé à la musique, joue sur une large gamme qui va
d’un spectacle de marionnettes épuré jusqu’à une fantastique allégorie pacifiste basée
sur le duel de masques de carnaval et d’un masque à gaz, terrifiant symbole de la
guerre.16 »
Recomposé en spectacle non verbal pour le festival d’Édimbourg en 1962 et présenté sous le
titre What Next…?, ce spectacle a lancé la renommée internationale du Théâtre noir. La
saynète Zavazadla (« Les valises ») ajoutée à ce spectacle mérite particulièrement notre
attention. Contrairement à la majorité des sketches du Théâtre noir, les objets apparaissent
cette fois-ci comme des ennemis. Un homme qui n’a rien d’autre que des vêtements élimés
arrive sur le plateau nu. Il sourit au public. Il est heureux et béat, jusqu’à ce qu’il rencontre un
autre homme qui possède une petite valise et qui fixe en souriant le public. Dépité, le premier
homme part et revient avec une valise plus importante que celle que le second homme tient à
la main. Il la montre fièrement, il semble à nouveau heureux. Le second homme, jaloux, part à
son tour et revient avec une valise encore plus grande. Ce jeu continue avec une gradation
dans la taille des valises et dans la violence des sentiments. À la fin, le premier homme arrive
en tirant une valise gigantesque qui s’anime et, telle une mâchoire, engloutit son adversaire
mais finit par l’engloutir lui aussi. Ainsi, avec une extrême économie de moyens, Srnec parle
de la jalousie, de la rivalité et du pouvoir qui aboutissent à une fin sans vainqueur et à la
destruction générale. En une dizaine de minutes, de grandes questions existentielles sont
posées. Pour avoir vu jouer cette scène lors d’une rétrospective du Théâtre noir17, nous ne
pouvons que reconnaître que Zavazadla a produit sur nous un très grand effet qui tenait
également à la qualité du jeu pantomimique des deux acteurs, parfaitement en phase avec la
musique. Cette saynète relevait du théâtre de l’absurde tel que le définit Martin Esslin. Selon
lui, le théâtre de l’absurde a ouvert de nouvelles possibilités à la poésie dans le théâtre. Non
pas à une poésie de langage mais à une poésie de situation, de mouvement, d’imagerie
16
Jan Grossman, « O věcech a lidech », Divadelní noviny, 18.01.1961, p. 4-5. « Inscenování takových zázraků
předpokládá nepochybně dril a virtuózní techniku. Ale nejde tu jen o techničnost a magičnost; tato hra věcí má i
svou "filosofii". V pořadu ji nejlépe dotahují prózy Miloše Macourka (…) Tak domýšlejí koncepci divadla, kde
věci jako hlavní aktéři neznamenají dramaturgii odlidštěnou, ba zcela naopak: věci jsou tu partnerem člověka,
jeho stopou, zrcadlem, symbolem, výtvorem – tím i oním či obojím a vším naráz. (…) Představení dobré
výtvarně a dokonale sladěné s hudbou má velké rozpětí od oproštěné loutkohry až k fantastické protiválečné
alegorii, založené na souboji karnevalových masek s maskou protiplynovou – hrůzným symbolem války. »
17
The Best of Black Theatre, salle Redouta, le15 juillet 2005 à Prague.
Éclairage : Théâtre noir de Jiři Srnec
242
concrète. Des pièces comme En attendant Godot ou Les Chaises de Ionesco en donneraient
une preuve éclatante.
« [Le théâtre de l’absurde] se consacre à la représentation d’une imagerie complexe, à
l’exploration de la condition humaine par une intuition du mystère, de la tragédie et
de l’absurdité comique de l’existence…18 »
Ce sketch est également révélateur de la méthode de création de Jiří Srnec, qui procède en
poète visuel. Il note d’ailleurs ses pensées non pas avec des mots mais sous forme de croquis.
Selon ses dires, c’est en voyant un empilement de valises de différentes tailles lors d’un
voyage et en pensant au mot tchèque zavazadlo (« bagage ») qui vient du verbe zavázat
« attacher », « lier » dans le sens matériel mais aussi moral, que Jiří Srnec aurait eu l’idée
d’écrire cette étude19. Pour paraphraser le poète Francis Ponge, dans ce sketch, « compte tenu
des mots », Jiří Srnec ne prend plus « le parti pris des choses »20.
18
Martin Esslin, Au-delà de l’absurde, op. cit., p. 23-24.
Entretien avec Jiří Srnec le 27 juillet 2005 à Zbraslav.
20
Francis Ponge (1899-1988) est un poète français dont le plus célèbre recueil Le Parti pris des choses (1942)
tente de rendre compte des objets de la manière la plus précise et la plus rigoureuse possible. Son œuvre poétique
est guidée par une sensibilité accrue aux relations entre la langue et l’objet, le signifiant et le signifié. Ponge
résuma en 1947 cette recherche par une équation frappante : « En somme voici le point important : PARTI PRIS
DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS. »
19
Chapitre 8
Ivan Vyskočil : L’homme dialogique
Du « Non-théâtre » au « Jeu dialogique avec un partenaire intérieur »
Que de chocs et d’éclairs dans ce chant en prose et ce jeu sur le théâtre !
(…) Je ne veux pas me mêler des affaires des théâtrologues, mais
Vyskočil inspire et provoque vraiment, il amène le spectateur à la
connaissance, il lie contact. Il est trop érudit pour un acteur et trop
théâtral pour un psychologue, il prend par la main et réveille le
spectateur, l’étudiant et même le vieux philosophe dans la salle. C’est un
type socratique, un papi maïeuticien, affable et gentil, c’est aussi Protée,
un vieux pépé marin, et en même temps un poupon rose et un Jupiter
souriant (à moins qu’il ne pique une colère…).1 »
Bohumil Nuska, 1986
« Le jeu dialogique n’est rien de définitif. Ce n’est pas une méthode et
encore moins une technique. Si c’est quelque chose, alors c’est une
inspiration, une question ouverte (…). Pour moi, qui en suis l’initiateur,
c’est une sorte d’arriéré et de legs des années soixante non seulement en
République tchèque.2 »
Ivan Vyskočil, 2004.
Plus encore que le metteur en scène Alfréd Radok, Ivan Vyskočil apparaît comme un
artiste échappant à tout classement. Homme-orchestre, il multiplie les intercessions : entre
littérature et arts du spectacle, entre art et psychologie, entre la vie et le jeu. Ses text-appeals
de 1958 inaugurent un parcours placé sous le signe de l’altérité radicale et du dialogisme.
S’inscrivant délibérément en marge non seulement par rapport au pouvoir en place mais
1
Bohumil Nuska, « Večer s Ivanem Vyskočilem » (Scéna 1/1986) in Nedivadlo Ivana Vyskočila, Český
spisovatel, Prague, 1996, p. 341. « Co blesků a střetů, nápadů při tom zpěvu v próze a hře na divadlo ! (...)
Nechci se plést do řemesla teatrologům, ale Vyskočil opravdu inspiruje a provokuje, přivádí diváka k poznání,
navozuje vhled. Příliš učený na herce a příliš divadelní na psychologa, vede za ruku a probouzí diváka studenta i
starého filozofa v hledišti. Je to sokratovský typ, porodní dědeček, vlídný a laskavý, trochu i proteovský mořský
dědek a zároven i růžové děťátko a usměvavý Jupiter (pokud se ovšem nenasupí). »
2
Ivan Vyskočil a kol., Dialogické jednání s vnitřním partnerem, JAMU, Prague, 2004, p. 13. « Na dialogické
jednání jsem přišel díky své invenci a erudici divadelníka, psychologa i pedagoga, díky rozpravám a spolupráci
se svými učiteli i přáteli. Z těch, kdo bohužel odešli, jmenuji alespoň pány profesory Josefa Stavěla a Jana
Patočku, přátele Emanuela Fryntu, Huga Širokého a Otakara Roubínka. »
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
244
également à toutes conceptions théâtrales traditionnelles, Ivan Vyskočil apparaît néanmoins
comme celui qui fut au cœur des plus importantes révolutions des arts du spectacle de la
seconde moitié du XXe siècle.
Dans les années soixante, son activité surprit et dérouta ses contemporains, et ce n’est
que plus tard que furent forgées des expressions qui suggèrent son orientation expérimentale
et philosophique. Ainsi Havel le qualifie-t-il de « grand chercheur » dans Interrogatoire à
distance ; la comparaison avec Socrate a été évoquée plus d’une fois, et le théâtrologue
Zdeněk Hořínek remarque avec humour qu’au fil des ans Ivan Vyskočil a même fini par lui
ressembler physiquement3. D’autres expressions insistent sur son influence aussi discrète
qu’importante dans l’histoire des scènes non institutionnelles : « éminence grise du théâtre des
années soixante »4, « patriarche de toute altérité et alternative dans le théâtre tchèque des
années cinquante jusqu’à nos jours »5. Du côté de la critique, le philosophe Jan Patočka donna
en 1963 une des plus pertinentes analyses de la poétique d’Ivan Vyskočil, mais c’est surtout
après la Révolution de velours que paraissent des études signées de la plume de Bořivoj Srba,
Zdeněk Hořínek, Michal Čunderle et Jan Roubal. Leurs approches méthodologiques diffèrent
mais toutes tentent de dégager et de nommer l’unité profonde de l’activité protéiforme d’Ivan
Vyskočil. Ces travaux sont d’autant plus importants qu’Ivan Vyskočil n’a jamais exprimé ses
théories systématiquement. Les textes les plus éclairants qu’il donne sur son activité se
présentent toujours sous forme de débats ou d’entretiens, bref de dialogues.
Notre présentation de ce créateur se fera en deux temps. Nous suivrons d’abord la
genèse du « Non-théâtre » (1963-1990) qui, dans son ensemble, peut être défini comme un
théâtre où l’action était à la fois racontée, commentée et jouée dans des lieux n’appartenant
pas au circuit théâtral officiel. Puis nous analyserons le « jeu dialogique avec un partenaire
intérieur » une « non-discipline » dont Ivan Vyskočil est l’inventeur. Celle-ci ne fut
pleinement développée qu’après 1989, comme discipline phare d’un laboratoire mi-artistique,
mi-scientifique. Mais elle plonge ses racines dans les expérimentations des années soixante,
son étude est donc une invitation à questionner la spécificité esthétique de cette décennie ainsi
que sa continuité de nos jours, « non seulement en République tchèque ». Pour ce faire, nous
esquisserons en dernier ressort une comparaison entre Ivan Vyskočil et Jerzy Grotowski.
3
Zdeněk Hořínek, « Le Non-théâtre d’Ivan Vyskočil », Theatre czech and slovak, n° 6, Institut de Théâtre de
Prague, Prague, 1993, p. 11. (Article publié en français.)
4
Ježek, Vlastimil, Tichý, Zdeněk A., Šest z šedesátých : divadelní legendy malých scén, Radioservis, Prague,
2003, p. 49.
5
Jan Dvořák, Alt. Divadlo. Slovník českého alternativního divadla, Pražská scéna, Prague, 2000, p. 233-235.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
245
Ivan Vyskočil : un parcours dialogique
Né en 1929 à Prague, Ivan Vyskočil est l’aîné d’une famille de quatre enfants, son
père travaillait dans l’administration d’État. Ses premières expériences théâtrales datent de ses
années de scoutisme. À dix-sept ans, il organise avec Jiří Suchý, qui grandit dans le même
quartier pragois que lui, et d’autres amis quelques soirées de cabaret amateur. Après le lycée,
il suit conjointement pendant un an des cours d’art dramatique au Conservatoire de Prague et
un cursus de Lettres et d’Esthétique à l’Université Charles. Le Conservatoire étant transformé
en 1948 en Académie des arts (DAMU), il doit choisir entre les deux cursus ; il opte pour le
premier. Durant cette formation, ses professeurs sont des artistes prestigieux : Jiří Frejka pour
la mise en scène, Otomar Krejča et Radovan Lukavský pour le jeu d’acteur.
Au sortir de la DAMU en 1952, il n’embrasse ni la carrière de metteur en scène ni
celle d’acteur ; il se réinscrit à l’université où il étudie, entre 1952 et 1957, la psychologie et
la pédagogie. Auprès de Jan Patočka avec lequel il se lie d’amitié, il étudie également la
philosophie. Il est titulaire d’un doctorat dans ces disciplines. Encore étudiant (1949-55), il
travaille en externe en tant qu’éducateur dans les hôpitaux psychiatriques et dans les maisons
de correction. Afin de mieux comprendre ses patients, il se laisse même enfermer incognito
pendant un mois dans la maison de correction pour jeunes délinquants d’Opatovice en 1951. Il
compte parmi ceux qui expérimentèrent en Tchécoslovaquie le psychodrame et le sociodrame
inventés par le Viennois Jacob Levy Moreno6 dans l’entre-deux-guerres, puis développés aux
États-Unis. Il eut d’ailleurs l’occasion de rencontrer Moreno lors de ses conférences et
séminaires européens. Ces essais thérapeutiques originaux rapprochent Ivan Vyskočil de
l’antipsychiatrie et en même temps ils eurent un impact important sur sa manière de faire du
théâtre. (Pour d’aucuns les spectacles d’Ivan Vyskočil s’apparentent à une thérapie de groupe
de type encouters, mais avec un déplacement du traitement des névroses vers l’éducation à la
sensibilité7.) Ivan Vyskočil renonça finalement à travailler avec les délinquants ; selon lui
dans un régime policier il était impossible de faire de la prévention criminelle. Il continue
6
Jacob Levy Moreno (1889-1974), médecin, sociologue, philosophe, psychothérapeute de groupe et homme de
théâtre d’Europe centrale. Élevé dans la Vienne de l’Empire austro-hongrois, il émigre en 1926 aux États-Unis.
Il est l’inventeur du Théâtre spontané (Vienne, 1921), du psychodrame (1930) et du sociodrame, de la
sociométrie, de la psychothérapie de groupe (1932), de la théorie des rôles (1934), d’une forme d’actionrecherche, de « méthodes actives » (action methods), de la sociatrie (terme intégrateur d’une approche
systémique de la psychiatrie sociale) et de la sociologie participante, des méthodes de formation de groupe en
petits groupes, du co-inconscient familial et groupal et de l’atome social, base de l’identité groupale et
personnelle. Freud a apporté l’inconscient, Jung l’inconscient collectif et Moreno le co-inconscient familial et
groupal, qui peut être décrit comme un co-inconscient transgénérationnel.
7
Jiří Kratochvil, « Setkání s nedivadlem», (O divadle III, novembre 1987, samizdat) in Nedivadlo Ivana
Vyskočila, op. cit., p. 344.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
246
cependant durant les années soixante ses recherches en psychothérapie. Il est depuis 1956
marié avec Eva Metelová, éminente psychologue et pédagogue tchèque. Entre 1957 et 1959,
c’est-à-dire à l’époque des premiers text-appeals, il enseigne la psychologie aux étudiantsacteurs de la DAMU. En 1968, il participe à un congrès international de psychologie où il fait
la connaissance de Roy Hart8 : c’est le point de départ d’un intérêt jamais démenti pour les
disciplines psychosomatiques. Selon ses dires, c’est aussi « psychosomatiquement » qu’il
réagit à l’invasion du pays : il contracte une tuberculose pulmonaire qui lui vaut un an
d’hospitalisation en 1972. Il travaille ensuite en tant que psychologue et professeur d’art
dramatique à l’ « Université populaire d’art » de Prague. Cet établissement, dispensant des
cours du soir aux travailleurs, fut durant la normalisation le refuge de nombreux artistes et
professeurs qui pouvaient ainsi continuer tant bien que mal leur profession. Là il réunit une
équipe avec laquelle il fondera après la Révolution de velours le Département de création
d’auteur et de pédagogie à la DAMU.
Conjointement à son métier de pédagogue et de psychologue, Ivan Vyskočil poursuivit
inlassablement une œuvre dont la grande constante est son activité d’acteur-auteur. Celle-ci va
de pair avec la création de scènes marginales ou expérimentales. Ainsi la présence d’Ivan
Vyskočil sur les scènes non institutionnelles s’étale-t-elle sur plus de trente ans. Durant les
années soixante, dans un climat très favorable à l’interdisciplinarité et aux rencontres entre
artistes, il touche aussi bien à la littérature et à la radio qu’au cinéma et, bien sûr, au théâtre.
Son activité théâtrale des années soixante peut être divisée en trois phases, chacune
correspondant à un théâtre dont il a été le co-créateur et où il s’est produit : la Redoute (19571958), le Théâtre Sur la Balustrade (1958-1962), puis le Non-théâtre (1963-1972). Cette
répartition, loin d’être seulement chronologique et topographique, reflète l’évolution
esthétique d’Ivan Vyskočil. Les livres qu’il publie sont également inextricablement liés à son
activité théâtrale. Dans les années soixante, quatre recueils de récits paraissent : Vždyť přece
létat je snadné (« C’est si facile de voler ») en 1963 ; Kosti (« Osselets ») en 1966 ; Malé
(h)ry (« Petites pièces », jeu de mots avec Maléry, « Malheurs ») 1967 ; Ivan Vyskočil a jiné
8
Roy Hart (1926- 1975) acteur, metteur en scène et chercheur né en Afrique du Sud d’une famille juive moitié
polonaise, moitié lituanienne, formé à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres. L’étendue vocale et la
virtuosité de Roy Hart ont marqué ses contemporains et ont conduit des compositeurs à écrire des pièces
spécialement pour sa voix. Élève d’Alfred Wolfsohn pendant de longues années, il a poursuivi le travail pionnier
sur la voix après la mort de celui-ci. La voix est comprise non seulement comme un instrument d’expression
artistique, mais aussi comme instrument de développement personnel et de thérapie. Durant les années soixante,
Roy Hart est invité à des congrès de psychothérapie et de théâtre dans le monde entier. Ses travaux suscitent
l’intérêt de Peter Brook et Jerzy Grotowski, qui lui rendent visite à Londres. Roy Hart a fondé le Roy Hart
Theatre en 1968 et a développé l’approche Roy Hart Theatre pour la voix, approche qui est encore enseignée et
pratiquée dans le sud de la France à Malérargues, ainsi que dans le monde.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
247
povídky (« Ivan Vyskočil et autres récits ») en 1971. Pour le Théâtre Sur la Balustrade, il a coécrit cinq pièces dont quatre furent publiés [voir chapitre 7]. L’ossature du répertoire du Nonthéâtre, dans sa première phase, reposait sur trois spectacles créés entre 1963 et 1966 :
Poslední den (« Le Dernier Jour »), Křtiny v Hřbvích, aneb Blbá hra (« Baptême à Hřbve ou
Pièce idiote ») en 1965 et Meziřeči (« Entreparoles ») en 1966. Cette première phase du Nonthéâtre est la plus expérimentale, les spectacles vont de la forme dramatique ouverte au
happening. Il existe un enregistrement audio du Dernier jour qui fut retranscrit puis publié9.
D’Entreparoles, le spectacle-happening le plus iconoclaste du « Non-théâtre », il n’existe que
quelques traces publiées à la fin du recueil Malé (h)ry. Ces deux spectacles ne furent pas
repris après les années soixante. En revanche, Baptême à Hřbve ou Pièce idiote sera
inlassablement remanié et interprété par différentes personnalités, et fut joué pour la dernière
fois en 1998. Durant les années soixante, Ivan Vyskočil travaille régulièrement pour la radio,
média qu’il affectionne particulièrement et où peut s’épanouir son talent de palabreur et
d’expérimentateur. Pour la radio, il écrit en 1965 Cesta do Úbic « Voyage à Úbice » qui
gagna en 1967 le concours international de pièces radiophoniques tchécoslovaques,
polonaises et yougoslaves. Le cinéma l’attire moins, cependant il a été en étroit contact avec
les créateurs de la Nouvelle Vague tchèque. Il a ainsi joué dans La Maison du Bonheur
d’Evald Schorm, un des six courts métrages de Petites perles au fond de l’eau, film manifeste
de la Nouvelle Vague adaptant au cinéma les nouvelles de Bohumil Hrabal en 1965. Il incarne
le rôle de l’hôte en 1966 dans La Fête et les invités de Jan Němec, un des films les plus
marquants de ces années. Très proche de la scénariste et plasticienne Ester Krumbachová, il
participa également au scénario des Petites Marguerites (Sedmikrásky), film de Věra
Chytilová, sorti en 1966 et primé à Cannes. Enfin, parmi les rencontres importantes, il faut
noter la collaboration avec le dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt. En effet, plusieurs
nouvelles d’Ivan Vyskočil furent traduites et diffusées dans la zone germanophone, elles ont
ensuite été adaptées par la radio suisse alémanique et celles de Stuttgart et Hambourg.
Dürrenmatt animait des émissions à la radio de Hambourg et il invita Ivan Vyskočil à y
participer. Les deux hommes firent plusieurs essais de théâtre en commun. Après l’invasion
de la Tchécoslovaquie en 1968, Dürrenmatt proposa à Vyskočil de venir s’installer près de
chez lui à Neuchâtel et de faire du « Non-théâtre » avec lui. Ivan Vyskočil déclina cette
proposition ; l’émigration lui aurait peut-être permis de devenir un auteur d’envergure
internationale, mais elle l’aurait assurément coupé du contexte tchèque où il puise son
9
L’enregistrement date de 1964, il est paru dans Répertoire des petites scènes (1964, n° 10). La retranscription a
été faite par Helena et Jaroslav Vedral.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
248
inspiration10. Au début de la normalisation, il lui est interdit de publier et de jouer dans les
petits théâtres de Prague. Par la force des choses, le « Non-théâtre » devient une troupe
itinérante se produisant dans des salles en province et en Slovaquie avant d’être autorisée à
revenir sur Prague. C’est la seconde phase du « Non-théâtre » (1973-1990), marquée par un
syncrétisme très maîtrisé entre les principes narratifs (épiques) et dramatiques. Le répertoire
de cette seconde période du « Non-théâtre » est enrichi de trois nouvelles pièces : Evokace I-V
(« Évocation I-V ») dont les premières versions datent de 1973 ; Malý Alenáš (« Le Petit
Mésanoux ») joué la première fois en 1976, HAPRDÁNS neboli HAmlet PRinc DÁNSký ve
zkrátce (« HAPRIDAN ou HAmlet PRInce DANois en abrégé ») en 1980. À ces trois pièces
vient s’ajouter une reprise et une adaptation de Cesta do Úbic (« Voyage à Úbice ») en 1985.
Après la chute du mur de Berlin, à l’époque où les maisons d’édition publient les auteurs qui
avaient été interdits ou semi-autorisés, paraît un livre intitulé Le Non-théâtre d’Ivan Vyskočil11
qui réunit sept pièces des années soixante aux décennies suivantes ainsi que des articles,
témoignages et entretiens sur les activités de ce théâtre.
Des text-appeals au « Non-théâtre »
Dans « Monologue de l’homme au-dessus d’un crâne », un des premiers text-appeals,
Ivan Vyskočil avait exprimé en creux et sur le mode humoristique son credo : le refus de la
forme figée et définitive. Le monologue en question n’est pas celui de Hamlet, précise
d’emblée l’auteur-narrateur :
« Les gens sont déformés par la littérature. C’est évident. Quand je dis : “ Monologue
de l’homme au-dessus d’un crâne ”, la plupart des gens pensent à Hamlet, le prince
danois. Représentation littéraire ! Je n’exclus pas Hamlet, çà non, mais l’homme qui
mène des monologues au-dessus des crânes, ce serait bien plus František Karlovský,
coiffeur et barbier. Ou bien tout autre coiffeur et barbier. Mais puisque nous avons
déjà évoqué František Karlovský, que František Karlovský, coiffeur et barbier,
s’exprime donc.12 »
10
Ježek, Vlastimil, Tichý, Zdeněk A., Šest z šedesátých : divadelní legendy malých scén, op. cit., p. 69-71.
Rut, Přemysl (éd.), Nedivadlo Ivana Vyskočila, Český spisovatel, Prague, 1996.
12
Ivan Vyskočil, « Monolog muže nad cizí lebkou », Začalo to Redutou, Orbis, Prague, 1964, p. 26. « Lidé jsou
zkažení literaturou. Zcela určitě. Řeknu-li ,,monolog muže nad cizí lebkou", většině se vybaví Hamlet, princ
dánský. Literární představa! Neříkám, že Hamlet ne, to neříkám, ale daleko spíš takovým mužem, který vede
monology nad cizími lebkami, bude pan František Karlovský, količ a kadeřník. Nebo kterýkoli jiný holič a
kadeřník. Když už jsme řekli František Karlovský, ať tedy promluví František Karlovský, holič a kadeřník. »
11
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
249
Au terme de son monologue, celui-ci finit par avouer qu’il rêve de voir ses clients mourir dès
qu’ils sortent de son salon afin que sa coiffure, son « chef d’œuvre », ne soit pas abîmée par la
repousse, donc par la vie.
« Je vous l’avoue, les morts sont notre consolation. Vous savez, il y a une part de
passion là-dedans, c’est pas pour dire, mais tout le monde ne peut pas devenir
coiffeur et barbier, il faut du talent. Vous créez une œuvre, chaque tête est unique.
Vous y mettez toute votre âme… Et, en un instant, il n’y a plus rien de rien. Ils
s’embroussaillent tous. Et il faut tout recommencer. Ah, oui. Vanité des vanités. C’est
pas pour dire mais les morts, c’est une grande consolation. Vous me comprenez,
n’est-ce pas ? C’est le définitif. La création. Achevée une bonne fois pour toutes. 13 »
Dans ce rapprochement implicite entre l’art achevé et la mort, on devine une des premières
motivations du « Non-théâtre ». En effet, l’œuvre d’Ivan Vyskočil se situe résolument dans le
mouvement buissonnant de la vie : elle est en perpétuelle mutation, les pièces de théâtre qui
ont été éditées ne représentent qu’une version parmi d’autres, de plus elles ne peuvent rendre
compte de la part d’improvisation qui accompagnait les spectacles de cet artiste. Ce refus du
définitif et de la forme fermée explique que Vyskočil ait préféré le théâtre à la littérature, la
radio au cinéma. L’angoisse devant la forme figée se traduit également chez lui par une
ouverture générique, ainsi toute son œuvre balance sans cesse entre le narratif et le
dramatique. « Monologue au-dessus d’un crâne », comme d’autres text-appeals de la même
époque, se présente comme un récit en prose mais en même temps il relève du théâtre. Si pour
Baudelaire il était question de « poésie en prose », pour les text-appeals de la fin des années
cinquante l’expression « prose dramatique » paraît adéquate. En simplifiant beaucoup, on
pourrait dire que ses « non-pièces » de la seconde moitié des années soixante relèvent du
« théâtre en prose ». Mais le passage entre les text-appeals, les pièces dramatiques du théâtre
Sur la Balustrade et le « Non théâtre » est le fruit d’une expérimentation continue. Les quatre
recueils de prose écrits durant les années soixante sont particulièrement révélateurs de cette
évolution. De Vždyť přece létat je snadné (« C’est si facile de voler ») à Malé (h)ry (« Petites
pièces ») se dessine clairement le trajet qui va du conteur au jeu obsessionnel sur le fait de
conter, du jeu au méta-jeu. Les textes du premier recueil sont soit des monologues
parfaitement ciselés, remplis de « gestes oraux » dont le thème sous-jacent est la
13
Ibid., 27-28. « Já se vám přiznám, oni jsou nebožtíci naše útěcha. Víte, ono je v tom kus vášně, na holiče, na
kadeřníka nemůže jít každý – nic ve zlém – bez talentu. To tvoříte dílo, každá hlavička je originál. Do toho
dáváte duši ... A za chvíli kde nic tu nic. Všichni vám zarostou. A znova. Ach jo. Marnost a marnost. Nic ve
zlým, ale nebožtíci, to je velká útěcha. Rozumíte? To je definitivum. Výtvor. Jednou provždycky hotov. »
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
250
communication, soit de courtes nouvelles qui mettent l’homme dans des situations absurdes et
déshumanisées. Si ce recueil contient tous les thèmes vyskočiliens, il se concentre encore sur
le récit conté et non sur le processus de la communication. Dans le recueil suivant, Osselets,
Ivan Vyskočil renonce à la forme fermée de petits récits, il cherche de plus en plus à faire du
lecteur un partenaire de jeu. Ce livre emprunte à l’esthétique du fragment et met l’accent sur
le processus de création et non sur le résultat de cette création. Osselets se présente comme
une lettre à une rédactrice entrecoupée de divers récits ; l’auteur évoque un spectacle qui n’a
jamais eu lieu et en décrit les différentes variantes, chaque récit est alors un projet de
spectacle plus ou moins construit et détaillé. Malé (h)ry (« Petites pièces »), de 1967, marque
l’aboutissement de cette démarche littéraire qui va de pair avec les expérimentations
scéniques du Non-théâtre depuis 1963. Dès la préface, l’auteur en appelle ostensiblement à la
créativité et à la participation active du lecteur, les récits qu’il lui présente sont destinés à être
joués dans son for (ou plutôt son théâtre) intérieur. Ces récits pourraient aussi servir de
scénarios pour une lecture scénique. (En un sens, la proposition d’Ivan Vyskočil fut réalisée
au-delà de ses espérances puisque c’est sur une de ses idées que Václav Havel écrivit La Fête
en plein air – ce qui donna d’ailleurs lieu à une brouille entre les deux hommes. La nouvelle
Návštěva čili návštěva [« La visite ou la visite »], éditée dans Malé (h)ry, apparaît en effet tel
un scénario primitif de la pièce de Havel.)
Le « Non-théâtre » et Voyage à Úbice comme spectacle clé
Après la Balustrade, Ivan Vyskočil retourne en 1963 dans la petite salle de la Redoute.
Il a trente-quatre ans, et derrière lui cinq ans de pratique de text-appeals et d’essais plus
problématiques avec le Théâtre Sur la Balustrade. Plus problématiques, car la troupe du
Théâtre Sur la Balustrade a voulu progressivement se professionnaliser, fonctionner comme
un théâtre institutionnel. Or ce qui l’intéresse, c’est l’expérimentation. Pour cela il s’entoure
d’amis ayant des prédispositions artistiques mais non l’ambition de devenir professionnels,
d’ailleurs tous exercent un autre métier : Pavel Bošek est rédacteur, Leoš Suchařípa traducteur
et assistant du directeur de la revue Divadlo, Josef Podaný travaille à la radio, Jana
Prachařová est une marionnettiste se produisant à la télévision, Vladimíra Volková enseigne à
l’Université populaire. Cette collaboration avec des non-professionnels est à partir de ce
moment la constante des trente années du Non-théâtre. Avec ces cinq complices, Ivan
Vyskočil présente une soirée de text-appeals, intitulée Poslední den (« Le Dernier jour »), à
1a Redoute en 1964. Ce spectacle a apporté la conscience du Non-théâtre ainsi que son nom.
Comme les text-appeals des années cinquante, la fable du « Dernier jour » développe une
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
251
situation de communication : c’est le dernier jour où les gens peuvent se comprendre parce
que le lendemain la communication humaine va être supprimée par décret. Le soir, quatre
hommes et une femme se rencontrent pour une dernière conversation. C’est la dernière
occasion de se dire le plus important, mais ils perdent leur temps en phrases creuses et
stéréotypées. Lors du spectacle, les cinq non-acteurs venaient s’asseoir à une table placée sur
scène, ils n’en bougeaient que peu ; tout le spectacle avait ainsi un caractère expérimental,
reposant sur une discussion improvisée et sur de courts textes préparés à l’avance et lus
devant le public. Le thème de l’incommutabilité était encore souligné par la musique d’un
groupe de jazz qui venait jouer toutes les quatorze minutes quoi qu’il se passât à ce moment
sur scène. Dans le second spectacle du « Non-théâtre », Křtiny v Hřbvích, aneb Blbá hra
(« Baptème à Hřbve ou Pièce idiote ») de 1965, le passé récent des années cinquante et leurs
expressions réalistes sont poussés jusqu’à l’absurde. Il y est question de deux frères dont le
premier, un intellectuel déraciné, désire passionnément et vainement retourner à la glèbe
natale tandis que l’autre, président de la coopérative agricole du village, souffre de frustration
pour des raisons exactement inverses : il ne peut suffisamment assouvir ses intérêts
intellectuels. Ces deux pôles sont cependant pareillement inauthentiques : les codes ruraux,
simulés et folklorisés, sont aussi faux que ceux de la grande ville, composés de phrases
creuses et de clichés. Déconstruction parodique de tous les lieux communs, cette pièce est en
même temps une déconstruction de théâtre puisque, là encore, la pièce n’est pas mise en scène
mais lue et jouée autour d’une table, le comique naît du hiatus entre la mise en scène idéale
que les acteurs imaginent et la réalité dérisoire qui est présentée sur scène. Le spectacle
suivant, Meziřeči (« Entreparoles »), fut le moins conformiste de tout le répertoire du Nonthéâtre, le plus proche du happening également. Thématiquement, il peut être rapproché
d’Outrage au public que le dramaturge autrichien Peter Handke a écrit à la même époque. En
effet, la relation salle-scène devient le sujet même du spectacle qui était interprété par
Vyskočil et Leoš Suchařípa. La représentation commence par un début d’histoire, mais celleci n’est jamais développée puisque les deux acteurs, tour à tour aimables, intrusifs, flatteurs et
dédaigneux, se préoccupent sans cesse des spectateurs. De ce spectacle, il n’existe aucun
enregistrement, Michal Čunderle en a néanmoins tenté une reconstitution dans son essai
consacré au théâtre d’Ivan Vyskočil. Selon lui, « Entreparoles » avait la saveur d’une
provocation inattendue, les deux acteurs sur scène finissent par devenir les spectateurs de ce
qui se passe dans la salle, ils observent et commentent les réactions des spectateurs, tout en
faisant semblant de les ignorer. Les spectateurs réels se trouvent ainsi dans la situation
paradoxale de l’observateur observé. De plus, ils sont ainsi réduits à l’état d’objets, provoqués
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
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et outragés. Outre un sentiment de jeu sur le jeu, ce spectacle devait susciter une violente
réaction émotionnelle. Durant cette soirée, les spectateurs se trouvaient plongés au cœur de
l’absurdité : ils étaient venus bénévolement et par leur présence ils légitimaient et rendaient
possible une action dont le but était dirigée à leur encontre. Et Michal Čunderle de faire un
parallèle avec la situation politique :
« La soirée devait avoir une tension dynamique très forte à la fois en ce qui concerne
les réactions du public qui était sans cesse obligé de se rendre compte de sa situation
présente et de réagir face à celle-ci. Bien que le thème du régime totalitaire ne fût
jamais explicité durant la soirée, la psychologie et la philosophie d’un tel jeu était une
attaque allant à la racine du comportement de l’individu dans une société totalitaire et
elle lui proposait une possibilité d’(auto)connaissance.14 »
Pour résumer, au cours de la seconde moitié des années soixante, le Non-théâtre prend
peu à peu forme. Vyskočil ne réitérera pas le happening, mais la conscience très aiguë de la
relation salle-scène hic et nunc sera inscrite dans le programme du Non-théâtre. Ainsi celui-ci
est-il un « théâtre à l’état de naissance » selon l’expression de Moreno, reposant sur la magie
du verbe de l’acteur démiurge. Nombreux furent les acteurs (non professionnels) se
produisant aux côtés d’Ivan Vyskočil, qui, malgré son désir de travail collectif, en fut le
principal animateur. Sur scène, il développe pour le public, et en fonction de ses réactions, un
jeu ouvert à partir d’un texte littéraire. Il nomme « co-joueurs » les partenaires qui se
produisent sur scène avec lui, mais le public est lui aussi considéré comme un co-joueur : pour
Vyskočil l’écoute fait partie de jeu, la réception est aussi un acte de création. Chaque
représentation repose sur un texte, mais celui-ci se voit constamment transformé au cours du
spectacle, non seulement par les commentaires si caractéristiques du Non-théâtre (qui en font
un jeu sur le jeu), mais aussi par des variantes apportées à la trame des histoires elles-mêmes.
De plus, chaque représentation changeait encore en fonction de la personnalité des différents
co-joueurs. Le répertoire du Non-théâtre, tel qu’on peut le découvrir dans sa quasi-intégralité
dans l’édition de 1996, comprend des textes sur des sujets divers, de genres et de styles variés.
Certains inclinent plutôt vers le dramatique (Haprdáns, Cesta do Úbic) d’autre vers le narratif
(Evokace, Malý Alenáš). Mais à l’intérieur de ces deux groupes, il existe encore d’importantes
différences, entre le persiflage hamletien de Haprdáns, solidement condensé et relevant
14
Michal Čunderle, « Ivan Vyskočil – Cesty ke hře », Hra školou, Éditions Studio Ypsilon, Prague, 2001, p. 62.
« Večer proto musel mít velmi dynamický průběh co do ladění nálad publika, které bylo neustále nuceno si své
postavení uvědomovat a nějak na ně reagovat. Ačkoli téma totality není během večera nijak explikováno,
psychologie a filozofie takto navozené dramatické hry míří k hlubinným kořenům chování jedince v totalitní
společnosti a nabízí mu v tomto směru možnost sebe/poznání. »
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
253
également du théâtre d’objet puisque les personnages de Shakespeare sont représentés à l’aide
d’ustensiles de cuisine, et le labyrinthe feuilletonesque d’Évocation I-V que le spectateur doit
venir voir cinq fois sans pour autant avoir épuisé tout l’arsenal de destinées ramifiées aux
multiples digressions et épisodes. Ainsi, conclut le chercheur Bořivoj Srba dans son essai15,
en ouvrant le théâtre à la forme narrative, Ivan Vyskočil fit de la scène un espace qu’avaient à
leur disposition le poète et le romancier pour la libre circulation des paroles, des idées et des
représentations. Quant à Zdeněk Hořínek, dans sa brillante synthèse, il insiste sur deux
points : le principe du méta-jeu et le caractère tchèque de la production vyskočilienne.
« Les histoires de Vyskočil ne sont pas irrévocablement données en tant que mondes
fictifs et illusoires, elles sont seulement proposées et vérifiées. C’est un méta-jeu : une
pièce à propos ďune autre pièce, des histoires au sujet d’autres histoires, un dialogue
dans un dialogue et à propos d’un dialogue. L’espace le plus inhérent, propre à
Vyskočil, s’étend à la frontière entre l’histoire et son interprétation. Ivan Vyskočil est
un esprit socratique qui ne cesse de poser et reposer (naïvement et en même temps
astucieusement) des questions élémentaires, de leur chercher obstinément, voire
pédantesquement (sic) des réponses. (...)
Cependant, empressons-nous d’ajouter qu’il s’agit d’un socratisme s’exerçant dans le
cadre des conditions spécifiquement tchèques. Le réalisme tchèque et l’esprit tchèque
terre-à-terre – tradition de la bière oblige –, le bon sens tchèque et la rouerie tchèque,
le gai catastrophisme caractéristique tchèque, la faculté de s’amuser avec un humour
noir des plus sombres aspects de la vie et la capacité de s’élever au-dessus des
événements pour en avoir une vue presque optimiste, ce ne sont point de simples
ingrédients, mais bien l’essence de l’univers théâtral et littéraire que nous dévoile
Vyskočil.16 »
Voyage à Úbice représente l’apogée des activités « non-théâtrales » de Vyskočil, les procédés
narratifs et dramatiques s’y mélangent très organiquement, dans un élan démiurgique Ivan
Vyskočil donne voix à un univers fourmillant où tout se met à parler : les humains mais aussi
les objets, les odeurs, les bruits. C’est aussi la pièce d’Ivan Vyskočil où le sous-texte
philosophique affleure le plus à la surface. Sans doute pour cette raison, le thème de la
démonstration, du didactisme qui se rit de lui-même est-il moins prégnant dans Voyage à
Úbice que dans d’autres pièces. Écrite en 1965, cette pièce a été portée sur scène en 1985, la
15
Srba, Bořivoj, « Nedivadlo Ivana Vyskočila. Pokus o základní vývojovou charakteristiku. », Musicolgica
Brunensia, n° 32, Masarykova Univerzita, Brno, 1998, p. 83-98.
16
Zdeněk Hořínek, « Le Non-théâtre d’Ivan Vyskočil », Theatre czech and slovak, n° 6, revue cit., p. 11.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
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principale modification touche le personnage principal qui change de genre (« Le voyageur »
devient « La voyageuse ») afin de permettre à Barbora Hocková de l’interpréter. Dans le nonthéâtre d’Ivan Vyskočil, texte et représentation sont liés et chaque représentation entraîne des
modifications du texte. Néanmoins, l’analyse de cette version publiée après la Révolution de
velours nous permet d’approcher plus en détail le Non-théâtre. La fable du Voyage à Úbice
peut être décrite de la façon suivante : une jeune femme a fait depuis peu la connaissance d’un
jeune ingénieur, celui-ci l’invite à venir le rejoindre à Úbice où il réside. Avec son énorme
valise, elle prend le taxi puis le train en direction d’Úbice. Au milieu de son trajet, le
conducteur Olda et le contrôleur Olda lui apprennent qu’elle doit descendre car le train n’ira
pas plus loin : ils n’ont plus envie de continuer la route. La voyageuse proteste, elle doit
absolument être à Úbice le soir même et l’arrivée était prévue pour 22h38. Mais rien n’y fait,
elle est contrainte de descendre dans une gare inconnue. Elle décide d’aller se plaindre à la
direction. Encadrée par Olda et Olda, elle est emmenée au bureau du directeur. Là, elle lui
expose son problème, le directeur est d’abord aimable et compréhensif puis il tente de la
séduire, mais devant son refus et son insistance à poursuivre la route, il se met en colère et la
jette dans le couloir avec son immense valise. Elle traverse un couloir qui mène à la salle
d’attente. Celle-ci est remplie de lits, de tables, de télévisions, de valises, d’armoires agencés
de manière à former des cellules et des structures à plusieurs étages. Le tout fait penser à une
ruche ou à une grande ville : une multitude d’hommes et de femmes y dorment, cuisinent, font
l’amour, changent les couches d’enfants, gèrent et organisent la vie dans la salle d’attente, etc.
Tous ont été débarqués du train comme la voyageuse et tous désirent se rendre à Úbice. Pour
parvenir à leur but, ils ont construit la salle d’attente qui est présentée comme une base
stratégique. Ensuite, ils font tout pour s’attirer les bonnes grâces du directeur, du conducteur
et du contrôleur. La grande fierté du docteur Kraus, un des habitants de la salle d’attente, est
d’être en bons termes avec le directeur au point d’être appelé par celui-ci « Olda ». Mais la
meilleure ruse consiste à encourager les femmes à avoir des enfants avec les responsables de
la gare. Grâce à ces liens du sang, ils sont certains que les responsables ne pourront résister,
qu’ils affréteront très bientôt une navette pour emmener tout le monde à Úbice. La voyageuse
se voit attribuer un numéro et un lit, elle doit elle aussi se joindre à l’organisation mais elle
proteste, répétant qu’elle veut aller à Úbice. Lorsque les gens de la salle d’attente apprennent
qu’elle a reçu une invitation pour Úbice, tous se jettent sur elle pour la dépouiller. Elle est
sauvée in extremis par l’intervention du directeur qui avait mis la salle sous écoute et sous
surveillance vidéo. Il l’emmène dans son bureau et lui déclare son amour. Ces déclarations
sont interrompues par de nombreux appels téléphoniques du ministère des voies ferroviaires
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
255
et la visite de délégations. Pour la voix du téléphone, le directeur s’appelle lui aussi Olda. Il
finit par apprendre à la voyageuse que sa gare est la gare d’Úbice, que tous se trouvent déjà
dans la ville tant désirée. La voyageuse veut assommer le directeur, elle veut délivrer les gens
de la salle d’attente en leur apprenant la manipulation du directeur. Elle s’imagine être
l’héroïne d’un film qu’elle se projette intérieurement. Pour éviter d’être assommé, par besoin
également de se plaindre et de pouvoir raconter à quelqu’un la lourdeur de sa tâche, le
directeur dissuade en pleurant la voyageuse de tenter toute action d’éclat. Dans le film des
gens de la salle d’attente, la voyageuse ne peut avoir qu’un rôle très secondaire, sûrement pas
celui du héros principal. Car l’organisation de la salle d’attente est leur fierté, leur œuvre, la
seule et unique réalité qu’ils sont capables de reconnaître. Celui qui viendrait leur dire le
contraire risquerait de se faire déchiqueter par la foule. La voyageuse se souvient soudain de
ce qui avait motivé son voyage à Úbice et se reproche d’avoir oublié le jeune ingénieur. Elle
semble se réveiller d’un songe où elle jouait le rôle d’une voyageuse. Elle se met à parler en
vers, se sent légère, presque délivrée par l’attraction terrestre pour une fraction de seconde.
Enfin elle sort de la gare pour rejoindre le jeune homme dans la ville d’Úbice.
Formellement, la pièce commence par un prologue intitulé Předzpěv, littéralement
« ouverture chantée », elle n’est pas destinée à être chantée mais s’apparente à de la poésie en
prose, avec moult jeux de mots. Ainsi l’immense valise de la voyageuse est-elle appelée
« Kufr Kufran Kufrovič », variation sur le mot valise kufr ; par la puissance du verbe ce coffre
est personnifié et acquiert un nom à consonance russe. La pièce est d’ailleurs dédiée à Gogol,
comme l’indique le sous-titre : « Tout à fait librement d’après le magnifique N. V. Gogol,
dans son esprit et en son honneur ». La situation initiale et le caractère de la voyageuse y sont
exposés rapidement. Après le prologue, les répliques sont distribuées en deux catégories :
lorsqu’il s’agit de dialogues, les personnages sont désignés (la voyageuse, le contrôleur, le
directeur, etc.), lorsqu’il s’agit de personnifications, de commentaires, de récits épiques, de
descriptions ou de répliques isolées, le texte indique simplement « le premier » et « le
second ». Cette seconde indication renvoie directement aux conteurs. Les divisions suivantes
correspondent aux cinq changements de lieu : le train, le bureau d’une gare, le couloir, la salle
d’attente, enfin, après l’entracte, à nouveau le bureau. Comme tout ce qui apparaît dans la
pièce, ces lieux sont personnifiés et joués comme des personnages. Ainsi, le bureau du
directeur de la gare est présenté ainsi :
« LE PREMIER
DIRECTEUR.
— À présent je fais le BUREAU. Le BUREAU DU
Je
suis
confortablement
meublé,
agréablement
chauffé,
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
256
administrativement câlin mais je suis aussi important. Bref, j’ai une haute estime de
moi-même. Et maintenant justement j’enveloppe le directeur qui se tourne les pouces
dans son fauteuil. Là, j’ai – à portée de main du directeur – deux Appareils
téléphoniques. Et là j’ai – à portée de main du directeur – un Appareil télégraphique
qui tapote silencieusement. Toc- toc, toc, toc, tut- toc, tut, tut, toc- toc…
LE SECOND — TOC, TOC, TOC !
LE PREMIER — Ça, ce n’était pas le son de l’Appareil télégraphique !
LE SECOND — Non, ça c’était le son de quelqu’un qui frappe à la porte. Je fais
les COUPS FRAPPÉS À LA PORTE qui réveillent le directeur… Et maintenant je
fais le DIRECTEUR que les coups réveillent. Je crie Entrez ! et je pense : Qui ça
peut bien être, bon sang ?! Et je vois une bonne femme entrer, derrière elle Olda le
contrôleur et… une armoire ? Non ! C’est une valise. Et derrière, Olda le
conducteur…17 »
La phrase liminaire emprunte aux contes de fées son amorce : « Il était une fois une
demoiselle qui décida un jour de partir pour Úbice… » De même, la situation finale, qui n’est
pas jouée mais évoquée comme une fin possible, se termine sur le topos du mariage des
personnages de contes de fées, en l’occurrence la voyageuse et l’ingénieur. « Et s’ils ne sont
pas divorcés, ils vivent ensemble heureux jusqu’à maintenant ! Là-dessus l’histoire s’achève.
Bonne nuit ! ».
Cette pièce pourrait être comparée à de nombreuses œuvres littéraires, elle s’apparente
au roman de formation ou d’initiation. Dans le domaine dramatique, le rapprochement avec
Tchékhov et Beckett paraît évident. La ville d’Úbice, à l’instar de Moscou dans Les Trois
Sœurs, est le symbole du bonheur toujours rêvé et jamais atteint. Dans la pièce du dramaturge
russe, le seul personnage qui semble heureux est la vielle domestique qui a toujours vécu et
travaillé au jour le jour tandis que les trois sœurs ne cessent d’attendre et d’espérer un
déménagement qui n’a jamais lieu. Le choix du titre d’Ivan Vyskočil est d’ailleurs très
parlant, la première lettre de la ville tant désirée suggère qu’il s’agit d’une parabole, le « U »
indique ce mouvement qui par un détour ramène au point de départ. La métaphore de la salle
17
Rut, Přemysl, Nedivadlo Ivana Vyskočila, op. cit., p. 321. « PRVNÍ: A já teď dělám KANCELÁŘ.
KANCELÁŘ PŘEDNOSTY. Jsem komfortně vybavená, příjemně vyhřátá, úředně útulná, intimní až diskrétní,
ovšem taky důležitá. Já na sebe zkrátka držím. A právě teď obklopuju přednostu, který v křesle tluče špačky.
Tady mám – přednostovi k ruce – dva Telefonniho aparáty. Tady mám – přednostovi k ruce – jeden aparát
Telegrafniho, který stále tiše ťuká. Ťuk - ťuk, ťuk, ťuk, ťůůk - ťuk, ťůůk, ťůůk, ťuk - ťuk ... / DRUHÝ: ŤUK,
ŤUK, ŤUK! / PRVNÍ:
Tohle nebylo ťukání Telegrafniho aparátu! / DRUHÝ: Ne, to bylo ťukání na dveře. Já
dělám ŤUKÁNÍ NA DVEŘE, které budí přednostu ... A teď dělám PŘEDNOSTU, kterého budí ťukání na dveře.
Volám Dále! a Vstupte! a myslím si: Koho to sem čerti nesou?! A vidím, že vstupuje nějaká ženská, za ní Olda
průvodčí a ... almara? Ne! To je kufr. A za ním Olda řidič ... ».
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
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d’attente rapproche également Le Voyage à Úbice d’En attendant Godot de Samuel Beckett.
D’ailleurs, le titre de Beckett est également très codé, il contient le mot « God », « Dieu » en
anglais, affublé d’un suffixe français qui le diminue, le rendant à la fois comique et dérisoire.
Ivan Vyskočil est passé maître dans la peinture de ce que l’existence humaine peut avoir de
désespérant et dans celle de toute mécanisation de l’homme, tant par l’organisation de la
société que par un langage stéréotypé. Les images et les jeux de langue qu’il déploie pour
exprimer cela sont très concrets et typiquement tchèques. Mais en même temps son œuvre
ouvre sur un questionnement existentiel global qui ne se réduit pas à la critique du système
politique de son époque. Cette extension le rapproche d’un Beckett ou d’un Tchékhov.
Néanmoins, à comparer les pièces des trois dramaturges, une différence évidente apparaît :
chez Vyskočil une solution positive, une sortie de secours est esquissée et Voyage à Úbice
débouche sur un « happy end ». Ce parti pris est révélateur de la démarche de Vyskočil.
Vyskočil n’est pas seulement un analyste des déformations, c’est un synthétiseur de rêves.
Thématiquement, cela se traduit par l’image récurrente de l’envol. Ce n’est sûrement pas un
hasard si la nouvelle qui ouvrait son premier livre s’intitulait « Histoire brève ďAlbert Kyška,
le rêve volant ». Dans sa création ultérieure, ce motif résonne de nouveau dans Petit
Mézanoux où ďingénieux jeux sémiotiques, une fantaisie libérée de toute entrave servent à
édifier un monde onirique inversé où ce sont les rêves qui ont leurs hommes.
Enfin, le centre de gravité du Non-théâtre reposait sur l’interprétation des acteursauteurs et Vyskočil se distinguait par ses performances scéniques. Ses moyens d’expression
visent le raccourci et l’hyperbole, son articulation excessive reflète un effort opiniâtre pour
dire l’indicible, pour expliquer même l’inexplicable, tout cela dans le cadre d’une
composition en collage-montage permettant des transitions éclairs et des sauts brusques du
personnage au commentateur, du jeu dramatique à la pantomime, du clownesque au sérieux.
Pour ce qui est de la pièce Le Voyage à Úbice, plusieurs témoignages décrivent non seulement
les techniques de l’acteur mais aussi son impact sur le public, tels ceux du romancier
postmoderne Jiří Kratochvil, spectateur ébloui du Non-théâtre qui met l’accent sur « la
rencontre » que représente chaque spectacle. L’un des témoignages les plus éloquents est
celui de Bohumil Nuska, ami de Vyskočil. Ne pouvant pas venir assister au Voyage à Úbice,
Vyskočil lui joua cette pièce dans sa cuisine durant une nuit :
« L’acteur-conteur devait tout faire à la place des autres, expliquer, montrer, changer
de voix, jouer simultanément et intermittemment soi-même et les autres, remplacer
sa “co-joueuse”, mimer la personnification de la salle d’attente et du bureau de la
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station ferroviaire. Au-dessus du bol de thé depuis longtemps refroidi, dans un
magnifique état de supérieure conscience que les anciens appelaient furor divine, il
racontait ou jouait de manière surprenante ; progressivement sa voix acquérait une
tonalité étrangement aiguë, avec une sorte de cadence rituelle rappelant plutôt la
récitation. C’est peut-être ainsi que les poètes aveugles récitaient sur les places de la
ville et dans les marchés des poèmes épiques qui sont plus tard devenus des chants
homériques. La voix du rapsode scandant et en même temps insérant des remarques
pratiques de mise en scène comme des notes de bas de page, à voix basse et grave et
accompagnée d’une gestuelle inimitable, et puis après cela à nouveau cette voix aiguë
des poètes conteurs des bazars orientaux. Comme tout cela me revient à présent ! Pas
de coulisses, de scène et de salle, seulement une cuisine – mais par contre de
l’excellent théâtre. Un moment unique – suivre cet acte brahmique d’autocréation.
Peut-être aussi un nouveau type de création poursuivant sa genèse et ses
transformations.18 »
« Jeu dialogique avec un partenaire intérieur » : une maïeutique théâtrale
Après la chute du communisme, Ivan Vyskočil fonde à la DAMU le « Département de
création d’auteur et de pédagogie » puis l’« Institut pour la recherche et l’étude du jeu de
l’acteur-auteur ». Cette fondation ne se fit pas sans mal car, même alors, il lui fut difficile
d’officialiser une approche de l’art dramatique qui ne correspondait pas à la formation
classique. Discipline clé de la formation, le « jeu dialogique » est une synthèse des
expériences et recherches d’Ivan Vyskočil comme il le précisa lui-même lors d’un séminaire
en 2004 :
« J’ai découvert le jeu dialogique grâce à mon inventivité et mon expérience d’homme
de théâtre, de psychologue et de pédagogue, grâce aux discussions avec mes maîtres
et mes amis. Parmi ceux qui nous ont malheureusement quittés je nommerai au
moins Messieurs les professeurs Josef Stavěl et Jan Patočka, mes amis Emanuel
18
Bohumil Nuska, « Večer s Ivanem Vyskočilem » (Scéna 1/1986) in Nedivadlo Ivana Vyskočila, op. cit., p.
339-340. « Herec-vypravěč musel vše stihnout za ty ostatní, vyložit, ukázat, hlasy měnit, hrát současně i střidavě
sebe i ostatní, zaskočit své ,,spoluhráčky", pledvádět personifikaci čekárny i nádražní kanceláře. Nad dávno
vychladlým čajem v nádherném vyšším stavu mysli, který staří nazývali božským vytržením, podivuhodně
vyprávěl či hrál, pozvolna jeho hlas nabyl zvláštního vysokého tónu s jakousi rituální kadencí, přípomínající
spíše recitovaní. Tak možna kdysi přednášeli slepí básníci na předměstích a tržnicích epické básně, z nichž
vznikly později homérské zpěvy. Hlas rapsóda, skandující a mezí tím prokládaný věcnými poznámkami režijní
povahy jakoby pod čarou, ztichlým a sníženým hlasem s nenapodobitelnou gestikou, a znovu poté onen
rytmizovaný zvýšený hlas básníků vypravěčů z orientálních bazarů. Jak se všechno vrací ! Místo kulis, hledišť a
jevišť jen kuchyně v pozadí – ale zato divadlo excelentní. Hluboký zážitek – sledovat ten bráhmanový akt
sebetvorby. Možná i novy typ kreace, dále se vyvíjejíci a proměňující. »
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
259
Frynt, Hugo Široký et Otokar Roubinek. J’ai surtout pu le découvrir grâce à ma
pratique et mon expérience des text-appeals au Théâtre La Redoute, lors des essais
sur et avec le Théâtre Sur la Balustrade et surtout lors des essais de non-théâtre et
d’improvisation dans différents lieux. L’expérience de la psychiatrie et le travail avec
la jeunesse délinquante a contribué pour beaucoup à son approfondissement. Cela
fait cinquante ans que cela se mélange et s’affine.19 »
C’est aussi le fruit des années soixante dont le mûrissement a été freiné par les événements
politiques.
« Un grand intérêt pour tout cela est né il y a quarante ans environ. Non seulement
en République tchèque. Et cela s’est développé à l’époque du “processus de
libéralisation”. La normalisation et la consolidation ont logiquement et
nécessairement tout détruit. Cela n’a pu exister et continuer de manière régulière.
C’est pourquoi je parle d’un arriéré et d’un legs presque inconnu des années
soixante.20 »
Au croisement entre expériences personnelles et climat culturel des années soixante, se trouve
l’interdisciplinarité entre les sciences humaines et l’art. En effet, une des caractéristiques de
l’époque fut d’expérimenter le théâtre avec les méthodes de la psychologie, de la sociologie
ou de l’anthropologie, et d’expérimenter (ou vérifier) les résultats de ces disciplines avec le
théâtre. C’est dans ce contexte qu’il faut concevoir les essais thérapeutiques de Jacob Levy
Moreno, les recherches de Roy Hart, la sociologie dramaturgique d’Erving Goffman21 et la
sociologie du théâtre de Jean Duvignaud, plus tard l’anthropologie théâtrale d’Eugenio Barba.
Cette époque voit également se renforcer le lien entre le théâtre et la pédagogie : le théâtre
n’est plus une fin en soi, il doit apprendre à communiquer, participer au développement de la
personnalité et de la sensibilité de l’individu. Ainsi, en 1965 à Coventry, est fondé le premier
Theatre-in-Education (TiE) dont les principes furent rapidement repris par de nombreuses
troupes en Grande-Bretagne et dans d’autres pays. D’une grande érudition, Ivan Vyskočil
était très au fait de ces recherches, par sa conception de jeu ouvert il « soignait »
19
Ivan Vyskočil a kol., Dialogické jednání s vnitřním partnerem, JAMU, Brno, 2005, p. 13-14. « Především
jsem na ně přicházel díky své praxi a zkušenosti s text-appealy v Redutě, s pokusy o divadlo a s divadlem v
Divadle Na zábradlí a hlavně o nedivadlo a otevřenou dramatickou hru na různých místech. Nemálo k
prohloubení přispívala zkušenost s psychoterapií a delikventními mladistvými. Skoro padesát let se to prolíná a
tříbí. »
20
Ibid. « Nemalý zájem začinal před takovým i čtyřiceti roky. Nejen u nás. A narostl v době tzv. obrodného
procesu. Normalizace a konsolidace to zcela logicky a nutně převálcova. Regulérně to existovat a pokračovat
nesmělo. Proto mluvím o restu a celkem neznamém odlazu šedesatých let. »
21
Selon Goffman, la vie est un jeu de convention, le théâtre n’est qu’un jeu conventionnel sur la vie.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
260
l’inauthenticité de principes théâtraux usés grâce à des éléments authentiques du psychodrame
et en même temps humanisait, en tant qu’homme de théâtre et acteur, le psychodrame par son
expérience artistique. L’interdisciplinarité entre sciences humaines et théâtre est donc la
première caractéristique du « jeu dialogique ».
Comme cela a été déjà souligné, Ivan Vyskočil n’a pas écrit de textes théoriques.
Cependant, suite à un stage pratique de « jeu dialogique » destiné aux étudiants de
l’Académie de théâtre de Brno en 2004, une publication intitulée Jeu dialogique avec un
partenaire intérieur a vu le jour. Ivan Vyskočil y propose une « définition autorisée » du jeu
dialogique que nous traduisons ci-dessous. Remarque préalable : nombreux sont les
problèmes de traduction rencontrés lorsque l’on veut rendre compte des concepts utilisés par
Ivan Vyskočil. Ces problèmes de traduction sont intéressants dans la mesure où ils témoignent
d’une pensée singulière sur le théâtre. L’expression dialogické jednání (jeu dialogique) ne
pose pas de problème majeur (encore que le mot jednání renvoie en tchèque aussi bien à la
parole qu’à l’action et qu’il s’emploie dans la vie courante comme au théâtre22). Plus délicate
a été la traduction des titres de la formation à cause de l’emploi récurrent du mot « auteur »
sous une forme adjectivée. Son emploi est caractéristique du mouvement des scènes de petites
formes des années soixante, la critique parlait couramment d’« autorské divadlo » (théâtre
d’auteur). Mais suite aux analyses que nous avons menées dans la première partie de ce
chapitre, il paraît évident qu’« être auteur », au sens où Vyskočil l’entend, ne s’épuise pas
dans le fait d’être dramaturge ni même dans le fait de créer un théâtre ; être auteur, c’est
exister et agir de manière créative, spontanée, authentique dans la vie comme dans l’art. C’est
aussi être responsable de ce qu’on crée. In fine « l’auteur » vyskočilien est plus proche du
démiurge que du dramaturge. Dans les expressions « autorská tvorba » (« création
d’auteur »), « autorské divadlo » (« théâtre d’auteur »), « autorské herectví » (« jeu d’acteurauteur ») l’adjectif vient régénérer l’activité artistique en question. Ainsi nous avons choisi de
traduire Katedra autorské tvorby a pedagogiky « Département de la création d’auteur et de
pédagogie » et de ne pas reprendre la traduction proposé par Danièle Monmarte « Chaire
d’écriture créative et de pédagogie ». Autre problème, lorsqu’il est question d’« otevřená
dramatická hra », littéralement « pièce de théâtre ouverte », nous traduisons tantôt par
« improvisation pure », tantôt par « jeu dramatique ouvert » ou « texte dramatique ouvert », ce
qui n’est pas totalement satisfaisant. Enfin, la définition que Vyskočil donne de cet exercice
22
Le substantif jednání vient du verbe jednat qui signifie « agir », mais aussi « parler » dans le sens de
« pourparler, négocier ». Il est fréquemment utilisé au théâtre pour désigner l’action des personnages. Comme le
mot français « acte », jednání désigne également le découpage du texte dramatique. La traduction anglaise
proposée par l’Institut est « acting with inner partner ».
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
261
n’est pas exempte d’assonances et de jeux de mots qui font sens et qu’il n’est pas aisé de
rendre pleinement. Ces remarques liminaires convergent toutes vers un constat simple :
Vyskočil s’exprime de manière polysémique, il en résulte une grande ouverture aux possibles.
« Jeu dialogique avec un partenaire intérieur », également « jeu dialogique avec des
partenaires intérieurs ». Auteur : Ivan Vyskočil. Début en 1968 ; évolution et
développement jusqu’à nos jours.
La base en est l’expérience et l’expérimentation des différents pôles de l’action
(parole, jeu) seul avec soi-même (avec un partenaire ou, plus précisément, des
partenaires intérieurs), en règle générale dans la solitude. Tout le monde connaît sans
doute par sa propre expérience le dialogue intérieur ou le jeu avec soi-même. Ensuite,
il s’agit d’apprendre à produire un jeu (comportement et sensation) similaire, c’est-àdire authentique, spontané, ludique en situation de « solitude publique »
(Stanislavski), en présence et sous l’attention de spectateurs. Dans une situation où
l’on fait « comme si » les autres, les spectateurs, n’étaient pas présents, ce qui exclut
notamment tout contact visuel ou tactile avec eux.
L’expérience et l’expérimentation se déroulent en groupes, le plus petit groupe
possible (fonctionnel) est constitué de trois personnes : le directeur (pédagogue) et
deux expérimentateurs (élèves). Neuf à treize personnes représentent un nombre
optimal ; ainsi durant chaque séance chacun passe au moins trois fois.
L’espace approprié est une salle de cours ordinaire, si possible lumineuse, vide, avec
un plafond haut, et juste le nombre adéquat de chaises.
Après l’introduction, durant laquelle le directeur (pédagogue) évoque et analyse avec
les élèves l’expérience bien connue des « dialogues avec soi-même », il souligne la
nécessité « de partir de soi » pour « arriver à soi », « aller en soi » avec la voix, le
langage, et il souligne qu’il est nécessaire que la voix et le langage, les manifestations
vocales et langagières doivent aussi être des actions, il souligne qu’il ne s’agit que
d’expérimenter, de chercher, d’étudier et de trouver donc qu’il ne s’agit pas de la
démonstration d’un quelconque art. Les participants sont assis sur des chaises, les
uns à côté des autres comme des spectateurs, et ils font face à l’espace vide. Puis le
directeur invite celui qui veut se lancer en premier à essayer, « sur place ». C’est au
fond la seule instruction sur « ce qu’il faut faire ». Après cela viennent les remarques
sur qui a fait quoi et comment, en général sur ce qui a marché et ce qui n’a pas
marché, pour quelles raisons et sur ce qu’il faut encore développer.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
« Sur place », chacun reste plus ou moins longtemps (deux à cinq minutes), il est seul
dans le champ d’attention des autres, dans « un champ de forces », sans aucun
support (musique, accessoires, costumes).
Chaque participant fait l’expérience d’un chaos initial, d’une confusion qui durent en
moyenne six à dix rencontres. Ensuite, il commence progressivement à se concentrer
et à se détendre, il commence à être attentif, à se manifester « ici et maintenant », à
réagir de manière différenciée, à agir, à mettre en relation, à formuler des
articulations, à se rendre compte et suivre la complémentarité, la réciprocité, le jeu
des contraires. Progressivement il se met à agir dialogiquement et il expérimente l’être
dialogique, le fait qu’il existe de manière dialogique – parfois paradoxale – , il atteint
un « état créatif » (Stanislavski), l’inspiration, le fait que « ça joue en l’homme et avec
l’homme » (Patočka), que « l’oreille s’émerveille de ce que la bouche raconte »
(Werich), qu’il sait « entendre un partenaire et lui répondre » (V+W)23, il atteint une
condition psychosomatique personnelle nécessaire à toute communication consciente
et créative. Cela dans la perspective d’une formation systématique, continue, voire
d’un véritable entraînement étalé sur trois ans au moins.
Faire l’expérience d’un chaos initial, d’une confusion – le sien et celui des autres – et
de son progressif éclaircissement, de sa structuration « de l’intérieur », est
extrêmement important pour la suite. En fait, il s’agit, dès le début, d’activer et de
favoriser la propension et le courage à l’expérimentation, à la recherche –
formulation d’hypothèses – et à l’extériorisation de ce qu’il y a de plus personnel,
d’individuel, d’authentique en chacun de nous. Afin que, dès le début, la tendance
souvent dominante à imiter, à reproduire des standards et des clichés ne prenne pas
le dessus.
Des exercices réguliers « en privé » constituent la partie organique et nécessaire de ce
qui se passe « sur place », de l’étude et de l’apprentissage en commun. Surtout, une
réflexion écrite régulière, dont le participant fait part au directeur et aux autres
étudiants, est la base de l’étude commune.
Le jeu dialogique comprend et ouvre sur plusieurs champs de recherches et sur
plusieurs voies et buts possibles. Mais il doit toujours être une affaire
authentiquement personnelle. La détermination de l’utilité du jeu dialogique, de ce
qu’il peut être et de ce qu’il est, de ce que l’on peut en attendre, dépend des
dispositions de chacun (par ex. la nature, la quantité et l’importance du talent).
23
Le duo comique Voskovec et Werich est couramment indiqué de cette manière.
262
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
263
Pour la plupart, il peut être et il est une voie de découverte de soi, de connaissance de
soi et d’acceptation de soi ; pour beaucoup une voie d’épanouissement personnel.
Cela dépend des dispositions, du talent et des intérêts de chacun.
Il peut être et il est, comme cela a déjà été dit, une formation à une condition
psychosomatique nécessaire à toute communication créative et donc une plus
profonde et plus précise empathie, une connaissance et une acceptation de l’autre,
pour la rencontre véritable.
Il peut être et il est l’expérience, la connaissance et l’étude des principes de l’œuvre
dramatique.
Il peut être et il est l’expérience, la connaissance et l’étude de l’improvisation.
Il peut être et il est une voie de connaissance et de compréhension, une incarnation
et une réalisation d’un certain appel, d’une question, d’un certain devoir, d’un texte.
Il peut être et il est, s’il est ainsi connu et compris, une voie ouverte et ouvrante, une
méthodologie de l’expérimentation, de la recherche et de la conscience, de l’acte de
remarquer et de trouver.
Cependant, il n’est pas une démarche, une « méthode », élaborée, définitive et avérée
qu’on pourrait prendre et utiliser comme une chose finie. Il n’est surtout pas une
technique.
La recherche et l’étude du jeu dialogique se poursuivent dans plusieurs directions.
Essentiellement à l’Institut pour la recherche et l’étude du jeu de l’acteur-auteur et
dans le Département de création d’auteur et de pédagogie à la DAMU à Prague.24 »
Grâce à la publication de Brno ainsi qu’aux actes du premier colloque sur ce sujet (Le jeu
dialogique, une question ouverte en 1997), il est possible d’expliciter plus en détail ce qu’est
le jeu dialogique. L’Institut pour la recherche et l’étude du jeu de l’acteur-auteur, par ses
recherches et ses publications, s’emploie à faire sortir cet exercice de sa confidentialité – pour
ne pas dire sa marginalité. Il n’en demeure pas moins que si le grand public connaît peu ou
prou Ivan Vyskočil grâce à ses rôles au cinéma et son œuvre littéraire, ces recherches sont
totalement inconnues du grand public. Plus étonnant, au sein même de la profession, une
opposition voire une suspicion reste de mise entre les tenants d’un théâtre classique (basé sur
la mise en scène d’un texte dramatique) et celui d’un théâtre alternatif.
Outres les réflexions d’Ivan Vyskočil, il existe deux types d’articles sur le « jeu
dialogique » : ceux qui analysent cet exercice de l’intérieur, le plus souvent écrits par les
assistants d’Ivan Vyskočil qui ont pratiqué cet exercice avant de l’enseigner. Le fait que les
24
Ivan Vyskočil a kol., Dialogické jednání s vnitřním partnerem, op. cit., p. 127-130.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
264
étudiants soient encouragés à écrire régulièrement leurs impressions leur permet d’avoir à
disposition un matériau qui relate leur évolution sur plusieurs années. Les articles analysant le
jeu dialogique sans une pratique sont plus rares. Parmi eux, l’article d’Alexej Pernica
« Regard extérieur sur le jeu dialogique en six étapes et trois parallèles anthropologiques pour
conclure25 » est particulièrement dense et pertinent. À partir de ses réflexions, nous pouvons
présenter le processus à l’œuvre dans le jeu dialogique ainsi :
0.
Moment de non-vérité (réaction instinctive de fuite, d’attaque ou de repli).
1.
Prise de conscience qu’il ne s’agit pas d’une situation-limite qui mettrait la vie en
danger, le comportement instinctivement n’est donc pas adéquat.
2.
Prise de conscience qu’il n’y a pas de modèle, de mode d’emploi pour surmonter le
moment de non-vérité. Ouverture à l’authenticité de l’être et à la créativité.
3.
Distanciation. Elle permet la recherche d’une réaction inédite à la situation de non-
vérité. Libération des différentes couches du Moi ludique.
4.
Développement d’un jeu dramatique ouvert.
Dans la situation initiale du jeu dialogique qu’Alexej Pernica appelle « moment de nonvérité » et que nous pourrions également appeler « point zéro », celui qui se jette « sur place »
se trouve confronté à la vacuité de l’espace, à la pression du champ de regard, à celle du
temps qui n’est pas structuré au départ. C’est un moment de non-vérité où l’individu se
retrouve seul avec lui-même mais aussi seul avec le monde extérieur. Il ne peut trouver appui
dans une fiction ou une situation préparée à l’avance, ni dans le recours à des accessoires. Il
ne peut s’adresser à ses collègues comme cela est établi dans les règles du jeu dialogique. Il
est absolument seul dans l’espace et le temps de l’existence. La seule aide, le seul support est
l’homme seul à soi-même. Donc la seule solution c’est d’être pour soi-même un partenaire.
Mais un partenaire rendu public. Avant que cela ne se produise, l’individu placé dans cette
situation est la plupart du temps tenté de réagir de manière instinctive : par la fuite,
l’agressivité ou le repli. Ces réactions sont commandées par notre « cerveau reptilien ». Elles
sont instinctives et ont pour but d’assurer la survie dans des situations extrêmes, dans les
« situations limites » où la vie et la mort sont en jeu. Mais il s’agit de réactions inadaptées
puisque la vie n’est pas menacée, il ne s’agit que d’un jeu dans lequel, de plus, l’homme s’est
librement engagé. Il faut donc dépasser ce moment de non-vérité et ce dépassement mène à
des solutions inédites, à un comportement créatif.
25
Alexej Pernica, « Nahlédnutí zvenku přihlížejícího v šesti zastaveních na dialogické jednaní a tři
antropologické paralely na závěr », Dialogické jednání s vnitřním partnerem, op. cit., p. 93-124.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
265
Le dépassement du moment de non-vérité se fait par le jeu. Les points 1, 2 et 3
s’entrelacent et amènent l’individu à prendre de la hauteur sur ce moment de non-vérité
initial. Si cela marche nous prenons conscience de nous-même dans l’état de la situation
donnée. Cela a pour corollaire l’abandon de la « représentation idéale » de nous-même. Donc
le point zéro ouvre à un être authentique. Une fois cette hauteur, cette distance prises, le jeu
dialogique comme jeu dramatique ouvert (improvisation pure) peut pleinement se développer.
La situation de non-vérité passe d’un « état » psychique à un « processus » psychique. Mais
un processus qui est en même temps une action dans la situation, c’est-à-dire un processus
articulé par les principes de base de la communication dramatique. Se produit alors une
activation de notre potentiel créatif qui est rendu public par le langage du théâtre. Parce qu’il
s’agit d’une communication dramatique, le participant se trouve dans un processus de
recherche de ses propres personnages. Ces personnages ont des bases anthropologiques mais
aussi celles de notre personnalité propre. Eva Slavíková, docteur en psychologie et
enseignante au Département de la création d’auteur et de pédagogie, a nommé ce processus en
ces termes :
« Si nous empruntions des concepts à la psychanalyse, à la psychologie analytique, à
l’analyse transactionnelle ou à la modélisation, alors le moi et le toi en nous
pourraient être l’Ego et le Super-ego de Freud, le Ça sur le plan conscientinconscient, le moi et le Moi de Jung dans les systèmes du conscient, de l’inconscient
individuel et de l’inconscient collectif, l’introverti et l’extraverti de Jung, l’adulte, le
parent, l’enfant de Berne, le « top dog » et l’« under dog » de Persl. Mais aussi MoiToi, Moi-Ça de Buber ou encore le Ying et le Yang. Pour nous, le petit et le grand, le
jeune et le vieux, l’intelligent et l’idiot, l’expérimenté et le débutant, Don Quichotte et
Sancho Pança, Laurel et Hardy, Pat et Patachon, etc.26 »
Ainsi, dans un même temps, naissent et le jeu et des personnages dramatiques concrets. La
pièce dramatique ouverte peut se développer. Si cela fonctionne, le participant arrive à donner
la voix à des pôles contraires, il devient de plus en plus ouvert envers soi-même et envers le
monde. Il devient un partenaire qui sait écouter, une personne ouverte à soi-même et à notre
être social.
26
Ibid., p. 58. « Poúžijeme-li pojmů z psychoanalýzy, analytické psychologie, transakční analýzy nebo tvarovců,
můžeme my a ti v nás být Freudovo Ego, Superego, Id v rovině vědomí-nevědomí, Jungovo já a vlastní bytostné
Já v systémech vědomí, osobního nevědomí a kolektivního nevědomí, Jungův extrovert a introvert, Bernův
dospělý, rodič, dítě, Perlsův "top dog", "under dog". Nebo také Buberovo Já-Ty, Já-Ono či jin-jang aj. Pro nás
malý-velký, mladší-starší, chytrý-hloupý, zkušený-nezkušený, Don Quijot a Sancho Panza, Laurel a Hardy, Pat a
Patachon apod. »
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
266
Le jeu dialogique se présente comme un exercice autonome, mais Ivan Vyskočil a
construit autour de cette discipline clé tout un programme. Les autres matières enseignées
dans son département ont toujours pour but d’amener l’étudiant à plus de créativité et
d’authenticité. Dans un article consacré aux nouvelles formations en Europe centrale et
orientale, Danièle Monmarte décrit le fonctionnement du département :
« Dans la chaire d’Écriture créative et pédagogie (12 enseignants), conçue par Ivan
Vyskočil (clown, auteur, animateur de cabaret et comédien), les élèves, admis sur
concours à un tour, apprennent “la communication sociale créative définissant l’acte
dialogique” (soit explorer sa propre voie, en tirer profit en écoutant sa petite voix
intérieure) pour produire “une communication plastique créative” (extérioriser ce qui
se joue en soi, écarter les inhibitions, les interdits). Une sorte de psychothérapie qui
place l’acteur dans un état d’inspiration permanente, permet de maintenir l’attention
du spectateur. Lors de séminaires, l’étudiant soumet un récit de sa propre
composition aux autres membres qui le commentent, puis il le réécrit selon son
inspiration ; ou bien, dans un espace vide, il fait une improvisation qui est un
monologue absurde ou apparenté à la commedia dell’arte ; il peut aussi interpréter
une saynète de sa composition.27 »
Cette description met l’accent sur ce qui est l’essence même de cet enseignement :
l’extériorisation de sa voix intérieure (ou plutôt ses voix) afin de trouver sa voie dans la vie (et
parfois dans l’art), et ce processus se fait par la création (jeu dialogique, écriture et
interprétation de textes). Concrètement, le Département propose un enseignement qui suit la
division LMD et le système de crédit. Les deux premières années (17 heures puis 21 heures
par semaine donnant accès à une licence) comprennent un enseignement pratique qui met
l’accent sur les disciplines psychosomatiques : éducation à la voix, au langage, au mouvement
et au jeu. Il s’agit de reprendre les choses à leurs bases et d’amener l’étudiant à se débarrasser
des clichés et des blocages qu’il a engrangés durant sa vie ou que la société lui propose.
Certes, toutes les formations de l’acteur proposent le travail sur la voix, le langage, le
mouvement et le jeu, mais la différence avec les autres écoles (à commencer par les sections
de la DAMU) réside dans la fin poursuivie. Il ne s’agit pas, pour Ivan Vyskočil, de former de
bons interprètes susceptibles d’intégrer les théâtres professionnels, mais, à travers le jeu, de
permettre l’éclosion de personnalités authentiquement créatives avec une forte capacité
d’empathie. Il ne s’agit pas de « psychothérapie » non plus, mais cet enseignement intègre
27
Danièle Monmarte, « Prague, Brno, Bratislava : des facultés interdisciplinaires de théâtre », Les Nouvelles
Formations de l’interprète. Théâtre, danse, cirque, marionnettes, CNRS Éditions, Paris, 2004, p. 115
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
267
explicitement « le développement personnel » comme condition sine qua non d’une créativité
authentique. D’ailleurs, le cursus comprend des cours de philosophie, de psychologie et
d’anthropologie culturelle. Si les disciplines psychosomatiques occupent, en termes de
volume horaire, la première place (peut-être parce que la plupart des étudiants ont déjà suivi
un cursus universitaire ou artistique avant d’intégrer cette formation), ces études théoriques
sont considérées comme nécessaires et complémentaires. L’intellect n’est donc pas rejeté,
comme cela arrive dans nombre de formations artistiques. À cela s’ajoutent des discussions
entre professeurs et élèves autour des notes qu’ils sont amenés à prendre régulièrement sur
leurs expériences des matières enseignées. La spécificité de cet enseignement est donc une
oscillation entre le général et le concret, entre l’étude des différentes disciplines et l’étude de
soi, car tout part du corps et de la personnalité de l’étudiant. Si le processus créatif est
privilégié par rapport à la production dès la première année, les étudiants sont néanmoins
encouragés à écrire puis à lire ou à jouer devant un public leur propre texte, un peu à la
manière des text-appeals des années cinquante ou du Non-théâtre d’Ivan Vyskočil. Intéressant
est de ce point de vue le rapport entre le jeu dialogique et l’écriture. Selon Michal Čunderle,
ancien élève de Vyskočil devenu un des enseignants du département, si le jeu dialogique est
une « discipline initiale » de la formation, l’écriture peut être considérée comme « une
discipline finale ». Le plus souvent les textes écrits par les étudiants, au-delà de leur genre,
reprennent et développent des thèmes et des procédés apparus lors du jeu dialogique. Depuis
2002, le département édite d’ailleurs la revue Řečiště28, faite pour et par les étudiants. Reste à
relever le fort accent mis sur la transmission et la pédagogie. Comme on peut le constater,
l’enseignement est fortement influencé par l’expérience pluridisciplinaire d’Ivan Vyskočil, il
y a dans la création de ce département à la DAMU la volonté de transmettre non pas des
acquis mais une expérience qui, comme cela est caractéristique d’Ivan Vyskočil, est toujours
en mouvement, en recherche, d’où la création d’un Institut de recherche au sein de ce
département. Mais cette volonté de transmission va plus loin, puisque Ivan Vyskočil tente de
plus en plus de s’effacer du fonctionnement de ce département en formant des assistants à qui
il confie des heures de cours. La question de la pérennité de son école après sa disparition est
évidemment en jeu. Depuis 2004, la direction du département a été confiée à Přemysl Rút, à la
fois pianiste, chansonnier, auteur dramatique. De plus, comme cela est inscrit dans le titre
même du département avec le substantif « pédagogie », l’accent est mis sur le développement
des capacités pédagogiques des élèves. Cela concerne plus particulièrement les étudiants de
28
Le nom de cette revue repose sur un jeu de mot : la traduction littérale de řečiště est « lit d’une rivière » mais
utilisé dans ce contexte, il y a une association d’idée évidente avec « řeč », « le langage ».
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
268
Master ou de Doctorat. Enfin, le jeu dialogique est une discipline ouverte aux étudiants
d’autres cursus, des séances en anglais ont également vu le jour.
Ébauche d’une comparaison entre Jerzy Grotowski et Ivan Vyskočil
Les impulsions qu’Ivan Vyskočil donna sont si nombreuses qu’on a peine à toutes les
dénombrer : il fut le premier à créer un théâtre de l’absurde tchèque, à proposer des
expériences relevant du happening, à faire peser sur la littérature et le langage « l’ère du
soupçon ». Grand « attiseur », il a initié à La Redoute, puis développé pendant trente ans un
programme qui a mené le monde théâtral vers des voies inconnues ou peu empruntées jusquelà. Il a aussi donné les impulsions pour trouver les moyens d’expression qui n’ont été utilisés
qu’en partie par l’avant-garde ou qui étaient complètement nouveaux. En effet, il est le plus
important et le plus conséquent représentant du « théâtre alternatif » né dans les années
soixante. L’expression « théâtre alternatif » est moins usitée en France que dans les pays
Tchèques ou en Pologne, le chercheur Jan Roubal en a défini ainsi la quintessence :
l’alternative réside surtout dans la tendance à rechercher le sens et la fonction du théâtre dans
l’art, la culture et la vie. Les questions ne concernent donc pas seulement le « quoi » et le
« comment » – en d’autres termes, l’innovation artistique n’est pas un but en soi – mais elles
portent sur le « pourquoi », « à partir de quelles impulsions », « pour qui », « pour quoi
faire », « si vraiment » et « si seulement le théâtre »29. Dans le contexte tchèque des années
soixante, cette recherche de nouvelles voies a été fortement limitée par la proximité du
politique mais aussi par les habitudes des hommes de théâtre et du public [voir chapitre 3].
Elle apparaît pourtant comme le trait le plus marquant de cette décennie. Ainsi, le
théâtrologue polonais Kazimierz Braun parle de « seconde réforme théâtrale du XXe siècle »,
la première ayant eu lieu au début de ce siècle. En Europe et aux États-Unis, on assiste à une
multiplication de « théâtres alternatifs » dans les années soixante et soixante-dix qui coïncide
avec des mouvements contestataires. L’accent est mis davantage sur l’étique que sur
l’esthétique, les tentatives les plus radicales conçoivent le théâtre comme une manière de
vivre autre, ce qui mena à la création de communautés vivant en marge de la société. Théâtre
et utopie (étymologiquement « non-lieu ») se confondent alors.
Si dans le contexte tchèque Ivan Vyskočil apparaît comme un cas à part, comme une
personnalité inclassable, il est intéressant alors de remettre ses activités – y compris le « jeu
dialogique » – dans un contexte international. Et cette remise en contexte s’exprime le mieux
29
Jan Roubal, « Dvě alternativní tendence Nedivadla Ivana Vyskočila », Hra školou, Éditions Studio Ypsilon,
Prague, 2001, p. 159-160.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
269
par une comparaison avec le Polonais Jerzy Grotowski, autre figure majeure du théâtre
alternatif et autre grand pédagogue des années soixante. Évidemment cette comparaison est
une gageure, elle nécessiterait un chapitre entier et il ne peut être question ici que d’esquisser
les grands points de convergence et de divergence entre les deux créateurs afin de mettre à
l’épreuve l’originalité d’Ivan Vyskočil. Mais cette comparaison mérite d’être tentée car Jerzy
Grotowski est celui qui, dans les années soixante, a proposé la réforme la plus radicale de l’art
de l’acteur, c’est-à-dire l’objet même des recherches d’Ivan Vyskočil. Rappelons rapidement
le parcours de Grotowski. L’activité de ce grand réformateur du théâtre de la seconde moitié
du XXe siècle se divise en deux périodes : de 1959 à 1969 et de 1970 à 1984. En 1959, il est
nommé directeur du Teatr 13 Rzędów (« Théâtre des 13 Rangs ») à Opole. Il le transforme
rapidement en un atelier de recherches de méthodes nouvelles concernant le jeu de l’acteur et
la mise en scène. En 1962, il ajoute au nom de son théâtre un nouveau terme, Laboratorium,
et en 1965 il déménage avec son groupe à Wrocław. Tant à Opole qu’à Wrocław, il dirige les
exercices et participe aux expériences des acteurs, tout en préparant les spectacles, étroitement
tributaires de ces mêmes exercices. Durant la première période de son activité, il acquiert une
grande renommée grâce aux spectacles présentés dans les festivals internationaux. Ses
créations sont alors à l’avant-garde des expériences d’un art théâtral libéré de la domination
de la littérature, de la scène à l’italienne et de la séparation acteur-spectateur. Sa grande idée :
opposer à la richesse des moyens visuels utilisés par les metteurs en scène de l’époque le
concept de « théâtre pauvre ». Il recherche le renouveau du théâtre dans la transformation et
l’enrichissement du jeu de l’acteur. Avec sa troupe, il aspire à élaborer une « méthode
d’acteur » à l’instar de celles de Jacques Copeau ou de Juliusz Osterwa dans l’entre-deuxguerres, et bien sûr de Konstantin Stanislavski. Outre le « système Stanislavski », il s’inspire
également de la biomécanique de Vsevolod Meyerhold. Les recherches d’une nouvelle
méthode d’acteur le conduisent à proposer une innovation radicale dans les domaines
physique (maîtrise du corps et de la voix) et psychique qui s’inspire de la tradition théâtrale de
l’Extrême-Orient. Il fait trois voyages en Asie (Asie centrale en 1956, Chine en 1962 et Inde
en 1970). Au retour du troisième voyage, il abandonne la mise en scène pour ce consacrer
entièrement à des expériences et à des recherches sur l’alliance de l’anthropologie et de la
création dramatique, qu’il baptise tour à tour Special Projects, Rencontres de travail,
Initiatives, Acting Therapy. En 1979, il crée un groupe international le, Teatr Źródeł,
(« Théâtre des Sources »). En 1981, il quitte la Pologne pour les États-Unis, puis s’installe
définitivement en Italie où il travaille jusqu’en 1984, date de la dissolution officielle du
théâtre Laboratoire.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
270
Grotowski comme Ivan Vyskočil sont des sourciers, la même recherche sur ce qui
fonde l’essence du théâtre les anime. Le « théâtre pauvre » comme le « non-théâtre » se
concentrent uniquement sur la relation acteur-spectateur et sur l’art de l’acteur. Il se détourne
ainsi du théâtre conçu comme synthèse des autres arts (l’« œuvre d’art totale » wagnérienne),
contre l’utilisation de nouvelles technologies en vogue à l’époque. Cette recherche de ce que
le théâtre a d’essentiel est à mettre en rapport avec, à la fois, la crise théâtrale et la crise de la
civilisation dont beaucoup font le diagnostic. Ivan Vyskočil pense que la civilisation
technique et industrielle a conduit l’homme à une perte d’authenticité, il est de plus menacé
par un rapport de consommation. Déjà dans Auto-stop, il montrait l’homme réifié en voiture.
Tous deux prônent donc le dépouillement, le vide, Grotowski emprunte aux mystiques le
terme de via negativa. Cette voie négative, inscrite dans leurs concepts clés (théâtre pauvre,
Non-théâtre) s’est reflétée dans leurs spectacles, dans le choix des lieux et surtout dans les
formations de l’acteur qu’ils ont inventées. Le concept d’« espace vide » de Peter Brook
témoigne d’un même projet. Il s’agit toujours de re-trouver une authenticité de l’expression
(voix, mouvement, parole) en éliminant les clichés, en faisant tomber les masques. Cette voie
du dépouillement se veut à l’opposé des techniques de formation habituelles
Jerzy Grotowski oppose ainsi « l’acteur saint » à « l’acteur prostitué » qui accumule.
Contrairement à la tradition européenne, fondée sur l’accumulation, le vide est donc valorisé
par les deux hommes de théâtre. Il s’agit aussi d’aller au dépouillement, de trouver ce qu’il y a
d’essentiel et de personnel en chacun. Ce dépouillement passe par un training physique
intense chez Grotowski ; le jeu dialogique et son moment initial de non-vérité est un exemple
typique d’exercice utilisant le vide. Grotowski a pratiqué la même chose, mais en faisant
appel aux techniques orientales du vide. Grotowski comme Vyskočil privilégient le petit
théâtre qui permet le rapport le plus proche entre l’acteur et le spectateur. Jerzy Grotowski
parle de l’idéal « d’un théâtre de chambre », et il n’est pas anodin de rappeler que son
parcours d’homme de théâtre commence par la direction du Théâtre des 13 Rangs, théâtre issu
d’un mouvement spontané de création de petits théâtres nés dans les années cinquante en
Pologne. Ce mouvement est évidemment à rapprocher du mouvement des petits théâtres de
Prague, dont Vyskočil fut à la même époque l’attiseur. Cependant, la recherche de contact
maximum entre spectateur et acteur ne passe pas chez Ivan Vyskočil par l’invention de
nouveaux dispositifs scéniques, il garde la frontalité, contrairement à Grotowski. Pour les
avant-gardes des années soixante, il s’agissait de restaurer la valeur magique du verbe.
Cependant, la place du verbe dessine une différence fondamentale entre les deux hommes.
Très schématiquement, l’un est davantage du côté d’un théâtre verbal, l’autre d’un théâtre
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
271
visuel. Chez le metteur en scène polonais, les mots ne constituent pas l’essence du théâtre.
C’est pourquoi il a pu être qualifié de « théâtre physique », L’art de Cieślak a emmené les
productions de Grotowski à la limite du « théâtre-danse ». Tandis qu’Ivan Vyskočil, acteurauteur, valorise le texte dans sa pratique comme dans son enseignement. Peut-être qu’il faut y
voir une réaction au milieu tchèque où le verbe n’a pas été privilégié, son pouvoir a au
contraire été dévalué à l’époque du communisme [voir chapitre 4, les motivations de Karel
Kraus]. On peut cependant dire que, contrairement à Grotowski, la recherche des sources du
théâtre mène Ivan Vyskočil au drama né avec la civilisation grecque. Dans la pratique du
« jeu dialogique », il s’agit bien du chemin inverse des formations habituelles de l’acteur. Ce
qui est préconisé, c’est le jeu pour aller au texte.
L’interdisciplinarité et la trans-culturalité, tels furent les deux mots d’ordre des
recherches des années soixante et soixante-dix. L’interdisciplinarité entre théâtre et sciences
humaines est présente chez les deux hommes. Nombreuses sont leurs inspirations communes :
Jung, Roy Hart que tous deux on rencontré, l’accent mis sur la relation fondamentale JE-TU
inspirée des textes de Buber, etc. Cependant, l’activité d’Ivan Vyskočil, par son métier même,
si situe davantage du côté de l’interdisciplinarité théâtre-pyschologie, tandis que celle de
Grotowski est orientée vers la relation théâtre-anthropologie. Les grands mythes et les rituels
du monde entier alimentent les mises en scène puis les recherches de Grotowski. De là
découle une grande différence entre les deux hommes, contrairement à Grotowski il n’y a
aucune trace de recherches trans-culturelles chez Vyskočil. En effet, la grande inspiration de
Jerzy Grotowski pour la formation de l’acteur fut la spiritualité orientale, qui passe par les
exercices physiques. Cette découverte de l’Orient est d’ailleurs un des traits les plus
caractéristiques des années soixante. Chez Cage comme chez d’autres artistes, c’est la
rencontre avec l’Orient qui a déclenché une créativité infinie, en stimulant un nouveau champ
de vision et de réflexion. Dans le Tao et le Yi-king, l’art est une gnose, une voie pour
atteindre la connaissance. Si la plupart des grands réformateurs des années soixante,
Grotowski mais également Peter Brook, le Living Theater, Eugenio Barba, ont cherché un
renouvellement du langage théâtral dans les contrées lointaines, dans les exercices et les rites
toujours en vigueur, Vyskočil ne puise que dans la culture tchèque et européenne. Ainsi, dans
la formation qu’il a créée à la DAMU, il confie le travail de la voix à un professeur d’art
lyrique. Son attention au texte le ramène aux origines du théâtre dramatique. Bien qu’il n’y
fasse jamais allusion, un horizon transcendantal n’est pourtant pas absent de ses démarches,
mais là encore ses sources sont essentiellement européennes. Les Exercices spirituels
d’Ignace de Loyola, et non les pratiques orientales, sont une des inspirations du jeu
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
272
dialogique30. Dans le travail de Vyskočil, catholique pratiquant, la présence d’une dimension
métaphysique demeure un point rarement évoqué (Eva Stehlíková et Zdeněk Hořínek parlent
sobrement de la « fonction noétique » de son théâtre). Il est vrai qu’il n’y fait lui-même
référence qu’en privé, et encore signale-t-il que le point de dialogisme ultime où les contraires
s’abolissent peut être approché aussi bien de manière religieuse que de manière philosophique
et athée31. Il est intéressant de prendre en compte cela lors d’une comparaison avec
Grotowski, dont l’activité est saturée de références religieuses, à la fois chrétiennes et
orientales. Dans les réserves de l’un et les proclamations de l’autre, il est difficile de ne pas
entrevoir un rapport différencié aux faits religieux typiquement tchèque et typiquement
polonais. Néanmoins, pour tous deux, le théâtre apparaît, en dernière analyse, comme une
gnose. Grotowski a exprimé cela par la célèbre métaphore du véhicule : « Le théâtre et le jeu
de l’acteur sont pour nous une espèce de véhicule qui nous permet de nous accomplir.32»
Vyskočil déclare quant à lui : « En somme, j’ai toujours considéré le théâtre comme un des
plus essentiels moyens de connaissance de l’homme par lui-même. Il n’existe pas de moyen
plus essentiel et peut-être n’en existe-t-il aucun autre !33 »
Si Vyskočil est moins tourné vers l’anthropologie, son jeu dialogique peut néanmoins
être étudié sous l’angle de cette discipline ; Alexej Pernica rapproche ainsi le jeu dialogique
du rituel initiatique, qui implique toujours une situation-limite. « Le jeu dramatique ouvert est
une des (plus anciennes) variantes de cette très ancienne structure (de rituel initiatique). Mais
le jeu dialogique en forme l’une des dernières variantes culturelles. Il a donc des racines très
vénérables et très puissantes.34 »
Le grand point de divergence entre Ivan Vyskočil et Jerzy Grotowski est le
radicalisme. Il y a en effet, dans l’entreprise de la première période de Jerzy Grotowski, un
parti pris radical : ainsi le travail et la vie des membres du Théâtre Laboratoire de Grotowski
furent-ils semblables à la vie monastique, et en cela ils renouaient avec la Reduta d’Osterwa,
une troupe polonaise de l’entre-deux-guerres. Dans ses écrits et ses réalisations, Grotowski
compare le jeu de « l’acteur saint » au martyre du Christ, son théâtre se veut élitiste. Sa
30
Pour une réflexion générale sur les liens entre les Exercices spirituels et l’art de l’acteur voir : Zdeněk
Hořínek, Duchovní dimenze divadla, aneb, Vertikální přesahy, Pražská scéna, Prague, 2004, p. 30-37.
31
Entretien avec Ivan Vyskočil, Prague, 2004.
32
Jerzy Grotowski, « Exposé des principes » (texte de 1965), Vers un théâtre pauvre, La Cité, Lausanne, 1971,
p. 219.
33
Josef Herman (éd.), Vy si mne s někým pletete... aneb Z besed na filosofické fakultě, Divadelní ústav, Prague,
1994, p. 129. « Já jsem v podstatě divadlo vždycky vyznával jako jeden z nejpodstatnějších prostředků
sebepoznání člověka. Neexistuje podstatnější prostředek a možná není vůbec žádný jiný prostředek! »
34
Alexej Pernica, « Nahlédnutí zvenku přihlížejícího v šesti zastaveních na dialogické jednaní a tři
antropologické paralely na závěr », Dialogické jednání s vnitřním partnerem, op. cit., p. 120.
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
273
réforme vise à changer non seulement l’acteur mais aussi le public : le spectacle est toujours
« confrontation » entre l’acteur, qui par son sacrifice doit amener le public à une auto-analyse.
Ces conceptions sont très éloignées de Vyskočil dont l’action théâtrale fut « un appel »
adressé au public puis une intégration des réactions du public dans le jeu ouvert développé sur
scène. À la confrontation, Vyskočil oppose la rencontre libre, au sacrifice de l’acteur le
paradigme du jeu ; au martyre la joie et l’humour éprouvés en commun. Dans son
encyclopédie des arts du spectacle, Giovanni Lista avait noté que le théâtre de Jerzy
Grotowski manquait d’humour, or c’est exactement l’inverse chez Vyskočil. Ainsi, Michal
Čunderle conclut-il son étude du Non-théâtre en disant qu’il s’agit en quelque sorte d’une
variante tchèque du théâtre pauvre, mais où « une pauvreté gaie » et le joyeux ressenti
l’emportent sur « l’ascèse vertueuse », les palabres ludiques sur le message grandiloquent, et
surtout où tout est centré sur la rencontre libre et authentique35. Une même divergence
apparaît dans leur manière d’enseigner. À la soumission a-critique au maître (l’un des
éléments de l’enseignement de Jerzy Grotowski était le refus de l’intellect de l’acteur), le parti
pris de Vyskočil, revenant là encore aux sources de la culture européenne, est socratique, il
passe par le dialogue entre maître et élèves. Ivan Vyskočil reconnaît l’identification du théâtre
et de la vie comme une expérimentation mais en aucun cas comme une alternative à la société
ou comme une solution individuelle au traumatisme du temps. Comme le remarque Jan
Roubal en parlant de tentatives radicales tchèques (en cela plus proches de Grotowski) :
« Il semblerait qu’Ivan Vyskočil ait été protégé de ces essais radicaux par sa
qualification de psychologue mais aussi par la nature de son talent théâtral et littéraire
dans lequel l’humour ironique et intellectuel ainsi que le sens pour l’absurde ont
toujours assuré une distance par rapport aux radicalismes et alternatives anarchiques
de la génération contestatrice des années soixante et soixante-dix.36 »
Dans cette opposition entre radicalisme et mesure, il est difficile de distinguer ce qui relève de
la personnalité de chacun des deux hommes, d’une conception différente de l’art, et ce qui
relève de différences culturelles entre la Pologne et les pays Tchèques. Toujours est-il que ce
radicalisme amena Grotowski à abandonner le théâtre, tandis qu’Ivan Vyskočil maintient la
pratique et l’enseignement théâtral avec la conscience qu’il aide à vivre. La plupart des
35
Michal Čunderle, « Ivan Vyskočil – Cesty ke hře », Hra školou, op. cit., p. 108.
Jan Roubal, « Dvě alternativní tendence Nedivadla Ivana Vyskočila », Hra školou, Éditions Studio Ypsilon,
Prague, 2001, p. 190. « Zdá se, že před obdobnými radikálně pojímanými pokusy byl Vyskočil chráněn nejen
svou kvalifikací psychologa, ale také založením svého divadelního a literárního talentu a naturelu, v němž
ironicky hravý a intelektuální humor i smysl pro absurditu zajišťoval dostatečný odstup od často rigidně
laděného radikalismu i společenského anarchismu alternativních souborů kontestující generace šedesátých a
počátku sedmdesátých let. »
36
Chapitre 8 : Ivan Vyskočil, l’homme dialogique
274
expériences alternatives mondiales s’épuisèrent aux cours de la décennie quatre-vingt. Ainsi,
Georges Banu parlait de « l’effritement d’une utopie » :
« En dépit de la lumineuse aura qui entourait la voie du vide, ce qui en reste
aujourd’hui semble n’être plus que le vestige d’un projet trop orgueilleux. Ceux qui
ont emprunté cette route se trouvent soit au-delà du théâtre comme Grotowski ou le
Living, soit en deçà de leurs anciennes contestations, comme Chaikin lorsqu’il
travaille périodiquement en tant que comédien. Seul Brook persévère. Si cette
recherche reste un moment important de l’histoire du spectacle actuel, elle ne s’est
pas vraiment constituée en nouvel enseignement. Alors que le système stanislavskien
a, plus ou moins, marqué la formation du comédien des soixante dernières années,
alors que les principes de Meyerhold ou de Brecht ont été incorporés presque partout
dans l’enseignement, que l’improvisation s’est imposée comme technique essentielle
que chaque comédien doit posséder, la quête de la vacuité, elle, donne de plus en plus
souvent l’impression de suivre un sentier qui conduit au désert où progressivement
on s’enfonce… dans le sable, le silence, l’oubli.37 »
Passé-Présent
La pérennité de l’enseignement et des recherches d’Ivan Vyskočil – et donc du legs des
années soixante – demeure une question ouverte. De nos jours, d’après ce que nous avons pu
observer à la DAMU, la formation d’Ivan Vyskočil suscite un grand enthousiasme auprès des
étudiants, du moins de ceux qui en trouvent le chemin, tout en restant marginale au sein de
l’enseignement d’art dramatique. Dans l’avenir, les assistants formés par Ivan Vyskočil
sauront-ils faire fructifier les enseignements du maître ? Est-ce même faisable ? Pour en avoir
rencontré quelques-uns, nous pouvons témoigner qu’il y a parmi eux des personnalités
intéressantes, talentueuses et venant d’horizons très divers. Malgré cela une séance de « jeu
dialogique » réalisé sans la présence d’Ivan Vyskočil est loin d’avoir le même impact et la
même ambiance. Qu’il le veuille ou non, Ivan Vyskočil est une sorte de gourou, sa présence et
son charisme magnétiques continuent à attiser tous ceux qui se trouvent à proximité.
37
Georges Banu, Le Théâtre, sorties de secours, Éditions Aubier, Paris, 1984, p. 150-151.
Chapitre 9
Danse autour de Franz Kafka
« Après la conférence Franz Kafka de 1963, pour un temps, la culture
pouvait presque tout se permettre.1 »
Alexej Kusák
« Ayant, pour forger une expression, forgé celle du ‘théâtre de l’absurde’,
je ne sais jamais, quand je la vois évoquée dans un journal ou un livre, si
je dois en être fier ou me voiler la face de honte ; car, ce que je regardais
comme un concept générique, une hypothèse de travail, permettant de
comprendre un grand nombre de phénomènes très variés et très difficiles
à saisir, est devenu pour beaucoup de gens, y compris pour les critiques
dramatiques, une réalité aussi concrète et spécifique qu’une marque de
lessive.2 »
Martin Esslin
En mai 1963, au château de Liblice, se tint une conférence internationale qui entérina
la déstalinisation et annonça une nouvelle ère : le colloque Franz Kafka. Fustigés depuis 1948
comme décadents et bourgeois, ses livres n’avaient pas droit de cité dans le climat optimiste
de la littérature socialiste ; ils faisaient entrevoir un monde étrange où l’homme était
déshumanisé et broyé par des rouages dont il ignorait tout. Son œuvre résonnait avec une crise
du langage et de l’identité humaine. Mais la référence à Kafka avait un sens nécessairement
politique dans un régime où culture et vision de la société sont étroitement liées. Les débats
sur la réhabilitation de l’œuvre de Franz Kafka furent d’ailleurs attisés par ceux du IIIe
Congrès des écrivains tchécoslovaques qui se tint quelques semaines auparavant. Les artistes
demandèrent alors la réhabilitation des personnalités condamnées faisant ainsi le procès des
grands procès des années cinquante. Selon Pavel Tigrid : « Le IIIe Congrès fut la préfiguration
de la réunion plus agitée que les écrivains tchécoslovaques tinrent en 1967. La plupart des
arguments et des critiques furent repris sous une forme plus violente cinq ans après. » Si le
régime stalinien avait pu survivre à la première vague de déstalinisation en 1956, il succombe
1
2
Alexej Kusák, op. cit., p. 9. « Po kafkovské konferenci v roce 1963 bylo načas v kutuře takřka vše dovoleno. »
Martin Esslin, Au-delà de l’absurde, Buchet/Chastel, Paris, 1970, p. 259
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
276
à cette seconde vague. Le colloque Kafka eut des répercussions énormes sur le plan culturel,
politique et philosophique. C’est d’ailleurs en rapportant les débats houleux de cette
conférence que Roger Garaudy employa le premier l’expression « printemps de Prague »
terme que l’historiographie occidentale ne retint que pour parler de l’année 68. Cette
expression révèle pourtant à quel point le monde culturel tchèque était en train de changer.
D’ailleurs, le colloque Kafka semble contagieux. En 1963, d’autres symposiums littéraires se
tiennent un peu partout en Tchécoslovaquie. Comme si les langues et les pensées se déliaient
enfin. À partir de 1963, l’histoire, la sociologie, la philosophie, la cybernétique, l’économie,
le droit, la critique littéraire, les recherches pluridisciplinaires et bien sûr le théâtre reprennent
leur autonomie par rapport à la toute-puissance de l’idéologie. Mais l’année 1963, c’est aussi
celle de la publication de La Dialectique du concret de Karel Kosík, ce livre, achevé depuis
1961, renouvelle la pensée marxiste et devint un « best-seller » mondial.
Le germaniste Alexej Kusák, qui fut l’un des organisateurs de la conférence de
Liblice, a joliment appelé « Danse autour de Kafka » le livre qui retrace la préparation et le
déroulement de cette conférence3. Et c’est bien l’image d’une danse, d’un tourbillonnement
qui s’impose dans les témoignages des artistes qui participèrent à ce mouvement. Ils avaient le
sentiment grisant de participer à un « processus accéléré d’échange entre l’art et l’époque »4.
Cela leur sera contesté plus tard. L’analyse de Petr Pithart est sévère à ce sujet5 ; les
déclarations de Václav Klaus le seront encore plus6. Une chose est certaine : pour les arts du
spectacle la conférence sur Franz Kafka marque bien le début du « printemps théâtral » (19631967) : quatre années d’efflorescence artistique qui firent dire au plus influent critique de
l’époque, le Britannique Kenneth Tynan, que Prague était devenue la capitale mondiale du
théâtre7. C’est durant cette période que voient le jour les spectacles clés des grandes scènes
institutionnelles qui sont autant d’aboutissements de la période précédente. Par ailleurs, après
1963, deux nouvelles orientations qui avaient été préparées par les théâtres de petites formes
apparaissent clairement : d’une part, le décentrement artistique des grandes scènes
institutionnelles vers les petits théâtres ; d’autre part, l’irruption de la dramaturgie de
l’absurde qui devint le tremplin pour une virulente contestation politique. En effet, réintégrer
l’auteur juif allemand de Prague au sein de la littérature nationale, c’était ouvrir la boîte de
3
Alexej Kusák, Tance kolem Kafky: liblická konference 1963 - vzpomínky a dokumenty po 40 letech, Akropolis,
Prague, 2003.
4
Václav Havel, « À la recherche d’un second souffle », Cahiers de l’Est, no 12-13, 1978, p. 30.
5
Petr Pithart, Osmašedesátý, Rozmluvy, Prague, 1990.
6
Václav Kraus, « Na okraj výročí Franze Kafky », Lidové Noviny, 30.05.1994.
7
Kenneth Tynan, « The Theatre Abroad: Prague. », The New Yorker, 1er avril 1967, p. 99-122.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
277
Pandore. Pour un bref instant, le surréalisme refait surface8 tandis que les dramaturges de
l’absurde, tchèques ou étrangers, s’immiscent sur les scènes. Ainsi au milieu des années
soixante, aucune scène grande ou petite, aucun auteur qu’il le veuille ou non n’échappe
complètement à l’attraction du théâtre de l’absurde. Pour ce qui est de l’écriture dramatique,
Paul Trensky parle d’une « explosion » du théâtre de l’absurde entre 1963 et 1966 et dont les
principaux représentants furent Havel, Smoček, Klíma, Uhde et Karvaš. Les études de
répertoire attestent la prévalence des pièces de ce type dans les théâtres tchèques à partir de
1965, parmi les auteurs occidentaux, Ionesco et Dürrenmatt sont ceux qui eurent le plus grand
impact sur les auteurs tchèques.
Dans ce chapitre nous nous attacherons, donc, à étudier les deux caractéristiques
majeures de cette seconde phase du re-nouveau théâtral : la naissance de petites scènes ainsi
que le genre de l’absurde. Cela nous amènera à mettre en avant le Théâtre sur la Balustrade
qui les concentre à lui seul : sous la direction de Jan Grossman, ce petit théâtre devint le foyer
de l’absurde en Tchécoslovaquie. Cela nous amènera également à dresser l’état des recherches
sur le théâtre de l’absurde en Europe centrale et à proposer quelques pistes pour le
renouvellement de ce qui fut, dès le départ, un thème de littérature dramatique comparée.
Les petits théâtres : diversification et épanouissement esthétiques
Si nous étudions les numéros thématiques de la revue Divadlo parus après la
conférence de Kafka, nous nous rendons compte une fois de plus que cette revue reflète les
évolutions en cours. En effet, le numéro de juillet 1963 est consacré aux « petites scènes » et
celui d’octobre 1963 au « théâtre de l’absurdité ». Viennent ensuite les numéros de mai et
septembre 1964 portant respectivement sur Dürrenmatt et sur Franz Kafka. Le ton est donné.
Le printemps théâtral sera celui du grotesque fantastique et des paradoxes « dürrenmattiens ».
Cela ne veut pas dire que tous les auteurs de l’absurde étaient inconnus avant la conférence de
Kafka. Ionesco et surtout Dürrenmatt était connus avant. Ainsi, les principales pièces de
Ionesco furent éditées en 1959 tandis que Karel Kraus voulait monter au Théâtre national La
Visite de la vieille dame dès 1958, soit deux ans après sa création à Zurich, mais la censure
s’y opposa et c’est Jan Werich qui mit en scène cette pièce au théâtre ABC en 1959.
Signalons également que cette entrée en scène, théorique et artistique, a été dynamisée par les
Polonais qui ont eu accès plus facilement à la littérature occidentale que les Tchèques. Mais la
8
En 1964, l’exposition des œuvres plastiques surréalistes des années 1930-50 organisée à Hluboká sous la
direction de Věra Linhartová et František Šmejkal a été rapidement interdite. Il en fut de même pour l’œuvre de
Jiří Kolář, l’un des plus important représentant du groupe surréaliste.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
278
revue Divadlo est un très bon baromètre qui permet de voir les tendances dominantes du
théâtre tchèque. C’est encore elle qui publia pour la première fois en décembre 1963 deux
pièces de Sławomir Mrożek.
Revenons au numéro thématique de juillet 1963, le troisième depuis la création de la
revue, il est spécial à bien des égards. D’une part, parce qu’il analyse avec force de détails
l’importance des « théâtres de petites formes » pour la vie culturelle du pays, d’autre part,
parce que sur les quatre plus importants articles qui se penchent sur ce phénomène, trois sont
signés de la main de critiques et de Dramaturgen qui sont déjà ou qui seront bientôt, les
directeurs des trois petits théâtres pragois : Jan Grossman qui depuis la saison 1961-1962
dirige le Théâtre sur la Balustrade, mais qui n’a pas encore mis en pratique son programme ;
Jaroslav Vostrý, futur fondateur du Činoherní klub (« Club dramatique ») et Karel Kraus,
dramaturg d’Otomar Krejča et fondateur en 1965 du théâtre Za branou. Leurs analysent
engagent leur action.
L’article « Svět malého divadla » (« Le monde du petit théâtre ») de Jan Grossman est
le plus général, les conclusions qu’il tire du mouvement des théâtres de petites formes
pourraient être reprises par tous les petits théâtres. Il replace d’abord le mouvement des petites
formes dans « l’évolution du rythme de toute la culture théâtrale tchèque » avant d’élargir sa
pensée à la mécanisation de l’homme moderne. En des pages brillantes, il revient sur
l’évolution du théâtre tchèque depuis 1948. D’abord sur le réalisme socialiste caractérisé par
son schématisme et sur les raisons du divorce entre le spectateur et le théâtre dans les années
cinquante. Puis, il dresse un état des lieux du théâtre tchèque à la fin du monopole du réalisme
socialiste. Il rapproche cette période qui, avec ses écueils, s’est ouverte artificiellement aux
influences étrangères, de celle du cosmopolitisme du XIXe siècle. Mais surtout, le théâtre
institutionnel, même débarrassé du réalisme socialiste et malgré les réformes entreprises,
peine, selon lui, à trouver un langage pour parler des problèmes existentiels contemporains.
« L’époque du réalisme monopolisé et l’époque qui l’a suivie sont de toute évidence
opposées. Pourtant, elles avaient un dénominateur commun : le manque de
contemporanéité, de cette contemporanéité que toutes les deux proclamaient. La
contemporanéité n’était le plus souvent que feinte : comme contemporanéité d’une
abstraction politique dans un cas, dans l’autre sous l’aspect d’une dynamique d’un
tempérament du “rythme de la vie moderne”, d’une attractivité de surface.9 »
9
Jan Grossman, « Svět malého divadla », Analýzy, Československý spisovatel, Prague, 1991, p. 291 « Období
monopolizovaného realismu a období po něm následující jsou zevně protikladná. Přesto měla jeden
společný znak: nedostatek konkrétní současnosti, té současnosti, kterou obě období hlásala.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
279
En parlant de « contemporanéité d’une abstraction politique » et « d’un tempérament
du “rythme de la vie moderne” », Jan Grossman songe, sans les nommer, au Théâtre national
sous la direction d’Otomar Krejča et au Théâtre Mahen de Brno. Il voit la raison de ce qu’il
juge comme étant une attractivité superficielle dans le « rythme de l’évolution » de toute la
vie culturelle depuis 1956.
« Sa force motrice a été plutôt des réactions, et non une maturation organique, le
combat et le dépassement des contraires, l’accomplissement puis la négation de
modèles, la destruction et à nouveau le rétablissement de principes, une opposition
permanente plutôt qu’une position, un chemin contre plutôt qu’un chemin vers
quelque chose. L’évolution du théâtre, qui si souvent et si fiévreusement combattait
le formalisme, était formelle au sens le plus littéral du terme.10 »
Ainsi, Grossman renvoie dos à dos le théâtre du réalisme socialiste et celui du « dégel
théâtral » au profit des petites scènes. Ce réquisitoire pourrait paraître insultant pour le travail
du tandem Kraus-Krejča comme pour celui du Théâtre Mahen. Mais au moment où il rédige
cet article, Jan Grossman avait déjà invité Otomar Krejča à travailler au Théâtre sur la
Balustrade. Il était également solidaire des activités du Théâtre de Mahen pour lequel il venait
de préparer une adaptation du Brave soldat Svějk, d’après le roman de Hašek. Par ailleurs,
tous les grands metteurs en scène que nous avons présentés en arrivèrent tôt ou tard à cette
même conclusion : le théâtre devait se déplacer des grandes scènes institutionnelles vers les
petites.
Dans ce même numéro de Divadlo, le théoricien et critique Milan Luke replace, quant
à lui, le débat dans la tendance mondiale à la diminution du nombre et de la taille des théâtres,
et décortique le problème de la concurrence du film et de la télévision. Le titre de son article
est révélateur. Il l’intitule Idea malých divadel, que l’on pourrait traduire par « la visée » ou
« la conception des petits théâtres », mais dans le contexte tchèque, cette formulation
s’applique traditionnellement au Théâtre national. Là encore, la sémantique suggère un
déplacement, une translation des grandes scènes vers les petites. Selon Milan Luke, la
spécificité des petites scènes tient à leur exacerbation du contact entre scène et salle c’est-àdire à ce que le théâtre a d’unique par rapport à ses concurrents. Les petites scènes sont par
Současnost se tu v průměru spíš jen simulovala: jednou jako současnost politické abstrakce, jindy v
podobě dynamiky, temperamentu, “rytmu moderního života”, zevní atraktivnosti. »
10
Ibid., « Jeho hnací silou byly spíš zpětné odrazy, a ne organické uzrávání, vybíjení a překonávání
protikladů; vyplňování šablon a popírání šablon, rušení a zase obnovování principů, spíš stálá opozice
než pozice, spíš cesta protí něčemu než cesta za něčím. Vývoj divadla, které tak často a horlivě
popíralo formalismus, byl v nejvlastnějším smyslu slova formální. »
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
280
excellence le lieu de la sociabilité humaine. Les réactions individuelles dans le public
prennent une consistance qu’elles n’ont pas dans les autres arts du spectacle, où la masse
compte plus que l’individu. C’est aussi en ce sens qu’il faut interpréter les positions de
Giorgio Strehler. Ce n’est pas un hasard si son théâtre s’appelait le Piccolo teatro, c’est-à-dire
le « petit théâtre », ni si son livre porte le titre Por un teatro umano (« Pour un théâtre
humain »), que la traduction française de Bernard Dort, Un théâtre pour la vie, ne rend pas
complètement. La concurrence du film et de la télévision qui pourrait être perçue de prime
abord comme un obstacle pour l’art théâtral peut même se révéler un avantage, puisqu’elle le
déleste de sa fonction éducative. Autre avantage : les concurrents du théâtre sont davantage
liés à l’officiel, or, le succès des petites scènes tient justement à la distance prise par rapport à
l’officiel et à la possibilité d’exister comme des laboratoires.
C’est donc à partir de 1963 que se forment quatre « petits théâtres » : à Prague, il
s’agit du Divadlo Na zábradlí (« Théâtre sur la Balustrade ») et du Činoherní klub (« Club
dramatique ») et du Divadlo Za branou (« Théâtre derrière la Porte »). À Brno il s’agit du
Večerní Brno. Signe évident d’un épanouissement et d’une diversification esthétique, ces
quatre petits théâtres avaient des poétiques très différentes qui mériteraient chacune d’être
présentée dans un chapitre entier. Malgré leurs divergences, ils avaient plusieurs
dénominateurs communs. Le premier dénominateur commun fut cette nécessité de revenir à
ce que le théâtre avait d’unique et qui passait par le choix d’un espace réduit favorisant le
contact humain. Les théâtres de petites formes l’avaient fait spontanément. Les petits théâtres
firent de ce retour un programme qui s’accompagna d’une réflexion théorique. L’importance
accordée au texte dramatique fut le second dénominateur commun qui les distingue nettement
des théâtres de petites formes. De plus, tous avaient leurs propres auteurs dramatiques ; tous
voulaient être des ateliers. De ces quatre scènes, seul le Théâtre de la Balustrade se dédia
exclusivement à l’exploration du théâtre de l’absurde. Néanmoins, au niveau de la
programmation comme de l’écriture de nouvelles pièces, chacun de ces petits théâtres fut
traversé à sa manière par la dramaturgie de l’absurde.
Le Činoherní klub (« Club dramatique ») a été fondé en 1964 par le théoricien Jaroslav
Vostrý et le metteur en scène Ladislav Smoček, rapidement rejoints par le jeune metteur en
scène Jan Kačer. Ils se fixèrent comme programme le développement maximal des capacités
de l’acteur et de découvrir ainsi l’homme dans une très grande diversité de situations. Les
résultats sur ce plan ont été spectaculaires et c’est dans ce théâtre que la Nouvelle vague du
cinéma tchèque vint chercher ses acteurs. Ainsi, Vladimír Pucholt est devenu le personnage
principal des Amours d’une blonde de Miloš Forman. Par ailleurs, les réalisateurs de cinéma
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
281
tels Jiří Krejčík, Jiří Menzel et Evald Schorm montèrent régulièrement des pièces dans ce
théâtre. Par son aspect même, le Činoherní klub avait beaucoup avoir avec le cinéma : la
scène était large et étroite, semblable à une salle de projection. La salle quant à elle pouvait
accueillir 220 spectateurs. La proximité entre les spectateurs et les acteurs était maximale. Le
répertoire du Činoherní klub était très éclectique, on y jouait aussi bien Machiavel que
Tchékhov, O’Casey que Bond ou encore une adaptation scénique de Crime et Châtiment de
Dostoïevski. Ce vaste répertoire a été enrichi par des oeuvres écrites par ses membres : la
dramaturg Alena Vostrá, l’acteur Pavel Landovský et le metteur en scène Ladislav Smoček.
Plusieurs pièces de ce dernier ont été classées dans la catégorie du théâtre de l’absurde,
notamment Bludište (« Le Labyrinthe »), dont il réalisa également la mise en scène en 1965.
Cette pièce repose sur le dialogue entre un homme qui n’est pas nommé et un concierge qui
vend des billets à l’entrée d’un mystérieux labyrinthe qui apparaît de prime abord comme une
agréable attraction de fête foraine. L’homme semble hésiter, il veut avoir des détails sur ce
labyrinthe et questionne le gardien. Leur conversation est entrecoupée par les entrées de
divers personnages : un jeune couple formé par une jeune fille et un soldat ; deux dames se
racontant des faits divers macabres ; un paysan ; un scientifique. Les échos d’événements de
plus en plus étranges parviennent au dehors du labyrinthe : un jeu de balle, puis une personne
voulant sortir par l’entrée et qui est refoulée par le gardien, enfin une main qui tombe. À
l’entrée du labyrinthe l’homme prend peur et veut partir. Une escalade de violence s’ensuit: le
gardien le bat « pour son bien », l’homme arrive à se sauver, mais il est rattrapé par le chien
du gardien, enfin celui-ci le poursuit avec une hache. Pour sauver sa vie, l’homme finit par
entrer dans le labyrinthe. La pièce se termine par une scène où une jeune femme achète
joyeusement un billet pour le labyrinthe.
Le théâtre Za branou a été fondé en 1965 par le tandem Krejča-Kraus, le dramaturge
Josef Topol et les acteurs Jan Tříska et Marie Tomašová. Il sera étudié plus en détail dans le
chapitre suivant. Ce théâtre se voulait non politique, il ne présenta aucun dramaturge
généralement classé sous la bannière de théâtre de l’absurde. Malgré cela, une pièce comme
Slavík k Večeři de Josef Topol, étrange parabole où un personnage nommé Rossignol a été
invité à dîner et qui sera assassiné par ses hôtes, releva du théâtre de l’absurde au grand dam
de la critique de l’époque qui, voyant cette pièce, eu peur que le seul poète dramatique
tchèque se laissât entraîner vers un type de pièce déjà surreprésenté dans la culture tchèque.
L’évolution de Večerní Brno, né en 1959, peut être rapprochée de celle du théâtre Na
zábradlí de Prague. Inspirée à ses débuts par les théâtres polonais Syrena et Wagabubda, cette
scène de petites formes est passée sous l’impulsion d’Evžen Sokolovský qui en fut le
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
282
directeur artistique entre 1961 et 1966 à la mise en scène d’œuvres dramatiques et à une
organisation professionnelle. Son plus grand succès fut la pièce Král-Vávra (« Le Roi
Vávra ») de Milan Uhde, créée en 1964, cette pièce est aujourd’hui considérée comme le
sommet de la production satirique d’après-guerre. La pièce se compose de dix tableaux
entrecoupés par des « songs » où Milan Uhde donne libre cours à son talent poétique. On
retrouve dans cette composition l’influence brechtienne dont Brno était de foyer et bien sûr
l’inspiration des « petites formes ». Mais pour la critique des années soixante, deux points
distinguèrent cette pièce de la production des petites formes : d’une part, la pièce a une
structure d’ensemble plus cohérente qui maintient une tension dramatique du début jusqu’à la
fin ; d'autre part, elle fut une satire inouïe du régime. L’intrigue reprend à son compte la
légende du roi Midas qui, elle-même, avait été utilisée au XIXe siècle par Karel Havlícek
Borovský dans Král Lávra, un poème satirique où il attaquait les autorités habsbourgeoises.
La critique de l’époque a parfois classé cette pièce dans la catégorie du théâtre de l’absurde, il
s’agit en réalité plutôt d’un chef-d’œuvre du nonsense, forme littéraire et poétique ancienne
dans laquelle Martin Esslin voit une des inspirations du théâtre de l’absurde. Le sous-titre de
la pièce est d’ailleurs « nonstop-nonsens ». En revanche, dans ses pièces suivantes telles
Parta (« La Bande ») ou Les Encaisseurs (traduit en français par Milan Képel), Milan Uhde
évolua de plus en plus vers des paraboles inspirées de Dürrenmatt. L’affiliation de Friedrich
Dürrenmatt au théâtre de l’absurde n’est pas évidente, ces pièces relèvent d’une construction
logique poussée à l’extrême et il qualifia lui-même son œuvre de « théâtre des paradoxes » :
« Non, je ne pense pas être dans la ligne de Beckett ou de Ionesco. J’appellerai plutôt
mon théâtre un ‘théâtre du paradoxe’, parce que c’est précisément les conséquences
paradoxales d’une stricte logique qui m’intéresse. Ionesco et Beckett s’attaquent au
langage et à la logique en tant que moyens de pensée et de communication. Moi, je
m’occupe de la pensée logique dans ses plus strictes applications, si stricte, qu’elle
provoque ses propres contradictions internes. Mais cela demande une extrême
rationalité dans la structure et le dialogue, contrairement au théâtre de l’absurde dans
lequel le langage se présente dans un état de totale désintégration.11 »
Les pièces de Milan Uhde relèvent davantage de ce théâtre de paradoxes que du théâtre de
l’absurde esslinien. Pour faire la différence, la critique tchèque a d’ailleurs forgé au milieu des
années soixante l’expression « modelové drama » (« drame à schéma »).
11
Martin Esslin, Au-delà de l’absurde, op.cit., p. 144
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
283
La pièce la plus emblématique de ce type d’écriture est assurément Zámek (« Le
Château ») du romancier Ivan Klíma, qui fut jouée en 1964 au théâtre de Vinohrady, une
grande scène institutionnelle de Prague. C’est aussi une pièce typique de « l’après Liblice ».
En effet, les emprunts fait à Kafka aussi bien qu’à Dürrenmatt y son très sensibles. C’est peutêtre encore le premier auteur qui a thématisé implicitement l’ambiguïté du rôle des écrivains
dans la société tchèque, du moins celui qu’ils tirent dans les années cinquante. Sans le
nommer, le château qu’il décrit renvoie aux châteaux mis à la disposition des intellectuels
pour leurs réunions. Ce fut le cas du château de Liblice pour la conférence sur Franz Kafka et
encore plus celui du château de Dobříš qui était depuis 1948 réservé à l’Union des écrivains
tchécoslovaques.
Théâtre sur la Balustrade : un foyer de l’absurde en Tchécoslovaquie
Le plus petit (200 places) des théâtres dramatiques pragois fut le Divadlo Na zábradlí,
fondé en 1958. Durant la saison 1961-1962, Jan Grossman, critique littéraire et metteur en
scène, reprit le poste d’Ivan Vyskočil et devint directeur artistique du théâtre. Cette petite
scène changea alors de profil passant du statut de « théâtre de petites formes » à celui de
« petit théâtre ». Qui plus est, elle a trouvé son propre style en développant de manière
systématique pendant plus de six ans le programme du théâtre de l’absurde. Le Na zábradlí
trouva son auteur dramatique en la personne de Václav Havel. Ses pièces, à partir de 1963,
ont marqué un point de départ et créé une vraie ossature de travail pour ce théâtre, autant pour
la mise en scène que pour la conception du répertoire. On y jouait les précurseurs du théâtre
de l’absurde (Alfred Jarry, Franz Kafka), les auteurs de l’absurde français, surtout Eugène
Ionesco et Samuel Beckett (peu joué en Tchécoslovaquie) dans des mises en scène
remarquables. Le succès des trois pièces de Havel Fête en plein air, Le Rapport dont vous
êtes l’objet, Plus moyen de se concentrer (traduites en français), fut considérable. Grossman
et Havel ont désigné leur credo dans la formule du « théâtre d’interpellation ». Selon eux, le
théâtre devait provoquer le spectateur en lui posant des questions existentielles et politiques.
Le public reçut cette variante tchèque du théâtre de l’absurde comme une attaque
directe de l’absurdité engendrée par le régime communiste, avec une capacité de déchiffrer et
d’interpréter « au nième » degré chaque signe. Les spectateurs étrangers furent impressionnés
par ce qui se passait dans la salle autant, si ce n’est plus, que parce qui se passait sur scène.
Havel (1936) étant devenu un auteur internationalement connu notamment après la
charte 77, il existe d’abondants essais que nous ne citerons pas tous. Reprenons les principaux
éléments qui sont à la base de sa vision du monde et de son orientation vers le théâtre de
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
284
l’absurde. Il y tout d’abord ce qu’il appelle lui-même « une vision d’en bas », « une vison
ironique du monde », qui est propre aux marginaux et dont il voit la source dans ses origines
sociales. En effet, il est né dans une famille très aisée possédant plusieurs usines et a été à
l’origine des studios de cinéma de Barrandov. Avant 1948, cette position l’isola des autres
enfants qui le considéraient comme « un fils de riche ». Après 1948, elle l’isola également :
étant le fils des anciens exploiteurs, l’entrée dans les écoles lui fut interdite. Ensuite, c’est la
rencontre avec une époque. D’abord attiré par la poésie, Václav Havel commence à écrire à
une époque charnière de l’histoire tchécoslovaque. Havel souligna l’importance de cette
coïncidence entre l’époque historique et les premiers élans artistiques :
« J’avais vingt ans en 1956. C’était l’époque des grandes révélations, du premier
effondrement des illusions et des premiers essais de leur reconstruction sous une
forme plus ou moins réformée ou ‘débarrassée des erreurs’. Du point de vue de
l’Histoire, c’était l’époque intéressante où, pour la première fois dans cette partie du
monde, le carrousel des espoirs et des désespoirs commençait à tourner ; l’époque où
pour la première fois dans l’opinion générale aussi bien que dans les esprits une
curieuse danse dialectique de la vérité et du mensonge s’animait ; cette danse de la
vérité aliénée par le mensonge et par les fausses manipulations sur les espoirs
humains (…) d’une façon curieuse fait revivre les thèmes essentiels de l’art moderne :
celui de l’identité de l’être humain et de la schizophrénie existentielle. Je ne sais
comment j’aurais écrit si j’avais eu vingt ans en 1950, mais je sens que cette rencontre
de la première identification sérieuse de moi-même avec ce moment historique de
1956 fut pour moi, auteur, une rencontre exceptionnellement heureuse.12 »
En effet, les années soixante étaient selon Havel, le moment d’un « processus accéléré
d’échange entre l’art et l’époque ». Et Havel de souligner que ce processus est extrêmement
riche d’inspiration pour cet organisme social qu’est le théâtre : « Nombreux sont les auteurs
de ma génération qui doivent, comme moi, beaucoup à cette rencontre heureuse entre une
époque et leurs premiers élans dans l’art, comme la ‘Nouvelle vague’ du cinéma tchèque, par
exemple. »13. Ces deux points ont été souvent mis en avant par les auteurs et les exégètes de
Havel. Ils sont avérés et confirmés par l’auteur lui-même, mais réduisent les possibilités de
recherches sur cet auteur, car, qu’il le veuille ou non, son œuvre est essentiellement perçue
comme une œuvre politique au risque de s’y diluer. L’œuvre de Havel, comme celle des
12
13
Václav Havel, « À la recherche d’un second souffle », art. cit., p. 30.
Ibid., p. 31-32.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
285
autres auteurs tchèques de l’absurde tchèque est souvent réduite à la seule critique d’un
système politique donné en un lieu et un temps particuliers. Esquissons d’autres éléments qui
ont sans doute participé à forger sa vision du monde. On pourrait parler d’un substrat
philosophique et scientifique qui n’est pas connu en France et rarement abordé en République
tchèque. Ainsi, Ivo Osolsobě a esquissé une réflexion fort intéressante sur la philosophie et la
cybernétique comme deux sources d’inspiration de l’œuvre dramatique de Havel14. Dès ses
débuts, l’écriture dramatique de Havel est sous-tendue par une réflexion philosophique plus
large sur la déshumanisation de l’homme moderne. Ainsi, sa toute première pièce Soirée en
famille, écrite en 1960, ne fait directement pas appel au contexte politique. C’est dans la
sphère de l’intime, celle de la cellule familiale que Havel démasque la mécanisation des
rapports humains, c’est là qu’il traque les possibilités d’enlisement de l’homme dans un
confort matériel et consumériste. C’est peut-être là que réside la clé du succès de cette pièce
qui ne fut publiée et jouée en République tchèque qu’en 2002. À l’instar du philosophe Josef
Šafarík (1907-1992), auteur d’essais, qui eut un impact important sur le dramaturge, tels
L’Homme à l’ère de la machine ou Lettres à Melin, Havel trouve les racines de cette
déshumanisation dans les dérives d’une science sans conscience. Comme on l’a vu,
l’aliénation de l’homme par la machine est poussée ad absurdum dans Auto-stop : ce n’est
plus la « métamorphose » de l’homme en insecte comme chez Kafka, mais la
« motomorphose » qui transforme l’homme en automobile. L’acquisition d’une voiture, thème
récurrent dans les deux premières pièces, pourrait être le symbole par excellence d’une
civilisation technoscientifique. Elle dévoile en creux une interrogation sur le désir effréné de
consommation que ni les pénuries ni l’idéologie de la « démocratie populaire » ne semblent
avoir résorbé – loin s’en faut. En cela, ces pièces du début des années soixante ne sont pas
sans parenté avec Les Choses de Georges Perec. L’autre élément qui mériterait, selon nous,
des recherches plus approfondies est l’importance des sciences dans l’œuvre de Havel. Outre
le fait qu’il ait une formation technique de chimiste, il a eu accès au savoir scientifique par
son frère Ivan Havel qui est mathématicien. C’est ainsi qu’il a pu écrire pour la revue Divadlo
un article surprenant sur les apports possibles entre théâtre et cybernétique. Dans le
programme de Fête en plein air, le personnage principal est comparé à une machine
cybernétique. Dans une pièce tel Le rapport dont vous êtes l’objet, il y aurait un codage
cybernétique. Enfin pour ce qui est de Fête en plein air, la première pièce signée uniquement
14
Ivo Osolsobě, « Velmi, velmi ztížená možnost soustředění na psaní o V.H. A proto jen tento velmi, velmi
velmi okrajový typogram », Svět a divadlo, n° 5, 1996, p. 50-55.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
286
de la main de Havel et qui est souvent considérée comme sa première, il faut imaginer qu’elle
a fleuri sur la base d’un travail collectif : elle est née de l’esprit des petites formes animées par
Ivan Vyskočil, elle a été bercée par les conseils de Jan Grossman. Pas moins de six versions
ont été écrites avant d’aboutir à la forme finale. Elle est également née de la rencontre avec
une nouvelle poétique venue de Paris dans le sillage de Ionesco, mais aussi des existentialistes
français qui ont été découverts avec retard en Tchécoslovaquie. Comme pour beaucoup
d’auteurs des années soixante, les modèles venus de l’étranger ont inspiré leurs premières
créations, la plupart le reconnaissent d’ailleurs volontiers.
Fête en plein air se divise en quatre scènes construites selon une implacable logique.
Elle utilise le schéma du parcours d’apprentissage, mais en le retournant. Le jeune Hugo
Pludek part chercher sa place dans le monde, mais ce monde est mécanisé et régi par une
logique folle. À la fin de son parcours, il a trouvé une place dans ce monde, mais a perdu
toute identité jusqu'à ne pas savoir comment il s’appelle et à se rendre visite lui-même.
La mise en scène de Fête en plein air a été réalisée par Otomar Krejča dans une
scénographie de Svoboda, c’est du moins ce qu’on peut lire dans le programme. La pièce a été
reconnue comme étant une pièce clé de l’époque, mais il y a très peu de documents qui
permettent d’avoir une idée précise du spectacle, outre les articles des critiques, en particulier
celui d’Eva Uhlířová qui est le plus précis, nous n’avons retrouvé que trois photographies
dans les archives du Théâtre sur la Balustrade et il n’en existe aucune à l’Institut théâtral de
Prague. Dans les archives du Théâtre sur la Balustrade, on trouve des photographies des
répétitions et du dispositif scénique initialement prévu : le fameux miroir semi-transparent
inventé par Josef Svoboda. Mais le résultat final fut tout autre : une ossature carrée avec de
grandes boules délimitant un espace très réduit pour les acteurs, Eva Uhlířová parle d’une
« cage atomique » dans laquelle les personnages sont enfermés comme des souris. Son article
d’une page publié dans Divadelní noviny est le plus précis et le plus détaillé, il est le seul à
décrire en quelques lignes non seulement la scénographie, mais aussi la musique. On apprend
ainsi que des extraits de l’opéra de Bedřich Smetana Libuše étaient diffusés entre les actes.
« La satire grotesque de Václav Havel, (…) se déroule sur une scène enfermant un
monde de souris, un monde de l’horrible petitesse de tous ces personnages entre les
barreaux d’une prison atomique dont le quatrième mur est formé par la salle. Les
quatre actes de cette farce politique à la Ionesco sont accompagnés par la fanfare
déformée et grinçante de Libuše. La métaphore scénographique et musicale annonce
et accentue le principal thème de l’auteur et du metteur en scène ‘la saine philosophie
des classes moyennes’ et elle les spécifie sans cesse : certains personnages citent
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
287
musicalement des passages de chansons populaires, chaque acte a un signe plastique
particulier qui contribue à déterminer son sens (un buffet, surélevé dans l’espace
comme le manifeste du contentement d’une vie terre-à-terre, etc.).15 »
Parmi les autres symboles, les photographies suggèrent qu’il y avait également un
échiquier. L’article d’Eva Uhlířová intitulé « České antidrama » (« Antidrame tchèque »),
constitue également une bonne synthèse de la perception qu’en avaient les autres critiques
avec une indétermination générique. Eva Uhlířová reprend l’expression de Ionesco
« antidrame », elle fait aussi bien référence au théâtre de l’absurde, qu’à la satire et à la farce
politique. Dans les autres articles, on note cette ligne de partage entre la satire et le théâtre de
l’absurde dont le spectacle se réclamait ouvertement dans le programme : « À sa manière,
l’auteur fait le lien avec ce que l’on nomme le théâtre de l’absurde. (…) En quoi l’auteur voit
l’absurdité ? Dans des phénomènes qui à première vue n’ont pas de sens et qui sont ‘irréels’ et
qui, pourtant, sont aussi valables que la réalité. »16. Tous les articles s’accordent à dire qu’il
s’agit d’une pièce charnière qui est née dans un contexte particulier et loue le talent de son
jeune auteur. Tibor Ferko parle de Havel comme du « Ionesco tchèque », un critique de
Svobodné slovo parle de « l’entrée en scène du théâtre de l’absurde » et rappel le grand impact
produit par Les Rhinocéros de Ionesco et que la veille de la première de Havel, le théâtre Jiří
Wolker donnait la seconde pièce de Ionesco Délire à deux17. D’autres critiques préfèrent
parler de satire comme Sergej Machonin dans un article intitulé « La satire a l’embarras du
choix » où il constate avec bienveillance le retour de la satire sur les scènes tchèques comme
un signe très positif de la santé culturelle du pays, il énumère les nombreux autres spectacles
satiriques que le spectateur peut désormais voir sur les scènes grandes ou petites, avant de
mettre en avant le spectacle Fête en plein air : « Si le spectateur veut vraiment voir une satire
qui mérite bien son nom et qui l’oblige à réfléchir sur ce genre dramatique de manière plus
complexe et à un niveau beaucoup plus élevé : il doit aller au Théâtre sur la Balustrade. »18 En
fait, la plupart des critiques parlent de la pièce et donnent une interprétation de sa
signification. Elles font le lien entre cette création et le thème du petit bourgeois ou du petit
15
Eva Uhlířová, « České antidrama », Divadelní noviny, Prague, 28.12.1963. « Satirická groteska Václava
Havla, nazvaná Zahradní slavnost, odehrává se v Divadle Na zábradlím na scéně svírající myší svět obludné
malosti všech jeho postav do mýší svět „atomového“ vězení, jehož čtvrtou stěnu tvoří hlediště. Čtyři akty této
politické frašky ionescovského typu provázejí skřípavě deformované fanfáry z Libuše. Výtvarná a hudební
metafora předznamenává i akcentuje základní autorské i režijní téma „zdravé filosofie středních vrstev“ a stá1e
je specifikuje: některé postavy mají hudební citáty lidových písní, každé dějství má dominantní výtvarný znak,
který, spoluurčuje jeho smysl [kredenc, povýšená v·prostoru na manifest spokojené životní přízemnosti, atd.). »
16
Programme du spectacle conservé dans les archives du Théâtre sur la Balustrade.
17
Dk, « Nástup divadla absurdity », Svobodné slovo, Praha, (jour et mois illisibles) 1963
18
Sergej Machonin, « Satira má na vybranou », Literární noviny, 07.12.1963.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
288
Tchèque qui avait été un des axes de la critique que Krejča avait adressée depuis la scène du
Théâtre national. Les références à la « classe moyenne » présentent dans la pièce de Havel
sont souvent reprises pour souligner cette filiation. L’évaluation du travail de Krejča
lorsqu’elle apparaît est le plus souvent laudative, la critique slovaque Zuza Rekemová
rappelle que Krejča, artiste méritant, acteur, metteur en scène, est « la personnalité théâtrale
numéro un »19. Certains passages cependant évoquent la présence de deux types de jeu, l’un
psychologique et l’autre plus hyperbolique, schématique. Eva Uhlířová y voit une synthèse
très réussie qui renforce encore la portée satirique de la pièce. D’autres auteurs sont plus
critiques quant au résultat, ils notent que ce hiatus fait ressortir le manque de
professionnalisme des acteurs du Théâtre sur la Balustrade, Helena Šimková conclut son
article en se demandant même si ce type de création n’est qu’un gaspillage des forces
exceptionnelles d’un metteur en scène tel Krejča20. L’histoire du théâtre voudrait voir en ce
spectacle l’incroyable rencontre entre la première pièce du jeune Havel et le plus puissant
metteur en scène de l’époque. En fait, cette rencontre fut plutôt une rencontre manquée. La
poétique de Havel, les résonances politiques trop visibles de sa première pièce ne convenaient
pas à la sensibilité de Krejča. Si l’on en croit les témoignages des artistes de l’époque, le
travail fut assez laborieux. Andrej Krob, directeur technique et grand zélateur de Havel, parle
même d’un fiasco, les machinistes du Théâtre sur la Balustrade auraient dû réaliser à la
dernière minute une nouvelle scénographie (la fameuse cage atomique) et la mise en scène
aurait été terminée par Grossman21.
À côté de l’ensemble dramatique, ce petit théâtre abrita durant toute la décennie un
groupe de théâtre non verbal qui a davantage trait aux « petites formes ». Le pantomime
Ladislav Fialka développa les recherches d’Étienne Decroux et inscrivit son art dans un
travail collectif. Il tendait vers un « théâtre de pantomime synthétique » dans lequel la
musique et les arts plastiques jouaient un grand rôle. Son goût pour le fantastique et pour
l’étrange, ses mises en scène des pantomimes de Samuel Beckett (Actes sans paroles I et II)
ont permis à la troupe de mimes de Fialka de faire organiquement partie de la poétique de
l’absurde du Na zábradlí.
Théâtre de l’absurde en Europe centrale
Si les premières pièces des auteurs occidentaux de l’absurde (Beckett, Adamov,
Ionesco et Genêt) ont été écrites en France et montées dans les théâtres de poche du Quartier
19
Zuza Rekemová, « Neskorá jesen a pražské divadlo », Smer, Banská Bystrica, 28.11.1964.
Helena Šimková « Další pokus o satiru », Večerní Praha, 04.12.1963.
21
Entretien avec Andrej Krob, le 10.05.2005 à Prague.
20
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
289
Latin au tournant des années quarante et cinquante, c’est dans les années soixante qu’elles
suscitent une importante activité théorique. En effet, l’expression, d’abord utilisée par un
critique français dans un sens péjoratif, doit surtout sa fortune à Martin Esslin qui écrivit en
1961 The Theatre of the Absurd. Dans cet ouvrage, il étudie l’œuvre théâtrale de Beckett,
Adamov, Ionesco et Genêt, passant d’ailleurs assez souvent de l’analyse du texte à l’évocation
des mises en scène. Outre la présentation de ces auteurs, son livre se donne comme objectif de
« définir la convention qui est à la base de ce que nous nommons le Théâtre de l’Absurde » et
in fine « d’établir à quel point il exprime la situation de l’homme occidental »22. Esslin
dépasse ainsi la singularité de chaque poétique, pour dégager des traits communs qu’il résume
dans une dernière partie intitulée « La signification de l’absurde ». Selon lui, le théâtre de
l’absurde remplit un double objectif et met son public en face d’une double absurdité :
« D’un côté, il fustige satiriquement l’absurdité des vies vécues sans lucidité et dans
l’inconscience des vraies réalités. De là, la sensation de torpeur et de stupidité
mécanique que procure une existence à demi consciente : ‘Les hommes… sécrètent
de l’inhumain’ dit Camus dans Le Mythe de Sisyphe. (…) C’est l’aspect satirique
parodique du Théâtre de l’Absurde, sa critique sociale, sa mise au pilori d’une société
inauthentique et mesquine.23 »
Selon Esslin c’est le message le plus facilement accessible, et par conséquent, le plus apprécié
du théâtre de l’absurde, mais c’est loin d’être son aspect essentiel ou le plus significatif :
« Au-delà de sa satire de l’absurdité des façons de vivre inauthentiques, le Théâtre de
l’Absurde s’attaque à un degré beaucoup plus éminent de l’absurdité : l’absurdité de la
condition humaine elle-même, dans un monde où le déclin de la foi religieuse a privé
l’homme de toute certitude. Quand il n’est plus possible d’accepter des systèmes de
valeurs, à la fois simples et complets, d’accepter les révélations de la volonté divines,
la vie doit être regardée en face dans sa réalité essentielle et nue.24 »
Ce second aspect qui procède de la mort de Dieu annoncée par le Zarathoustra de Nietzsche
est celui qui intéresse le plus Martin Esslin. C’est aussi celui qui fut essentiellement retenu
lors des vulgarisations de son essai. Le comparatisme large auquel se livre Martin Esslin, ainsi
que le vocable « théâtre de l’absurde » suscita des débats dans les années soixante, pour ne
citer qu’un exemple français, Geneviève Serreau préféra, quant à elle, retracer l’histoire du
22
Martin Esslin, Théâtre de l’absurde, Buchet/Chastel, Paris, 1992, p. 12.
Ibid., p. 379.
24
Ibid., p. 379.
23
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
290
théâtre de l’absurde en parlant de « nouveau théâtre »25. Malgré cela, l’expression proposée
par Esslin se répand rapidement avec, il est vrai, quelque décalage temporel. Ainsi, en
Tchécoslovaquie, plusieurs de ces articles sont traduits et publiés en 1966, c’est-à-dire après
la grande phase d’écriture des pièces tchèques.
Les années soixante étant un moment d’échange entre les deux blocs, les chercheurs et
critiques se sont rapidement rendu compte qu’il existait aussi en Europe de l’Est une nouvelle
dramaturgie pouvant correspondre au vocable d’Esslin. Outre les critiques tchèques et centreeuropéens, des chercheurs anglo-saxons analysent le théâtre de l’absurde dans les pays de
l’Est d’un point de vue plus littéraire. Il s’agit notamment d’Edward Josef Czerwinsky qui
publie plusieurs articles dans la revue Comparative Drama. Donc l’irruption du théâtre de
l’absurde en Tchécoslovaquie s’inspire et en même temps qu’elle alimente la réflexion en
cours et le comparatisme, s’élargit encore. En 1970, Martin Esslin revint lui-même sur le
thème qui fit sa notoriété en publiant Au-delà de l’absurde. Ce livre comporte une section
consacrée au théâtre de l’absurde à l’Est où l’auteur évoque « l’épanouissement du théâtre de
l’absurde en Europe de l’Est »
26
en égrenant les noms des principaux auteurs : Mrożek,
Różewicz, Broszkiewicz, Grochowiak et Herbert en Pologne ; Havel, Smoček, Klíma, Uhde,
Karvaš en Tchécoslovaquie ; Örkény en Hongrie. Il analyse plus en détail l’œuvre de Mrożek
et celle de Václav Havel. Cette partie est le fruit d’un travail de lectures mais aussi
d’observations qu’il a fait lors de ces voyages en Europe de l’Est dans les années soixante, là
encore, Martin Esslin parle non seulement des textes, mais aussi des mises en scène.
Dans la seconde moitié des années soixante, pour les comparatistes, ainsi que pour la
critique tchèque l’axe majeur de la réflexion suivait la ligne de partage est-ouest : leurs
travaux mettaient en évidence les différences entre les auteurs de part et d’autre du « rideau de
fer ». Si on fait une synthèse de toutes ces réflexions, deux points principaux apparaissent.
Première différence : les dramaturges de l’Ouest donnaient une image de l’angoisse
existentielle de l’homme perdu dans l’univers, alors que ceux de l’Est montraient davantage
l’angoisse de l’homme au sein d’une société mécanisée. Pour caractériser cette différence,
Edward Josef Czerwinsky publiant dans la revue Comparative Drama parle de « drame
absurde réaliste » ou d’« absurdité appliquée »27.
25
Geneviève Serreau, Histoire du «nouveau» théâtre, Gallimard, Paris, 1966.
Martin Esslin, Au-delà de l’absurde, op. cit., p. 182
27
Edward Josef Czerwinsky, « The Theatre of the Absurd: Slavic and Western », Comparative Drama, n° 3,
automne 1969, p. 146-235. E. J. Czerwinsky, « The Slavic Theatre of the Absurd 1956-1968 », Communication
of 7th International Congress of Slavists, vol. 2, Hague, 1973.
26
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
291
Seconde différence : la production de l’Est avait un caractère plus joyeux et optimiste.
Puisque l’angoisse venait de la vie au sein de la société et non de la condition humaine, il y
avait toujours un espoir de changement positif. Certes, l’image d’un monde absurde dans le
cadre d’une société socialiste posait de sérieux problèmes idéologiques, puisque la société
socialiste avait prétendument trouvé les réponses concernant la conduite des hommes et le
sens de la vie en général. Mais même les critiques d’orientation marxiste proposèrent une
réponse à ce dilemme. En ce sens, le Slovaque Peter Karvaš est le plus remarquable : il résolut
ce paradoxe de manière à la fois théorique et artistique. Selon lui, la différence entre la
version tchèque et la version occidentale reposait fondamentalement dans deux visions
philosophiques opposées de l’univers. Alors qu’à l’Ouest l’absurdité de la vie humaine est
vécue comme une condition immuable, la désillusion à l’Est est due, non à la société basée
sur le marxisme, mais au stalinisme. Il conclut son analyse en disant que la spécificité du
drame tchèque repose dans la confiance brechtienne dans le changement du monde. Il contient
une réfutation implicite des pièces de l’absurde occidental et devrait être appelé
« antiantidrame » plutôt qu’ « antidrame ». Peter Karvaš sauve ainsi son idéal humaniste tout
en écrivant des pièces de l’absurde telle Velká paruka (« La Grande Perruque »), en 1964, qui
rencontra un succès considérable.
Enfin, il existe des décalages temporels que n’ont pas manqué de souligner les
comparatistes : l’engouement pour le théâtre de l’absurde commence à s’épuiser en Pologne
au moment où il bat son plein en Tchécoslovaquie. Roman Szydłowski, dans Le Théâtre en
Pologne, dresse la liste des spectacles marquants joués après 1956 : En attendant Godot par
Jerzy Kreczmar au théâtre Współczesny, Les Chaises au théâtre Dramatyczny de Varsovie.
Il insiste également sur le rôle de ce dernier théâtre qui joua toutes les pièces de Dürrenmatt et
sur une adaptation du Procès de Kafka monté par Jacek Woszczerowicz au théâtre
Ateneum28. En Hongrie, le metteur en scène Károly Kazimir, nommé en 1961 au théâtre
Thália, a été le premier à introduire les pièces de Beckett et Mrożek. Il a été également le
premier à porter sur scène La Famille Tot d’István Örkény, ainsi que d’autres comédies
absurdes d’auteurs hongrois. En poursuivant le fil de notre comparaison avec les pays voisins,
on découvre que la réception du théâtre de l’absurde en Allemagne a été encore plus tardive,
elle a eu lieu dans les années soixante-dix.
Après les années soixante, la veine du théâtre de l’absurde semble pratiquement
épuisée en Tchécoslovaquie, Paul Trensky en fait une brillante synthèse, tandis que Markéta
28
Roman Szydłowski, Le Théâtre en Pologne, Éditions Interpress, Varsovie, 1972, p. 53-56.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
292
Goetz-Stankiewicz s’intéresse plus particulièrement à l’évolution de ces principaux auteurs,
elle montre ainsi comment le théâtre de l’absurde tchèque a évolué vers plus d’abstraction et
de portée générale, tandis que celui de l’Ouest tend à se politiser29. D’autres essais sont parus
qui suivent l’évolution des auteurs en Europe centrale. Le plus intéressant d’entre eux est
celui du Hongrois Péter Müller Central European playwrights within and without the Absurd:
Václav Havel, Sławomir Mrożek, István Örkény ou encore Absurde et dérision dans le théâtre
est-européen30 en France. D’une manière générale, le théâtre de l’absurde reste un thème
important des études centre-européennes, car il permet de renouer avec la problématique du
grotesque dont l’Europe centrale serait la terre d’élection. Selon Péter P. Műller, l’absurde
peut être considéré comme une partie du grotesque qu’il définit comme la coexistence de
contraires absurdes31. C’est aussi un thème qui permet de souligner les origines centreeuropéennes de l’absurde. Ainsi, Václav Bělohradský caractérise la culture centre-européenne
du début du siècle comme une civilisation régie par un très grand nombre de lois et de règles
qui tentent artificiellement d’uniformiser la grande diversité des nations, des histoires, des
religions différentes. Par conséquent, la culture centre-européenne est une réflexion sur cette
absurde tentative d’enfermer l’énergie chaotique de la vie, de la déprendre de sa part obscure
au profit de règles mesurables et contrôlables.
« C’est de là qu’est né le grotesque centre-européen. Kafka, Hašek, Kundera. Mais ce
qui est important c’est que cette fuite vers l’uniformité et vers l’état est devenue
progressivement la tendance dominante de l’histoire contemporaine ; c’est de là que
découle la portée mondiale de la culture centre-européenne qui aurait compris avant
d’autres cultures nationales l’absurdité d’un tel processus.32 »
Nouvelles pistes de recherches
Le théâtre de l’absurde tchèque semble avoir été trop politisé, trop surexposé dans les
années soixante, mais aussi au lendemain de la Révolution de velours pour ne pas souffrir en
contrepartie d’un manque d’intérêt de la recherche actuelle. En effet, après 1968 ces
principaux auteurs ont abandonné ce type d’écriture, beaucoup sont entrés dans la dissidence
29
Goetz-Stankiewicz Markéta, « A revealing Encounter: The Theatre of the Absurd in Czechoslovakia », Survey,
A journal of Soviet and East European Studies, XXI, hiver-printemps 1975, p. 85-100.
30
Maria Delaperrière (dir.), Absurde et dérision dans le théâtre est-européen, l’Harmattan, Paris, 2003.
31
Péter P. Müller Central European playwrights within and without the Absurd: Václav Havel, Sławomir
Mrożek, István Örkeny, JPTE TK Kiadói Iroda, Pécs, 1996, p. 16.
32
Václav Bělohradský, « Útěk k uniformitě a pád pořadku », Proměny, n° 2, 1981, p. 25. « Odtud roste
středoevropské groteskno. Kafka, Hašek, Kundera. Důležité je, že tento útěk k uniformitě a státu se stal postupně
centralní tendencí současných dějin; odtud světovost středoevropské kultury, která porozuměla absurdnosti
tohoto procesu dříve, než jiná národní kultura. »
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
293
et leurs pièces ont été mises à l’index durant la normalisation. Au lendemain de la Révolution
de velours, elles ont été abondamment jouées. Mais une fois ce nouvel engouement passé,
elles sont retombées dans l’oubli. On leur reprochait de n’être que des satires politiques d’une
époque désormais révolue comme le constatait Prěmysl Rut dans un article éloquemment
appelé « Discours au-dessus d’un cercueil », en 1993 :
« S’il y a une part de vérité dans le désintérêt actuel, c’est peut-être celle-là :
l’originalité des drames à modèles satiriques de l’Est prouve une fois de plus que par
peur des services bureaucratiques nous n’avons pas su regarder en face l’angoisse
émanant de l’univers. Et la nôtre, perdus que nous sommes dans cet univers. 33 »
La connaissance que l’on a du théâtre de l’absurde reste donc figée à ce qui fut dit dans les
années soixante et éclipsée par la personnalité de Havel. Immanquablement les récents articles
que nous avons trouvés sur ce sujet, y compris celui de Prěmysl Rut, en appellent à une
relecture qui ne vient pas. En effet, il n’existe pas de nouvelle étude en République tchèque
sur le théâtre de l’absurde dans son ensemble, alors qu’un tel projet concernant la dramaturgie
slovaque a été mené à bien par Miloš Mistrík34. Il en vient à intégrer dans le mouvement de
l’absurde les représentants slovaques des théâtres de petites formes (Lasica et Satinský) et
s’interroge sur le lien entre l’absurde et postmodernité.
Dans le domaine de la littérature comparée, un renouvellement de l’information
passerait assurément par une redéfinition préliminaire du théâtre de l’absurde d’une part et,
d’autre part, par la prise en compte d’œuvres qui ont été écrites dans les années soixante, mais
qui, soit n’ont pas été jouées, soit n’étaient pas perçues comme relevant de l’absurde. Pour ce
qui est du premier point, les manuels tchèques retiennent les notions d’« absurde » et de
« modèle » qui sont justes, mais qui mériteraient des précisions. Là encore, l’héritage
théorique de Ionesco et Dürrenmatt n’a pas été dépassé. Il manque surtout une investigation
qui porterait non seulement sur la signification de l’absurde, mais sur l’écriture. Il est vrai que
le terme de théâtre de l’absurde était dès le départ trop large pour ne pas finir en « marque de
lessive » et pour ne pas appeler des précisions et susciter des néologismes. Ainsi, Patrice
Pavis énonce trois stratégies de l’absurde : l’« absurde nihiliste » dans lequel il est quasiment
impossible de tirer le moindre renseignement sur la vision du monde et les implications
philosophiques du texte et du jeu ; l’absurde comme « principe structural » pour refléter le
33
Prěmysl Rut, « Řeč nad rakví », Literární noviny, 04.03.1993. « Pokud je na tom dnešním odmítání něco
pravdy, pak přece toto: originalita východního, satirického modelového dramatu je dalším dokladem. jak jsme sí
pro strach z úřadů nepustili k tělu úzkost z vesmíru. A ze sebe v něm. »
34
Miloš Mistrík, Slovenská absurdná dráma, VEDA, Bratislava, 2002.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
294
chaos universel, la désintégration du langage et l’absence d’image harmonieuse de
l’humanité ; l’ « absurde satirique » qui rend compte d’une manière suffisamment réaliste du
monde dépeint35. D’autres typologies pourraient être encore proposées. En revanche, les
conditions sont réunies pour relire la littérature dramatique des années soixante sous un jour
nouveau : les œuvres interdites ou inédites des années soixante sont désormais accessibles.
Par ailleurs, on doit à Pavel Janoušek une nouvelle histoire de la littérature tchèque qui
réintègre ces œuvres en son sein36, tandis que les recherches de Lenka Jungmannová portent
plus spécifiquement sur la littérature dramatique non officielle37. Pour ce qui est des auteurs et
des pièces qui ne figurent pas dans le théâtre de l’absurde, il faudrait au moins réintégrer dans
cette histoire l’œuvre d’Ivan Vyskočil et réserver une place singulière à Jiří Kolář (19142002)38. Poète et peintre, plus connu en France pour ces œuvres de collages plastiques, Jiří
Kolář est l’auteur de deux pièces de théâtre surprenantes : Chléb náš vezdejší, (« Notre pain
quotidien ») écrite en 1959, créée à Vienne en 1966, et Mor v Athénách (La Peste d’Athènes)
écrite en 1961. Aucune de ces deux pièces n’a été jouée dans les années soixante en
Tchécoslovaquie ; seule La Peste d’Athènes a été publiée en 1965 avant d’être interdite. La
pièce est précédée d’une pantomime intitulée « La lumière du monde » qui annonce
l'ambiance de la pièce à venir et son thème central : l’omniprésence de la violence dans
l’histoire et les vies humaines. Elle se déroule dans une pièce sans plafond et met en scène
« une main d’homme violette » bientôt rejointe par une femme amoindrie et avilie qui sort
d’un canal se trouvant au milieu de la scène. Cette pantomime semble être en raccourci la
métaphore du genre humain vu sous son jour le plus sombre : rencontre du couple, bref
amour, naissance d’un enfant (une poupée que la femme sort d’un sac) et enfin violence de la
main qui se retourne contre la femme et l’enfant, mort violente de la main, retour de la femme
dans le canal et extinction de la lumière [voir texte en annexe].
Pour ce qui est des arts du spectacle et de l’évolution du renouveau théâtral, il nous
paraît particulièrement intéressant de relever que, par le biais de l’absurde, certains
35
Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Dunod, Paris, 1996, p. 2
Pavel Janoušek (dir.), Dějiny české literatury 1945-1989, Díl III. 1958-1969, Academia, Prague, 2008.
37
Lenka Jungmannová, « Neoficiální, nezávislá, paralelní, alternativní, nelegální, druhá, jiná, nelicencovaná,
samizdatová, ineditní, undergroundová, podzemní...ale naše: (Pokus o vymezení problematiky neoficiální
dramatiky v letech 1948 až 1989) », Divadelní revue, n° 3, 2003, p. 3-11.
38
En 1942, il fonde le Groupe 42, mouvement avant-gardiste d'artistes tchèques surréalistes, avec le théoricien
de l’art J. Chalupecký, le sculpteur L. Zívr, le peintre F. Hudeček, les poètes I. Blatný, J. Hanková et J. Kainar,
entre autres. En 1945, comme beaucoup d’autres il prend sa carte du Parti communiste tchécoslovaque, qu’il
quitte quelque mois après. En 1953, il est condamné à un an de prison à cause de son Foie de Prométhée.
Signataire de la Charte 77, il est interdit de publication et d'exposition par le régime de la normalisation. Il
émigre à Paris en 1980 où il fonde la revue K, consacrée aux artistes tchèques en exil.
36
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
295
dramaturges ont rendu compte des ambiguïtés et paradoxes de leurs propres positions. En
nous basant sur les travaux de Georges Banu, nous les avions dénombrés : « l’illusion que le
théâtre peut agir sur la politique », « le risque de la récupération par le pouvoir » et « le risque
de contamination ». En soi, la position de l’écrivain relève de l’absurde, car « le jeu entre le
pouvoir et les intellectuels est à la fois pervers et limité : qui instrumentalise l’autre ? Le
pouvoir qui se donne ainsi une légitimité culturelle ? Les intellectuels qui n’arrêtent pas de
faire des concessions pour continuer à fonctionner ? » Là encore, comme souvent dans notre
travail, tout est affaire de chronologie, car cette prise de conscience n’apparaît qu’à la fin du
« printemps théâtral ». Deux œuvres de Pavel Kohout et Václav Havel thématisent cette
ambiguïté et par là même la dépasse par l’écriture. Dans les années soixante, leurs positions
politiques divergeaient, le premier faisait partie des « communistes réformateurs », le second
se montrait plutôt sceptique face aux efforts de ses collègues. Leur écriture est également très
différente. De Havel, on peut dire que durant toute sa vie il ne travailla qu’avec la seule
convention du théâtre de l’absurde ; toutes ses pièces ont une forme circulaire. Au contraire,
le travail de Pavel Kohout est protéiforme, il se caractérise par une palette très étendue de
genres et de formes. Mais tous deux se servaient de l’écriture dramatique pour exprimer leurs
opinions politiques, au risque d’être récupérés et contaminés par le pouvoir qu’ils
dénonçaient. À la fin du printemps théâtral, encore avant l’invasion du pays, leurs œuvres
témoignent d’une prise de conscience de ce mécanisme. En la thématisant, Pavel Kohout
donne à la scène tchèque August, August, august (Auguste, Auguste, auguste) en 1967. S’il
fallait nommer un spectacle clé pour caractériser la fin du « printemps théâtral », ce serait
assurément celui-là. Václav Havel, qui vient de quitter le théâtre de la Balustre écrit une pièce
pour la télévision intitulée Motýl na anténĕ (Papillon sur l’antenne) en 1968. Dans ces deux
pièces, chaque auteur a trouvé sa voie spécifique vers le théâtre de l’absurde, une voie qui se
trouve au-delà de toutes modes littéraires en cours et qui dépasse la stricte « absurdité
appliquée ».
L’écrivain officiel, une situation absurde : August, August, august de Pavel Kohout
Durant le « dégel théâtral » Kohout avait écrit un grand nombre de pièces mettant en
scène les conflits sentimentaux et moraux de sa génération. Il fait partie des rares auteurs
tchèques à avoir été joués dès les années cinquante en dehors de son pays. Son plus grand
succès, Taková Láska (« Un tel Amour ») écrit en 1957, a été monté dans une vingtaine de
pays tant à l’Ouest qu’à l’Est. La pièce emprunte la forme du procès durant lequel juges et
magistrats tentent de reconstituer une suite d’événements qui menèrent au suicide d’une jeune
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
296
femme. Traduite en français sous le titre Responsabilité partagée, cette pièce se distingue par
une vision inhabituelle des conflits amoureux où la faute n’est pas définie de façon univoque
et où les événements ne sont pas montrés de manière explicative, mais allusive. Jusqu’à
l’invasion du pays, Kohout restera convaincu de la nécessaire victoire du communisme dans
le monde et se livra volontiers aux polémiques. Lorsque Françoise Sagan connaît un succès
international avec le roman Bonjour, tristesse, Pavel Kohout en réécrit une version
« optimiste » et répond de la scène par Sbohem, smutku (« Adieu, tristesse ») en 1957. Il est
sur tous les fronts et dans tous les débats, toujours au premier plan de l’actualité. Son
prosélytisme politique est sensible dans Třetí sestra (« La Troisième sœur ») écrite en 1960,
où il tente de convaincre la génération des chuligán du bien-fondé du socialisme par une
attaque très efficace sur les émotions du spectateur. Mais l’accueil de la critique fut très
mitigé, Sergej Machonin, Jan Kopecký, ainsi que Václav Havel parlèrent de « mauvais goût ».
En 1961, il écrit une pièce à thèse dépeignant la chute politique et morale d’un communiste
Říkali mi soudruhu, (« On m’appelait camarade ») mais le spectacle fut retiré au bout de six
reprises. En fait, depuis le début des années soixante son inspiration semble bloquée, Pavel
Kohout traverse une période de crise qui est à la fois politique et esthétique. Cette crise ainsi
que les rapports entre Kohout et le pouvoir sont particulièrement bien décrits dans sa
biographie Fenomén Kohout 39. Pavel Kosatík, l’auteur de cette biographie, dépeint un auteur
tourmenté jonglant entre son idéal politique qui ne pouvait être atteint que par des débats et
des remises en cause au sein du parti et la nécessité de maintenir la discipline de ce parti.
Dans des moments de lucidités, l’écrivain dandy se rend même compte que son statut
d’écrivain officiel lui confère un grand nombre d’avantages matériels et symboliques
auxquels il n’est pas prêt à renoncer, mais qu’en même temps il est manipulé par le pouvoir
qui cultive en lui un « enfant terrible », lui permettant certains écarts, mais le punissant
lorsqu’il s’aventure trop loin. Sur le plan esthétique, Pavel Kohout traverse selon ses propres
termes « un chemin de croix ». Il maintient sa présence sur les scènes tchèques (et étrangères)
par des adaptations comme Le Tour du monde en 80 jours (1962), Josef Švejk ou La Guerre
des salamandres d’après le roman de Karel Čapek. Ces adaptations donnent lieux à de grands
spectacles multimédia où Pavel Kohout s’inspire, entre autres, des méthodes que Roger
Planchon développe au théâtre de la Cité de Lyon. Malgré ces succès Pavel Kohout n’arrive
plus à écrire des pièces originales et des dramaturges comme Josef Topol ou Václav Havel lui
volent la vedette. Il cherche même une sortie de secours dans le cinéma, en vain. Lorsqu’il
39
Pavel Kosatík, Fenomén Kohout, Paseka, Prague, 2001, p. 214-227.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
297
revient au théâtre en 1967, c’est avec une œuvre radicalement différente de sa production
précédente. Dans Auguste Auguste, auguste, Pavel Kohout reprend à son compte l’univers du
cirque avec ses codes, ses personnages classiques, ses gags et son cérémonial, et fait de cette
pièce une grande parabole qui peut être lue à plusieurs niveaux. Le titre de la pièce correspond
aux nom, prénom et profession du personnage principal : Auguste, le clown coloré du cirque
traditionnel. Ce clown est à la poursuite d’un rêve : conduire huit chevaux blancs pour la
simple raison qu’il trouve « cela beau ». Pour atteindre ce rêve, il accomplit avec une fantaisie
débridée toutes sortes de missions que lui dicte Holzknecht, le directeur du cirque, mais
toujours son rêve lui échappe. C’est à la fois une allégorie des jeux de pouvoirs, notamment
avec le directeur et Monsieur Loyal qui sont les principaux adversaires du clown, et une
allégorie de la condition humaine où le rêve poursuivi n’est jamais atteint. Comme dans le
théâtre de l’absurde, et dans l’arène de cirque, le personnage tourne en rond, l’action n’est
soutenue que par la répétition des gags de plus en plus loufoques et une langue à la fois
comique et poétique. Par rapport à l’ensemble de l’œuvre de Pavel Kohout, le traitement de la
langue est inhabituel. Elle devient métaphorique et se réduit à l’épure. La mélancolie qui s’en
dégage est comparable à celle des dessins de František Tichý40 dont les œuvres furent
réexposées et éditées après 1963. L’univers du cirque était le thème majeur de ce peintre
proche du poétisme ; la vision qu’il en donnait était marquée par une tension entre splendeur
et tristesse.
Pavel Kohout en date très précisément la genèse: le 27 septembre41 1966 lors de la
célébration de la première allemande de La Guerre des salamandres dans le restaurant « Chez
Holzknecht » de Dortmund avec Jaroslav Dudek et Zdeněk Kolář, le metteur en scène et le
scénographe du spectacle. La discussion portait comme souvent sur le statut des artistes en
Tchécoslovaquie, plus précisément sur la situation absurde des écrivains communistes qui
avaient joué, avant, pendant et après la guerre, un grand rôle dans la formation des forces
révolutionnaires et qui étaient pourtant les plus suspectés et censurés. Assis dans ce restaurant,
Pavel Kohout déclara qu’il n’avait pas l’impression d’être un écrivain officiel, qu’il se sentait
40
František Tichý (1896-1961) : auteur de peintures, dessins, gravures, illustrations de livres, décors de théâtre.
Il a marqué par son style plusieurs générations de peintres tchèques. Parti pour São Paulo, il s’est arrêté dans la
capitale française et y est resté. C’est en France qu’il a subi l'influence de Daumier, de Seurat et de Picasso, et
c’est à Paris qu’il est parvenu à la maturité artistique. Revenu à Prague, il s’est mis à développer les thèmes qui
lui étaient chers : les scènes de cirque, les portraits de ses proches, les personnages du Nouveau Testament, Don
Quichotte et Paganini. Ses démêlés avec le régime communiste et sa liberté d’esprit étaient fameux. Il fut chassé,
en 1951, de l’École des Arts et des Métiers où il enseignait.
41
Pavel Kosatík note le 27 octobre 1966, il s’agit sans doute d’une erreur de frappe, car la première allemande a
eut lieu un mois auparavant et le Kohout confia le titre de son nouveau sujet au journal Večerní Praha dès le
30.09.1966.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
298
plutôt comme un clown idiot que le directeur du cirque fait sans cesse venir dans l’arène, pour
lui donner sous un prétexte quelconque une paire de gifles devant le public. Ces amis
déclarèrent : « ça, il faut l’écrire ! ». Pavel Kohout ne se fit pas prier, sentant bien qu’il venait
de trouver le sujet tant attendu, un sujet qui lui permettrait de s’exprimer sur son époque et sur
lui-même. Dès le 30 septembre, au retour d’Allemagne, dans une interview accordée au
journal Večerní Praha, il évoque ce projet et parle « d’une comédie tragique » dont il donne le
titre exact. La première a lieu le 12 mai 1967 au théâtre de Vinohrady dans une mise en scène
de Jaroslav Dudek. Cette pièce née de l’air du temps dit quelque chose de l’essoufflement des
dramaturges, elle remet en question « le processus accéléré d’échange entre l’art et l’époque »
qui avait tant marqué la création théâtrale des années précédentes. Pour Kohout August,
August, august représente à la fois une sortie de crise esthétique et une contribution originale
au théâtre de l’absurde. Dans plusieurs interviews accordées avant la première, il exprima son
attitude face au théâtre de « l’absurde appliqué ». Ainsi, dans le journal Plamen du 2 mai
1967, il revient à demi-mot sur sa traversée du désert et déclare :
« J’étais
extrêmement
tourmenté
par
le
théâtre
de
l’absurde.
Je
suis
fondamentalement incapable d’en écrire, mais en même temps je suis incapable
d’ignorer son importance. Alors, j’ai cherché désespérément comment joindre
certains de ses éléments qui me fascinent avec mon amour du théâtre de foire et de
kermesse.42 »
Il revint encore sur le thème du théâtre de l’absurde la veille de la première dans Mladá
fronta :
« J’adorais, par-dessus tout, son langage métaphorique, mais sa tendance à exprimer
des thèses me repoussait (peut-être parce que je j’ai moi-même écrit, il y a longtemps,
du théâtre à thèse d’un autre type), son aspect statique me repoussait encore plus. La
dernière raison a été la plus importante : j’aime depuis toujours un théâtre de
situations, d’actions, de miracles, un théâtre qui touche le public non seulement
rationnellement, mais aussi émotionnellement.43 »
42
Pavel Kosatík, op. cit., p. 224. « Děsně mě trápilo absurdní divadlo. Jsem bytostně neschopnej ho psát, ale
taky současně neschopnej ho ignorovat. Takže jsem zoufale bádal, jak spojit některý jeho prvky, co mě
fascinujou, s mým milovaným divadlem trhů a poutí. »
43
Ibid., p. 225. « Neobyčejně se mi líbila jeho metaforičnost, neobyčejně mě odpuzovalajeho tezovitost (snad
proto, že jsem kdysi sám psal tezovitá divadla jiného druhu), a především jeho statičnost. Poslední důvod byl
nejvážnější: miluji odjakživa divadlo situací, divadlo akce, divadlo zázraků, divadlo, které zasahuje své
publikum nejen racionálně, ale i citově. »
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
299
Pavel Kohout n’a jamais été classé dans la catégorie de l’absurde ni à présent ni à l’époque,
alors même que, comme nous l’avons vu, cette catégorie était ouverte à tous les vents. Il y a
pourtant dans son œuvre bien des procédés qui rappellent les méthodes de l’absurde. Les
mises en scène des mécanismes dürrenmattiens dans lesquelles l’homme est prisonnier. Le
thème majeur des auteurs tchèques autour de 1963 était présent dès 1956 dans Chudaček.
L’écrivain opposant, une situation absurde : Papillon sur l’antenne de Václav Havel
Durant le printemps théâtral, les dramaturges tchèques, Havel en tête, se sont servis de
l’absurde pour dénoncer les mécanismes de pouvoir, leurs pièces avaient une force subversive
importante. Mais là aussi, cela n’était pas sans contrepartie. L’ambiguïté du théâtre de
l’absurde comme force subversive a également était mise en évidence par Martin Esslin :
« L’apparition du style de l’absurde procure donc aux dramaturges de l’Est – tout au
moins en période de relatif dégel – un langage avec lequel les véritables problèmes du
moment peuvent être passés en revue et débattus devant un nombre considérable de
gens. (…) Les pièces écrites en langage d’Ésope ne sont, en tout cas, pas
ouvertement hostiles. Elles peuvent même servir, sans grand danger, d’exutoire aux
sentiments refoulés qui s’épanchent ainsi sous la forme du rire et du divertissement,
donnant même l’illusion d’une relative liberté. En d’autres termes, même les pièces
frondeuses, dans la mesure où elles recourent à une terminologie allégorique, peuvent
être utilisées comme soupapes de sécurité.44 »
Après avoir connu le succès au Théâtre de la Balustrade, au moment même où la culture jouit
d’une vraie liberté, Havel écrit Papillon sur l’antenne. Dans cette pièce, Havel jette un regard
critique sur les intellectuels de sa génération, qui lui paraissent, en fin de compte, engoncés
dans un snobisme littéraire et dans la passivité. Cette critique est aussi une autocritique, car, à
travers son personnage principal, Havel semble ne pas s’exclure de ce dont il rit. Elle
développe un réseau complexe de mise en abyme et d’autoréférence qui en fait une sorte de
machine cybernétique où l’effet produit la cause. L’action se passe dans un appartement où vit
un jeune couple d’intellectuels, Jeník et Marie, la mère de celle-ci, ainsi qu’un locataire,
Bašta, plombier de son état. On vient de fêter le trentième anniversaire de Jeník, après le
repas, le couple laisse libre cours à de grandes divagations esthétiques et philosophiques. La
discussion porte sur un événement qui a eu lieu dix ans auparavant : le couple évoque un
week-end passé dans une maison de campagne avec quelques amis. D’entrée de jeu, Jeník fait
44
Martin Esslin, Au-delà de l’absurde, op. cit., p. 181-182
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
300
le procès de cette époque révolue où les jeunes intellectuels percevaient le monde « comme de
complexes associations littéraires. »
« Marie — Nous étions tous alors follement épris de littérature !
Jeník — Follement !
La belle-mère — Marinette, monsieur Bašta s’est endormi !
Jeník — Certes, c’était tout simplement mécanique : nous compensions
l’impossibilité de nous réaliser pleinement dans la vie par la littérature ;
l’enfermement dans lequel nous nous trouvions nous confisquait notre but,
nullement les moyens, et c’est pourquoi nous devions réaliser le but avec nos
moyens. Nous étions, simplement, qu’on le veuille ou non, une génération littéraire !
Marie — Nous l’étions, Jeník. L’absurdité de notre narcissisme résidait dans le fait
que nous ne nous rendions pas compte de cette absurdité. Est-ce que tu sens comme
tout est lié ?
Jeník — C’est joliment dit, Marie.45 »
Mais dès les premières lignes, le fond et la forme du discours se minent. La discussion des
deux époux est saturée de références littéraires comme s’ils ne voyaient la réalité qu’à travers
le prisme de l’art. L’arrivée dans la maison de campagne « était digne d’un texte de
Gałczyński », la maison « pareille à une demeure de chez Tourgueniev » dans l’air, papillonnait le
fin duvet des bouleaux « si joliment décrit par Eliot ». Et lorsque l’évocation de ce week-end
endort le plombier, Marie et Jeník rivalisent de rapprochements littéraires :
« Marie — C’est absurde, n'est-ce pas ?
Jeník — Un petit peu kafkaïen –
Marie — On dirait plutôt du Ionesco. Quand est-ce qu’il s’est endormi ?46 »
Tout au long de la pièce, les répliques de Marie et surtout de Jeník seront saturées de noms
d’auteurs et d’ouvrages tchèques et étrangers. Si le sujet principal des premières pièces de
Havel comme Fête en plein air avait été la phrase creuse, la langue de bois bureaucratique,
cette fois, c’est le langage littéraire qui est mis au pilori, montré sous un jour déshumanisant.
Mais Havel va plus loin, puisque c’est non seulement le langage, mais aussi l’écriture même
de la pièce qui est interrogée de manière critique et ludique. En effet, trouvant la situation du
45
Václav Havel, C'est pour demain et autres pièces inédites, Espace d’un instant, Paris, 2009, p. 144.
Un papillon sur l'antenne a été traduit du tchèque par Jean-Philippe Bayeul.
46
Ibid., p. 145.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
301
plombier endormi pittoresque, Jeník décide d’écrire une pièce sur cette même situation. Il
donne ainsi la fable et la signification de Papillon sur l’antenne :
« Jeník — Un jeune intellectuel fête en famille son trentième anniversaire. Est
également présent un sous-locataire, un plombier, la conversation intellectuelle
l’endort –
Marie — Super ! Un absurde du tonnerre ! Et ensuite ? Qu’est-ce qui pourrait
arriver ensuite ?
Jeník — Ensuite ? Eh bien, peut-être ça : de la conduite d’eau, soudainement, des
gouttes d’eau commencent à tomber dans l'appartement, ça goutte de plus en plus,
personne ne sait comment arrêter l’eau, l’inondation menace, et puis ils se
souviennent que leur sous-locataire endormi est plombier, ils veulent le réveiller, mais
craignent de l’irriter et de le monter contre eux, ils ne savent pas qui il est vraiment,
cela fait peu de temps qu’il vit chez eux, ils ne cessent de tergiverser et, pour finir, ils
ne se décident effectivement pas –
Marie — C’est parfait ! Il y a là-dedans une énorme métaphore !
Jeník — Ce pourrait être une pièce sur la passivité des intellectuels tchèques…47 »
Cette idée est filée jusqu’au bout : une inondation se produit réellement qui dramatise l’action.
Ou plutôt l’inaction, car Jeník ne fait que discourir sur le passé, sur l’avenir (projet d’écriture
d’une nouvelle pièce) ou sur le dégât des eaux qui menace, sans rien entreprendre. Il devient
ainsi l’allégorie de la passivité des intellectuels. Jeník, Marie et la belle-mère finissent par se
disputer, la belle-mère quitte l’appartement et le problème de la fuite d’eau est réglé in
extremis par le plombier criant, depuis son sommeil, ce qui doit être fait. La pièce se termine
au moment de son réveil, il raconte alors à ses hôtes le cauchemar qu’il a fait et qui est un
mélange disparate des histoires extravagantes racontées par la belle-mère sur fond de menace
d’inondation. Puis il évoque un détail de son cauchemar qui l’a beaucoup marqué et qui n’est
pas apparu dans les discussions : un papillon sur une antenne. La pièce se termine, donc, par
l’évocation d’une tension entre rêve et réalité encore soulignée par une référence à l’apologue
chinois de Tchouang-tseu rêvant qu’il est un papillon et se demandant s’il n’est pas un
papillon qui rêve qu’il est Tchouang-tseu. Cette référence parachève un système de mise en
abyme encore redoublé par de nombreuses autoréférences, car Václav Havel prête à son
personnage des caractéristiques qui lui sont propres et qui ne pouvaient que sauter aux yeux
du public tchèque. C’est particulièrement sensible lorsqu’il est question du style dramatique
47
Ibid., p. 145-146.
Chapitre 9 : Danse autour de Franz Kafka
302
de Jeník, ainsi Marie reprend exactement les remarques des critiques de théâtre adressé à
Havel : « tout est chez toi si bien composé et réfléchi, qu’il ne reste pas une seule brèche pour
une fantaisie un peu dissolue ». Tandis que Jeník se fait le porte-voix de l’écrivain Havel :
« Jeník – Tu sais bien que je veux aborder le drame autrement qu’Edward [Albee] à
de nombreux égards. Pour moi, l’empreinte des automatismes psychologiques n’est
pas si importante, je préfère, au contraire, la reproduction de la psychologie
automatisée.48 »
Dans cette pièce écrite à la fin des années soixante, Václav Havel semble avoir trouvé un style
propre qu’il développera dans ses pièces suivantes. Ce style relève toujours du théâtre, mais
qui par ce système d’autoréférences explicite est complètement nouveau. S’il fallait forger de
nouveaux néologismes pour singulariser l’absurde havelien, nous dirions qu’à partir de
Papillon sur l’antenne, il s’agit d’un méta-absurde ou d’un méta-antidrame.
Distinguée comme étant la meilleure pièce télévisuelle de l’année, elle ne pourra être
tournée, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars du pacte de Varsovie, le 21 août 1968,
ayant mis radicalement fin au processus de libéralisation.
48
Ibid., p. 147.
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
Articulation entre poétique et politique
Les écrits théoriques sur l’art de Václav Havel n’ont jamais fait l’objet d’études
systématiques ni de traduction. Pourtant, la réflexion esthétique occupe une place importante
dans la production et la vie de l’auteur tchèque. Il s’y adonne très tôt : à quinze ans, il fonde
avec quelques amis, tous nés en 1936, un cercle littéraire, « Les Trente-six » qui organise des
séminaires privés et édite une revue dactylographiée. À dix-sept ans, il publie dans la Revue
K., un samizdat dirigé par les poètes Josef Hiršal et Jiří Kolář, des analyses sur des auteurs
majeurs tels Jaroslav Seifert (alors interdit) ou Bohumil Hrabal (qui n’avait pas encore
publié). À l’orée des années soixante, c’est le théâtre qui polarise toute son attention et la
libéralisation politique de cette décennie lui permet de publier dans les revues officielles. Il est
ainsi l’auteur de nombreux portraits d’artistes, d’analyses de pièces, d’essais sur les
phénomènes théâtraux contemporains ou sur l’art dramatique en général. Avec trente-deux
textes publiés entre 1959 et 1969 dans Divadlo, le plus prestigieux périodique théâtral de
l’époque, Havel figure parmi les critiques et chercheurs professionnels qui ont le plus publié
dans cette revue. Les essais esthétiques constituèrent la plus grande part de sa production
écrite de Havel dans les années soixante. Par ailleurs, de tous les dramaturges de sa génération
(Josef Topol, Ivan Klíma, Milan Kundera, Pavel Kohout pour ne citer que les plus connus),
Václav Havel est le seul à avoir pratiqué les métiers liés au théâtre y compris ceux de
théoricien et critique dramatique avant de devenir auteur. Il serait alors intéressant de se
demander en quoi ces expériences ont influé sur sa création.
L’analyse de ces textes met en lumière deux nouveaux aspects du topos des études
haveliennes à savoir le lien entre politique et poétique. En effet, ces textes suggèrent une
similitude entre la trajectoire de l’artiste et celle de l’homme politique. D’autre part, ces textes
dévoilent l’aspect éminemment paradoxal de l’articulation entre politique et poétique.
« Paradoxal » au regard des conceptions de Havel lui-même telles qu’il les exprime dans ces
écrits.
Les essais comme une étape de l’inscription dans le champ littéraire
Au-delà de quelques imprécisions quant au vocabulaire technique et aux concepts
mobilisés, ces écrits théoriques de jeunesse sont remarquables par leur rigueur analytique et
par une étonnante capacité d’anticipation des problèmes théâtraux. À leur lecture se dégage ce
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
304
qui semble être un mouvement de pensée typiquement havelien, à savoir, dans un premier
temps, une prise en compte et une description extrêmement méticuleuse du réel. Ce rapport au
réel, correspond au retour phénoménologique à la chose même. Le maître mot de Havel
comme celui de nombreux intellectuels de sa génération est la « věcnost », « le concret ».
Puis, vient une capacité à cerner les limites et les failles du phénomène décrit et à proposer
des solutions. Citons pour exemple de cette démarche plusieurs articles. Dans « Problém
divadelní recenze »1 (Le problème de la critique théâtrale), Havel définit cette activité et liste
les erreurs à éviter. Il regrette en particulier le manque de rigueur dans la description des
spectacles qui empêche les lecteurs d’avoir une idée claire de la représentation. Sorte de mode
d’emploi de la critique théâtrale, ce texte pourrait être donné à méditer aujourd’hui encore à
tout critique débutant ou confirmé. L’essai « O Laterně Magice »2 (À propos de la Laterna
Magica) daté d’août 1959 est consacré à l’installation spectaculaire, alliance de cinéma et de
théâtre, créée par le metteur en scène Alfréd Radok et le scénographe Josef Svoboda. Alors
que l’enthousiasme est à son comble pour la Laterna Magica qui a reçu le premier prix à
l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958 et qui vient d’obtenir un théâtre permanent à
Prague, Václav Havel prévoit les difficultés à venir. Il analyse les conditions permettant à la
Laterna de passer d’un simple média propagateur d’informations à une discipline artistique à
part entière. Le problème de l’oscillation entre art et divertissement visuel plus ou moins
réussi s’est posé tout au long de l’histoire de la Laterna. Dans l’article « Na okraj mladých
pražských scén »3 (En marge des jeunes scènes de Prague) de février 1960, Havel défend les
« théâtres de petites formes » au moment où ils étaient violemment disqualifiés par les plus
grands critiques tel Sergej Machonin à cause de leur non-engagement politique et de leur
apparente frivolité. Nés spontanément à la fin des années cinquante, « les théâtres de petites
formes » s’attachaient à des genres mineurs (cabaret, café-théâtre, comédie musicale etc.)
puisant leur inspiration dans la littérature et la musique. À côté des tentatives de réformes du
théâtre institutionnel, le développement de ces scènes fut le phénomène le plus novateur et le
plus subversif du théâtre tchèque des années soixante. Václav Havel souligna également les
limites de ces scènes et suggéra des solutions auxquelles certaines arrivèrent quelques années
plus tard. Havel souligne ainsi le hiatus entre « le courage, la culture et l’humour » du
Semafor et du Théâtre Sur la Balustrade et la naïveté voire le schématisme « didacticomoraliste » du message de leurs pièces. Selon lui, il faut soit mettre les choses à plat et
1
« Problém divadelní recenze », Divadlo, 1960, n° 7, p. 387-389.
« O Laterně Magice », publié pour la première fois in Spisy, Eseje a jiné texty z let 1953-1969, Torst, Prague,
1999, p. 251-268.
3
Kultura 4, 1960, n° 14, p. 6.
2
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
305
changer d’orientation, soit abandonner « toute visée idéologico-pédagogique ». Havel précise
qu’en misant pleinement sur des formes légères, leurs productions gagneraient en profondeur.
Ainsi Havel anticipe presque l’orientation prise en 1962 par le Semafor avec Jonáš a tingltangl (Jonas et le caf-conc’) sorte de cabaret sur le cabaret sans aucun message idéologique.
Né faute d’autres moyens, à un moment où le Semafor traversait une grave crise, ce spectacle
permit au théâtre de trouver son propre style et fit des auteurs-acteurs-compositeurs Jiří Suchý
et Jiří Šlitr des classiques vivants. De même Havel annonce le changement d’orientation du
Théâtre Sur la Balustrade après le départ d’Ivan Vyskočil en 1961. Changement auquel Havel
participa d’ailleurs activement part.
Ces réflexions théoriques semblent avoir un but bien précis : il s’agit de cerner le
champ artistique, de le connaître avant d’y prendre position. Somme toute, cette démarche
d’inscription dans le champ artistique théorisé par Pierre Bourdieu4 est commune à beaucoup
d’écrivains en herbe, mais Havel l’a poursuivi avec une grande cohérence et une implacable
efficacité. Dans l’introduction à son recueil Articles5, il présentait ses textes écrits entre 1957
et 1960 comme étant « les premiers mots et phrases d’une langue » - à savoir la théorie - dans
laquelle il voudrait à l’avenir s’exprimer. Et de préciser :
« Dans laquelle je voudrais également m’exprimer. Je souligne cela, car je pense
qu’avec cette seule langue je n’arriverai jamais à m’exprimer complètement, car je suis
encore plus attiré par la langue propre aux formes artistiques. Mais cela est bien sûr
l’affaire d’autres cahiers.6 »
Ces essais lui permirent de se faire connaître et de collaborer avec les auteurs du Théâtre Sur
la Balustrade, le plus prometteur des théâtres de petites formes. En effet, comme il le confie
dans Interrogatoire à distance, c’est l’article « En marge des jeunes scènes de Prague » qui lui
a permis d’entrer en relation avec Ivan Vyskočil, initiateur du mouvement des petites scènes
de Prague et directeur artistique du Théâtre Sur la Balustrade, puis de se faire engager dans ce
théâtre.7 Il devint ainsi partie intégrante d’un mouvement qu’il avait analysé comme étant le
4
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sociales, 89, septembre 1991, p. 4-46.
Václav Havel, « Úvod ke svazku Članký » (En introduction du recueil Articles), Spisy/3, p. 313-314.
Introduction à un recueil d’articles regroupés en 4 sections : Réflexion générale, Littérature, Cinéma, Théâtre. Ce
recueil n’a jamais été publié tel quel, en revanche les articles consacrés au théâtre furent édités à la fin des
années cinquante.
6
Ibid., p. 314. «V které bych rád také mluvil. To podtrhuji, protože si myslím, že jen touto řeči bych se
nikdy úplně nedomluvil, – snad ještě víc mě totiž láká řeč vlastních uměleckých tvarů. Ale to už je
samozřejmě věc jiných sešitů, než je tento. »
7
Extrait de cet article repris dans Interrogatoire à distance p. 60-62.
5
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
306
phénomène le plus important du moment. Dans ce texte sur les petites scènes, Havel cite Ivan
Vyskočil qui appelait de ses vœux des pièces non réalistes et relevant de l’absurde:
« Quand je vais au théâtre ou quand je lis, j’ai devant moi des tranches de vie plus ou
moins réussies. Les auteurs tentent de faire agir les personnages de leurs pièces
‘comme dans la vie’… Ils suivent la logique de la vie courante. Et moi, j’aimerais
parfois voir ou entendre, à côté de ce genre de pièce, une pièce tout à fait différente.
Différente dans son rapport au réel. Une pièce qui prendrait comme base de son
intrigue une relation réelle et importante. Et qui travaillerait et rendrait présente cette
relation dans de nouvelles situations. Dans des renversements et des antagonismes
inattendus… Par exemple elle pourrait pousser certains actes ad absurdum, afin de
montrer dans ce non-sens d’autant plus clairement le sens de certaines prises de
position. Le spectateur ou le lecteur se rendrait pourtant clairement compte qu’il est
en train de lire…ou de voir une pièce de théâtre, quelque chose qui n’est possible
qu’au théâtre, dans l’art… On pourrait dire que … des pièces hyperboliques me font
défaut…Je crois qu’à lui seul ce type de pièce dramatique (c’est-à-dire ‘la pièce
traditionnelle’) ne suffit pas. 8 »
Cet aspect « hyperbolique » et des situations poussées jusqu’à l’absurde caractérisent
les premières pièces de Havel telles Auto-stop (1961) co-écrite avec Ivan Vyskočil ou Fête en
plein air (1964), pièce qui fit la renommée internationale de Havel et dont le canevas lui
aurait été suggéré également par Ivan Vyskočil.9 Ainsi, le jeune auteur formule,
théoriquement, l’esthétique des pièces avant de les écrire. Le rapprochement de l’article
« Anatomie gagu »10 (Anatomie du gag) et de la pièce en un acte Anděl strážný11 (L’Ange
gardien), parus tous deux en octobre 1963, offre l’exemple le plus marquant de cette
8
Ivan Vyskočil, Literarni Noviny n° 47 cité par Havel, « Na okraj mladých pražských scén », Spisy 3, p. 308309. « Když chodím do divadla nebo čtu, mám před sebou více nebo méně zdařilé příhody ze života. Autoři se
snaží, aby postavy jejich her jednaly ,jako v životě‛… Řídí se logikou běžné skutečnosti. A já bych si někdy přál
vedle takových her vidět nebo slyšet hru docela jinou. Jinou v přístupu k realitě. Která si za základ svého příběhu
bere závažný, reálný vztah. A tenhle ústřední vztah zpracovává a zpřítomňuje v nových situacích. V nečekaných
zvratech a protikladech. Třeba přivádí určitá jednání ad absurdum, aby v onom znesmyslnění tím jasněji ukázala
a vyzdvihla smysl určitého postoje. Divák i čtenář si přitom jasně uvědomuje, že čte… vidí divadelní hru, něco,
co je možné právě jen na divadle, v umění… Dalo by se říci, že… postrádám hyperbolické hry… Domnívám se,
že ono (rozuměj ,tradiční drama‛) samo o sobě nepostačuje. »
9
La collaboration entre Havel et Vyskočil se termina en 1962, les deux hommes ayant deux visions du
fonctionnement théâtral radicalement opposées : forme ouverte et collective pour Vyskočil, organisation
d’ensemble fixe pour Havel.
10
« Anatomie gagu », Divadlo, n° 10, 1963, p. 52-60.
11
La première version de Anděl strážný est parue dans Divadení Noviny (Journal théâtral) n° 10, Prague, 1963,
p.10. Elle a été traduite en français et mise en scène par Katia Hala (première le 12 juin 2005 au Centre tchèque
de Paris). La seconde version plus développée de 1968 a été retenue pour figurer dans les œuvres complètes de
Havel.
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
307
démarche. Dans « Anatomie du gag », Havel décortique le fonctionnement de ce procédé
comique et souligne la portée subversive et existentielle qu’il peut revêtir. L’Ange gardien,
gag à forte charge politique, est une sorte d’application de la thèse soutenue dans l’article.
Dans son œuvre dramatique, Havel part toujours de l’observation du réel et l’esthétique
choisie répond à une attente plus ou moins explicite de l’époque. Havel n’est sans doute pas
l’écrivain à l’imagination la plus fertile, mais son génie littéraire réside en sa capacité à
trouver la bonne forme au bon moment. Il se joignit à la poétique des petites scènes à la fin
des années cinquante. Durant les années soixante, il s’inspira de manière réfléchie et calculée
du théâtre de l’absurde, ce qui avait l’avantage de rattacher le jeune et ambitieux auteur à un
courant littéraire mondial. Aux plus sombres heures de la normalisation, il invente avec « le
cycle Ferdinand Vaněk » une forme originale, la fiction autobiographique théâtrale, lui
permettant de sortir de l’impasse d’une écriture théâtrale sans théâtre [voir chapitre 11].
Václav Havel est un écrivain du « monde » comme il l’écrit de sa prison dans la « Lettre à
Olga n° 16 ».
« Je suis ici depuis presque sept mois et je constate que je n’ai rien inventé même si
j’ai un temps illimité pour penser. C’est bizarre mais apparemment la création
spirituelle ne se développe pas sans interaction avec des impulsions de l’extérieur ;
quand on est isolé de tout, l’âme ne se développe pas mais stagne plutôt. (…) Bref,
l’âme humaine a besoin du MONDE – sans lui elle « tourne à vide ». Pour mes
codétenus je suis un introverti qui ne cesse de réfléchir, de lire ou d’écrire, mais moi,
au fond, je ne suis pas ainsi. Je m’inspire de l’expérience du monde, pas de ma vie
intérieure.12 »
Havel parle de « l’âme humaine » mais il s’agit bien plus de son âme à lui. C’est un écrivain
qui puise toute son inspiration de l’extérieur. Coupé du monde, il ne parviendra pas à écrire de
pièce.
Le trajet de Havel dramaturge et de Havel politique, son inscription dans les champs littéraire
et politique, semblent suivre un cours analogue. Les essais, esthétiques ou politiques, forment
une étape plus ou moins intermédiaire dans ce trajet. L’artiste se forme dans la semiclandestinité en dehors des circuits traditionnels qui menaient à l’art (à cause de ses origines
bourgeoises, Havel ne peut entrer dans les écoles d’arts). Il se fait connaître par ces écrits
théoriques en même temps qu’il apprend à connaître le champ artistique. Enfin, il passe à
l’action et devient dramaturge. De même, le dissident commence par des écrits plus
12
Václav Havel, Lettres à Olga, éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 1995, p. 63.
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
308
théoriques et analytiques que délibérément politiques, mais grâce à ces écrits Havel devient de
plus en plus homo politicus. Son accession à la présidence apparaît comme l’aboutissement de
cette démarche. Cette hypothèse séduisante est renforcée par la parution aux éditions Torst
des œuvres complètes de Václav Havel. Les volumes 3 et 4 regroupent les essais et autres
textes écrits respectivement de 1953 à 1969 et de 1970 à 1989. Ces deux tomes fonctionnent
en miroirs inversés : le volume 3 est marqué par une prédominance des textes de poétique
auxquels se mêlent quelques textes politiques ; dans le volume 4, les proportions entre essais
esthétiques et essais politiques s’inversent. Un point commun demeure : qu’il analyse ce qui
se passe sur les scènes de théâtre ou sur la scène du monde13, Havel fait souvent montre d’une
habilité intellectuelle qui ne peut que forcer l’admiration.
Paradoxe de l’articulation entre le politique et la poétique
Pour l’opinion générale tchèque et surtout internationale, l’articulation entre politique
et poétique chez Havel est perçue comme une coalescence. Václav Havel incarne la figure du
« prince poète », figure fascinante tout comme cette « révolution de velours » aux allures de
happening qui l’a porté au château présidentiel en 1989. Le « velours » revoie au pacifisme du
changement de régime mais il aurait aussi pu être une référence au velours des rideaux de
théâtre. En effet, les évènements de 89, le théâtre a joué un rôle majeur : les professionnels du
théâtre ont été les premiers à manifester aux côtés des étudiants. Le contexte tchèque était
surdéterminé pour le mélange du politique et de la poétique. Et plus particulièrement du
théâtre et de la politique [voir chapitre 1].
S’il incarne la coalescence entre théâtre et nation tchèque, personne autant que Havel
ne s’est opposé aux mélanges abusifs de l’artistique et du politique. Les textes écrits au
moment de l’écrasement du printemps de Prague en sont une belle illustration. Le 21 août
1968, jour de l’invasion des troupes du pacte de Varsovie, il se trouvait avec sa femme Olga
et le célèbre acteur Jan Tříska à Liberec, au nord-ouest du pays. Tous trois participèrent
immédiatement à la résistance non violente de cette ville. Havel écrivait chaque jour de textes
que Tříska lisait à la radio. Le 26 août 1968, le texte « Všem občanům ! » (À tous les
citoyens !) fut diffusé sur les ondes puis placardé partout dans la ville. Il énonçait une série de
mesures à prendre et précisait :
13
Parmi les plus célèbres : « Úhybné myšlení » (La Pensée qui ne va pas droit au but) prononcé en juin 1965 au
3e Congrès de L’Union des écrivains ou « Lettre ouverte au président Husák » de 1975 publié en français en
1989 dans Essais politiques aux éditions Calmann-Lévy.
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
309
« f) Durant l’occupation ne faites rien dans la sphère culturelle si votre travail ne sert
pas directement les besoins de la résistance. Jusqu’à nouvel ordre, ne passez pas de
film dans les salles de cinéma, ne jouez pas au théâtre ou dans les cafés-théâtres,
n’éditez pas de livres et de magazines, ne développez aucune activité culturelle, si son
but immédiat n’est pas d’informer véridiquement les habitants de ce qui se passe dans
le pays ou de les renforcer moralement. 14 »
Durant les mois qui suivirent l’invasion de la Tchécoslovaquie, Havel s’insurgea contre
l’instrumentalisation politique du théâtre au lieu d’une véritable action politique. C’est ce que
révèle avec force un texte publié en janvier 1969 dans la revue théâtrale Divadlo15. Ce texte
paraît un peu plus de quatre mois après l’invasion, dans un contexte politique qui s’est prêté à
la réactivation des idéaux théâtraux du XIXe siècle. En effet, durant la saison 1968-69, la vie
théâtrale tchèque fut particulièrement intense. Sur les scènes, la réaction la plus courante fut
celle qualifiée plus tard de « réaction pathético-nationale » : on exaltait les valeurs
patriotiques le plus souvent en jouant les pièces marquantes de la Renaissance nationale, en
revenant à un réalisme primaire et au style déclamatoire. Ainsi, du 21 août à l’automne 1968,
la pièce Jan Hus16 de Tyl fut jouée dans quatre mises en scène différentes et Jan Rohač17 fut
donné au Théâtre national au moment même où le Parlement ratifiait le séjour temporaire sur
le sol tchèque des chars du Pacte de Varsovie. Ce mouvement fut si important que la revue
Divadlo organisa et retranscrit une table ronde intitulée « Ještě jednou obrození ?» (La
Renaissance nationale encore une fois ?). Metteurs en scènes, critiques, dramaturges furent
invités aux discussions. Havel insista sur le fait que le métier d’homme politique et celui
d’artiste ne devaient pas être confondus. Au passage, il égratigna sans la nommer l’Union des
écrivains favorable aux concertations entre politiques et auteurs.
« Je veux pouvoir être informé de tout ce que notre gouvernement réalise, par les
journaux, comme n’importe quel autre citoyen et je ne veux pas me retrouver avec
des représentants du gouvernement dans je ne sais quel forum restreint pour qu’ils
m’expliquent quoi-que ce soit. Ça ne m’intéresse pas. ( …) Cela vient d’une
14
Idem, p. 861 « f) Po dobu okupace nepracujte vůbec ve sféře kultury, pokud neslouží vaše činnost
bezprostředně potřebám odboje. Do odvolání nepromítejte v kinech, nehrajte v divadlech a na
estrádách, nevydávejte knihy a časopisy a nevyvíjejte žádnou kulturní aktivitu, není-li jejím přímým
úkolem pravdivě informovat obyvatele o poměrech v zemi nebo je morálně posilovat. ».
15
Cet article n’a malheureusement pas été reproduit dans les œuvres complètes de Havel.
16
Pièce historique écrite en 1848 et exalte la fierté nationale, à la fermeté de caractère dans la lutte pour la vérité
conquise. Jan Hus qui appelait de ses vœux une réforme de l’Église fut condamné comme hérétique et brûlé le 6
juillet 1415.
17
Pièce qui fait partie, aux côtés de Jan Žižka et Jan Hus de la trilogie hussite de Jirásek. Elle célèbre les
sentiments guerriers et patriotiques.
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
310
conception déformée de la mission de l’intelligentsia créative qui serait une sorte
d’alliée silencieuse ou une partenaire des hommes politiques. Mais pourquoi ?
L’homme politique fait de la politique, l’artiste de l’art. L’art joue toujours une
fonction politique mais c’est un aspect évident et involontaire de l’activité artistique
et non le produit d’un accord de deux professions s’entendant sur une stratégie
commune.18 »
Ainsi, Havel établit clairement le distinguo entre les deux professions tout en précisant la
portée politique que peut avoir une œuvre d’art. Quant à l’effervescence théâtrale après
l’invasion du pays et à la résurgence des mythes nationaux, Václav Havel réagissait en des
termes mordants :
« Aujourd’hui notre culture est littéralement inondée par les appels les plus divers sur
nos soit disant sentiments patriotiques, on plante les tilleuls de la république, on
découvre les monuments, on joue Libuše etc. etc., … Il s’agit là d’un appel à une
activité de substitution, et à une pseudo activité, d’un programme de substitution et
d’un pseudo programme, c’est un succédané, un pansement, un lot de consolation,
une mystification, voire franchement un mensonge commis contre la nation. C’est
une sucette sucrée que l’on donne à un enfant qui pleurniche pour qu’il se calme. À
chaque fois que la politique tchèque rate quelque chose ou perd quelque part, le
Théâtre national nous sort Libuše ou Rohač. Et nous y allons le soir nous attendrir
de notre patriotisme commun et nous oublions tout ce que nous aurions pu faire de
concret pour la nation le jour même et que nous n’avons pas fait.19 »
(Ironie de l’Histoire, un phénomène semblable s’est passé dans l’effervescence de l’après 89 ;
ce n’était pas le répertoire des classiques du XIXe siècle qui fut joué massivement dans les
théâtres tchèques mais celui des dissidents…Havel en tête !)
18
« Ještě jednou obrození ? », Divadlo, n° 1, 1969, Prague, p.30 « Chci, abych se o všem, co naše vláda podniká,
mohl dočíst v novinách, jako každý jiný občan a nechci se scházet s vládními představiteli na jakémkoli užším
fóru, aby mi něco vysvětlovali. To mne nezajímá. Nechci být vtahován do kabinetní politiky a ještě být za ni
spoluodpovědný. To souvisí s deformovanou představou o úloze tvůrčí inteligence jako jakéhosi tichého
spojence či partnera politiků. Ale proč? Politika dělá politiku, umělec dělá umění. Umění vždycky nějakou
politickou úlohu sehrává, ale ta je samozřejmým a bezděčný aspektem tvůrčí činnosti a ne tedy produktem
nějakého mír utajeného propojení těch dvou profesí se dohadujících o svou strategii. »
19
Ibid., p. 26. « Dnes je naše kultura přímo zaplavena nejrůznějšími apely na naše tzv. vlastenecké city, zasazují
se lípy republiky, odhalují pomníky, hraje s Libuše atd.atd. [...] Je to totíž výzva k substituční aktivitě a
pseudoaktivitě, substitučnímu programu a pseudoprogramu, je to náhražka, záplata, útecha, mystifikace, ne-li
přimo podvod, páchaný na národu. Sladké lízátko, které se strkaá břečícímu dítěti, aby se uklidnilo. Vždycky,
když česká politika něco zkaží nebo někde prohraje, vybaí na nás ND Libuši nebo Roháče. A my tam večer
jdeme, dojímáme se svým spoolečným vlastenctvím a zapominame, co jsme přes den všechno konkretního mohlí
pro vlast udělat a neudělali. »
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
311
La prise de position exprimée dans « Ještě jednou obrození ? » « La Renaissance nationale
encore une fois ? » préfigurait la grande polémique entre Havel et Kundera qui éclata deux
mois plus tard. Dans son article « Český úděl » (« Le destin tchèque »), Milan Kundera
analysait la situation politique du pays après l’invasion dans une perspective proche de la
réaction « pathético-national ». Selon lui, la Tchécoslovaquie était une éternelle victime de
son statut de petit pays, il célébrait le courage et la grandeur de son peuple dans des
circonstances dramatiques et prédisait une issue heureuse à la situation politique d’alors.
Václav Havel démonta et contre-argumenta point par point les propos de Milan Kundera dans
« Český úděl ? » (« Le destin tchèque ? »). Ainsi, dans le champ artistique comme dans le
champ politique Havel dénonça les mystifications improductives. L’histoire lui donna raison
dans les deux domaines : les théâtres qui réagirent de manière pathético-nationale furent les
premiers à suivre les dictats du nouveau pouvoir20; la situation politique n’évolua pas
positivement comme le vaticinait Kundera puisque le pays sombra pour trente ans dans la
« normalisation ».
Pour Havel, il y a bien deux champs qu’il ne confond pas, celui de l’art et celui de la
politique. En cela, il resta constant et rigoureux malgré un contexte tchèque surdéterminé et
une actualité qui s’est prêtée à tous les mélanges. Si son œuvre dramatique a de fortes
résonances politiques, il n’a pourtant jamais confondu les deux domaines, d’ailleurs il fut
dramaturge PUIS président. Le passage d’une activité à l’autre fut la seule attitude plausible.
Engagé sur la scène du monde, il n’a plus écrit pour le théâtre. Celui qui en 1985 dans
Interrogatoire à distance confiait à Karel Hvíždala « J’avoue que j’ai parfois envie de crier :
je ne veux pas devenir un éveilleur de la nation21 » est devenu « malgré lui » le dernier avatar
de ce qu’on pourrait bien appeler un mythe : le mythe du théâtre dans les pays Tchèques.
C’est là le plus grand paradoxe de Havel.
La lecture et l’analyse des essais esthétiques de Václav Havel éclairent un pan peu
connu de son activité. Cette activité théorique importante dans les années soixante diminua
logiquement après l’échec du printemps de Prague. Cependant Václav Havel ne l’abandonna
jamais complètement : en 1985, avec Olga, il fut l’instigateur de la revue samizdat O Divadle
(À propos du théâtre) dont le seul but était de penser l’art dramatique. Ces écrits mettent
également en lumière, d’une part l’hétérogénéité réaffirmée par Havel des champs esthétique
20
Voir les analyses de Vladimír Just dans « Divadlo Normalizace » (Le théâtre de la normalisation), in Česká
divadelní kultura 1945-1989 v datech a souvislostech, op. cit., p. 85-100.
21
Václav Havel, Interrogatoire à distance, Bourgeois, Paris, 1991, p. 97.
Éclairage : Václav Havel, théoricien et critique de théâtre
312
et politique ; d’autre part, le trajet similaire de Havel dans chacun de ces deux domaines grâce
à des dispositions particulières.
À partir de ces deux éléments d’approfondissement de l’articulation problématique
entre poétique et politique, il est possible de proposer une conclusion qui se veut une
ouverture vers les débats. Elle a été corroborée par les théories de Pierre Bourdieu22 sur l’art
et par l’article de Hélène le Doaré « Du pouvoir politique et poïétique : schéma d’un
raisonnement », paru dans la revue Multitudes en 2003. S’interrogeant sur la faible
représentation des femmes dans le domaine politique et artistique, Hélène le Doaré rapproche
les pouvoirs poétique et politique, et démontre qu’ils ont toujours pour base le paradigme du
jeu.
Ainsi, au lieu de discerner Havel Homo politicus, et Havel Homo poeticus ou de
chercher la poétique dans sa politique et la politique dans ses œuvres, pourquoi ne pas
concevoir plutôt que se sont deux espaces distincts mais qui se ressemblent car dans les deux
cas, il s’agit de champs de force, d’espaces agonaux mais aussi d’espaces de jeu ? Dans ces
deux champs, Havel fait preuve d’une même capacité de positionnent et d’action qui passe par
une phase d’analyse théorique dont les textes évoqués sont des témoins. En poétique comme
en politique, Václav Havel reste avant tout Homo ludens. Et comme il le dit lui-même dans
Interrogatoire à distance : il s’agit toujours de jouer, le plus sérieusement possible, sans
jamais se prendre au sérieux.
22
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992.
Chapitre 10
Le Za branou, un Théâtre d’Art
Les drames poétiques de Josef Topol
« Aujourd’hui, lorsque Krejča fait la récapitulation des dates décisives de
son itinéraire professionnel, il constate : ‘Je vois que la somme de mes
comportements, que ma conduite de vie montrent une inflexion plutôt
politique’. En guise de protestation, il prêche la devise : ‘La politique est
un mal pour le théâtre’1. »
Jana Patočková et Otomar Krejča
« Ce qui vaut dans la vie est redoublé au théâtre. L’acteur est sur scène,
tout comme l’homme dans la vie, le héros d’un instant. Mais l’acteur doit
en un laps de temps très court dire tant et tant, il doit livrer en raccourci
un témoignage sur la condition humaine… 2»
Josef Topol
Dernier né des petits théâtres pragois, le théâtre Za branou3 a été fondé en 1965, par le
tandem Kraus-Krejča, le dramaturge Josef Topol et les comédiens Marie Tomášová et Jan
Tříska. Leur objectif ? continuer le travail amorcé au Théâtre national c’est-à-dire explorer
l’existence humaine à travers de grands textes dramatiques et le jeu virtuose des acteurs ;
parler à l’homme contemporain par le détour de l’art et rien que par l’art. En effet, selon
Otomar Krejča l’œuvre dramatique cesse d’être une nourriture spirituelle pour le spectateur
lorsque sa conception obéit à d’autres critères que la nécessité intérieure de l’artiste. Se
méfiant des collusions entre poétique et politique, le théâtre Za branou revendiquait une
liberté de création qui n’eut pas besoin de traiter « d’autre chose que d’elle-même »4, et en
cela il rompait avec une longue tradition du théâtre tchèque.
1
Jana Patočková, « Otomar Krejča : le théâtre d’art et la politique », in Georges Banu (dir.), Les Cités du
Théâtre d’Art. De Stanislavski à Strehler, Éditions théâtrales, Paris, 2000, p. 290.
2
Josef Topol, « Zbyla na mne slova (RR Interview) », Revolver Revue, n° 16, juin 1991, p. 112. « Co platí v
normjlním životě, platí na divadle dvojnásob. Herce na jevišti je, stejně jako člověk v životě, hrdinou okamžiku.
Jenže herce musí za nesmírně krátkou časovou jednotku povědět tolik, tolik, musí vydat ve zkratce svědectví o
lidském osudu ... ».
3
En français : « Théâtre derrière la Porte » mais ce théâtre est connu en France sous son nom tchèque.
4
Otomar Krejča, « Toute chose extrême est chose vaine », Cahiers de l’Est, n° 12-13, 1978, p. 28.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
314
Durant, les sept années de son existence le théâtre Za branou donna onze spectacles,
dont trois pièces de Tchékhov : Les Trois Sœurs (1966), Ivanov (1970) et La Mouette (1972),
quatre de Josef Topol : La Chatte sur les rails (1964), Rossignol à dîner (1965), Une heure
d’amour (1966) et Deux nuits avec une fille ou comment voler un voleur (1972). Mais le
théâtre se situa également là où la critique ne l’attendait pas en présentant des pièces
comiques : un collage de textes de Nestroy, La corde à un bout et Intermezzo de Giraudoux, et
en développant une imagerie de plus en plus complexe : Lorenzaccio d’Alfred de Musset
(1969) et Œdipe–Antigone de Sophocle (1971). Toutes les scénographies furent réalisées par
Svoboda.
Le travail de Krejča au Théâtre national avait déjà était remarqué par la critique
internationale, avec le théâtre Za branou ce fut un triomphe et la troupe fut invitée dans divers
festivals européens. Par conséquent les méthodes de travail ainsi que les mises en scène du
théâtre Za branou sont bien connues en France : la revue Travail théâtral lui consacra son
premier numéro 1970 et un supplément en 1972. Cette revue doit d’ailleurs son nom à Krejča,
comme si après les déceptions théâtrales de mai 1968, le metteur en scène tchèque avait
indiqué au théâtre la seule voie possible : le travail et l’art5. En 1982, la prestigieuse collection
du CNRS Voies de la création théâtrale, consacre un volume entier à Otomar Krejča. Il est
vrai qu’il n’y est plus question du Théâtre Za branou, les études se concentrent sur le travail
de Krejča en France dans les années quatre-vingt, néanmoins Béatrice Picon-Vallin revient
sur la manière dont Tchékhov a été redécouvert grâce à Krejča dans les années soixante. Le
plus important travail sur l’œuvre de Krejča est un livre de Jana Patočková, livre commencé à
peu près en même temps que la présente thèse et dont les résultats sont publiés depuis 2007
sous forme d’articles dans Divadelní revue. Côté français, une thèse de Sarah Flock est en
préparation à l’Université libre de Bruxelles.
Tant du côté tchèque que du côté français le renouvellement de l’information est donc
en cours. Pour notre part nous allons présenter cette scène emblématique du re-nouveau
théâtral des années soixante en deux volets. Dans un premier temps nous questionnerons son
inscription dans « une aventure européenne du XXe siècle », celle du « Théâtre d’Art » qui va
de Lugné Poé à Strehler. Cette inscription a été formulée en France par Jean-François Dusigne
et Georges Banu, mais elle n’est que peu reprise par les Tchèques, ce qui donne à l’esthétique
du théâtre Za branou un profil quelque peu insulaire. Dans une contribution à l’ouvrage Les
Cités du Théâtre d’Art, Jana Patočková semble prudente face à l’énoncé en notant qu’« une
5
Jean-Pierre Sarrazac, « Travail théâtral une revue de théâtre à l'époque de la fragmentation », Registres, n° 8,
décembre 2003, p. 9-20.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
315
interprétation univoque de l’art de Krejča s’est heurtée à la polysémie de ses spectacles, à leur
polyphonie, à la mise en œuvre simultanée de plusieurs niveaux d’expression et de sens.6»
Dans un second temps, nous focaliserons notre attention sur l’œuvre d’un des fondateurs du
théâtre Za branou, le dramaturge Josef Topol. Dès les années soixante, ce dernier était
reconnu comme l’un des dramaturges majeurs de sa génération. Cependant son œuvre, malgré
les traductions françaises de Milan Képel, les articles de Karel Kraus et la renommée
d’Otomar Krejča, n’est pas connue des Français. Cette reconnaissance/méconnaissance
dévoile un trait caractéristique du théâtre Za branou, son inscription à la fois dans le renouveau tchèque des années soixante et en même temps son dépassement des contextes
spatio-temporels. Cette remarque peut sembler banale mais rares furent les scènes tchèques
qui en témoignèrent de manière aussi éclatante.
Le Théâtre d’Art comme notion
Dans Le Théâtre d’Art, une aventure européenne du XXe siècle7, Jean-François
Dusigne dresse la genèse du « théâtre d’art » jusqu’à en faire une notion accompagnant le
siècle. Il rappelle que le terme est apparu pour la première fois en 1890, désignant le théâtre
fondé à Paris par Paul Fort, et qu’il a été repris par Antoine et Lugné Poe en France, l’un
polémiquant d’ailleurs avec l’autre. Mais au même moment ce terme fut employé dans divers
pays d’Europe : Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko fondent le Théâtre d’Art de Moscou
en 1898, Fritz Erler et Georg Fuchs celui de Munich, tandis que Gordon Craig élabore la
théorie d’un théâtre d’art idéal. En effet, ce grand voyageur très au fait de ce qui se passait sur
les scènes européennes semble être le premier à constater la simultanéité des rénovations
scéniques et à les conceptualiser. Il réunit ainsi ces diverses tendances autour d’un même
mouvement, « en marche » vers cet inaccessible art du théâtre…
« …si élevé, si universellement admiré qu’on y découvre une religion nouvelle. Une
religion qui ne fera point de prêches, mais des révélations ; qui ne nous présentera
pas d’images définies telles qu’en créent le peintre ou le sculpteur mais nous dévoilera
la pensée, silencieusement, par le geste, par des suites de visions.8 »
Ces divers théâtres sont pour Craig différentes facettes vers « l’Idéal », « le Théâtre de
l’Avenir ». Il en vient à formuler l’idée d’un Théâtre d’Art synthèse de toutes les meilleures
6
Jana Patočková, « Otomar Krejča : le théâtre d’art et la politique », art. cit., p. 295.
Jean-François Dusigne, Le Théâtre d’Art, une aventure européenne au XXe siècle, Éditions théâtrales, Paris,
1997.
8
Gordon Craig, De l’art du théâtre, cité par Jean-François Dusigne, Le Théâtre d’Art, une aventure européenne
au XXe siècle, op. cit., p. 91.
7
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
316
tentatives. On y retrouverait conjointement l’organisation et la discipline allemandes, son
mécénat éclairé, et l’éthique de l’acteur russe. Pour Craig, le Théâtre d’Art ainsi préfiguré
répond au rêve de figer hors du temps et de l’histoire de tout le théâtre occidental :
« Lorsque je vous parle de Théâtre, je ne pense pas spécialement à l’Angleterre ou à la
France, ni davantage au théâtre allemand, russe ou scandinave (…). Non, je vous
parle du Théâtre comme d’un tout ; du Théâtre d’Europe et d’Amérique s’entend.9 »
Grâce à Craig – très écouté par ses écrits plus encore que par ses rares mises en scène –, cette
notion va très vite représenter un véritable programme qui tend à rehausser le niveau
artistique du théâtre jusqu’à lui conférer un statut spécifique parmi les autres arts. Après avoir
évoqué les pionniers, Jean-François Dusigne raconte dans Le Théâtre d’Art, une aventure
européenne du XXe siècle, à la manière d’un roman, les aventures de ces créateurs (Copeau,
Baty, Dullin, Jouvet, Vilar, Strehler, Mnouchkine, Vitez, etc.) qui ont fortement marqué le
théâtre européen. Jean-François Dusigne offre une vision panoramique, il suit le destin du
Théâtre d’Art capitale par capitale, décade par décade. Dans cet ouvrage, deux pages son
accordées au théâtre de Krejča Mais, finalement, on peut se demander si cela ne revient pas à
dresser l’histoire de la mise en scène – qui est aussi l’histoire du XXe siècle, l’idée même de
metteur en scène naissant durant le dernier tiers du XIXe siècle avec la troupe allemande des
Meininger – en en soustrayant à la fois l’avant-garde historique qui prônait un théâtre
d’engagement politique et les tentatives radicales du théâtre alternatif des années soixante. Il
en soustrait également tout ce qui relève d’un théâtre plastique (Wilson, Kantor), dont Craig
avait pourtant formulé les prémices. Cela amena sans doute Jean-François Dusigne à écrire un
second ouvrage, intitulé Théâtre d’Art et Art du Théâtre. Contre les évidents reproches qui
pourraient être adressés au concept formulé par Jean-François Dusigne, la préface de Georges
Banu sert de défense et d’illustration :
« La notion s’avère être toujours en mouvement, toujours à reformuler selon les
souhaits d’un artiste ou les attributs d’une époque. Malgré cela, certaines données
persistent et l’alliance entre fluidité et stabilité fait du Théâtre d’Art une notion à
géométrie variable qui lui permettra de traverser le siècle, de se retirer et de revenir
inlassablement. (…) Il est un repère dans cette Europe qui tantôt adore, tantôt
abhorre le théâtre d’art. Ses destins passent régulièrement par là.
Le développement du Théâtre d’Art ne reste pas étranger à la particularité propre aux
différentes écoles nationales. Jean-François Dusigne observe l’importance accordée
9
Ibid., p. 91-92.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
317
au texte par l’école française, à l’acteur par l’école russe, à l’architecture par l’école
allemande. Ainsi, autour de cette notion fédératrice, le livre dégage des couleurs
spécifiques à même d’enraciner une notion qui risquerait de paraître trop neutre,
inapte à retenir l’esprit propre à ses différents territoires de choix.10 »
Ainsi, à partir du travail de recherche de Jean-François Dusigne, Georges Banu dégage les
grandes permanences du Théâtre d’Art : la prééminence du texte dramatique, la nécessité d’un
travail d’enseignement, la question de l’éthique, le rapport au public, le refus de l’engagement
politique. Essayons de voir dans quelle mesure le théâtre Za branou se situe dans cette
aventure.
Le théâtre Za branou : entre Théâtre d’Art et avant-gardes
Le premier point commun entre le théâtre Za branou et les défenseurs du Théâtre d’Art
c’est cette tension vers un Absolu Esthétique formulée par Craig, une tension qui s’inscrit
dans la durée et qui fait fi des proclamations tapageuses.
« Les défenseurs du Théâtre d’Art, s’ils se refusent à l’incandescence des manifestes
incendiaires et à la brûlure de la table rase, se distinguent par le pouvoir de durer.
Oui, ils durent : Stanislavski, Reinhardt, Copeau, Jouvet, Strehler. Dans ce siècle de la
rapidité ils possèdent le souffle des coureurs de fond.11 »
Quiconque a rencontré le tandem Kraus-Krejča, ne peut que souscrire à cette idée de ténacité.
Le théâtre Za branou fut créé au moment de ce que nous avons nommé le « printemps
théâtral », mais même lors de cette époque plus clémente politiquement Otomar Krejča et
Karel Kraus ne firent aucune déclaration, n’annoncèrent aucun programme. L’autorisation des
autorités fut obtenue grâce à la seule notoriété d’Otomar Krejča. Plus tard, à l’occasion d’une
tournée internationale, Otomar Krejča présenta l’idée centrale de la fondation de ce théâtre
dans les termes suivants :
« Lorsque nous avons créé le Théâtre derrière la Porte, nous avons défini son but de
façon très simple : ne faire que ce que nous considérions comme essentiel ; faire en
sorte, du début à la fin, que nous puissions nous sentir heureux et satisfaits dans
notre travail; travailler de façon qu’après tous les efforts et les doutes inévitables nous
puissions dire: ‘Oui, c’est bien ce que nous voulions exprimer – c’est exactement ainsi
10
11
Georges Banu « Préface » à Jean-François Dusigne, op. cit.,, non numéroté.
Ibid.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
318
que nous voulions l’exprimer – il n'y a pas d'autre façon de l’exprimer.’ Si nous
l'avions dit autrement, nous n'aurions plus été nous-mêmes. »
Évidemment, un théâtre conçu de cette manière aura toujours un rayon d’action
limité. Ce ne sera pas un théâtre pour tous, mais un théâtre pour ceux qui peuvent et
qui veulent comprendre ce que nous disons de nous-mêmes, et se reconnaître en
nous.
Autrement dit, nous aimerions choisir nos spectateurs. Mais en avons-nous le droit?
Je ne sais. De toute façon le spectateur est libre de nous choisir. Nous croyons au
théâtre du libre choix, même si nous sommes pleinement conscients du danger que
comporte inévitablement ce libre choix. 12 »
Outre la sérénité, réitérée dans d’autres essais par Karel Kraus qui parle volontiers d’un
dessein qui peu paraître « comme banal et vieux jeu », ce programme souligne une autre
caractéristique qui fait du Za branou un Théâtres d’Art, à savoir son élitisme et son
positionnement entre théâtre populaire et laboratoire.
« Le Théâtre d’Art se place entre l’ouverture envisagée par les théâtres du peuple et
l’enfermement souhaité par les laboratoires. Ses partisans avouent toujours être à
l’affût d’un public tout en cherchant la concentration d’une retraite. Il fait de cette
tension le régime indispensable pour sa propre survie artistique.13 »
En effet, le théâtre Za branou fut le plus grand des petits théâtres avec 450 places, mais il se
pensa essentiellement comme un petit théâtre avec ce que cela implique de proximité avec le
public et de liberté dans le choix de la programmation. Il est né de l’échec et de la frustration
subis au Théâtre national. Le théâtre Za branou s’érigea contre la dérive des théâtres
d’ensemble institutionnels qui conduit à la « perfection stérile » des « fabriques de mises en
scène » selon les mots de Krejča. Il n’est donc pas uniquement né de désaccords politiques
mais bien d’une nécessité intérieure et de la prise en compte de l’évolution des mass médias
dont Karel Kraus avait formulé les conséquences théâtrales au début des années soixante.
Dans la définition du Théâtre d’Art, le rapport à la littérature s’impose comme une donnée
incontournable : c’est le grand écrivain de la scène qui ouvre le chemin du Théâtre d’Art ; le
grand poète lance ses défis à la scène et c’est en les relevant que celle-ci se renouvelle. Son
statut entièrement artistique est reconnu par rapport à l’entre-deux entre art et artisanat propre
au travail scénique. Sur ce point aussi le théâtre Za branou s’inscrit dans la mouvance du
12
Otomar Krejča, « Pourquoi le Za branou », Texte d’introduction au programme de la tournée de Londres,
1969, Travail théâtral, novembre 1972, p. 12.
13
Georges Banu, préface cit.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
319
Théâtre d’Art. Et cette inscription résulte d’une sensible évolution de la part du metteur en
scène Krejča : lors de ses débuts au Théâtre national, il s’inscrivait davantage dans la lignée
d’E. F. Burian qui subordonnait tout à sa création et pour lequel le texte était prétexte à la
mise en scène. La fascination pour les multimédias et peut-être une légère influence d’Alfred
Radok ne sont-elles pas étrangères à cette première conception du métier de metteur en scène.
Mais avec Josef Topol et Anton Tchékhov, Otomar Krejča trouva de grands poètes lançant
des défis inépuisables à la scène. Tchékhov est pour lui « le theatrum mundi, l’allégorie du
théâtre, sa fierté, son emblème aristocratique »14 et il n’aura de cesse d’y revenir au fil des
décennies. Dans l’ensemble de sa carrière, il monta onze fois les six pièces de Tchékhov, dont
six en Suède, quatre en Allemagne, deux en France, deux en Belgique et une en Italie. Avec
une préférence dans les années soixante pour La Mouette, qui contient le thème de la création
artistique et Les Trois Sœurs, qui mettent l’accent sur le temps de l’existence humaine. Les
différentes mises en scène de Tchékhov réalisées en Tchécoslovaquie ont été analysées par
Jana Patočková dans quatre articles parus en 2007 et 2008. Elle montre ainsi comment les
différentes approches de Tchékhov ont forgé le style propre du metteur en scène, qui va de
plus en plus vers une simultanéité induite par les dialogues et la structure polyphonique de
Tchékhov. Après le spectacle inaugural composé d’une pantomime de Ghelderode et de la
Chatte sur les rails de Josef Topol, Les Trois Sœurs fut le premier grand spectacle du théâtre
Za branou, celui sur lequel Krejča testa sa nouvelle troupe, et ses nouvelles intentions de
lecture.
Ce
spectacle
resta
à
l’affiche
durant
toute
l’existence du théâtre et
atteignit 244 reprises15.
Sans vivre coupé de son époque, le Théâtre d’Art refuse l’engagement politique
militant. Plus que tout autre, le théâtre Za branou eut l’occasion d’en faire la démonstration :
au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie, il fut l’un des rares théâtres à ne pas réagir
explicitement aux événements. Le théâtre ne changea rien à ses méthodes de travail ni à sa
programmation, il prépara Lorenzaccio d’Alfred de Musset, pièce sur la trahison, le meurtre
politique et la putréfaction d’une société mais dont la programmation avait été décidée avant
août 1868. Ce spectacle suscita l’enthousiasme des critiques français qui lui accordèrent des
études détaillées parues dans la revue Travail théâtral. Une fois de plus le tandem KrejčaKraus prouvait sa capacité à regarder d’un œil neuf toutes les œuvres du passé, faisant « table
rase » des interprétations reçues. Et cette fois il s’agissait d’une œuvre française réputée
14
15
Jana Patočková, « Krejčův český Čechov - léta šedesátá », Divadelní revue, n° 1, 2007, p. 3.
Jana Patočková, (dir.), Opožděná zpráva o likvidaci divadla, Divadelní revue, n° 4, 2001, p. 86.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
320
injouable, « du mouton à cinq pattes du théâtre français » selon les mots de Bernard Dort16.
La mise en scène réussit à être fidèle au texte – elle fut même l’une des rares à le jouer dans
son intégralité – tout en développant un spectacle d’une grande complexité. Denis Bablet
parla ainsi « d’un spectacle polyphonique »17. Bernard Dort parla quant à lui d’un « théâtre à
la seconde puissance » en insistant sur sa théâtralité : Otomar Krejča n’aborde la pièce ni par
la problématique existentielle de son héros, ni par son contenu historique, ni par sa valeur
d’actualité, « il ne lui cherche pas de références a priori. Ce qui lui importe, c’est de l’inscrire
dans une durée et dans un espace proprement théâtraux où elle puisse se déployer
entièrement. »18. Ce spectacle n’en constitua pas moins pour le public tchèque une œuvre
artistique hautement politique comme le remarqua d’ ailleurs Bernard Dort :
« C’est là le paradoxe de sa représentation : aucun clin d’œil ne vient rapprocher tel
de ses personnages de tel de nos contemporains ; elle ne sacrifie même pas à la
tentation de trouver dans la Florence de Musset un écho à la fois de la révolution de
juillet 1830 et du ‘Printemps de Prague’. Pourtant, pareille représentation à Prague
aujourd’hui prend valeur d’acte de réflexion politique.19 »
Si le grand poète est à l’origine de l’œuvre théâtrale c’est dans l’acteur qu’elle se réalise. La
« méthode Krejča » se distingue par un très long temps de préparation (un spectacle étant
préparé sur une période pouvant aller jusqu’à huit mois) qui s’écoule dans une atmosphère de
sanctuaire. À l’instar de Stanislavski, il réitérait par exemple l’exigence de propreté absolue
sur le plateau de jeu. Les acteurs recevaient, en même temps que le texte de la pièce, une
annexe constituée de consignes minutieuses du metteur en scène : ainsi pour Tchékhov une
ligne de texte pouvait-elle donner lieu jusqu’à une page d’indications scéniques où tout était
rigoureusement détaillé. De l’acteur, il était exigé une double ouverture formulée par Karel
Kraus, plus exactement une ouverture simultanée à deux niveaux : ouverture au « monde du
jeu » et l’ouverture au « monde dans sa globalité »20. Le spectateur n’est pas absent de cette
visée mais elle passait par une concentration maximale sur l’art car « la véritable voie de l’art
consiste en ce détour par lequel cet art sort de la réalité pour revenir à elle. » Le but de ce
travail étant de saisir et de dévoiler au public toute la profondeur de la psyché humaine :
16
Bernard Dort, « Tentative de description de Lorenzaccio », Travail théâtral, novembre 1972, p. 50.
Denis Bablet, « Lorenzaccio à Prague : un univers, des hommes, un triomphe », Travail théâtral, novembre
1972, p. 45
18
Bernard Dort, art. cit., p. 52.
19
Ibid., p. 58.
20
Karel Kraus, « Nejisté umění », Divadlo v službách dramatu, Divadelní ústav, Prague, 2001, p. 201.
17
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
321
« Un contact des plus étroits et des plus efficaces s’établit entre la scène et l’auditoire
dès que le spectateur rencontre au théâtre son propre sentiment de l’existence. La
vérité en ce domaine possède une force mystique, elle recrée le contact intime entre
le public et le théâtre. Quand le spectateur ne rencontre que son intellect ou ses
tendances esthétiques, ses penchants à la bassesse ou à la suave rêverie, cette étroite
liaison est loin de se nouer, et le théâtre n’opère qu’en surface.21 »
Le travail, extrêmement pointilleux et exigeant, de Krejča avec l’acteur a été étudié par Jan
Hyvnar dans son livre sur l’art de l’acteur sur les scènes tchèques au cours du XXe siècle O
českém dramatickém herectví 20. století. Il reprend les analyses de Karel Kraus sur la double
ouverture et analyse plus précisément une troisième ouverture, celle de l’acteur par rapport à
son personnage, il apporte également un témoignage de l’effet produit sur le spectateur qui
pouvait alors entrer dans une sorte de dialogue avec le personnage joué par l’acteur.
« Je me rappelle les mises en scène de Krejča au Théâtre national et encore plus celle
du théâtre Za branou : dans la salle il existait une étrange tension dialogique avec
cette ‘troisième ouverture’. Contrairement aux théâtres studios où la distance entre la
salle et la scène était en quelque sorte abolie et les réactions du public vivantes et
immédiates, à peu près comme celles que l’on a dans les cafés ou dans la rue lorsqu’il
est question d’un thème d’actualité, dans le théâtre de Krejča l’atmosphère était
plutôt méditative. Les acteurs, par leur jeu, nous posaient des questions, et nous dans
la salle nous y répondions par nos réactions et entre la scène et la salle un autre temps
s’écoulait, celui d’une tension dramatique non quotidienne.22 »
Pour ce qui est de l’art de la mise en scène et de l’effet produit sur un spectateur, un
témoignage intéressant nous est donné par le chercheur américain Nicholas Platt Howey. Il
classe en deux catégories les spectacles auxquels il a assisté : d’un côté Lorenzaccio et La
Corde à un bout de l’autre Les Trois Sœurs et La Chatte sur les rails.
« In the first type, viewer is constantly aware of Krejča’s ‘hand’ throughout the
performance; much of the actions seem forced, mechanical, unmotivated and
21
Otomar Krejča, « Dix questions à Otomar Krejča. Forum européen d’Alpbach (1966) », Travail Théâtral,
novembre 1972, p. 93.
22
Jan Hyvnar, « Herec v Krejčově uměleckém divadle », O českém dramatickém herectví 20. století, KANT,
Disk, Prague, 2008, p. 200. « Připomínám si Krejčovy inscenace v Národním divadle a předším v Divadle za
branou: v hledišti existovalo zvláštní dialogické napětí s onou třetí otevřeností. Zatímco v hledištích studiových
divadel se jakoby rušila distance mezi jevištěm a hledištěm a reakce publika byly živé a bezprostřední, asi
takové, jaké vedeme běžně v dialozích v kavárně nebo na ulici na živé aktuální téma, v Krejčově divadle byla
atmosféra naopak spíše meditativní. Herci nám hrou kladli otázky, my v hledišti jsme na ně odpovídali svými
reakcemi a mezi jevištěm a hledištěm plynul čas jiného a nevšedního dramatického napětí. »
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
322
without spontaneity. The second type of more naturalistic performance, however, is
brilliantly alive, totally spontaneous in appearance and Krejča’s direction is incredibly
subtle. Indeed, without understanding a word, the foreign viewer’s nerves are
strained to the maximum as Krejča’s actors seem to experience the full gamut of
emotion.23 »
En fait, il est possible qu’à la fin des années soixante, les méthodes d’Otomar Krejča se soient
situées dans une synthèse originale entre l’héritage esthétique des avant-gardes et l’idéal du
Théâtre d’Art, avec une inclination vers le second. D’ailleurs à la même époque, Alfréd
Radok fait le chemin inverse : s’il demeure un metteur en scène dans la lignée d’E. F. Burian,
à partir du Jeu de l’amour et de la mort il se découvre un chemin vers le théâtre
psychologique de Stanislavski. Concernant Krejča, cet entre-deux a été le mieux formulé par
Jiří Veltruský, éminent représentant du Cercle linguistique de Prague vivant en exil depuis
1948. Lorsqu’il vit la mise en scène d’Ivanov à Paris en 1970, il fut frappé par deux choses :
la mise en scène lui semblait incroyablement fidèle au texte et en même temps il eut
l’impression très forte d’assister pour la première fois depuis la guerre à « un théâtre d’avantgarde authentique »24. Il revint sur le sujet en 1987, après avoir étudié la poétique particulière
de Tchékhov et avoir assisté à quatre spectacles que Krejča donna en France entre 1980 et
1985 :
« Je crois que le temps est venu de revenir sur ma première impression (…) et de me
demander s’il est possible de classer Krejča dans l’avant-garde théâtrale. Il la rejoint
par la recherche de nouvelles voies, la volonté de renouveler sans cesse le théâtre et la
théâtralité ; beaucoup de ses découvertes se retrouvent dans son œuvre. Mais en
même temps, on pourrait en dire tout autant de son inscription dans le vaste
mouvement de rénovation par laquelle le théâtre est passé depuis environ cent ans
commençant par le Théâtre libre d’Antoine et le Théâtre d’Art de Moscou. Car la
réaction du théâtre d’avant-garde contre le « naturalisme » ne peut cacher cette
évidence : des artistes comme Antoine, Stanislavski ou Nemerovic-Dantcenko étaient
eux aussi des précurseurs qui ont ouvert de nouvelles voies et en cherchaient sans
cesse de nouvelles (…)25 »
23
Nicholas Platt Howey, Who’s afraid of Franz Kafka : an introduction to theatre activity in Czechoslovakia,
1969, thèse de doctorat soutenue en 1970 à Wayne State University, p. 124-125.
24
Jiří Veltruský, Příspěvky k teorii divadla, Divadelní ústav, Prague, 1994, p. 255
25
Ibid., p. 256. « Co do mého pocitu, že jde o autentické avantgardní divadlo, myslím, že přišel čas na otázku,
zda Krejču lze řadit do divadelní avantgardy. Spojuje ho s ní hledání nových cest, úsilí neustále obnovovat
divadlo a divadelnost, a mnohé z jejích objevů se staly součástí jeho díla. Zároveň však lze to vše říci o jeho
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
323
Spéctacle clé : Une chatte sur les rails, de Josef Topol
En 1970, dans le journal français L’Humanité, Otomar Krejča répondait à ceux qui lui
reprochaient de ne pas avoir découvert son grand auteur contemporain qu’il n’y avait « que
très peu de pièces actuelles où l’on trouve un espace (physique et mental) assez grand pour
exprimer toute la destinée humaine. » Or, s’il y a bien un auteur contemporain que le tandem
Krejča-Kraus a découvert et qui offrait l’espace recherché, c’est Josef Topol.
Topol a passé son enfance à Poříčí, un village de Bohême centrale où il est né en 1935.
Lorsqu’on l’interroge sur l’origine de sa vocation de dramaturge, c’est là, dans son enfance,
qu’il croit en déceler les racines. Dans les différentes interviews qu’il a pu donner, Topol
insiste sur deux points : le presbytère et la sociabilité rurale. Ses parents ayant peu de temps à
lui consacrer à cause de leur travail, il passait ses journées au presbytère avec son ami, neveu
du curé. Il servait pendant tous les offices et cette liturgie catholique était pour lui comme un
magnifique théâtre. Dans cette petite ville où le temps semblait suspendu, il a eu l’énorme
chance de vivre ce qu’il appelle « les derniers échos du baroque en pays Tchèque », de vivre
au sein d’une communauté ordonnée, rassemblée autour de l’église. Les veillées, les travaux
agricoles comme les plumées durant lesquelles toute la communauté villageoise se réunissait
sont le second élément qui l’a conduit au théâtre. Témoin silencieux, il ne se lassait pas de
recueillir dans ses cahiers d’écolier les paroles échangées lors de ces rassemblements. Ainsi
« le presbytère et les plumées ont peut-être influencé toute [sa] vie »26.
Si ce milieu a peut-être déterminé sa vocation de dramaturge, c’est sûrement lui qui
sert de décor, d’arrière-plan à la plupart de ses pièces. Leur Jour commence par l’indication
spatiale « Petite ville au centre de la Bohême près de la route de Prague », Fin de Carnaval
est un adieu à un monde rural sur le point de disparaître, La Chatte sur les rails se déroule
également en plein air en Bohème du Sud. Signalons également que c’est à Poříčí que Topol
venait travailler, seul ou avec l’équipe d’Otomar Krejča : les traductions et la plupart de ses
pièces pour le théâtre Za branou ont été écrites là, dans la ferme familiale. Certaines scènes,
telles les dernières de Roméo et Juliette joué au Théâtre national, ont été répétées dans le
presbytère de Poříčí. Les débuts de Topol dans le théâtre ne se limitent pas seulement à la
pompe baroque des offices et à la sociabilité rurale : depuis l’âge de dix ans, Topol faisait du
théâtre – notamment du théâtre de marionnettes – avec un groupe d’amateurs de Poříčí et il
sepětí s celou velkolepou obnovou, jíž divadlo prošlo zhruba za posledních sto let, počínaje nejméně
Antoinovým Théatre libre a Moskevským uměleckým divadlem, ne-Ii dříve. Neboť reakce avantgardního
divadla proti takzvanému naturalismu nemůže zakrýt skutečnost, že umělci jako Antoine, Stanislavskij nebo
Němirovič-Dančenko byli sami průkopníky, kteří razili nové cesty a neustále hledali další a další (...) »
26
Josef Topol, « Zbyla na mne slova (RR Interview) », art. cit., p. 112.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
324
allait quelquefois voir les spectacles à Prague. Le spectacle qui l’a le plus marqué dans sa
prime jeunesse fut Krvavé křtiny (Baptême sanglant), un spectacle de Burian d’après la
tragédie Drahomira de Tyl. Et lorsqu’il arrivera à Prague, c’est tout naturellement dans le
théâtre de ce metteur en scène qu’il voudra faire ses armes. Topol commence à écrire sa
première pièce au sortir du lycée alors qu’il traverse une grave crise existentielle ancrée dans
le refus du dogmatisme des années cinquante. Un terrible désenchantement face à ses
professeurs et leur discours propagandiste27 instaure un profond antagonisme entre Topol et le
monde extérieur qui le mena même, pour quelques temps, dans un asile. Dès le début
l’écriture revêt pour Topol une valeur cathartique :
« Dès que je suis revenu à Poříčí, j’ai commencé, par instinct de conservation, pour
me remettre de cet asile de fous, à aller près de l’étang de Svarov, où j’ai commencé à
écrire une pièce. Je ne sais absolument pas comment et pourquoi. C’était pour moi la
plus simple façon de toucher à quelque chose qui me délivrerait. Donc Vent de minuit
a en fait germé dans un asile psychiatrique. C’est peut-être pour cela qu’il est tout à
fait en dehors de ce qui s’écrivait à l’époque.28 »
En effet, Vent de minuit fit sensation parce qu’il s’agissait d’une œuvre très originale pour
l’époque. Topol se tourne vers la mythologie tchèque, renonçant à peindre un monde
contemporain sur lequel le réalisme socialiste avait fait main basse. L’intrigue de cette pièce
est inspirée de la Chronique de Kosmas29 qui narre la haine séculaire des princes tchèques et
lusaciens. Après le lycée, il parvient à décrocher un modeste emploi de bibliothécaire au
théâtre de E. F. Burian à l’automne 1953. C’est là qu’il finit d’écrire Vent de minuit qui
enthousiasme Burian. Cette pièce sera jouée avec succès en 1955. Topol resta en tout trois ans
chez Burian, mais, du fait de ses études à la Faculté d’art dramatique (1954-59), sa présence
au « D » se fit de plus en plus rare. Remarquable est l’article que Krejča consacre en 1955 à la
première pièce de Topol sous le titre de « Vent de minuit »30. Jusqu’alors, Krejča ne s’était
jamais intéressé de manière théorique aux pièces contemporaines, ni d’ailleurs aux classiques
tchèques. Et voilà que, soudain, il donne une remarquable analyse de cette pièce du tout jeune
Topol que E. F. Burian vient de mettre en scène. Il dégage également les points faibles, les
27
Topol avait terminé le lycée en 1953, c’est-à-dire à la mort de Staline dont les écrits étaient plus que jamais
obligatoires.
28
Josef Topol, « Zbyla na mne slova (RR Interview) », art. cit., p. p.109.
29
La Chronique de Kosmas date du XIIe siècle, elle raconte l’histoire légendaire des pays Tchèques.
30
Otomar Krejča, « Půlnoční vítr », Divadlo, juin 1955, p. 482-488.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
325
imprécisions dans la structure de l’œuvre31. Il donne une véritable leçon de dramaturgie,
comme s’il voulait indiquer de quelle manière il aimerait travailler avec les auteurs tchèques
dans les années à venir. Car il ne fait pas de doute que Krejča a découvert dès 1955 en Topol
« son » dramaturge, tout comme c’est déjà à cette époque qu’il projette une première mise en
scène de Tchékhov qui ne verra jamais le jour.
Ses premiers drames (Fin de Carnaval, Leur jour), écrits pour le Théâtre national pourraient
être regroupés sous le nom de « teatrum mundi », d’une part à cause de la forme (pièces
longues, écrites en plusieurs actes avec un nombre important de personnages), d’autre part
parce que les sphères publique et privée s’y mélangent pour donner une image complexe de la
société. Pour le théâtre Za branou, la poétique de Topol change sensiblement. Elle va
principalement de l’affaiblissement de l’intrigue vers le renforcement de la situation
dramatique. Cela entraîne également la diminution des motifs réalistes qui cèdent le pas aux
motifs symboliques. Au niveau du traitement de l’espace et du temps, mais aussi des
personnages, on observe une évolution vers l’abstraction. Les conflits de société disparaissent,
l’auteur se concentrant sur un nombre très réduit de personnages et sur leurs relations.
« Je voulais me reposer d’un grand drame où il faut surveiller tant de personnages en
même temps. Et puis, il me semblait que j’avais épuisé quelque chose avec Fin de
Carnaval. Cela m’aurait ennuyé d’écrire encore d’autres Fins de Carnaval. On
commençait à parler de ‘la langue de Topol’, de la ‘vision de Topol’ et cela
m’effrayait, je m’y serais senti pétrifié. J’avais besoin de décomposer les formes déjà
utilisées et d’essayer d’autres approches. Et puis j’avais envie d’écrire quelque chose
de très intimiste, qui ne s’appuierait sur aucune grande intrigue. (…) Ce qui se passait
autour de nous en était sans doute aussi la cause, car cette pièce [La Chatte sur les rails]
dit déjà une espèce de vacuité qui grandissait partout. Les gens se retiraient en euxmêmes. C’est pourquoi j’ai donné aux trois œuvres suivantes, La Chatte sur les rails,
Rossignol à dîner et Une heure d’amour le nom ‘études’ et c’est ainsi que je les
considérais.32 »
31
On retrouve dans cet essai des accents structuralistes, ce qui n’est pas pour nous étonner lorsqu’on sait que
Krejča a suivi les cours de Mukařovský à l’Université Charles de Prague
32
Josef Topol, « Zbyla na mne slova (RR Interview) », art. cit., p. 122. « No, já si chtěl odpočinout od velké hry,
kde se musí hlídat tolik postav najednou. Taky se mi zdálo, že jsem Masopustem něco vyčerpal. Mě by nebavilo
pořád dál psát nějaký Masopusty. Děsilo mne, že se začalo mluvit o „topolovském jazyce“, „topolovském
vidění“ - já bych se v tom cítil jako zakletej. Potřeboval jsem zažitý tvar rozložit a zkusit jiné postupy. A chtělo
se mi napsat něco velice komorního, co by se neopíralo o žádný velký příběh. Když jsem začal, nevěděl jsem
nic, jenom to, že nějací milenci čekají na vlak na nějaké zastávce. Snad to způsobilo i to, co se dálo kolem nás,
protože tahle hra už nějak oslovuje jakousi prázdnotu, která se všude rozhostila. Lidi se stahovali do sebe. Takže
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
326
La forme utilisée est beaucoup plus simple, ce qui a pu faire penser qu’il s’agissait
d’ « étude » au sens d’ « essai », d’ « exercice » (comme on parle d’études musicales ou
plastiques qui servent à exercer l’habileté de l’exécutant). C’est ainsi que pour Milan Kepel,
traducteur français de Topol, ces trois pièces « sont comme les jalons d’une grande œuvre
future qui mûrit sans doute dans sa tête »33. Mais il nous semble que ces « études », loin d’être
un exercice, sont un aboutissement dans l’œuvre de Topol. C’est là que s’épanouit, dans une
forme épurée, ce vers quoi l’auteur tendait dès ses débuts : toucher l’essence de l’existence
humaine, dévoiler et saisir les tourments de l’âme. Il s’agit bien « d’études », comme résultant
d’un effort poétique orienté vers l’observation et l’intelligence des êtres. La fable La Chatte
sur les rails34 est très ténue, l’art de Topol reposant surtout sur sa maîtrise de la langue. La
pièce est constituée d’un dialogue plus ou moins interrompu par des comparses. L’amour,
l’omniprésence de la mort et le désir de retenir l’instant, tels sont les thèmes que Topol y
développe. Il fait nuit. Dans une petite de gare composée seulement d’un abri et d’un banc,
deux jeunes gens, la serveuse Évi et le déménageur Vena, attendent le train pour rentrer à
Prague après une journée d’excursion. Ils sont ensemble depuis sept ans et leur relation se
trouve au point mort : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin, on ne sait plus pourquoi »35
déclare Véna en parlant de leur relation. Le train n’arrive pas et dans leur discussion Évi et
Véna jettent progressivement leur masque. Évi révèle son désir de mariage et de maternité et
déclare ne plus vouloir vivre « hors la loi, comme une chatte sauvage » tandis que Vena
essaye de lui expliquer sa peur d’une relation définitive et légalisée. L’essentiel de la pièce
repose donc sur un dialogue entre les deux amants, celui-ci est décomposé en trois
mouvements. En effet, le sous-titre de la pièce est Pièce en trois situations. Chaque situation
est introduite par l’entrée en scène de jeunes gens qui sortent d’un bal. Au début de la
première situation un jeune homme nommé Ivan vient déranger le couple qui s’était caché
dans la cabane. Il veut s’y cacher car il est poursuivi par deux autres jeunes gens. Ceux-ci
désirent se venger : Ivan a séduit la fiancée d’un des deux garçons. Tous trois finissent par
disparaître au loin et la discussion entre Évi et Véna peut commencer. Au début de la seconde
situation, les deux poursuivants reviennent sur leurs pas. Ivan fait de même au début de la
troisième, il retourne à l’abri car il a perdu son portefeuille dans lequel se trouve la photo de
všem třem následujícím kusům, Kočce, Slavíkovi k večeři a Hodině lásky, jsem pracovně říkal etudy a taky jsem
je tak bral. »
33
Milan Kepel, « Fin de Carnaval » adaptation française de l’œuvre de Josef Topol pour le Théâtre des
Amandiers, L’Avant-Scène, n° 438, décembre 1969, p. 7-36.
34
Comme le fait remarquer Kundera dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, le terme kočka désigne en tchèque à
la fois un chat et une jolie jeune femme.
35
Josef Topol a Divadlo Za Branou, Český spisovatel, Prague, 1993, p. 151.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
327
sa petite amie. Dans son analyse de la pièce, Leoš Suchařípa appelle ces entrées « faux
éléments de l’intrigue »36, qui agitent la surface du dialogue mais qui, en eux-mêmes, n’ont
pas de signification autonome. L’espace délimité par ces entrées diminue progressivement,
tout comme diminue progressivement le nombre des comparses qui font irruption (d’abord
trois, puis deux et puis seulement Ivan). En effet, ces faux éléments sont de moins en moins
nécessaires au fur et à mesure que se dévoile la relation d’Évi et Véna et que croissent leurs
divergences. Si le premier « faux élément de l’intrigue » a permis d’amorcer la situation
dramatique, dans les deux autres cas il s’agit davantage d’une césure, d’un moyen de séparer
les différentes phases du conflit entre Évi et Véna. L’évolution des trois moments du dialogue
suit toujours la même ligne. Le ton est d’abord léger, le dialogue commence par des jeux de
mots, puis s’approfondit en dispute. Celle-ci se clôt par un monologue de Véna qui est une
déclaration d’amour mais en même temps l’affirmation de son scepticisme.
« Véna – Je pense quand même que je t’aime. Mais il y a des choses que je sais
maintenant et qui ne durent pas jusqu’à demain. Avec quelque chose je me retire
dormir le soir, et c’est avec autre chose que je me réveille, comme si on m’avait effacé
durant la nuit. Si seulement ce « maintenant » pouvait se prolonger toute la vie, juste
un peu plus longtemps ! Un instant je te vois, l’instant d’après je ne te vois plus, je te
cherche puis je ne te cherche plus, aujourd’hui je suis ici, demain je serai ailleurs parti,
comme si un balancier me secouait : quand je te suis le plus proche, je te fuis déjà,
quand je suis le plus loin de toi, je suis déjà tout près. Et c’est pourquoi une fois
quand je viendrai, tu devras me retenir, et ne plus me lâcher, mais avec quoi, je n’en
sais rien, surtout pas avec les mains, sinon quelque chose se briserait en moi, un
ressort qui me fait avancer…
Évi – Maintenant je ne désire plus rien, je n’ai plus peur.
Véna – Mais après ?
Évi – Laisse après pour après ! Cache-moi un instant dans tes bras et tais-toi.
On entend un train siffler, le son se rapproche rapidement et se transforme en un son strident et
dysharmonique, soudain c’est le noir.37 »
36
Leoš Suchařipa, « Člověk je stejně sám », Divadlo, mars 1966, p. 6-14.
Josef Topol a Divadlo Za Branou, Český spisovatel, Prague, 1993, p. 163-164. « Véna — Stejně si myslím, že
tě miluju. Ale jsou věci, který vím jen teď a nevystačí mi to do zejtřka. S něčím se večír odeberu spat, z něčeho
jinýho se probouzím, jak když mě přes noc něco vymaže. Kdyby to "teď" se dalo roztáhnout na celej život, jen o
trošku dýl – ! Chvíli tě vidím, chvíli nevidím, jednou tě hledám, pak zas nehledám, dneska jsem tady, zejtra budu
pryč, jako když se mnou hází kyvadlo: když jsem ti nejblíž, už ti utíkám, jak jsem ti nejdál, už jdu zase blíž – a
tak by sis mě měla přidržet, jak jednou přijdu, už mě nepustit, čím ne rukama, to by se ve mně něco zlomilo,
nějaký pero, co mě pohání – / Évi —Teď už nic nechci, už se nebojím. / Véna —Ale co potom? / Évi —To nech
37
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
328
Ce passage constitue l’ultime développement du dialogue des deux amants. La pièce se clôt
ainsi sur le désir d’éternité et la menace de la mort. La pièce a été écrite encore au Théâtre
national pour les acteurs Marie Tomášová et Jan Tříska qui depuis Roméo et Juliette
formèrent le plus célèbre couple théâtral des scènes tchèques. Ces deux comédiens ont fait
plus qu’incarner tous les rôles de jeunes premiers de Topol, ils les ont sans doute suscités.
Marie et Raphaël dans Fin de Carnaval, Évi et Véna dans La Chatte sur les rails, El et Ela
dans Une heure d’amour autant de personnages dont ils se sont faits les porte-voix.
« Tous les deux avaient un sens aigu de leur profession, tous les deux parlaient
merveilleusement. Lui avait une extraordinaire intelligence d’acteur, du tranchant, de
l’ironie, elle une énorme sensibilité. Ils formaient un couple de contraires, elle naïve,
transparente, lui compliqué, rationnel. C’étaient sans doute l’esprit féminin et l’esprit
masculin. Alors quand ils étaient partenaires, par exemple dans mes pièces, cela
fonctionnait admirablement bien.38 »
La pièce suivante, Rossignol à dîner, un homme appelé Rossignol rend visite à une famille
composée du Père, de la Mère, du Fils et de la Fille (c’est ainsi que se nomment les
personnages). Progressivement on se rend compte qu’il a été invité « à dîner », c’est-à-dire
pour être tué. Chacun des membres de cette famille joue avec la victime comme un chat avec
une souris. À la fin de la pièce, il est emmené à l’étage où le père et le fils l’assassinent. Une
place lui est réservée dans le jardin, parmi une multitude de tombes, car il va partager le sort
de tous les prétendants de la Fille. Josef Topol est une personnalité torturée, son écriture a
besoin de la catharsis ; la genèse de Rossignol à dîner se situe dans son « cauchemar
américain ». En effet, au milieu des années soixante, Topol eut l’occasion de passer quatre
mois aux États-Unis d’Amérique où il fut accueilli par la fondation Ford, et durant ce séjour il
se trouva souvent dans la situation d’un invité accaparé par ses hôtes.
« J’ai écrit Rossignol à dîner en soixante-cinq, après mon retour d’Amérique comme
‘un mauvais rêve’, mais je ne peux pas et je ne veux pas associer littéralement ce
‘mauvais rêve’ à l’Amérique, même si c’est là-bas qu’il m’a poursuivi de manière
lancinante. Peut-être n’a-t-il fait que s’épaissir et mûrir plus rapidement sous ce ciel,
napotom! Schovej mě chvíli u sebe a mlč. / Je slyšet houkání vlaku, zvuk se rychle přiblíží, prmění se
v disharmonický tón, všecko se rázem zatmí. »
38
Josef Topol, « Zbyla na mne slova (RR Interview) », art. cit. ,p. 119. « Oba ctili svou profesi, oba krásně
mluvili. On měl neobyčejnou hereckou inteligenci, břitkost, ironii, ona ohromnou citlivost. Tvořili jakési
protipóly, ona daleko naivnější, průzračnější, on komplikovanější, racionálnější. Snad to byla ta ženská a mužská
duše. Takže když hráli partnery, právě třeba i v mých hrách, šlo to krásně dohromady. »
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
329
c’est pour cela aussi que, plus que tous mes autres drames, il m’apparaît comme écrit
d’un jet.39 »
« (…) On m’a fait voyager à travers au moins vingt-deux villes où, à chaque fois,
j’avais un programme impeccablement préparé et des hôtes qui m’attendaient.
C’étaient tous des bénévoles, souvent des dames de la haute société. Et elles
s’occupaient tellement bien de moi que c’était parfois totalement épuisant, je n’avais
plus une minute de libre. Quand, enfin, je me retrouvais dans mon lit, je rêvais d’un
invité que ses hôtes dévorent. J’ai fait plusieurs fois ce rêve, à Los Angeles, à
Chicago, et il finissait par devenir un cauchemar. J’ai voulu ainsi m’en libérer, car j’ai
vite compris que si l’écriture a un quelconque sens pour moi, c’est celui de la
délivrance. On confesse des choses pénibles et ce faisant on les surmonte (…). On se
force à désigner ces choses, à leur donner un nom. 40 »
Topol a présenté sa troisième étude, Une heure d’amour (1966) dans les termes suivants :
c’est un dialogue entre trois êtres, deux amants et une vieille dame qui se trouve dans les
coulisses de leur monde, dans un endroit où la mort est déjà metteur en scène et spectateur.
Ces amants doivent se dire adieu, le temps leur a accordé pour cela le délai d’une heure durant
laquelle ils doivent, pour la dernière fois, savourer et soupeser tout. Non pas que leur amour
dure seulement une heure, il a une histoire compliquée commencée depuis longtemps, il a un
passé qui est présent dans cette heure jusqu’au dernier instant. Dans Une heure d’amour, tout
comme dans La Chatte sur les rails, un couple se concentre sur lui-même. Mais tout se passe
comme si le dialogue de Évi et Véna trouvait là une suite plus aiguë et, par son abstraction,
plus générale. La situation est poussée à son point de tension extrême puisque El vient
annoncer Ela qu’il part au loin et pour toujours. Les noms mêmes des personnages sont
devenus abstraits, El et Ela sont vraiment les représentants de la masculinité et de la féminité.
Il et elle. Ce rapprochement des noms et des pronoms personnels est plus sensible pour un
public parlant une langue romane que pour le public tchèque. C’est peut-être pour cela qu’Ela,
dans une réplique, fait remarquer que son nom, diminutif d’Elisabeth, signifie « elle » en
39
« Václav Kliment Kicpera – Ptačmík / Josef Topol Slavík k večeri », extrait du programme pour le théâtre Za
branou, in Josef Topol a divadlo Za branou, op. cit., p. 230.
40
Josef Topol, « Zbyla na mne slova (RR Interview) », art. cit., p. 125. « (...) a ti mě vozili asi po dvaadvaceti
městech, kde jsem měl vždycky už dokonale připravený program a hostitele. To byli všechno dobrovolníci, často
dámy z lepších kruhů. No, a starali se o mne tak vzorně, že to bylo někdy naprosto vyčerpávájící a já neměl
chvíli pro sebe. Když jsem konečně spočinul osvobozen v posteli, zdál se mi několikrát ten sen o hostovi,
kterého hostitelé sežerou. Zdál se mi v Los Angeles, v Chicagu a měnil se až v noční můru. Já jsem se ho chtěl
zmocnit tímto způsobem, protože jsem brzo zjistil, že jestli to psaní má nějaký osobní smysl, tak že je v
osvobození. Člověk se z něčeho vypoví a tím se nějak dostane nad to (...). Donutí se věci označit, dá jim
jméno. »
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
330
français. Quant au personnage de la vieille dame nommée Teti, de multiples interprétations
sont possibles. On ne la voit pas, elle est couchée sur un lit derrière un rideau. Elle n’apparaît
qu’à la fin de la pièce et pourtant, par ses interventions dans le dialogue des deux amants, elle
est omniprésente. Teti incarne la mort, le temps, l’expérience, elle représente aussi le devenir
d’Ela dont elle est la parente. Le temps est extrêmement complexe dans cette pièce, fait de
plongées dans le passé et de projections dans l’avenir. Les deux amants se souviennent et
rejouent leur première rencontre. De même, ils tentent de s’imaginer l’un sans l’autre.
Ainsi dans ces trois pièces une nouvelle poétique voit le jour. L’intrigue de ces trois
drames est remplacée par une situation (l’autoanalyse d’une liaison de sept ans dans La
Chatte sur les rails, la rupture dans Une heure d’amour, l’imminence de la mort dans
Rossignol à dîner). Cette situation, cette stase dans l’action crée une pression impitoyable sur
les personnages. Il s’agit toujours d’une situation extrême qui est celle du questionnement
existentiel mais aussi celle de la poésie. À l’implosion des questions philosophiques fait écho
l’explosion de la langue poétique. La dernière pièce de la décennie, Deux nuits avec une fille
ou comment voler un voleur, a souvent été qualifiée de pièce « synthétique »41 car Topol
revient à un drame long, à une intrigue complexe tout en utilisant les éléments caractéristiques
de ces « études » (espaces réduits, situations de tension). La genèse de cette septième œuvre
fut tortueuse, tout comme l’histoire de sa mise en scène. En cela elle reflète parfaitement
l’époque qui l’a vue naître. Elle fut écrite entre 1968 et 1970, c’est-à-dire durant le printemps
de Prague et après sa fin tragique. Topol avoue lui-même que cette pièce lui a en quelque
sorte échappé :
« En soixante-huit, j’avais quelque chose qui me trottait dans la tête, et, quand Karel
[Kraus] me demandait ce que ça allait être, je répondais : ‘une opérette’. Je voulais, à
travers un thème tiré de l’actualité, parvenir à une Commedia dell’Arte, mais après
tous ces événements se sont produits, les tanks, Palach, et la pièce ne cessait de se
retourner, alors même maintenant je ne sais pas de quoi il s’agit vraiment.42 »
Effectivement, l’idée première de Topol était de s’essayer à un genre comique, chose qu’il
n’avait jamais faite jusque-là. Mais on sent également dans cette pièce poindre le tragique des
événements qui suivirent l’invasion russe. Comme pour Rossignol à dîner, Topol fut son
41
On trouve cette expression sous la plume de František Černý dans « Hry Josefa Topola », Dramaticke umění,
n° 4, 1989, p. 149 et de Barbara Mazáčová dans « Básník a theatrum mundi », Josef Topof a Divadlo Za branou,
op. cit., p. 416.
42
Josef Topol, « Zbyla…», art. cit., p. 125. « Něco jsem v osmašedesátým nosil v hlavě a když se mě Karel
pořád ptal, co to bude, tak jsem říkal: "Opereta". Chtěl jsem se dostat přes téma ze současnosti k jakési komedii
delI'arte, ale pak do toho přišly všechny ty události, tanky, Palach, a mně se ta hra nějak pořád pootáčela, takže
dodneška nevím, co to vlastně je. »
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
331
propre metteur en scène et cela en respectant scrupuleusement l’esprit et les méthodes de
Krejča. La première officielle n’eut cependant jamais lieu bien qu’elle ait été prévue de
longue date (pour le 24 avril 1972). Elle fut interdite par les autorités quelques mois avant la
fermeture du théâtre. Cette pièce n’a donc été jouée qu’à quelques rares reprises, lors des
essais en province et d’une avant-première pragoise (le 3 mars 1972). Cette pièce, sous-titrée
Comédie sur airs de Figaro, commence paradoxalement dans une maison en deuil, après
l’enterrement d’un compositeur et chef d’orchestre de province. Celui-ci laisse au monde
quatre enfants : Roza, Émilie et Dolf – célibataires vieillissant –, ainsi que Rodolphe, âgé de
dix-sept ans. Chacun a un caractère bien défini. Roza se montre sèche, rationnelle (« notre
Roza, elle aurait dû être un homme ») et soucieuse du « qu’en dira-t-on » ; Dolf, matérialiste
et engoncé dans ses habitudes (« Quand j’étais jeune et affamé, tout avait pour moi le parfum
de l’idéal, maintenant que je suis repu et vieux, je ne vis plus que de repas en repas »). Émilie
est la bonne âme de la famille, soucieuse du bien-être d’autrui mais incapable de pourvoir à
son propre bonheur. Enfin Rodolphe apparaît comme le plus doué des quatre enfants, celui
qui a hérité du père son esprit et son talent (« Notre tête. […] notre dernier espoir. Nous
l’ivraie, lui le bon grain », selon les mots de Dolf). Mais il fait preuve d’une imagination
débridée qui frôle l’infantilisme : il est tombé amoureux d’un mannequin, dernier souvenir de
l’atelier de couture de son frère. Il parle avec elle, lui envoie des lettres d’amour, la présente à
tout le monde comme sa fiancée. La maison familiale et les quatre enfants sont littéralement
pris d’assaut par trois escrocs : un homme qui se fait passer pour un docteur, son fils David et
leur secrétaire et maîtresse commune Dorothée. Ceux-ci, ayant appris la mort du compositeur,
voient là une occasion de s’emparer de l’héritage du défunt. Et le docteur de se faire passer
pour un ami de jeunesse que le père aurait invité avant de mourir. En réalité, le défunt n’a
laissé que des dettes, mais le docteur parvient à extorquer les économies de Roza, lui
promettant en échange de guérir Rodolphe de son étrange amour pour le mannequin. Il est
d’ailleurs très intéressé par cette guérison car Rodolphe a hérité du seul bien de valeur : un
bijou qui ne doit être donné, comme le précise le testament, qu’à la fille qu’il aimera. Dans le
cadre de la cure, le docteur remplace durant la nuit le mannequin par sa secrétaire Dorothée.
Au début, Rodolphe est heureux de voir que l’objet de son amour a pris vie mais assez vite il
comprend le stratagème. Cependant, il donne le bijou à Dorothée, lui offrant ainsi la
possibilité de se sauver dans les deux sens du terme. Celle-ci s’enfuit avec la voiture du
docteur, c’est-à-dire en volant les voleurs. Les deux escrocs disparaissent à bicyclette. Émilie
conclut la pièce en constatant avec satisfaction qu’au moins, personne ne lui a volé sa
bouteille de Cherry et elle s’enfuit avec la bouteille devant ses frères et sa sœur qui, par jeu, la
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
332
poursuivent en riant. « Cela ressemble à un jeu léger et silencieux qui vient du sentiment de
libération » est-il écrit dans les didascalies. Et la pièce se termine sur cette phrase de Roza qui
paraphrase la dernière réplique du Revizor de Gogol : « Pauvres fous, de quoi rions-nous.»
Questionnement existentiel et renouvellement du langage poétique
Maniant avec art l’« inclassabilité » générique, Topol est le dramaturge d’un constant
renouvellement formel : chaque pièce expérimente une nouvelle méthode. Cependant, cette
expérimentation des formes n’entraîne jamais de rupture entre les drames. Il est passionnant
de voir comment les différentes pièces de Topol sont entrelacées, comme si elles découlaient
les unes des autres. Dans un entretien, Topol a d’ailleurs remarqué que pendant l’écriture de
chaque pièce émergeait l’esquisse de la pièce suivante. Nous avons vu comment Fin de
Carnaval se trouve être la récapitulation et l’aboutissement des premières pièces. De même,
après les « études », Topol écrit une pièce « synthétique », Deux nuits avec une fille ou
comment voler un voleur. On pourrait multiplier les exemples. Le sous-titre de Rossignol à
dîner, Jeu en rêve devient Pièce rêve en jeu dans la pièce suivante, Une heure d’amour. Dans
Fin de Carnaval comme dans La Chatte sur les rails nous avons la mort qui est annoncée
deux fois métaphoriquement avant de survenir. Les échos de la fête de Fin de Carnaval se
font entendre dans La Chatte sur les rails, où les jeunes qui viennent déranger Évi et Véna
sortent d’un bal.
Des pièces du Theatrum mundi aux études, on ne peut s’empêcher de constater, avec
Barbara Mazáčová, une évolution vers l’abstraction43. Cette évolution est désignée par le
classement générique que l’auteur donne à ses drames : il commence avec une tragédie et
arrive au « jeu dans un rêve » et au « rêve dans un jeu » en passant par la simple désignation «
pièce » pour finir par une sorte de synthèse du rêve et de la réalité dans Comédie sur airs de
Figaro. Le nom même des personnages suggère ce crescendo de la réalité à travers les
différentes pièces : Marie et Raphaël deviennent Évi et Véna puis seulement Ela et El, et
parce qu’il n’est pas possible d’aller plus loin, dans la pièce « synthétique » on retrouve des
noms propres comme Émilie et Rodolphe mais aussi « Dolf ». L’espace semble être décrit
avec précision, mais en même temps il reste volontairement vague, indéfini, et si l’on prend
en compte les sous-titres des drames, souvent il se révèle être onirique, voire spectral. Il est
concrétisé et actualisé quand il devient une partie des personnages, espace de vie comme dans
Fin de Carnaval et Deux nuits avec une fille ou comment voler un voleur. Le temps
43
Barbara Mazáčová, « Básník a theatrum mundi », in Josef Topof a Divadlo Za branou, op. cit., p. 416.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
333
dramatique de Topol est étroitement circonscrit et épaissi, il fixe les « jours » et les « heures »
charnières. Il est souvent thématisé et joue alors un grand rôle dramatique : à son
omniprésence dans Une heure d’amour fait écho son absence dans Rossignol à dîner. Il faut
surtout noter l’évolution de l’ « intrigue » vers la « situation ». Josef Topol a lui-même attiré
l’attention sur cette évolution dans le programme de Rossignol à dîner au théâtre Za branou. Il
avoue avoir toujours été passionné par l’écoulement linéaire du temps, par « une action suivie,
sans interruption, de son début jusqu’à sa fin ». C’est pourquoi il a toujours tenté de
concentrer au maximum l’unité de temps. C’est ainsi que nous vivons avec les personnages un
jour dans Leur jour et une heure dans Une heure d’amour. Dans les « études » écrites pour le
théâtre Za branou, l’action dramatique n’est jamais fermée et conclue. C’est plutôt une action
cachée se déroulant dans le for intérieur des personnages, qui d’ailleurs n’évoluent pas mais
deviennent eux-mêmes. Le temps ne se développe pas linéairement mais en son propre
centre : « J’ai essayé dans mes pièces de chercher des situations qui m’aideraient à faire
dévier la réalité vers un niveau plus frappant, plus près de la poésie, plus près de l’essence »44.
L’action doit être, selon Topol, « concentrée », elle doit mener les personnages dans une
situation limite qui créerait en eux un « mouvement vertigineux » et le sentiment de «
l’existence totale ». Dans Une heure d’amour, la situation est vraiment extrême car la pièce
tout entière se concentre sur un arrêt de l’intrigue, au moment où la relation entre les deux
amants atteint son nœud dramatique, au moment où une décision doit être prise, où il faut agir
; car c’est l’existence de chaque personne qui est en jeu.
Les pièces de Topol, surtout après Fin de Carnaval, tournent résolument le dos à
l’expression des conflits politiques. Le refus de la polémique idéologique semble radical et la
politique n’apparaît jamais au premier plan, contrairement aux traditions du théâtre tchèque.
À contre-courant de la dramaturgie des années soixante, qui s’interrogeait sur l’homme en
tant qu’individu politique « organisé », ce qui intéresse Topol c’est l’intériorité de l’être,
l’influence du hasard, l’irrationalité, les instants fugitifs… Les personnages sont, sans
conteste, un élément de permanence dans l’œuvre de Topol. Par-delà la diversité des
situations, il s’agit toujours d’êtres humains en proie à l’interrogation et en lutte avec
l’absurdité du monde. Personnages « cherchant et doutant », mal à l’aise dans ce monde.
« Ils nous conduisent cependant à travers le chaos, dans le labyrinthe, parce qu’ils
réagissent, nomment, témoignent. Je ne dis pas qu’ils parviennent à surmonter le
chaos : (…) ils peuvent devenir nos guides dans le chaos (non pas de ces guides qui
44
Josef Topol et le théâtre Za branou, op. cit., p. 230.
Chapitre 10 : Le Za branou, un Théâtre d’Art
334
comprendraient ou même qui arriveraient à s’orienter dans ce chaos, mais de ceux
qui le traversent envers et contre tout). Dans l’inextricable réalité d’un monde
impersonnel, ils cherchent un espace pour l’être humain. (…) Ce sont des êtres qui
ne vont pas vers un but certain mais qui errent plutôt vers un certain but, et cela par
un chemin qui n’est pas sans réserver des surprises et de soudains revirements de
situation (il n’est pas à exclure non plus que le point d’arrivée ressemble à celui de
départ). Cette démarche peut être aventureuse au plus haut degré. Le protagoniste du
drame est alors celui qui ne se repère pas, un être incertain cherchant et doutant.45 »
Ainsi conçu, le personnage de Topol pourrait bien être candidat au statut de « coexpérimentateur »46 de l’existence humaine, d’ailleurs les personnages de Topol vieillissent
avec lui. « La langue est l’emblème de l’art dramatique de Topol », écrit Barbara Mazáčová47.
Sa caractéristique principale est l’articulation entre un langage très concret et la poésie :
« Je voulais amener des personnages (…) vers une connaissance plus haute, plus
profonde (…). Je voulais qu’ils puissent parler, témoigner des choses humaines avec
leur propre langue, même s’il s’agit d’une serveuse et d’un déménageur. C’est cela qui
me stimule le plus dans l’écriture et qui, en même temps, me pose le plus de
problèmes : comment parvenir à cet arc de voûte ; afin que les personnages parlent
comme dans la vie sans pour autant rester complètement cloués au sol.48 »
45
« Programme du théâtre Za branou » in Josef Topol et le théâtre Za branou, Prague, Český Spisovatel, 1993,
p. 182-183.
46
L’expression est de Milan Kundera et renvoie, dans L’Art du roman, au personnage romanesque.
47
Barbara Mazáčová, art. cit., p. 417.
48
Josef Topol, « Zbyla…», art. cit., p. 141. « Chtěl jsem, abych postavy, třebaže současné svým zrodem, nějak
dovedl k jakémusi vyššímu, hlubšímu poznání - nevím, jak to přesně pojmenovat. Aby, i když je to jen servírka a
stěhovák, mohli promlouvat, svědčit o bytostných věcech svým jazykem. Tohle je věc, která mě při psaní nejvíce
vzrušuje a zároveň mi činí největší potíže - jak tam dostat ten oblouk. Aby postavy mluvily jako ze života, ale
nezůstaly mi tak úplně při zemi. »
ÉPILOGUE : L’APRÈS 1968
Chapitre 11
Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
« Le mois d’août 1968 ne vit pas seulement le remplacement habituel
d’une période plus libérale par une autre plus draconienne. Ce fut un
changement fondamental. Il marquait la fin d’une époque ; l’écroulement
total d’un climat social et spirituel ; la rupture essentielle avec la pensée
d’autrefois. Comme si la gravité des événements et les blessures
profondes qui les ont accompagnés avaient changé du tout au tout la
perspective de notre monde. L’enivrement carnavalesque de 1968 a pris
fin en ce mois d’août. Ce monde assez paisible, un peu comique, un peu
décomposé et beaucoup “à la Biedermeier” des années 1960 (…) allait
éclater en mille morceaux, en une seule nuit.1 »
Václav Havel
L’année 1968 fut un moment majeur de l’histoire tchèque, elle mit la Tchécoslovaquie sur
l’avant-scène de l’actualité internationale. Elle vit l’arrivée d’un dirigeant « à visage humain »
à la tête du Parti communiste, huit mois de joie et d’espoir d’une nouvelle société plus libre
auxquels répondit une intervention militaire telle que l’Europe n’en avait pas connu depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale. À partir de là tout change. « Les esprits restèrent tendus
pendant un certain temps mais ils n’ont rien pu faire contre la marche des événements. Un
autre monde commençait à apparaître sur les ruines de l’ancien : un monde sinistre et
menaçant. »2 Si on reprend notre périodisation, le tournant historique de l’année 1968
correspond à un bref « été théâtral » et au début d’un long « automne théâtral » qui dura
jusqu’en 1972, jusqu’à ce que les foudres d’une nouvelle censure n’atteignent le domaine
théâtral, le condamnant à une très longue « hibernation ». C’est sur ces trois périodes que
nous allons à présent porter notre attention. Il ne s’agira pas de faire une analyse exhaustive
de la production théâtrale mais de mettre en lumière le sort du re-nouveau des années soixante
et de ses principaux acteurs.
Chacun à leur façon, les théâtrologues tchèques Libor Vodička et Vladimír Just ont
analysé « l’automne théâtral » : le premier de manière exhaustive et factuelle3, le second de
1
Václav Havel, « À la recherche d’un second souffle », Cahiers de l’Est, n° 12-13, rev. cit., p. 34.
Ibidem.
3
Libor Vodička, « České drama 1969-1989, I- Souvislosti divadelního života », Divadelní Revue, n° 1, 2006,
p. 60-72.
2
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
337
manière métaphorique et synthétique. Mais c’est surtout au travail du chercheur américain
Nicholas Platt Howey que nous ferons appel. En effet, sa thèse Who’s Afraid of Franz Kafka ?
An Introduction to Theatre Activity in Czechoslovakia, 1969 constitue un document unique4.
Elle offre à la fois un instantané de la situation théâtrale durant la saison 1968-69 et une
tentative d’évaluation de ce que fut la production théâtrale de la décennie. Après un travail
préparatoire de trois ans, Nicholas Platt Howey séjourna à Prague de janvier à avril 1969. Il
assista à une quarantaine de spectacles pragois et réalisa soixante interviews ; sa thèse reflète
ainsi l’état d’esprit de la profession théâtrale dans une période de transition dont nul ne
pouvait prédire l’issue. Contrairement à d’autres spécialistes étrangers, tel Jarka Burian, qui
témoignèrent également de ce climat, Howey n’était pas bohémiste et n’avait pas d’origines
tchèques, il en résulte une certaine distance, une optique quelque peu « persane » qui est
précieuse pour rendre compte d’un climat de forte charge émotionnelle. Ce travail mérite
d’autant plus d’être cité qu’il est inconnu en République tchèque.
Pour ce qui est de la période que les historiens appellent « la normalisation », c’est à
travers non pas d’un « spectacle clé » mais d’un « personnage dramatique clé » que nous
allons suivre les artistes des années soixante qui entrèrent en dissidence. Mais auparavant,
trois remarques sur « l’été théâtral » s’imposent. Elles participent du questionnement sur la
représentation mythologique qui sera faite du théâtre des années soixante a posteriori.
Trois remarques sur « l’été théâtral » : saison 1967-68
S’il est avéré que la reprise en main de la normalisation fut un désastre pour l’épanouissement
culturel de la Tchécoslovaquie, un fréquent écueil consiste à penser que les productions
théâtrales croissaient en qualité à mesure que la société se démocratisait et que tout cela fut
brisé d’un coup, d’un seul, par une intervention extérieure. Vue ainsi, la représentation des
« années soixante en or » relèverait d’une mythologie au sens barthien, c’est-à-dire d’un
discours mystificateur occultant la réalité5. En fait, avant l’invasion tout se passe comme si le
théâtre tchèque (à de rares exceptions près) avait épuisé quelque chose et cherchait un
nouveau souffle. C’est ce qu’a justement noté Howey ; par précaution politique, il ne cite pas
les auteurs des remarques retranscrites :
« Thus, the writer was in Prague during a very unique and decisive time. The small
Prague theatres which had begun as a rebellion to the more suppressive regimes
4
Nicholas Platt Howey, Who’s Afraid of Franz Kafka? An Introduction to Theatre Activity in Czechoslovakia,
1969, thèse de doctorat soutenue en 1970 à Wayne State University.
5
Roland Barthes, Mythologies, Seuil, Paris 1957.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
338
artistic dogma were now at a point of crisis seeking new directions. Czech artists
during the Dubcek regime (and during the following state of half freedom) had
apparently undergone considerable self evaluation. Comments like the following
express the typical contemporary attitudes: “I think that this development in the last
ten years has reached its peak, and now something new must come.” “Something
new will develop in our theatre in Czechoslovakia. I’m sure of that.”6 »
Cet épuisement du re-nouveau théâtral est le plus lisible dans le domaine de la dramaturgie.
Paul Trensky, au terme d’une étude exhaustive du corpus, a relevé des signes tangibles
d’essoufflement de la dramaturgie tchèque avant l’invasion : après un « boum » dans les
années 1963-65, la production des auteurs majeurs baisse, selon Trensky, non seulement en
quantité mais aussi en qualité, sans que se profilent de nouveaux talents à l’horizon7. Dans le
domaine des arts du spectacle, force est de constater que les groupes artistiques les plus
importants s’étaient déjà dissous avant les événements d’août 1968. Au théâtre Na Zábradlí,
avec la mise en scène du Procès de Kafka, la poétique orientée vers le théâtre de l’absurde
s’achève, et Jan Grossman comme Václav Havel quittent ce théâtre pendant la saison 196768. Pour des raisons internes, le metteur en scène Evžen Sokolovský et le Dramaturg Bořivoj
Srba partent du Théâtre national de Brno avant 1968. Trois des quatre théâtres pragois étudiés
par Howey lui paraissent en crise. Seul le théâtre d’Otomar Krejča se révèle au faîte de son art
et peut rivaliser avec les plus brillantes scènes mondiales. Certes, l’étude de Howey date
justement d’une période charnière où les programmations furent bouleversées par les
événements récents. Mais les documents de l’époque corroborent ses observations sur un
Théâtre national sans orientation spécifique malgré la qualité de ses artistes, sur un Semafor
très populaire mais n’esquissant aucune nouvelle démarche depuis 1962 et, dans une moindre
mesure, sur un Činoherní Klub tâtonnant. Il est impossible de déterminer s’il s’agissait d’un
essoufflement temporaire ou définitif, de même il est très difficile de définir les nouvelles
voies vers lesquelles le théâtre tendait car, après l’invasion des chars du Pacte de Varsovie, la
vie culturelle dans tout le pays fut bouleversée puis gelée.
Notre seconde remarque a trait à la fréquentation du public. En effet, nous avons
qualifié la saison 1967-1968 « d’été théâtral », elle coïncide dans le domaine politique avec le
« Printemps de Prague ». Mais, comme on le sait, les théâtres sont fermés en été. Selon
certains témoins, telle Eva Stehlíková, les théâtres furent délaissés par le public durant cette
période car ce qui se passait hors des salles était devenu plus intéressant que ce qui se passait
6
7
Nicholas Platt Howey, thèse citée, p. 357-358.
Paul Trensky, op. cit., p. 23-24.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
339
à l’intérieur. C’est un point bien sûr difficilement vérifiable et quantifiable. Mais il n’est pas
illogique de penser que la coalescence Théâtre-Nation-Bien s’est dénouée durant le Printemps
de Prague. Malgré toutes ses ambiguïtés, le « socialisme à visage humain » signifia un réel
retour du dialogue dans la société, avec une libération des médias qui fut parachevée en juin
1968 par la suppression totale de la censure. La très officielle fête du Premier-Mai, fut
exceptionnelle en 1968 : pour la première fois depuis longtemps la population se l’appropria
complètement et en fit une manifestation spontanée, se promettant de renouveler le rituel
l’année suivante8. Le temps des « fêtes en plein air » organisées bureaucratiquement pour le
bien de tous et au mépris de chacun, telles que les raillait le théâtre de Havel semblait révolu.
Étant donnée la simultanéité temporelle du Printemps de Prague et du Mai français, il est
tentant d’établir quelques comparaisons. Non sur le contenu politique et la forme de ces
mouvements d’ailleurs fort différents de part et d’autre du rideau de fer, mais sur la place du
théâtre à ce moment. En France comme en Tchécoslovaquie, le théâtre s’est trouvé dépassé
par les événements. « En fait, écrit Bernard Dort, pendant deux ou trois semaines, le théâtre
s’est senti profondément déplacé et inutile : c’était dans la rue que le véritable spectacle se
jouait. » À l’appel du metteur en scène Roger Planchon, quarante directeurs de théâtres
populaires et de maisons de la culture se penchèrent sur leur passé et publièrent le 25 mai, à
Villeurbanne, une déclaration à l’amère saveur d’autocritique. Elle prenait acte d’une
« coupure culturelle » entre les spectateurs et les artistes9.
Les remarques concernant l’essoufflement esthétique du re-nouveau théâtral et
l’intérêt du public sont liées. Elles participent de ce que nous avons mis en évidence dans le
chapitre liminaire à l’étude des années soixante, à savoir les interrelations entre le politique et
l’art [voir chapitre 3]. Il y a solidarité entre un re-nouveau théâtral bien réel et un désir de
réformes politiques et économiques partiellement réalisé qu’en 1968. La question qui se pose
alors, et c’est là notre troisième et dernière remarque, est de savoir dans quelle mesure
l’imaginaire du Printemps de Prague entre en compte dans la formation d’une représentation
mythologique de l’âge d’or. Question complexe car l’appréciation du Printemps de Prague
dépend du point de vue où l’observateur se place. En effet, les témoins et acteurs de l’époque
donnent du Printemps de Prague des interprétations qui varient au gré de leur engagement
politique : « contre-révolution » pour les hommes de la normalisation ; brouillon imparfait de
la Révolution de velours pour les « vainqueurs » de 1989 ; réforme du système pour les
communistes réformateurs tel Antonín J. Liehm qui comparaient les intellectuels
8
9
Roman Krakovský, Rituel du 1er mai en Tchécoslovaquie : 1948-1989, op. cit., p. 163-167.
Bernard Dort, Théâtre réel : 1967-1970, Seuil, Paris, 1971, p. 245-246.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
340
communistes aux Encyclopédistes français du XVIIIe siècle10 ; pour d’autres encore,
recherche utopique d’une « troisième voie » entre capitalisme et communisme. Ainsi Karel
Kosík, dans une série d’essais écrits à chaud, situa la portée et les enjeux de cet événement par
rapport à la crise générale du monde moderne. Ce philosophe tchèque majeur maintint plus
tard cette interprétation en la replaçant dans le contexte international et en reprenant l’idée
hégélienne de la fin de l’Histoire : « Les révoltes de l’année 1968 dans maints pays du vieux
et du nouveau continent, à l’“Ouest” et à l’“Est” d’alors, placèrent un point d’interrogation sur
la légitimité du paradigme historique au pouvoir et donnèrent à entendre que son pouvoir
créateur était épuisé, que la “fin de l’Histoire” nécessitait un paradigme nouveau. »11 En soi,
cette multiplicité d’interprétations contradictoires est un terreau très favorable aux
représentions mythologiques. On comprend alors, que le politologue Ilios Yannakakis parle
de « mythe du Printemps de Prague »12. Les historiens ont tenté (et tentent toujours) de
dépasser ce foisonnement interprétatif en restituant la complexité du Printemps de Prague. En
français la grande référence est l’ouvrage collectif de François Fejtö et Jacques Rupnik
intitulé Le Printemps tchécoslovaque 1968 paru aux Éditions Complexe en 1999. Citons
également les ouvrages pionniers de Pavel Tigrid, ainsi que Paris-Prague de Pierre Grémion
sur les relations et incompréhensions des réformateurs dans les deux pays. Dans les pays
Tchèques, on doit à Petr Pithart l’ouvrage Osmašedesaty (« Soixante-huit ») et cette décennie
fait partie d’un programme de recherche mené par l’Institut d’histoire contemporaine de
Prague. Si l’on s’en tient aux faits politiques et économique dégagés par ces travaux, il
apparaît là encore que nous sommes en présence d’un terrain favorable à la survalorisation de
l’épanouissement culturelle des années soixante. Comme nous l’avons indiqué dans notre
introduction, diachroniquement la décennie des années soixante ne peut que briller, apparaître
comme une pierre précieuse dans un écrin sans valeur, puisqu’elle est encadrée par deux
époques peu favorables à la culture : le réalisme socialiste des années cinquante et la
normalisation de l’après-68. Mais synchroniquement, c’est également le cas. Au niveau
politique et économique le mouvement réformateur ne porta pas ses fruits tandis que le renouveau culturel, malgré toutes ses ambiguïtés et ses limites, fut bien visible et pleinement
ressenti par les Tchèques. L’opposition entre ces deux termes revient de manière lancinante
10
Antonín J. Liehm, Culture tchèque des années 60, op. cit., p. 11-14.
Karel Kosík, « Le printemps de Prague, la “fin de l’histoire” et le Schauspieler », Le Messager européen, n° 7,
Gallimard, 1993, p. 31-43.
12
Ilios Yannakakis, « Le mythe du Printemps de Prague », Mythes et symboles politiques en Europe centrale,
op. cit., p. 221-220.
11
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
341
dans les analyses récentes sur les années soixante. Ainsi 2005, l’historien Jiří Hoppe rappela
les difficultés de la vie quotidienne et s’interrogea sur la sélectivité de la mémoire :
« Aujourd’hui la représentation des années soixante est conditionnée par la
formidable Nouvelle Vague du cinéma tchèque, par la joyeuse scène des
chansonniers, par une formidable activité théâtrale. Mais on finit un peu par oublier
qu’à l’époque la plupart des gens avaient les poches vides et que sur le marché
intérieur beaucoup de choses faisaient défaut. En d’autre termes et en forçant
légèrement le trait, c’était la misère.13 »
La question économique fut en effet au cœur du Printemps de Prague. En 1969, Nicholas Platt
Howey souligna le paradoxe d’un théâtre florissant dans un pays à l’économie sinistrée. Dans
sa thèse il décrit lui aussi avec moult détails les difficultés de la vie quotidienne des
Tchécoslovaques.
De la même manière, selon l’historien Antoine Mares, 1968 reste aujourd’hui dans la
mémoire tchèque plus un avatar du « malheur tchèque » du XXe siècle qu’un modèle. Cette
perception négative fut renforcée par le problème, humainement douloureux, de l’enterrement
des idéaux du Printemps de Prague par ses propres artisans. En effet, durant l’invasion les
dirigeants tchécoslovaques, furent enlevés et emmenés à Moscou. Dubček y signa le 26 août
les « accords de Moscou » qui entérinaient l’occupation et légitimaient l’épuration des
réformistes. « De l’intérieur, conclut Antoine Mares, peu de chose viennent infirmer le
sentiment que la fin du mouvement a été un gâchis. Seul l’extraordinaire épanouissement
culturel des années soixante fait contrepoint à cet aspect négatif »14.
« L’automne théâtral » : les saisons 1968-72
L’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes des Cinq du pacte de Varsovie
(Soviétiques, Polonais, Hongrois, Allemands de l’Est et Bulgares) fut d’une ampleur inouïe.
Dans la nuit du 20 au 21 août 1968, quatre cents mille soldats (soit 27 divisions), des milliers
de chars (6300), des centaines d’avions (800) occupèrent la Tchécoslovaquie en quelques
heures. Malgré les injonctions des dirigeants tchécoslovaques à ne pas résister par la force,
13
Jiří Hoppe, « Byla šedesátá léta "zlatá" ? », interview, Radio Praha, le 03.04.2005.
« To vnímání 60. let dneska je zprostředkováno tou úžasnou novou českou filmovou vlnou, veselou písničkovou
scénou, úžasným děním kolem divadel. Ale vlastně se trochu zapomíná na to, že tenkrát většina lidí měla
hluboko do kapsy a na vnitřním trhu chyběla spousta věcí. Jinými slovy, řečeno s nadsázkou, byla bída. »
Voir également : Jiří Hoppe, « Starosti pana Nováka: Každodenní život "obyčejného člověka" v 60. letech »,
Dějiny a současnost, n° 3, 2005, p. 35-38.
14
Antoine Mares, Culture tchèque des années 60, op. cit., p. 31.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
342
presque une centaine de personnes furent tuées et huit cents blessées15. Si l’intervention
militaire fut globalement une réussite technique, sur le plan politique ce fut un fiasco.
L’Union soviétique fut disqualifiée aux yeux de l’opinion internationale et il lui fallut près
d’un an pour établir une équipe « saine ». En avril 1969, Dubček est remplacé Gustav Husák.
Celui-ci présenta du 25 au 29 septembre, au Comité central un plan de lutte contre le
réformisme qui signifia la fin définitive du processus de libéralisation et avec lui la fin de la
renaissance culturelle. L’épuration massive commença et la censure fut rétablie. Mais le
théâtre ne meurt ni en1968, ni même en 1969. Au contraire, ces évènements tragiques furent
l’occasion d’une grande effervescence théâtrale. Si les salles furent vides au moment de la
libéralisation du pays par le gouvernement Dubček, elles furent à nouveau pleines après
l’invasion. La saison 1968-1969 vit même l’apogée du fonctionnement politique du théâtre.
Howey qualifie cette période de « semi-liberté » favorable à l’activité théâtrale et rapporte le
commentaire d’un artiste tchèque :
« I don’t like to prophecy but maybe the condition of half freedom may be the best
condition for theatre, because the audience and everybody is working with the feeling
that he is doing something very serious and very important for the whole nation.16 »
Le climat politique était tendu mais la censure encore inexistante. On peut dénombrer avec le
théâtrologue Vladimír Just17 quatre types de réactions à cette invasion. Un premier groupe
d’artistes réagit de manière « lyrique ». Parmi eux on compte, le chansonnier Karel Kryl ou le
Semafor qui mit en scène Kytice (« Le Bouquet ») en 1972, d’après l’œuvre de Karel Jaromír
Erben, le grand classique de la poésie romantique. D’autres de manière « satirique », tels les
humoristes Miloslav Šimek et Jiří Grossman à Prague ou le groupe Waterloo qui fut par la
suite durement réprimé, leur spectacle étant considéré comme un délit et chaque
représentation comme… un acte de récidive ! Mais la réaction la plus courante surtout sur les
scènes institutionnelles, fut la « réaction pathético-nationale » : on exaltait les valeurs
patriotiques en jouant des pièces aux sujets historiques notamment celles de la Renaissance
nationale. C’est ainsi, que du 21 août à l’automne 1968, la pièce Jan Hus18 de Josef Kajetán
Tyl fut jouée dans quatre mises en scène différentes. Cette troisième réaction dévoile
clairement la réactivation de la coalescence théâtre-nation-politique-bien qui s’était constituée
15
Antoine Mares, Culture tchèque des années 60, op. cit., p. 27.
Nicholas Platt Howey, thèse citée, p. 357.
17
Vladimír Just, « Divadlo Normalizace », Česká divadelní kultura 1945-1989 v datech a souvislostech, Prague,
Divadelní ústav, 1995, p. 85-100.
18
C’est la grande pièce historique écrite en 1848 qui en appelle à la fierté nationale et à la fermeté de caractère
dans la lutte. Jan Hus voulut réformer l’Église, il fut condamné pour hérésie et brûlé le 6 juillet 1415.
16
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
343
au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Cette réactivation fut si importante que la revue théâtrale
Divadlo consacra en janvier 1969 une table ronde au nom significatif : La Renaissance
nationale encore une fois ? L’instrumentalisation du théâtre par l’actualité politique fut
dénoncée par plusieurs personnalités. Ainsi, Václav Havel s’indigna au nom de l’efficacité
politique [voir Éclairage : Havel théoricien de théâtre], tandis qu’Otomar Krejča protesta au
nom de l’art. Devant l’Union des artistes de théâtre tchécoslovaques dont il était président, il
n’hésita pas à faire un parallèle avec l’instrumentalisation du théâtre par le réalisme
socialiste :
« Sur scène, on voit défiler dans leur absolue nudité des slogans, des schémas
idéologiques, des formules politiques, des prises de positions superficielles sur
l’actualité. (…) Des délits moraux ont été commis contre l’art, en particulier durant
les années du plus fort diktat dogmatique. Il serait bon de pouvoir les oublier mais à
l’heure actuelle des actions très similaires se reproduisent. Je pense que cela mérite
d’être signalé, même si l’idéologie qui s’exhibe aujourd’hui sur scène, par son sens et
son contenu, ne va pas à l’encontre des valeurs d’humanité, de liberté civique et de
progrès social – bien au contraire, elle les défend de toutes ses forces. Cependant,
sans le vouloir, ce type d’activité théâtrale limite la liberté psychique car elle s’adresse
à la paresse de l’esprit, exploite le manque de goût pour une réflexion indépendante
et responsable, elle empêche les prises de positions personnelles et existentielles, elle
exige un accord spontané et non une décision morale. Le théâtre qui requiert un
consensus général assuré d’avance accomplit un travail (…) somme toute inutile et
surtout non artistique. 19 »
Tant par ses discours que par ses mises en scène, Otomar Krejča s’inscrit dans un quatrième
type de réaction : « la réaction nulle ». Pour son théâtre comme pour la troupe du Théâtre
Cimrman, continuer le travail commencé lors de la détente, se concentrer sur l’art, était le
meilleur moyen de résister.
19
Texte publié dans une brochure interne du IVe Congrès des artistes de théâtre tchécoslovaques, Prague, 1969 et
repris par Jana Patočková dans son article « Otomar Krejča: umělecké divadlo a politika », Divadelní revue, n° 4,
2001, p. 59-60. « Na jevišti se objevují v naprosté nahotě hesla, ideologická schémata, politické fráze, povrchní
aktuální postoje. (...) Mravnostní delikty byly na umění páchány hlavně v letech nejtužšího dogmatického
diktátu. Bylo by lépe nevzpomínat, kdyby i v současné době nedocházelo k činům velmi podobným. Myslím, že
je třeba to říci, i když smysl a obsah na jevišti veřejně obnažované ideologie není dnes namířen proti lidskosti,
proti občanské svobodě a společenskému pokroku, ba naopak, zastává se jich, seč je. Bezděčně však tento druh
divadelní činnosti omezuje svobodu duchovní, protože se obrací k lenosti ducha, využívá nechuti samostatně a
odpovědně myslet, brání zaujímat osobní bytostné postoje, vyžaduje spontánní souhlas, nikoli mravní
rozhodování. Divadlo, které apeluje na předem zajištěný consensus omnium, souhlas všech, koná práci (...) v
podstatě zbytečnou a predevším mimouměleckou. »
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
344
La thèse de Howey dépeint cet état de semi-liberté, un état d’entre-deux où la
profession théâtrale – comme le reste de la population – ne savait pas de quoi demain serait
fait. De plus, elle se termine par une prospective. Étant entendu que cet état de semi-liberté ne
pourrait pas durer, le chercheur américain tente in fine d’évaluer l’avenir du théâtre tchèque.
Dans le cas d’une orientation démocratique, le théâtre continuerait à entretenir des relations
avec l’Ouest en s’insérant dans les tendances artistiques mondiales. Concernant la mise en
scène, Howey avait observé deux orientations : d’un côté des metteurs en scène despotiques,
tels Radok et Krejča20, d’un autre l’absence de direction claire, le spectacle reposant
essentiellement sur les performances d’acteurs. Selon lui les metteurs en scène futurs
représenteraient un compromis entre les deux. Un climat moins politisé et plus libre
permettrait au théâtre tchèque de se développer et même de tenir une place de premier plan
dans l’activité théâtrale internationale. En même temps le théâtre perdrait son importance dans
la société, il ne serait plus le lieu d’un forum public. Les artistes tchèques devraient alors faire
le deuil d’un théâtre dynamisé par la question politique, ils devraient trouver des impulsions
différentes pour leur création et pour faire venir le public dans les salles. Howey conclut cette
première prospective en mettant en avant un phénomène déjà sensible avant l’invasion :
l’orientation vers un théâtre commercial.
« Finally, and perhaps most tragically, Czechoslovakia, under a more democratic
regime, is likely to became more “commercially oriented”, thus eventually creating
economic and artistic problems for the theatre which are similar to those of America.
Indeed, signs of such a trend were evident in the more liberal days preceding
Dubcek. Milos Forman comments: “Today unfortunately freedom of film
production in Czechoslovakia is being attacked from unexpected quarter – the
business side… The reason: Our screen plays are not seen as promising successful
commercial exploitation of our films.” Another Czech artist describes the changing
attitude of the country’s people, “ …we already had that mentality – widespread.
People-wishing-wanting-terribly-to get things. To be richer, to acquire them… It
started to become so strong. That was the real bourgeois mentality.” 21 »
Nicholas Platt Howey examine dans un second temps le développement du théâtre tchèque en
cas de durcissement du régime. Il relève les signes avant-coureurs d’une reprise en main
20
Howey ajoute à ces deux noms celui de Jan Kačer. Nous ne sommes pas d’accord sur ce point. Kačer ne fait
pas partie des metteurs en scène subordonnant tout à leur vision du spectacle.
21
Nicholas Platt Howey, thèse citée, p. 359-360.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
345
politique et cite les articles de la presse internationale annonçant une période de ténèbres pour
la culture tchèque.
« If an environment similar to that of the nineteen fifties returned to Czechoslovakia,
a socialist realism type of drama would probably again appear on Czech stages, artists
would be hired and fired according to their relationship with the Communist Party,
small amateur groups would mot likely redevelop and the primary purpose and
criticism of all theatre art would again be distorted to an evaluation of political
content. The Kafkaesque environment (described in Chapter I) would be heightened
to a truly, terrifying degree. The last lines of the Czech version of Albee’s play would
become even more meaningful as George asks, “Who’s afraid of Franz Kafka?”
Martha, the majority of Czech artists, and this writer reply, “I am George, I am.” 22 »
Ces dernières phrases de la thèse de Howey se vérifièrent point par point dans les faits bien
que cette semi-liberté dura dans le domaine théâtral plus longtemps qu’ailleurs. En effet, le
théâtre jouit d’une relative liberté durant les trois ans qui suivirent l’invasion, il fut le dernier
domaine artistique touché la censure. Cela tient à son essence : le théâtre se réalise dans un
face-à-face avec le public, et tant que le public est dans un esprit de résistance il est difficile
de lui imposer la collaboration. De plus, par rapport à d’autres grands médias tels le cinéma
ou la télévision, le théâtre apparaissait à la fin des années soixante comme plus marginal, il fut
donc moins surveillé. La fin de cet état de grâce arriva durant la saison 1971-72. La
prestigieuse revue Divadlo, qui avait encouragé le développement et l’ouverture du théâtre
tchèque, cessa définitivement de paraître. En dépit d’un soutien international massif,
le Théâtre Za branou dut fermer. Le renouveau théâtral des années soixante, commencé en
1956 avec la nomination d’Otomar Krejča à la tête du Théâtre national, s’acheva
définitivement en 1972 avec la liquidation pure et simple de son théâtre. Les artistes engagés
dans les reformes des années soixante ou qui avaient protesté contre l’invasion se virent
interdire tout exercice dans le domaine culturel. Les pouvoirs en place rédigèrent dès 1970 un
texte intitulé La Leçon, qui devint l’interprétation officielle de l’histoire. Celui qui désirait
garder son emploi, publier, se produire en public, faire carrière, devait répéter les axiomes de
ce traité idéologique et condamner publiquement le mouvement réformateur des années
soixante. Commença alors, pour la culture comme pour la société tchèques, un long hiver qui
ne s’acheva qu’en 1989, avec des prémices de libéralisation, dans le domaine théâtral, à partir
de 1985.
22
Ibid., p. 361-362.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
346
« La normalisation » : une nouvelle ère glacière
Dans l’ensemble, la qualité des œuvres chuta spectaculairement. Le niveau de
l’enseignement artistique déclina également et la nouvelle génération fut privée de l’héritage
des années soixante. Durant la « normalisation », le monde théâtral se positionna entre deux
pôles contraires : entrer dans le jeu du pouvoir et les structures officielles, ou s’en extraire
complètement. L’exemple le plus significatif d’allégeance au pouvoir fut la grande
manifestation anti-Charte 77 qui eut lieu au Théâtre national de Prague. Le 28 janvier 1977,
l’ensemble de la profession artistique fut appelé à se réunir au Théâtre national pour
manifester contre la Charte 77 publiée dans Le Monde le 11 janvier 1977. Entre ces deux
positions extrêmes, un théâtre authentique tenta de survivre, notamment en pratiquant une
« fuite du centre vers la périphérie »23 : fuite au sens générique (hors du théâtre dramatique,
vers les marionnettes, le mime, les genres mineurs en général), fuite géographique (hors de
Prague) et fuite professionnelle (rester amateur permettait plus de liberté). C’est dans cette
marge que le théâtre s’épanouit le mieux. Le marasme théâtral de la normalisation fut surtout
éclairé par les productions des « théâtres studios » animés par une nouvelle génération moins
marquée politiquement. Ils continuèrent dans l’esprit des « petites scènes indépendantes » des
années soixante. Le théâtre Husa na provázku (« Une oie au bout d’une ficelle »), fondé par
les élèves du triumvirat de Brno, en fut l’un des plus brillants représentants.
Un personnage dramatique clé : le dissident Ferdinand Vaněk
Exil extérieur ou intérieur, silence forcé, éviction de tout poste, tel fut le lot des plus
importants artistes des années soixante. Le théâtre est un art immédiat, qui nécessite la
présence d’un public. Le problème central fut donc : comment continuer à créer loin de la
scène et sans public ? Comment conjuguer ambition artistique et insoumission politique ?
Certains artistes résolurent ce problème en développant des théâtres clandestins ou semiclandestins, participant ainsi à la création d’une « culture parallèle ». Le Divadlo na tahu
(« Théâtre en traction24 ») se spécialisa dans les mises en scène des textes de Václav Havel.
En 1975, il donna publiquement Žebrácká opera (L’opéra de quat’sous, traduit en français
par La Grande Roue) de Václav Havel dans une auberge aux environs de Prague, à Horní
Počernice. Ce fut la première fois depuis 1968 qu’une pièce de cet auteur fut représentée
publiquement avec l’accord des autorités, qui croyaient qu’il s’agissait d’une pièce de Brecht.
23
Vladimír Just, « Divadlo Normalizace », in Česká divadelní kultura 1945-1989 v datech a souvislostech,
Divadelní ústav, Prague, 1995, p. 95.
24
L’expression « na tahu » appartient au jargon des machinistes de théâtres.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
347
Ce spectacle est entré dans l’histoire comme la première production du théâtre dissident. Il a
également fait date par la violence des sanctions prises à l’encontre non seulement des acteurs
(amateurs, pour la plupart ouvriers) mais aussi du public. Andrej Krob, ancien technicien du
Théâtre Na zábradlí, fondateur et âme de ce théâtre, poursuit cette activité encore de nos
jours. Il est également l’auteur du Vidéojournal, grand cycle audiovisuel où l’on peut voir la
dissidence se mettre elle-même25. L’éviction de la sphère publique fut le plus intenable pour
les acteurs dissidents. « Le théâtre d’appartement » de Vlasta Chramostová fut une tentative
héroïque pour continuer à jouer sans théâtre. « Un acteur qui ne joue pas est un acteur mort.
Et moi je me suis dit que je n’allais pas mourir. » Malgré les persécutions et les visites
répétées de la STB, la police secrète qui se faisait de plus en plus intrusive après la Charte 77,
ce théâtre fondé en 1976 se maintint en vie durant trois ans et quatre mois. Il produisit quatre
spectacles donnés soixante-dix fois, suscita des adaptations et de nouvelles pièces écrites par
Pavel Kohout, František Pavlíček et Milan Uhde.
Ferdinand Vaněk cristallise de manière exemplaire les préoccupations et le sort des
artistes dissidents. Il témoigne de plus de l’intérêt international pour la dissidence tchèque.
Qui est Vaněk ? Il s’agit du double fictif – à un premier degré d’analyse – de Václav Havel.
Ce personnage apparaît pour la première fois dans la pièce de théâtre Audience (1975), puis
dans deux autres pièces de Václav Havel, Vernissage (1975) et Pétition (1976). Cas unique
dans l’histoire du théâtre, ce personnage a été littéralement emprunté – avec l’accord de son
auteur – par trois écrivains tchèques. C’est ainsi qu’il apparaît sous les plumes de Pavel
Landovský et de Jiří Dienstbier, qui ont chacun écrit une pièce avec ce personnage. Quant à
Pavel Kohout, il compte à son actif trois pièces avec Ferdinand Vaněk. La sortie de ce
personnage hors de l’œuvre de son créateur, sa circulation de livre en livre, d’un auteur à
l’autre, semble être d’emblée une métaphore du théâtre tchèque après 1968 : un théâtre sans
attache, tentant de survivre vaille que vaille. Mais cet emprunt ne s’arrête pas là : plusieurs
dramaturges français, parmi lesquels Andrée Chédid, Victor Haim, Claude Confortes ont
également repris ce personnage. S’est constitué ainsi, en l’espace de dix ans, une œuvre que
l’on pourrait qualifier de cyclique et chorale, formée par une vingtaine de pièces en un acte,
écrites en trois langues et dont Ferdinand Vaněk est le héros. Pour qualifier ce corpus, les
dramaturges tchèques ont forgé le mot « Vaňkovky » formé à partir du nom propre Vaněk et
du substantif « aktovky » (« pièces en un acte »). Si les « Vaňkovky » de Havel sont très
connues, l’existence de ce corpus l’est moins. On doit à la bohémiste canadienne Markéta
25
Ces vidéos se trouvent dans les archives d’Andrej Krob. Elles sont à dispositions du public et des chercheurs
après accord avec leur auteur.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
348
Goetz-Stankiewicz la traduction en anglais des pièces tchèques. Martina Břeňová, ancienne
étudiante en arts du spectacle de l’Université de Brno, a quant à elle fait connaître aux
Tchèques l’existence des « Vaňkovky » françaises26. Pour notre part, nous insisterons sur le
développement chronologique de ce corpus. Nous allons suivre les tribulations du personnage
Vaněk en trois actes : dans une première partie, nous assisterons à la genèse de Ferdinand
Vaněk comme « exilé intérieur » dans la seconde moitié des années soixante-dix. Puis nous
verrons comment Vaněk va œuvrer pour délivrer son père littéraire Václav Havel, condamné
en 1979 à quatre ans et demi de prison. Enfin, nous suivrons Vaněk dans les affres de l’exil à
l’Ouest durant les années quatre-vingt. Chacune de ces étapes éclaire le sort des auteurs
dissidents après 1968.
Le premier acte de l’aventure Vaněk a pour décor la Tchécoslovaquie « normalisée »,
à savoir un pays qui sombrait de plus en plus dans l’apathie et la soumission. Un groupe
d’amis écrivains mis à l’index parmi lesquels on compte Václav Havel, Ivan Klíma, Alexandr
Kliment, Ludvík Vaculík, Pavel Kohout et le philosophe Karel Kosík, prit l’habitude de se
retrouver dans la villa de campagne des uns ou des autres pour y lire leurs productions,
cuisiner et, selon les mots de Kohout, s’adonner « à un humour de potence »27, bref, faire face
à la situation par le jeu et l’amitié. En 1975, Havel lit à Hradeček Audience, pièce écrite
uniquement « pour la distraction des amis ». Cette œuvre, sans doute la plus célèbre des
pièces de Václav Havel, se compose d’un long dialogue entre Ferdinand Vaněk, auteur
proscrit qui doit travailler dans une brasserie, et son supérieur, l’ouvrier Staněk. Celui-ci ne
cesse de le questionner, on comprend qu’il est chargé par la police secrète de surveiller
Vaněk. Se met en place une dialectique subtile entre victime et bourreau. L’absurdité de la
situation culmine lorsque Staněk demande à Vaněk d’écrire lui-même, au nom de ses valeurs
humanistes, des rapports sur ses faits et gestes. Cette pièce s’inspire de la réalité : Havel a en
effet travaillé en tant qu’ouvrier dans une brasserie. Elle révèle en filigrane le déclassement
des intellectuels et des artistes durant la normalisation, ils furent nombreux à faire un travail
subalterne loin de leur qualification et de leur compétences.
À partir de cette lecture d’Audience, les choses se mettent en marche : le dramaturge
Pavel Kohout tombe amoureux, selon ses propres mots, du personnage Vaněk, il traduit cette
pièce en allemand et l’envoie à l’éditeur allemand Klaus Juncker. Václav Havel écrit la même
année Vernissage. Ces pièces furent ainsi jouées ensemble à Vienne (première mondiale le 9
octobre 1976). Devant le succès d’Audience et de Vernissage, Pavel Kohout emprunte pour la
26
27
Martina Břeňová, « Solidarita s Ferdinandem Vaňkem », Divadelní revue, n° 3, 2004, p. 14-18.
Entretien avec Pavel Kohout, le 30 mai 2004 à Prague.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
349
première fois le personnage de Ferdinand Vaněk pour Atest, écrit en 1978 afin d’exprimer son
expérience de l’absurdité et de la petitesse de l’après-68. Le théâtre de Vaněk commence alors
à fonctionner comme concept. Résumons rapidement la pièce Atest : Vaněk vient au service
d’élevage canin demander une attestation afin que son chien de race soit sélectionné pour la
reproduction. Lorsque les employés apprennent que Vaněk est un auteur interdit, ils refusent
de lui délivrer cette attestation : les chiens des dissidents doivent être mis au ban de la société
comme leurs maîtres ! Václav Havel a non seulement autorisé cet emprunt, mais il écrit de
plus en 1978 sa troisième et dernière pièce avec Ferdinand Vaněk Protest (Pétition dans la
traduction française) en stipulant que cette nouvelle pièce devrait toujours être représentée
avec celle de son ami Pavel Kohout. D’ailleurs, cette dernière « Vaňkovka » de Václav Havel
s’inspire d’une situation qu’ils ont vécue ensemble lorsqu’ils récoltaient les signatures pour la
Charte 77 : la dérobade d’un auteur célèbre qui leur a tenu pendant une heure un discours
digne des plus grands sophistes, leur expliquant qu’il était dans l’intérêt de la Charte…de ne
pas la signer28.
Le corpus des pièces tchèques dont Ferdinand Vaněk est le héros comprend certains
traits spécifiques. Comme Audience, toutes ces pièces peuvent être qualifiées, en reprenant et
en déformant légèrement l’expression de Philippe Lejeune, de « fictions théâtrales
autobiographiques »29. En effet, elles reflètent, souvent de très près, l’expérience de leurs
auteurs. D’où la propension à l’auto-citation et à l’auto-référence : dans chaque pièce, nous
retrouvons les noms du petit groupe d’amis dissidents (c’était devenu une norme à respecter).
Le personnage de Vaněk a hérité de Václav Havel certains traits de caractères comme la
timidité, la politesse, mais aussi la capacité de dire « non ». Cependant il ne peut être réduit au
double littéraire de son auteur. Selon l’expression de Václav Havel qui a conceptualisé a
posteriori30 le phénomène Vaněk, ce personnage fonctionne avant tout comme un « principe
dramatique » :
« Habituellement, il ne dit ni ne fait grand-chose sur scène, mais par sa simple
existence, par sa présence sur scène, par le simple fait qu’il est ce qu’il est, il oblige
son entourage à se manifester d’une manière ou d’une autre. […] C’est donc une
espèce de “clef” qui ouvre un champ de vision à chaque fois différent sur le monde
dans lequel Vaněk vit. C’est donc plutôt un catalyseur, un rayon de lumière qui nous
28
Idem.
Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, Paris, 1975.
30
Il y a en effet une découverte progressive du potentiel de ce personnage. D’ailleurs, dans Vernissage, le héros,
qui pourtant remplit les mêmes fonctions que Vaněk dans Audience, a d’abord été prénommé Bedřich.
29
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
350
dévoile un paysage, et c’est ce paysage qui est en jeu plutôt que le rayon de lumière
qui le révèle. 31 »
Markéta Goetz-Stankiewicz remarqua à juste titre que ce personnage, à l’instar du Brave
Soldat Švejk, révèle l’absurdité du monde qui l’entoure. Mais alors que le héros de Hašek se
caractérise par sa faconde, Ferdinand Vaněk se distingue par son mutisme : le hiatus entre son
silence et le bavardage des gens auxquels il est confronté fait éclater la vérité des situations et
des êtres. Le traitement du « principe dramatique » Vaněk et l’univers qu’il dévoile diffèrent
légèrement d’un auteur tchèque à l’autre. La modélisation du personnage est la plus sensible
chez Václav Havel et Pavel Kohout. Les pièces de Havel tirent les situations vers une portée
générale et atemporelle tandis que Kohout privilégie le concret de l’expérience historique.
Formellement, les pièces de Vaněk se présentent toujours comme de courtes pièces en un
acte. Tout se passe comme si, après 68, les formes dramatiques se réduisaient. Les
« Vaňkovky » sont emblématiques de ce phénomène, mais ce fut également le cas d’autres
pièces écrites à cette époque comme celles d’Ivan Klíma ou de Pavel Kohout. Tout se passe
comme si la forme courte correspondait au repli sur soi dans un univers qui s’est tout d’un
coup rétréci. Dans cet univers, le théâtre subsiste comme « théâtre d’appartement ». Le cercle
d’amis dissidents devient à la fois le public et le sujet des pièces lues et représentées, il se met
lui-même en scène pour conjurer la peur et l’exil intérieur. Ainsi la fiction théâtrale parvient à
dire et par là même à transcender l’expérience de la normalisation dans et par une forme
esthétique. Cette forme a permis au moins temporairement de sortir de l’impasse de la
dramaturgie après 68 : la difficulté voire à l’impossibilité d’écrire des « pièces de théâtre pour
le tiroir » trouve sa solution dans le jeu entre amis, le théâtre d’appartement et la fiction
autobiographique.
Le deuxième acte des aventures de Vaněk pourrait être intitulé « Vaněk œuvre pour
délivrer son père littéraire ». Après la Charte 77, qui est née au sein du cercle de dissidents
déjà évoqués, les autorités tchécoslovaques réprimèrent sévèrement les auteurs de ce texte :
Václav Havel fut emprisonné, tandis que Pavel Kohout devint à son corps défendant un
exilé. Revenant d’un séjour professionnel à Vienne, il fut refoulé à la frontière de son pays
puis déchu de sa nationalité en 1979. L’année 1978 marque donc une charnière. À partir de ce
moment, Ferdinand Vaněk devint le meilleur porte-parole des dissidents tchèques à l’Ouest.
Présentées souvent en diptyque, les pièces Audience et Vernissage de Havel furent jouées
31
Extrait du manuscrit de Havel destiné au livre de Markéta Goetz-Stankiewicz (The Vaněk Plays) daté du 25
juillet 1985, ce manuscrit se trouve dans les archives personnelles de Pavel Kohout qui nous l’a gracieusement
prêté. En anglais : Václav Havel, « Light on a Landscape », The Vaněk Plays: Four Authors, One Character,
The University of British Columbia press, Vancouver, 1987, p. 237-239.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
351
dans le monde entier ainsi que Protest et Atest de Havel et Kohout (première mondiale le 17
novembre 1979 à Vienne). Ces deux dernières pièces sont moins connues en France,
cependant en à peine cinq ans, entre 1979 et 1984, elles ont été produites en Autriche, en
Allemagne, en Finlande, en Norvège, à Belgrade, en Grande-Bretagne et au Canada.
L’analyse des affiches de ces spectacles est particulièrement révélatrice des enjeux politiques
des « Vaňkovky » au début des années quatre-vingt. La remarquable affiche de Karel
Havlíček pour l’Akademie Theater mélange réel et fiction : les visages de Havel et de Kohout
sont représentés derrière un quadrillage formé par les barreaux d’une prison pour le premier et
de fil barbelé (symbole du rideau de fer) pour le second. Au milieu des deux dramaturges se
trouve un chien courbant l’échine et portant dans sa gueule un papier. S’agit-il de l’attestation
d’Atest, de la pétition de Protest, ou bien d’un autre document telle La Leçon des
normalisateurs ? L’interprétation reste ouverte, et l’affiche en est d’autant plus percutante.
Pour l’affiche du théâtre de Linz, un concept semblable a été utilisé : les deux amis sont
photographiés en noir et blanc côte à côte, une croix rouge leur barrant la bouche. Ces œuvres
graphiques mettent en avant les auteurs et leurs destins politiques. Ainsi présentés en Europe
Occidentale, les spectacles avaient l’attrait d’œuvres engagées dans l’actualité la plus
brûlante.
Deux autres « Vaňkovky » virent le jour hors de Tchécoslovaquie. Elles furent écrites
par Pavel Kohout, à nouveau, ainsi que par l’acteur et dramaturge Pavel Landovský, exilé lui
aussi à la fin des années soixante-dix. Cette fois Vaněk est confronté, toujours sur le mode
humoristique, à l’expérience des interrogatoires policiers dans Marast (« gadoue » en tchèque,
traduit par Marécage), de la prison dans Arest (Arrestation). Ces pièces écrites en tchèque au
début de la décennie ont été jouées ensemble à Göttingen en mars 1982, puis à Avignon.
Enfin, Jiří Dienstbier, dramaturge et journaliste dissident, a emprunté Vaněk dans Příjem
(« Réception »). Cette pièce, qui n’a jamais été portée sur scène, fut écrite en hommage à
Havel, avec lequel Dienstbier a séjourné en prison. Elle retrace leur expérience carcérale
commune.
La réalisation du projet « Vaněk recherche son auteur » sous la responsabilité du
metteur en scène Stéphane Meldegg32, avec Pierre Arditti dans le rôle-titre marque l’apogée
des voyages de Vaněk d’œuvre en œuvre. Pour ce projet, des auteurs français furent invités à
reprendre ce personnage. C’est ainsi qu’Elie Wiesel a présenté sa pièce Un moment de refus,
Andrée Chedid a écrit un dialogue entre Vaněk et Havel intitulé Visite. De même, Victor
32
Co-traducteur avec Marcel Aymonin des pièces de Václav Havel Audience, Vernissage, Pétition, parues aux
Éditions Gallimard en 1980.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
352
Haim (La Chaloupe), Claude Confortes (Le Prisonnier Vaniek est vivant), André Benedett
(Monologue), Alfred Simon (Aubade), Jean-Pierre Faye (Une chaise) sont devenus ses « pères
adoptifs ». Ces pièces furent mises en scènes à Avignon, au Verger Urbain-V, le 21 juillet
1982 lors de la « Première Nuit pour Václav Havel » organisée par l’AIDA (Association
Internationale de Défense des Artistes). Ces œuvres, dont la qualité littéraire était variable, ne
respectaient pas toujours les codes du « principe dramatique » Vaněk. Cependant cette
entreprise reste exceptionnelle en son genre33. Revanche du théâtre sur le réel, alors que Havel
se trouvait en prison, son double fictif se produisait sur toutes les scènes mondiales. Les trois
pièces des années soixante de Václav Havel furent connues et jouées à l’étranger (mais pas en
France) avant l’invasion. Mais c’est surtout en tant que dramaturge dissident qu’il acquit une
notoriété internationale. Et cette notoriété, il la doit à Ferdinand Vaněk. Pour faire libérer
Havel, la communauté théâtrale internationale s’est mobilisée autour de son personnage. Par
ailleurs, Vaněk a sans doute permis aux dramaturges tchèques exilés de trouver une impulsion
pour démarrer plus rapidement une carrière dans le pays d’accueil. La fiction théâtrale semble
bien être un vecteur de changement du réel.
Le dernier acte des aventures de Ferdinand Vaněk durant la normalisation se compose
d’une unique pièce : Safari, de Pavel Kohout, écrite en 1985. Ferdinand Vaněk se retrouve de
l’autre côté du rideau de fer. La fable de cette pièce se présente ainsi : une nuit, Ferdinand
Vaněk a été déporté hors de la Tchécoslovaquie et les autorités se sont empressées de faire
savoir par voie de presse qu’il s’était enfui du pays et qu’il était passible pour cela de trois ans
de prison. Le lendemain il est invité dans une émission télévisée célèbre en Allemagne et en
Autriche. Là, il va être confronté à plusieurs « types » d’intellectuels et d’hommes engagés.
Les noms allemands de ces personnages révèlent leur obédience politique ou leur caractère.
On trouve l’actrice « écologique » Lidie Grüner (« vert »), toujours prête à s’engager pour de
grandes causes et à donner son avis à tort et à travers ; le journaliste Schwarzkopf ( « tête
noire »), chrétien et conservateur, spécialiste de l’Europe de l’Est. Celui-ci va s’opposer au
dramaturge Rotmann ( « l’homme rouge »), écrivain de gauche. Sur le plateau, il y a encore le
critique de théâtre Mürrisch (« malveillant »). Pour compléter le tableau, le jeune poète à la
mode Vögel ( « oiseaux ») fait descendre les débats en dessous de la ceinture : ne paraissant
guère préoccupé par les questions politiques, il se trouve pris dans un triangle amoureux entre
la présentatrice de l’émission et son assistante. Tour à tour les opinions vont s’affronter,
chacun prétendant connaître la vérité sur la situation tchécoslovaque. Vaněk n’arrive pas à
33
L’analyse de ces pièces a été réalisée par Martina Břeňová et publiée dans Havel as Dramatist, Compostela
Group of Universities, Brno 2002.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
353
souffler mot alors même qu’il est l’invité d’honneur de cette émission. Lorsqu’enfin on lui
donne la parole, c’est pour lui demander la recette des knedlíky sucrés, un plat tchèque. Mais
très vite, même pour la recette des knedlíky, chacun finit par donner son avis, prétendant
mieux connaître le secret de fabrication, et la discussion débouche sur une bagarre générale.
Soudain, tous s’immobilisent, s’apercevant de la disparition de Ferdinand Vaněk. Un
présentateur du journal télévisé (voix off ou image sur un écran selon les didascalies) fait une
annonce, et le spectateur comprend que Vaněk a traversé à la nage le Danube pour rentrer en
Tchécoslovaquie et qu’il a été condamné à trois années de prison.
Cette pièce apparaît donc comme une dernière excroissance désabusée du cycle
Vaněk. Pour en saisir la portée, rappelons le parcours de son auteur. Personnalité
controversée, haute en couleurs et éminemment théâtrale, Pavel Kohout a traversé son
époque en artiste engagé : proche du réalisme socialiste au début de sa carrière dramatique, il
fut ensuite communiste réformateur, puis dissident après l’échec du Printemps de Prague,
instigateur avec Havel de la Charte 77 et enfin exilé. Au lieu de nier ces errements politiques
et esthétiques, il les a plutôt mis en avant avec autodérision dans ses œuvres comme dans sa
vie publique. Durant son exil forcé (de 1978 à 1989), Pavel Kohout a beaucoup contribué à
faire connaître le sort de la dissidence tchèque par des moyens divers et variés. D’une
intarissable énergie, il donna des conférences, fit des lectures des auteurs tchèques prohibés ;
sous la direction de Patrice Chéreau et d’Ariane Mnouchkine, il incarna même le rôle de son
ami Havel aux côtés d’Yves Montand et de Simone Signoret dans le projet de l’AIDA en
1979. Il mit également lui-même en scène Protest et Atest au théâtre Thalia de Hambourg
(première le 25 octobre 1980). À cet enthousiasme succède un désenchantement palpable dans
Safari, où l’auteur livre son expérience d’exilé. Là encore, il s’agit d’une fiction théâtrale
autobiographique, comme le confirme le texte que Pavel Kohout rédigea en février 2002 pour
le programme du Theater Brett de Vienne :
« Les dernières années de mon exil involontaire ont été les plus dures. En particulier
parce que nous, les critiques du “socialisme réel” que nous décrivions comme une
imposture, en énervions franchement plus d’un parmi ceux qui estimaient donner le
ton à l’opinion. Á droite parce que nous empiétions sur leur fonds de commerce, à
gauche parce que nous salissions leur rêve.34 »
34
Pavel Kohout, « Warum Safari ? », programme du Theater Brett, Vienne, février 2002. « Die letzten Jahre
meines ungewollten Exils waren die schwersten. Besonders wir, die Kritiker des sogenannten "realen
Sozialismus", den wir als Betrug bezeichneten, gingen vielen gewaltig auf die Nerven, die sich hier als
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
354
Il s’agissait de sa première écrite directement en allemand parce que, selon les mots de
l’auteur, quatre-vingts pour cent des répliques étaient composées de citations :
« J’ai noté autrefois les pensées, les affirmations et les recommandations les plus
hardies et je les ai ensuite insérées avec une rage impuissante dans une petite pièce de
théâtre nommée Safari. 35 »
Politiquement très incorrecte, Safari n’a été que peu jouée et toujours dans de petits théâtres
alternatifs36. À Vienne, la première n’eut lieu qu’en 2002 au Theater Brett, dans une mise en
scène de Nika Brettschneider. Cette relative impopularité est remarquable, elle contraste
violemment avec l’écho rencontré à l’Ouest par les autres « Vaňkovky » et avec les habitudes
de Pavel Kohout, auteur qui a toujours récolté un large succès public. Son sujet reflète, sur un
mode parodique, la véhémence des débats sur l’Europe centrale et n’est pas sans rappeler les
réactions des intellectuels français face à la découverte de L’Occident kidnappé, selon le titre
de l’essai de Milan Kundera publié en 1983. Elle est dérangeante car cette fois, ce n’est pas la
société communiste qui est éclairée par le catalyseur Vaněk, mais l’Europe de l’Ouest.
Ainsi, le « concept » Vaněk a permis de résoudre, au moins temporairement, les
problèmes liés à l’écriture dramatique sans théâtre et sans public. Cette résolution est d’autant
plus remarquable qu’elle se dégage sur fond d’anéantissement du théâtre tchèque, si prolifique
dans les années soixante. Certains dramaturges, tel Josef Topol, cessèrent d’écrire dans les
heures les plus sombres de la normalisation, d’autres, à l’instar de Milan Kundera ou d’Ivan
Klíma, se consacrèrent au roman. L’exil poussa Pavel Kohout vers la prose qu’il n’avait
jamais pratiquée auparavant, et s’il n’abandonna pas l’écriture dramatique, c’est surtout en
allemand et pour un autre public qu’il écrivit après 1978. Par ailleurs, nous avons vu que les
fictions théâtrales dont Vaněk est le héros mettaient en lumière des situations humainement
difficiles : expérience de l’exil, de la prison et d’un monde normalisé et absurde. L’expérience
douloureuse est dominée et transcendée dans et par une forme théâtrale nouvelle (fiction
théâtrale autobiographique). Dans une tradition tchèque, la réalité tragique est mise à distance
par l’humour, le jeu et la mystification. Mais le phénomène Vaněk dévoile également l’impact
du théâtre sur le réel. Le personnage de Vaněk a fait connaître le sort des artistes dissidents et
Meinungsbildner verstanden. Den rechten, weil wir ihre Geschäfte stärten, den linken, weilwir ihren Traum
beschmutzten. »
35
Ibid. « Ich habe mir damals die kühnsten Gedanken, Behauptungen und Empfehlungen notiert, und sie dann
ohnmächtiger Wut in das kleine Theaterstück eingebaut, das sich Safari nannte. »
36
Première aux États-Unis, à Washington en 1993 au Potomac Theatre, petit théâtre né de l’off off Broadway et
dont le credo est de faire « un travail politique et professionnel » qui reflète « les cauchemars et les canulars à
côté desquels nous vivons ». En 1994, Safari a été filmé pour la chaîne théâtre de la Télévision polonaise (Teatr
Telewizji) dans une mise en scène d’Andrzej Sapija.
Chapitre 11 : Le sort du théâtre tchèque à partir de 1968
355
a mobilisé la communauté internationale pour leur cause. Malgré eux, ces dramaturges
renouèrent ainsi avec l’héritage de la Renaissance nationale, entrelaçant engagement politique
et expression artistique.
Au moment où l’on parlait volontiers de « la crise du personnage dramatique dans le
théâtre moderne » à l’Ouest37, est né en Europe centrale un personnage d’une étonnante
vitalité, porteur de toute l’histoire de ses auteurs et de leur aire culturelle. Vaněk mériterait de
figurer en bonne place dans le Dictionnaire des personnages de théâtre, car il s’agit d’un cas
unique d’exilé littéraire qui n’en finit pas de traverser les époques et les genres. En 2000, le
compositeur autrichien Dirk D’Ase a créé Arrest38, un opéra inspiré de la pièce de Pavel
Landovský. Pavel Kohout caressa un moment l’idée d’écrire une nouvelle pièce sur Vaněk
devenu président, ce projet fut réalisé par un dramaturge tchèque de la nouvelle génération,
Roman Sikora (né en 1970). En effet, celui-ci écrivit en 2004 la dernière pièce du cycle
Vaněk, dont le titre Včera to spustili (« Ça a commencé hier ») renvoie à la pièce de Havel
Zítra to spustíme (« C’est pour demain »). Enfin, on doit au Britannique d’origine tchèque
Tom Stoppard une pièce intitulée Rock’n’Roll qui récapitule le sort des auteurs tchèques
durant la normalisation. L’action de cette pièce (créée à Londres en 2006) se déroule
alternativement à Cambridge et à Prague entre 1968 et 1989. L’auteur confronte l’idéal
marxiste des milieux intellectuels anglais avec la réalité de la Tchécoslovaquie normalisée.
Derrière le personnage appelé Ferdinand on retrouve, une fois de plus, la figure du
dramaturge dissident Havel.
37
38
Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Grasset, Paris, 1978.
Première le 23 octobre 2000 au Neue Oper de Vienne dans une mise en scène de Kerstin Holdt.
Chapitre 12
Mythe de « l’âge d’or » et crise de la représentation
« Il existe un vertige de l’imaginaire et qui n’épargne pas ceux-là mêmes
qui ne prétendent qu’à son étude désintéressée. L’étendue, l’ampleur des
horizons entrevus viennent assez dérisoirement souligner l’étroitesse du
chemin parcouru. Rien de tel en fin de compte que le spectacle du rêve
pour développer et stimuler la spéculation intellectuelle. Pour celui qui
voit s’élargir devant lui l’immensité foisonnante d’un monde à explorer, il
est difficile de se refuser à certains appels, difficile aussi de renoncer à
transgresser certaines limites.1 »
Raoul Girardet
Aujourd’hui l’expression « zlatá šedesátá » (« les années soixante en or ») apparaît
avec réserve lorsqu’il est question des aspects politiques et économiques2 de cette période. En
revanche, elle est couramment employée pour parler de la société et de la culture (en
particulier de la littérature, du cinéma et des arts du spectacle). Tout en gardant le théâtre
comme centre de notre réflexion, nous allons essayer de nous interroger aussi bien sur les
conditions de sa genèse et de son développement que sur les fonctions qu’elle a été appelée à
remplir.
Genèse des « zlatá šedesátá »
Il est impossible de savoir si cette expression était déjà utilisée avant 1996, date où elle
apparaît dans la presse tchèque, mais les témoignages recueillis se recoupent pour dire qu’une
telle représentation était présente dans l’esprit des Tchèques dès la normalisation. Du moins
dans l’esprit de ceux qui n’adhéraient pas à la situation politique et culturelle du moment3.
Ainsi Zdeněk Tichý, organisateur du Festival « 6 z 60 » (du 1 au 6 juin 2003 ce festival
célébra six petites scènes – en fait huit finalement – des années soixante toujours en activité,
et se termina par une grande soirée retransmise à la télévision), remarque :
1
Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Seuil, Paris, 1990, p. 175.
Voir les analyse de Jiří Hoppe, « Starosti pana Nováka : Každodenní život “obyčejného člověka” v 60. letech »,
n° 3, Dějiny a současnost (« Histoire et époque contemporaine »), 2005, p. 35-38.
3
Sur la représentation de la décennie et de l’année soixante-huit dans les romans d’auteurs adhérant à la nouvelle
politique, voir l’article de Lubomír Machala « Zlatá šedesátá (a zvláště pak osmašedesátý) v zrcadle
“normalizační” prózy », Zlatá šedesátá, op. cit., p. 379-384.
2
Chapitre 12 : Mythe de « l’âge d’or » et crise de représentation
357
« Les années soixante sont devenues une légende et un mythe tout naturellement dès
l’époque de la normalisation, c’était une réaction logique au marasme des années
soixante-dix et quatre-vingt. Les gens revenaient en pensée à l’atmosphère de liberté
et d’épanouissement culturel à laquelle ils avaient goûté malgré toutes les limitations
du système communiste. Mais le choc de l’année 68 et des répressions et interdictions
qui ont suivi a été si violent que presque tout ce qui portait le sceau des années
soixante avait la saveur du mythe. 4 »
Pour ce qui est du théâtre, il apparaissait ainsi à l’Ouest comme à l’Est, aux témoins de
l’époque (tchèques ou étrangers) tout comme à la nouvelle génération d’artistes qui cherchait
des points de repères qu’elle peinait à trouver durant la normalisation. Dix ans après
l’invasion sont édités aux États-Unis et au Canada deux importants ouvrages qui analysent la
dramaturgie tchèque5. En France, les Cahiers de l’Est consacrent en 1978 un numéro au
théâtre du bloc communiste, dont l’article déjà cité de Georges Banu donne le ton :
l’épanouissement théâtral des années soixante apparaît comme révolu, c’est un théâtre qui
« s’éloigne ». Cette nostalgie est également perceptible dans l’essai d’histoire littéraire de
l’Italien Angelo Maria Ripellino Praga Magica6. Beaucoup de choses ont été dites sur ce
livre, certains louent son originalité, d’autres relèvent certaines imprécisions historiques.
D’autres encore lui reprochent d’avoir simplifié et propagé une image de pacotille de la
Prague magique. (Et il est vrai que, depuis la chute du mur, la ville subit une pression
touristique qui ne cesse d’exploiter jusqu’au kitch cet imaginaire monnayant les « charmes »
de la ville en espèces sonnantes et trébuchantes.) Pour notre part, ayant tenté de montrer dans
l’introduction que la subjectivité de l’auteur est indissociable de son analyse, nous voyons
dans ce livre le témoignage poignant d’un homme qui a non seulement été un témoin de
premier rang mais aussi un acteur de la culture tchèque des années soixante. Cet homme qui a
aimé et fait connaître la culture tchèque est interdit de séjour au moment de l’écriture.
Les dernières pages évoquent la fermeture du Théâtre Za branou, la nostalgie du cabaret Viola
tandis que la Prague qu’il ne peut plus voir est décrite sous un jour lugubre.
4
Zdeněk Tichý, réponse à notre questionnaire, le 23 septembre 2005. « Šedesátá léta se stala legendou a mýtem
zcela logicky už v době normalizace – byla to přirozená reakce na marasmus let sedmdesátých a osmdesátých.
Lidé se vraceli ve vzpomínkách k nebývalé atmosféře svobody a kulturního rozletu, kterou zakoušeli i přes
všechna omezení komunistického systému. Ale ten šok z 68. roku a následných represí a zákazů byl tak
obrovský, že mytickou příchuť dostávalo prakticky vše, co neslo punc šedesátých let. »
5
Marketa Goetz-Stankiewicz, op. cit., 1979 et Paul Trensky, op. cit., 1978.
6
Angelo Maria Ripellino, Praga Magica (1973), Plon, Paris 1993.
Chapitre 12 : Mythe de « l’âge d’or » et crise de représentation
358
L’expression « Zlatá šedesátá » apparaît pour la première fois en 1996 dans le journal
Lidové noviny.7 À rechercher la manière dont cette expression s’est répandue, on trouve le
nom de Vladimír Macura, directeur de l’Institut de littérature tchèque, chercheur aux
nombreux talents, également traducteur et romancier. Cela semble ne pas être un hasard car
Macura fut de ceux qui interrogèrent avec un regard critique non dénué d’humour les
phénomènes culturels tchèques. Au lendemain de la Révolution de velours paraissent, dans la
presse tchèque puis sous forme de recueils, de courts textes signés de sa main, qui oscillent
entre l’étude sémiotique, l’essai et le feuilleton. Dans Masarykovy boty a jiné
semi(o)fejetony8(« Les Nouvelles Bottes de Masaryk et autres semi(o)-feuilletons »), il
décortique en s’appuyant sur une très vaste culture encyclopédique divers phénomènes de
l’après 1989. Dans Šťastný věk9 (« L’âge heureux ») il analyse les symboles, emblèmes et
mythes de la période communiste ; on y sent déjà poindre une analyse critique de
« l’ostalgie » et surtout le sentiment que de nouveaux mythes sont susceptibles de naître.
C’est aussi Vladimír Macura qui organisa et formula une conférence intitulée « Zlatá
šedesátá. Česká literatura a společnost v letech tání, kolotání a... zklamání » (« Les années
soixante en or. La littérature et la société tchèques dans les années de dégel, de
tourbillonnement et de… désenchantement ») dont les actes furent publiés. Si l’imaginaire des
années soixante comme un âge d’or existait dans les années soixante-dix puis, une fois passé
l’enthousiasme de 89, le mérite de Macura est non seulement d’avoir su capter cet imaginaire,
de le formuler, mais aussi d’avoir proposé un regard critique sur cette période. Durant cette
conférence, deux interventions portèrent sur le théâtre des années soixante, plus
spécifiquement sur les pièces de Hrubín et sur le théâtre Semafor. Pour résumer
succinctement, les intervenants soulignèrent que ces pièces et ce théâtre emblématiques des
années soixante apparurent à la fin des années cinquante et qu’ils portaient encore le sceau du
réalisme socialiste. Particulièrement significative est l’intervention de Helena Kosková10
spécialiste de la littérature tchèque vivant en Suède. Non seulement celle-ci pose la question
dans les mêmes termes que la présente thèse, se demandant si les années soixante sont un âge
d’or de la prose tchèque, mais elle en arrive à des conclusions similaires aux nôtres.
C’est à partir de cette conférence de 1999 que l’expression semble se répandre et se
banaliser. De plus, dans les médias tchèques, l’adjectif « légendaire » est devenu une épithète
homérique accompagnant toute référence aux productions théâtrales des années soixante. Bien
7
D’après les informations recueillies par le Corpus national tchèque.
Vladimír Macura Masarykovy boty a jiné semi(o)fejetony, Pražská imaginace, Prague, 1993, 96 p.
9
Vladimír Macura, Šťastný věk : Symboly, emblémy a mýty 1948-1989, Pražská imaginace, Prague, 1992, p. 126.
10
Helena Kosková, « Zlatá šedesátá – zlatý věk české prózy ? », op. cit., p. 19-30.
8
Chapitre 12 : Mythe de « l’âge d’or » et crise de représentation
359
que difficilement quantifiable, le phénomène est d’une grande ampleur. C’est ainsi que le
théâtrologue Vladimír Just a pu noter en 2003 :
« Depuis longtemps les “années soixante en or” ne sont plus seulement un bon
thème de mémoires universitaires, de conférences et de catalogues, les “années
soixante en or” sont devenues avant tout un lieu commun très fréquenté et un
mythe. Leur capacité à générer des représentations mythiques augmente d’autant plus
que nous nous en éloignons dans le temps. Dans ce déluge de mots, le risque est
grand que la légende, la tradition et les récits homériques des anciens ne couvrent
complètement le visage réel de cette période historique et des œuvres d’art qui sont
indispensablement liées à elles.11 »
Notons au passage l’ironie, non pas du sort mais du mythe, car Vladimír Just est lui-même
fasciné par cette période qu’il enseigne à l’université Charles de Prague. N’a-t-il pas remarqué
que l’expression elle-même sous-tendait déjà une référence au mythe ? Non exempt de
passion politique, il lui arrive parfois de rendre lui-même une image déformée de cette
période12. Cela est somme toute compréhensible, « le mythe ne peut être compris que s’il est
intimement vécu, mais le vivre interdit d’en rendre objectivement compte. »13 Le vertige de
l’imaginaire n’épargne personne, c’est au prix d’intuitions fulgurantes mais aussi d’erreurs…
Sens et résonances du mythe de l’âge d’or
Ainsi il existe deux moments clés durant lesquels les années soixante suscitèrent une
effervescence nostalgique/mythologique : au tournant des années soixante-dix et quatre-vingt
d’une part, depuis la moitié des années quatre-vingt-dix d’autre part. Comment interpréter
cette mythification ? S’agit-il d’un phénomène humain somme toute banal ? D’un phénomène
historique commun à tous les pays ? S’agit-il d’une manifestation de ce que les sociologues
appellent l’« ostalgie »14 ou de la nostalgie d’une troisième voie que le « socialisme à visage
11
Vladimír Just, «Všeobecně přehlížené démanty všednosti », Divadelní revue, n° 1, 2003, Divadelní ústav,
Prague. « “Zlatá šedesátá” už dávno nejsou jen vděčným tématem disertací, sborníků a konferencí “zlatá
šedesátá” se stala především oblíbenou floskulí a mýtem. Jejich “mýtotvornost” roste tím více, čím jsme od nich
časově dál. V té záplavě slov hrozí, že legenda, tradice a ‚vyprávění bájných starců‘ zcela překryjí konkrétní,
reálnou podobu daného historického období a uměleckých děl, jež jsou s ním neodmyslitelně spojena. »
12
Voir par exemple les réponses polémiques de Libor Vodička et Pavel Pavlovský, dans Divadelní revue n° 2,
2000, à sa tentative de démystifier les premières années du Théâtre Semafor (Vladimír Just, « Mýtus
Semafor ? », Divadelní Revue, n° 4, 1999.)
13
Raoul Girardet, op. cit., p. 24.
14
L’Ostalgie (die Ostalgie en allemand, jeu de mots avec Ost [Est] et Nostalgie) désigne la nostalgie de l’époque
où l’État socialiste assurait la culture et la sécurité du peuple, même si ce n’était pas selon les critères
occidentaux. Si le terme est né en Allemagne après la réunification, un même sentiment s’est exprimé dans tous
Chapitre 12 : Mythe de « l’âge d’or » et crise de représentation
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humain » a pu incarner ? Ou bien ce phénomène a-t-il encore quelque chose d’autre à nous
apprendre ? Sans doute ne peut-il pas y avoir de réponses univoques. Le mythe est tel qu’il
admet une pluralité de sens. Essayons, pour le moment, d’approfondir notre réflexion sur la
structure de ce mythe et de cerner les résonances qu’une telle représentation de l’imaginaire
peut prendre dans une société.
Le mythe de l’âge d’or remonte à l’Antiquité, il fait partie du mythe des âges de
l’humanité, avec l’âge d’argent, l’âge d’airain et l’âge de fer. Héritier d’une tradition sans
doute bien antérieure, Hésiode fut le premier à offrir une description de ces quatre âges dans
la Théogonie (littéralement naissance des dieux) et dans Les Travaux et les Jours, deux
ouvrages datant environ du VIIe siècle avant J.-C. Ovide a repris le mythe au début des
Métamorphoses, ainsi que d’autres poètes romains (Tibulle, Virgile). L’âge d’or est toujours
présenté comme idyllique, c’est celui qui suit immédiatement la création de l’homme alors
que Saturne règne dans le ciel : c’est un temps d’innocence, de fraternité, d’abondance et de
bonheur; la Terre jouit d’un printemps perpétuel, les champs produisent sans culture, les
hommes vivent presque éternellement et meurent sans souffrance. Mais selon le mythe,
Saturne fut précipité dans les ténèbres du Tartare et Jupiter (Dieu de la guerre) devint le
maître du monde. L’âge d’argent débutait. Ainsi le mythe de l’âge d’or met-il toujours en jeu
la notion de chute ou de déchéance entre un avant révolu et un présent décevant. Il symbolise
la nostalgie d’un passé meilleur.
Les évocations d’un âge d’or passé se sont multipliées périodiquement dans les
discours nostalgiques des sociétés contemporaines. Si Gilbert Durand nous est une inspiration
par la réhabilitation de l’imaginaire qu’il ne cesse de clamer au fil de ses livres et essai, il n’a
pas directement analysé ce phénomène. En effet, dans les Structures anthropologiques de
l’imaginaire, il poursuit l’imaginaire dans sa dimension existentielle et permanente, c’est-àdire invariable selon les hommes et les civilisations, puis dans les textes littéraires, avant
d’appliquer l’imaginaire à des ensembles très vastes sur plusieurs siècles. Par ailleurs, il
aborde la question du comment mais jamais celle du pourquoi du mythe. L’historien Raoul
Girardet semble faire le chemin inverse en formulant l’hypothèse de « mythes politiques ».
Spécialiste des idées politiques, il tente, comme il le dit lui-même, d’élargir le domaine quasi
professionnel qui lui a été assigné depuis longtemps. En effet, l’imaginaire politique semble
être le versant inconnu, négligé du monde que les historiens ont pour tâche d’évoquer. Puisant
son impulsion aux carrefours des mêmes influences (Bachelard, Lévi-Strauss) que Gilbert
les pays de l’ancien bloc soviétique. Le film Good bye, Lenin ! (2003) de Wolfgang Becker, d’après un scénario
de Bernd Lichtenberg écrit dès 1992, est une parfaite illustration de ce phénomène.
Chapitre 12 : Mythe de « l’âge d’or » et crise de représentation
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Durand et s’inspirant du son maître ouvrage, il analyse le mythe de l’âge d’or dans sa
dimension historique et politique. Au terme d’analyses détaillées de cas particuliers, il
propose dans son livre Mythes et mythologies politiques des pistes d’interprétation. Ces pages
sont particulièrement stimulantes lorsqu’on essaie de saisir la portée de la représentation des
« zlatá šedesátá » comme un « âge d’or ». Écartant l’interprétation du mythe comme
mystification, il conçoit ce dernier comme « révélateur de quelques-unes des crises les plus
profondes et les plus constantes propres à certains types de cultures et de civilisations.
Révélateur aussi de certains des problèmes les plus aigus que l’évolution même de cette
civilisation continue à poser aux hommes de notre temps. »15 Ainsi le mythe politique de l’âge
d’or émerge-t-il toujours au moment d’une crise : accélération brutale du processus
d’évolution historique, ruptures soudaines de l’environnement culturel ou social,
désagrégation des mécanismes de solidarité et de complémentarité ordonnant la vie collective.
C’est le long des lignes de plus forte tension sociale que se développe cet imaginaire. Le
mythe se situe toujours à la jonction entre le collectif et l’individuel, il n’y a pas de hiatus
entre les deux. À la crise sociale fait écho un sentiment individuel de vacuité, d’inquiétude,
d’angoisse ou de contestation. L’essentiel est dans le fait que l’effervescence mythique
commence à se développer à partir du moment où s’opère dans la conscience collective ce que
l’on peut considérer comme un phénomène de non-identification. L’ordre établi apparaît
soudain étranger, suspect et hostile. Le drame sans doute est celui de l’aliénation. Par ailleurs,
le mythe de l’âge d’or est inséparable de la notion de collectivité restreinte. Il semble assez
généralement trouver son impulsion motrice à l’intérieur de groupes minoritaires, menacés ou
opprimés – ou sur qui pèse en tout cas un sentiment de menace ou d’oppression. Ces groupes
apparaissent le plus souvent dans une situation de porte-à-faux par rapport à la société
globale, de distorsion par rapport au système en place ou en voie d’instauration. Raoul
Girardet lui reconnaît deux fonctions. D’une part, c’est « un récit qui se confère au passé mais
qui a une valeur explicative dans le présent ». Ce faisant, il a une valeur de restructuration
mentale et de restructuration sociale. Récit de caractère explicatif, le mythe est d’autre part
« puissance mobilisatrice ». Prenant naissance dans une situation de brisure de
l’environnement historique, se développant dans un climat de vacuité sociale, le mythe
politique est instrument de reconquête d’une identité compromise. « Le mythe politique
apparaît aussi déterminant que déterminé : issu de la réalité sociale, il est également créateur
de réalité sociale. Apparu là ou la trame du tissu social se déchire ou se défait, il peut être
15
Raoul Girardet, op. cit, p. 177.
Chapitre 12 : Mythe de « l’âge d’or » et crise de représentation
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considéré comme l’un des éléments les plus efficaces de sa reconstitution. »16 Ainsi, le mythe
apparaît comme double, révélateur de crise mais aussi mobilisateur de forces. Il exclut tout
jugement de valeur a priori. Il n’est pas possible non plus de déterminer ce qui relèverait d’un
fonctionnement sain ou d’un fonctionnement pathologique.
La situation du théâtre tchèque après la Révolution de velours ou « que faire du cheval
de Troie après la bataille victorieuse ? »17
Au vu des analyses que nous avons faites dans les chapitres précédents, la
représentation du théâtre tchèque des années soixante comme un âge d’or apparaît fort
compréhensible. Mais ce mythe n’éclaire-t-il pas également la situation de cet art après la
chute du mur de Berlin ? Il s’agirait alors d’un mythe au sens d’« un récit qui se confère au
passé mais qui a une valeur explicative dans le présent ». Le regard nostalgique sur les années
soixante serait ainsi à mettre en relation avec les difficultés que rencontra le théâtre après la
fin du communisme.
L’année 1989 a été l’Annus mirabilis pour les Tchèques et leur théâtre comme l’a
appelée Jarka Burian. De ses téléviseurs, le monde entier a pu suivre cette révolution
pacifique dans laquelle le théâtre semblait jouer un rôle déterminant. Les premières
manifestations ont eu lieu sur la Národní třída (« avenue Nationale ») où se trouvent pas
moins de six théâtres. Le premier acte d’opposition fut une grève au Realistické divadlo (Le
Théâtre réaliste) le 18 novembre. Le premier meeting du Forum civique (Občanské fórum)
s’est tenu le 19 novembre dans le Činoherní klub (Club d’art dramatique). La manifestation
durant laquelle les citoyens firent tinter leurs clés en signe de libération avait des allures de
happening18. La fréquentation des théâtres durant les saisons 1987-88 et 1988-89 battit tous
les records. Les dramaturges proscrits par le régime furent joués sans relâche. Enfin, Václav
Havel, figure fascinante du dramaturge devenu président, ne pouvait que confirmer aux yeux
du monde la haute estime des Tchèques pour leur théâtre et leur culture. Mais après cette
courte période euphorique, la désillusion envahit rapidement le théâtre tchèque. Au début de
l’année 1990, les professionnels du théâtre sont retournés à le
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