Formes synthétiques et analytiques de præteritum

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Formes synthétiques et analytiques de præteritum
dans la Romania
André Thibault
Le passage du synthétique à l'analytique dans l'évolution des paradigmes verbaux
du latin aux langues romanes est une tendance typologique bien connue. L'effondrement
constant des périphrases de futur et la disparition du passif synthétique en sont les
exemples les plus souvent cités. On évoque moins souvent, en revanche, le sort du
perfectum latin, avec sa double valeur d'aoriste et de parfait (v. entre autres González Fernández 1980); et pour cause, son évolution s'étant avérée un peu plus complexe.
On sait qu'une forme de passé simple issue du perfectum latin cohabite avec une
forme de passé composé dans la plupart des langues romanes; cependant, la nature des
rapports qu'entretiennent ces deux formes, non seulement entre elles mais aussi avec les
autres temps du système, peut varier grandement d'une langue à l'autre. Sur le plan formel
d'ailleurs, on observera que le jeu des oppositions change souvent d'enveloppe extérieure:
des périphrases non grammaticalisées dans une langue donnée peuvent acquérir dans une
autre le statut de véritable temps verbal.
Nous allons tenter de présenter la situation dans l'ensemble de la Romania, en
établissant des regroupements typologiques en fonction de critères morphologiques et
morphosémantiques, et essayer d'explorer une hypothèse qui puisse rendre compte, partiellement, de la situation.
*****
Il semble que l'on puisse distinguer trois grands ensembles dans la Romania, en
ce qui a trait à l'emploi respectif du passé simple et du passé composé: tout d'abord, un
groupe plutôt septentrional qui a à toutes fins pratiques éliminé la forme simple de la
langue parlée; puis, un ensemble que l'on pourrait dire central et qui connaît l'emploi
concurrentiel des deux passés, avec chacun leur domaine d'emploi respectif; et, finalement,
un troisième groupe, plutôt périphérique et méridional, qui privilégie la forme simple et
confine la forme analytique à des emplois plus rares et très marqués.
Le premier groupe comprend le français (à tout le moins dans ses réalisations
orales spontanées), le rhéto-roman (Meyer-Lübke 1900: III, 130), les parlers italiens du
1
nord (Rohlfs 1969: §672-673), et la plupart des parlers roumains (Brîncus 1957). Il
semble que l'usage s'accommode fort bien de la quasi-disparition du passé simple dans les
idiomes en question; mais cela ne va pas sans provoquer un certain bouleversement dans
le système des temps et des périphrases verbales. On a l'habitude de dire que le passé
composé a usurpé la fonction narrative du passé simple en français moderne, et en effet
une narration au passé composé est normale dans l'usage oral et à tout le moins possible
dans l'usage écrit. Il ne faudrait cependant pas négliger les autres concurrents du passé
simple dans l'expression de la fonction narrative: d'abord le présent historique, qui contrairement au passé composé menace le passé simple sur son propre terrain, c'est-à-dire
celui de l'énonciation historique, comme son nom l'indique; puis, et l'on y pense moins
souvent, le futur simple et le futur antérieur, abondamment employés dans la presse pour,
par exemple, relater dans une espèce de postériorité relative les événements marquants de
la vie d'un personnage contemporain (Steinmeyer 1987). Pour en revenir au présent historique, il est particulièrement intéressant de constater que son emploi avec la périphrase
va + INFINITIF s'est complètement grammaticalisé en catalan, évinçant du même coup la
forme de passé synthétique dans la langue parlée (Colón 1975). En somme, le passé simple n'est pas menacé que par le passé composé, comme on semble trop souvent le croire.
Ceci dit, le passé composé a quand même bien pris en charge, en français parlé, la fonction narrative; tant et si bien qu'il n'exprime plus que très mal le caractère résultatif,
accompli ou indéfini d'un événement. D'où l'emploi de nouvelles constructions chargées
de mettre l'accent sur le résultat ou sur les conséquences d'une action, du genre j'ai une
lettre d'écrite, il a trois livres de lus, etc.; ou encore, de souligner le caractère d'accomplissement absolu d'un événement, l'un des emplois du passé surcomposé. L'influence du
substrat occitan a donné naissance dans l'usage régional à un passé surcomposé employé
en proposition indépendante avec une valeur de passé indéfini, valeur elle aussi très mal
rendue par le passé composé français, que l'on appellait pourtant autrefois passé indéfini:
par exemple, je l'ai eu rencontré équivaut à il m'est arrivé de le rencontrer (Comitat
sestian d'Estudis occitans: 91; v. aussi Foulet 1925: 231-4 pour de nombreux exemples),
c'est-à-dire un nombre indéterminé de fois, dans un passé indéfini. Cela n'est pas sans
rappeler la valeur du passé composé dans certaines variétés d'espagnol latino-américain (v.
Caviglia et Maluori 1989), comme nous le verrons plus loin.
Le deuxième groupe, d'une certaine façon le plus central et le plus étendu, emploie encore régulièrement les deux formes de præteritum. Il s'agit du français écrit, de
l'occitan, de l'espagnol «castillan» et académique, de l'italien «toscan» et normatif, et du
roumain littéraire. Rappelons également la situation particulière du catalan, qui connaît
dans la langue écrite trois formes de præteritum (le passé composé, la périphrase va + IN2
FINITIF,
ainsi qu'un passé simple qui survit dans la langue littéraire). On sera peut-être
surpris de constater que nous avons choisi de retenir le français écrit dans ce deuxième
groupe. La langue écrite a été, en effet, longtemps considérée comme un épiphénomène
en linguistique, une excroissance douteuse; à la limite, un pis-aller boiteux pour l'étude de
phénomènes langagiers qui auraient avantage à être étudiés à partir de corpus oraux. Que
la langue écrite soit une très mauvaise source pour l'étude de la langue parlée, cela nous
semble évident; cette constatation ne nous autorise toutefois pas à en négliger l'étude.
L'essentiel consiste à savoir ce que l'on fait: l'étude d'un corpus de langue écrite doit
mener à la description scientifique de la langue écrite considérée en elle-même et comme
phénomène à part entière, avec ses règles et son évolution, et non comme succédané défectueux d'une langue orale qui serait, elle, la seule «vraie» langue. L'étude des rapports
entre passé simple et passé composé est justement un de ces problèmes qui concerne au
premier chef la langue écrite, la survivance de la forme synthétique étant un phénomène
essentiellement littéraire (ou à tout le moins écrit) pour les Français, les Italiens du Nord
et la plupart des Roumains. Pour ce qui est du français, on peut distinguer trois moments
dans l'appréhension du phénomène par la communauté scientifique: dans un premier
temps, on proclame la mort du passé simple, dont la survie dans la langue écrite ne serait
qu'un archaïsme, et on essaie d'expliquer sa disparition de la langue orale (Foulet 1920;
Meillet 1921; Dauzat 1937); puis, on commence à s'étonner de son acharnement à survivre
dans la langue écrite, et on tente de préciser la nature des textes ou des types de discours
dans lesquels on risque encore de le rencontrer (Benveniste 1959; Weinrich 1964; Yvon
1963); finalement, plus près de nous, on assiste à la parution de travaux qui prennent
l'existence du passé simple pour acquise, et qui se proposent de décrire et d'expliquer le
plus précisément possible le fonctionnement de ce temps verbal ainsi que ses relations
avec ses concurrents dans plusieurs types de langue écrite (Boyer 1979; Herzog 1981;
Engel 1990). Ces travaux combinent parfois linguistique variationniste et linguistique
textuelle: l'usage des temps du passé y est analysé, non seulement selon des critères
syntaxiques et sémantiques traditionnels, mais aussi selon le type de texte ou le type de
discours. C'est ainsi qu'on a observé dans la langue des journaux français un nombre
relativement élevé de passés simples dans les articles traitant d'art et de littérature, mais
aussi de sport! Une approche semblable a également permis d'identifier les indications
scéniques comme un sous-ensemble particulier de la langue du théâtre, dans le domaine
hispano-roman cette fois-ci (Thibault 1987). Cette étape n'est bien sûr que descriptive et
devrait déboucher, dans le meilleur des mondes, sur ce que l'on pourrait appeler une
théorie, mais elle est de toute façon nécessaire dans un premier temps. Pour l'instant, on
retiendra surtout que le passé simple n'est pas une variante libre du passé composé en
français écrit et que sa distribution répond à certains critères, qui auraient encore besoin
3
d'être précisés. L'approche textuelle est aussi représentée dans le domaine hispanique, v.
par ex. Eberenz 1981.
Dans les domaines linguistiques où les deux formes de præteritum cohabitent
non seulement dans la langue écrite mais aussi dans la langue parlée (le castillan, le toscan), les linguistes formalistes, qu'ils fussent structuralistes ou générativistes, se sont depuis longtemps laissés aller à la tentation de régler une fois pour toutes le problème des
temps du passé. Cela nous a donné un grand nombre d'ouvrages dans lesquels le passé
simple est invariablement défini, en dépit de la variété des approches, comme le temps de
la coupure avec le présent, de l'objectivité, de la narration historique, de l'antériorité absolue, de la co-occurrence avec l'imparfait, etc. Le passé composé, pour sa part, n'est jamais
opposé au passé simple, bien qu'il l'ait entièrement remplacé dans une bonne partie de la
Romania: c'est au seul présent qu'on l'oppose la plupart du temps. Le passé composé
serait le temps de l'antériorité immédiate, de la subjectivité, du commentaire, et bien sûr de
la co-occurrence avec le présent. En fait, ces descriptions sont tout à fait satisfaisantes, et
corroborées par plusieurs études qualitatives et quantitatives (cf. par ex. J. De Kock 1990
pour l'espagnol), dans une bonne partie des domaines linguistiques en question. La
situation se complique à partir du moment où l'on tient compte de considérations d'ordre
variationniste. En effet, qu'il s'agisse du domaine italo-roman ou hispano-roman,
plusieurs régions ne se conforment pas à l'usage présenté comme canonique dans la plupart des grammaires, qu'elles soient descriptives ou normatives. Des critères socio-linguistiques comme l'âge, le sexe ou la classe sociale peuvent aussi intervenir dans l'emploi
des temps verbaux (cf. Kubarth 1989 pour l'espagnol argentin).
Revenons maintenant, si vous le permettez, à des considérations plus terre à terre,
c'est-à-dire morphologiques. Le passé composé espagnol, bien limité dans ses champs de
compétence par un passé simple en excellente santé, ce qui n'est pas le cas en français
parlé, devrait en théorie être à l'abri de concurrents périphrastiques chargés d'exprimer ce
qui lui revient de droit, à savoir la résultativité ou l'accomplissement. Or, ce n'est pas le
cas. Aux côtés de la forme depuis longtemps grammaticalisée, celle avec l'auxiliaire
haber, l'espagnol connaît aussi une périphrase avec l'auxiliaire tener, dont le sens de
possession est encore perceptible, et qui s'accapare une partie des emplois du passé
composé. En portugais, cette périphrase avec tener s'est étendue au point de chasser de la
langue parlée sa concurrente en haver, la reléguant à la langue littéraire (pour un bon
aperçu de la question, on se référera à Harre 1991). On constate une fois encore que les
avatars du præteritum dans la Romania se présentent dans une variété et une richesse
morphologique surprenante, ce qui suggère que l'expression de nombreuses nuances tem4
porelles, aspectuelles ou autres est en général très bien prise en charge par la morphosyntaxe verbale dans les langues romanes. Le cas de certains parlers occitans est exemplaire: les parlers gévaudanais, tels que décrits par Ch. Camproux (1958), connaissent un
nombre record de temps du passé. En plus des formes de passé que le français connaît
aussi, ces dialectes disposent en outre de toute une série de temps surcomposés, d'un
usage très fréquent; et comme si cela n'était pas assez, la périphrase à valeur résultative
AUXILIAIRE + de + PARTICIPE PASSÉ y est d'un emploi régulier et se superpose à tous
les autres temps du système. La traduction de tous ces temps du passé en suisseallemand, qui ne connaît, à strictement parler, qu'un passé composé et un surcomposé,
entraînerait le recours obligé à tout un arsenal de moyens lexico-sémantiques.
Abordons maintenant le troisième groupe, c'est-à-dire celui des langues ou parlers qui usent abondamment de la forme simple, aux détriments d'une forme composée
dont l'emploi se fait remarquablement rare. Dans la péninsule ibérique, le portugais et le
galicien se trouvent dans cette situation, ainsi que l'espagnol de certaines régions périphériques (Galice, Asturies, Andalousie); en Amérique, la prépondérance du passé simple
est telle qu'il serait moins long d'énumérer les régions qui penchent plutôt vers le passé
composé, à savoir la Bolivie et le nord-ouest de l'Argentine (Kany 1945). L'emploi des
deux formes de præteritum sur des territoires aussi étendus est bien sûr susceptible de
varier grandement d'une région à l'autre, mais on peut résumer la situation comme suit: en
portugais, en galicien et dans une bonne partie du monde hispanophone, le passé simple
s'emploie pour référer à tout événement antérieur au moment de l'énonciation et considéré
comme accompli. On peut le trouver dans des contextes d'antériorité immédiate au
présent, dans des environnements où tout semble appeler un temps exprimant une relation
avec le présent ou même une périphrase de résultativité. C'est ainsi qu'on pourra dire
Agora chegou en portugais, ou Ahora llegó dans l'espagnol de Buenos Aires (Thibault
1989), pour traduire ce qui s'exprimerait indiscutablement par un passé composé en espagnol péninsulaire ou en français (il est arrivé maintenant, et jamais *il arriva maintenant,
même dans l'usage classique).1 Pour sa part, la forme composée semble référer exclusivement à des événements s'inscrivant dans une série perçue comme incomplète, susceptible de se prolonger jusqu'au présent: ainsi, ele tem chegado atrasado se laisse gloser en
français par "il arrive en retard depuis un certain temps" (Costa Campos 1984); dans
l'usage mexicain (tel que décrit par Moreno de Alba 1978), Pedro ha estudiado toda su
vida implique que le pauvre Pedro étudie encore et qu'il n'a pas fini d'étudier. La nuance
peut être plus subtile: dans l'espagnol du Río de la Plata (Caviglia et Malcuori 1989), He
comido esa manzana ne peut vouloir dire que "j'ai déjà mangé cette variété de pomme", ce
qui laisse entendre que l'action a eu lieu un nombre de fois indéterminé dans un passé
5
indéfini et peut avoir lieu à nouveau dans l'avenir; l'interprétation "j'ai mangé cette pomme", c'est-à-dire une pomme «référentielle» si vous me passez l'expression, est impossible
dans cette variété d'espagnol. La péninsule ibérique et l'Amérique latine ne sont pas les
seules zones où l'on retrouve des régions à forte prédominance de la forme simple: on
note aussi une prépondérance marquée du passato remoto dans la moitié sud de la
Calabre et en Sicile, où il serait «l'unico tempo perfettivo popolare», allant même jusqu'à
s'employer pour référer à «un fatto che s'estende fino all'immediato presente» (Rohlfs
1969: § 672). Finalement, certains dialectes roumains connaissent un emploi très particulier du passé simple: en Olténie, il sert à exprimer l'antériorité immédiate au présent (cf.
Brîncus 1957), valeur temporelle qui est la chasse gardée de la forme composée en espagnol péninsulaire.
On aurait tort de croire que le groupe roman est le seul parmi les langues indoeuropéennes à connaître une telle variété dans l'expression du præteritum. Le groupe des
langues germaniques réserve un sort très différent à la forme de passé simple d'une région
à l'autre: en anglais, le simple past est très vivant et d'un emploi très étendu, le present
perfect étant considéré comme un temps présent (comme son nom l'indique), incompatible
avec des adverbes de temps passé, et chargé de mettre l'accent sur le résultat présent d'un
événement s'étant déroulé dans un passé indéfini. En allemand, la vivacité de la forme
simple va décroissant du nord au sud; en théorie, la langue écrite et littéraire s'aligne plutôt
sur l'usage septentrional. Comme le faisait déjà remarquer Meillet en 1921: "la
disparition [du Präteritum] est dès maintenant un fait accompli dans tout le Sud-Ouest du
domaine allemand: Suisse, Alsace, Lorraine allemande jusqu'à la Moselle, Bade,
Würtemberg; il ne subsiste que des traces du prétérit dans le Palatinat bavarois et la Hesse
rhénane, à savoir war ou quelque fois hatte, ward, wollte; jusque dans le Luxembourg, le
Nassau, le Sud de la Hesse supérieure, le prétérit simple n'est pas d'emploi courant. Plus
à l'ouest, sauf war, le prétérit manque en Bavière et en Autriche" (Meillet 1921: 151-152).
Dans les langues slaves, l'ancien aoriste russe serait sorti de l'usage depuis le 15e siècle;
en polonais, en tchèque et en serbo-croate, c'est une périphrase qui exprime l'idée de
præteritum (Meillet 1921: 153; Siadbei 1930: 357; Zieglschmid 1930: 154-155). Mais il
serait imprudent de pousser plus loin la comparaison, le paradigme verbal des langues
slaves connaissant un système d'oppositions basé sur l'aspect qui le différencie
grandement de celui des langues romanes.
Meyer-Lübke a déjà suggéré timidement la possibilité d'une influence du germanique sur le galloroman dans la disparition du passé simple. Plusieurs années avant
que Walther von Wartburg introduise le concept de superstrat (c'était au 3e Congrès de
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Linguistique romane tenu à Rome en 1932, v. Wartburg 1967), le célèbre auteur de
Grammatik der romanischen Sprachen s'était déjà demandé si «le nombre restreint des
formes de prétérit chez les Allemands aurait entraîné chez leurs voisins romans aussi la
disparition du parfait» (Meyer-Lübke 1900: III, 131). Il ne pose pas encore la question
en termes de superstrat ou d’adstrat, mais parle simplement de voisinage entre deux groupes linguistiques. Or, il vaut peut-être la peine d'envisager le problème du passé simple et
du passé composé dans la Romania du point de vue des superstrats, ce qui ne s'est guère
fait jusqu'à présent. En effet, le concept de superstrat (tout comme d'ailleurs celui de substrat) a été essentiellement utilisé jusqu'à maintenant dans le domaine phonétique (on
pense par exemple à La fragmentation linguistique de la Romania, de Walther von
Wartburg), ou alors comme principe explicatif et classificateur des différentes strates
lexicales d'une langue donnée: mots français dus au substrat gaulois, mots espagnols dus
au superstrat arabe, mots roumains dus au superstrat slave, etc. On a toutefois beaucoup
moins souvent recours à ces instruments conceptuels lorsqu'il s'agit d'expliquer les caractéristiques morpho-syntaxiques d'une langue, peut-être justement parce que la morphologie et la syntaxe sont moins sujettes aux influences exogènes que la phonétique ou le
lexique. Mais cela ne nous autorise pas à rejeter cette approche a priori. Si on examine
sous cet angle la situation des passés simple et composé dans la Romania, on trouve au
moins un cas où un emploi particulier de ces temps s'expliquerait clairement par l'influence d'un substrat: il s'agit de la préférence marquée pour la forme simple dans le sud de
l'Italie, due selon G. Rohlfs à l'influence d'un substrat grec:
Molto usato è il passato remoto nel Meridione. In Sicilia e nella metà meridionale della Calabria il
passato remoto è anzi l'unico tempo perfettivo popolare, e viene usato anche nei casi in cui toscano e
lingua letteraria sogliono usare il passato prossimo: anche, dunque, quando si tratti d'un fatto che s'estende fino all'immediato presente. [...] Il fenomeno si ritrova in alcune località salentine, confinanti coi
paesi di lingua greca e anch'esse una volta ellenofone [...]. L'area di questo fenomeno coincide con quelle
zone dell'Italia meridionale in cui si rileva piú forte l'influsso del greco. Questo inconsueto uso del
passato remoto é dunque indubbiamente da riguardar come un calco, da attribuire alla circostanza che la
popolazione di lingua greca nell'Italia meridionale possedeva, avanti la sua romanizzazione, soltanto un
tempo perfettivo (aoristo), e non era usa a distinguer due passati, a seconda della maggiore o minor recenziosità d'un fatto accaduto. Latinizzandosi, queste popolazioni trasferirono meccanicamente il loro aoristo
nel corrispondente tempo neolatino.' Rohlfs 1969: III, § 672.
Peut-on étendre une explication de cette nature à d'autres zones de la Romania? L'influence des langues germaniques sur la disparition du passé simple en roumain est rejetée par
I. Siadbei; ce dernier, sans évoquer le rôle éventuel des langues slaves dans le problème
qui nous occupe, affirme d'une manière générale qu'«on ne saurait attribuer à une
influence externe l'origine du phénomène» (Siadbei 1930: 357). Il explique la disparition
du passé simple en roumain, tout comme d'ailleurs dans les langues slaves, par des facteurs morphologiques (c'est-à-dire, essentiellement, des homonymies gênantes dues aux
7
hasards de l'évolution phonétique). Sa démonstration est convaincante et peut très bien
être valable pour le domaine linguistique considéré; mais il ne faudrait pas en déduire que
l'hypothèse du superstrat n'est pas valable en soi. Des explications de nature morphologique ont aussi été suggérées pour expliquer la disparition du passé simple en français.
Pour le dire en peu de mots, ce temps verbal aurait été victime de son épouvantable morphologie. Ce à quoi certains objecteront que le problème aurait pu se résoudre par la régularisation des paradigmes de passé simple, solution retenue par l'occitan (extension du
morphème -gué), et amorcée par les parlers de l'Ouest de la France, qui ont connu une
généralisation de la désinence de passé simple en -is, -it (Dauzat 1937: 101). L'hypothèse
du superstrat n'est donc pas nécessairement infirmée par le seul recours à la morphologie.
On a aussi évoqué pour expliquer la disparition du passé simple en français une
homonymie avec le subjonctif imparfait à la 3e pers. du sing. (Camproux 1967); mais
l'homonymie du passé simple et du présent, en espagnol, à la 1re personne du pluriel, ne
semble guère menacer la survie du passé simple dans cette langue. Finalement, des explications de nature vaguement psychologique ont été avancées (cf. par ex. Wartburg 1958, §
401): plutôt qu'un principe explicatif, elles constituent en fait une tentative de description
de la manière dont un temps chasse l'autre, dans le processus constamment renouvelé
d'effondrement de l'analytique vers le synthétique. L'objection la plus couramment formulée (cf. par ex. Camproux 1967: 161) contre cette approche est qu'elle n'explique guère
en quoi la «psychologie» des locuteurs d'oïl, de Rhétie, de Lombardie ou de Roumanie est
à ce point particulière qu'elle ait pu entraîner à elle seule la disparition d'une forme verbale
qui se maintient avec une impressionnante vitalité dans le reste de la Romania.
Explorons maintenant d'un peu plus près l'hypothèse de l'action d'un superstrat
dans la disparition du passé simple en français, en rhéto-roman et dans les parlers du nord
de l'Italie. On sait depuis les travaux de Walther von Wartburg sur la fragmentation linguistique de la Romania (Wartburg 1950) que les zones les plus influencées linguistiquement par les invasions germaniques furent le nord de la Gaule, la Rhétie et la Gaule cisalpine. On ignore si les locuteurs francs, alémaniques et bavarois ont des «affinités psychologiques» avec les zones mentionnées, mais on sait en revanche qu'ils ont tous éliminé
le passé simple de l'usage oral, ce qui constitue une coïncidence un peu troublante. Il
faudrait supposer qu'à l'instar des anciennes populations hellénophones désormais romanisées du Mezzogiorno italien, les envahisseurs germaniques auraient transplanté dans
leur nouveau parler roman une tendance particulière de la syntaxe verbale de leur langue
maternelle, en l'occurrence un emploi anormalement fréquent de formes composées. Évidemment, le manque d'études approfondies sur la fréquence et l'emploi du Präteritum et
du Perfekt dans les anciens dialectes germaniques rend la vérification de cette hypothèse
8
particulièrement ardue; du côté français toutefois, certains chercheurs (Foulet 1920) ont
trouvé des emplois du passé composé à valeur de prétérit dès le 12e siècle. L'étude de
traductions anciennes montre que le passé composé était déjà beaucoup plus fréquent en
français qu'en espagnol (ou même qu'en italien) au début du 16e siècle (Berschin 1976:
138-9). La préférence du français pour la forme composée, au détriment de la forme simple, semblerait donc être un phénomène très ancien. Il est permis de supposer que la situation actuelle dans les parlers germaniques contigus à la Romania résulte elle aussi
d'une tendance très ancienne. Sur le plan de la valeur explicative, la principale faiblesse de
cette hypothèse, dans une optique pan-indoeuropéenne, est la suivante: bien qu'elle
permette d'expliquer pourquoi le passé composé a vu son emploi s'étendre considérablement dans certaines parties de la Romania, elle ne nous dit pas pourquoi il en a été de
même, à l'origine, dans le sud du domaine germanique. Mais nous laissons volontiers à
nos collègues germanisants le soin de régler ce problème. La préférence marquée du portugais et de certaines variétés d'espagnol pour la forme simple pourrait-elle, à son tour, être
attribuée au superstrat arabe? Devant notre ignorance totale en ce qui concerne les
structures de la langue arabe, nous nous voyons dans l'impossibilité d'explorer cette hypothèse. On se contentera de signaler que l'influence de cette langue dans la péninsule
ibérique s'est exercée principalement sur le lexique, et n'a atteint la syntaxe que par le détour de la phraséologie; ni la phonétique ni la morphologie ne semblent avoir été influencées durablement par l'arabe (Lapesa 1984: 129-156).
La fréquence d'emploi particulièrement élevée des formes de passé simple dans
certaines variétés d'espagnol ainsi qu'en portugais pourrait aussi s'expliquer comme une
sorte d'archaïsme. Ce n'est pas une exagération de dire que le système verbal du portugais
se distingue par une série de caractéristiques archaïsantes très marquées: subsistance
d'une forme de subjonctif futur, seul avatar encore vivant du futur antérieur de l'indicatif
latin; subsistance d'une forme synthétique de plus-que-parfait, descendant direct du
pluscuamperfectum latin; forme de futur simple encore perçue comme séparable et qui
permet l'insertion du pronom clitique. L'emploi du passé simple en portugais avec une
double valeur de prétérit et de parfait, valeur qui était en fait celle du perfectum latin dont il
provient, pourrait se ranger au nombre des archaïsmes du système verbal de cette langue.
Ceci dit, la création de l'infinitif personnel prouve que le portugais sait aussi se distinguer
par d'audacieuses innovations. L'on pourrait peut-être reprendre l'hypothèse des
superstrats, mais d'une façon plus large et moins particularisante, et imaginer que les
nombreux mélanges de population qu'ont connus la France d'oïl et l'Italie septentrionale
ont simplement favorisé des tendances évolutives qui existaient à l'état latent dans toute la
Romania2, tendances qui seraient restées endormies dans des régions plus isolées, comme
9
le nord-ouest de la péninsule ibérique, à une époque où le proto-castillan et le galicienportugais vivaient retranchés dans les monts Cantabriques.
*****
Nous espérons avoir attiré l'attention sur la remarquable variété qui caractérise la
postérité du perfectum latin dans les langues romanes. Que l'influence des substrats et
des superstrats y soit ou non pour quelque chose, il faut admettre que l'axiome de la
substitution des formes simples par les formes composées est loin d'avoir le caractère
aussi absolu qu'on veut parfois lui prêter, et qu'en dépit du grand nombre de périphrases
temporelles et aspectuelles qui animent les systèmes verbaux des langues romanes, les
formes simples de præteritum affichent une vitalité surprenante dans une bonne partie de
la Romania.
1
Cette valeur de parfait du passé simple, héritage direct du perfectum latin, a cependant eu
cours en français jusqu'au XVe siècle, v. Foulet 1920: 292.
2
Suzanne Schlyter, de l'Université de Lund, nous fait remarquer qu'en situation de contact
des langues, les formes analytiques, plus régulières et donc plus faciles à mémoriser, se
transmettent mieux que les formes synthétiques, habituellement plus irrégulières (v. la
communication de Mme Schlyter, ici section V).
10
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