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Formes synthétiques et analytiques de præteritum
dans la Romania
André Thibault
Le passage du synthétique à l'analytique dans l'évolution des paradigmes verbaux
du latin aux langues romanes est une tendance typologique bien connue. L'effondrement
constant des périphrases de futur et la disparition du passif synthétique en sont les
exemples les plus souvent cités. On évoque moins souvent, en revanche, le sort du
perfectum latin, avec sa double valeur d'aoriste et de parfait (v. entre autres González Fer-
nández 1980); et pour cause, son évolution s'étant avérée un peu plus complexe.
On sait qu'une forme de passé simple issue du perfectum latin cohabite avec une
forme de passé composé dans la plupart des langues romanes; cependant, la nature des
rapports qu'entretiennent ces deux formes, non seulement entre elles mais aussi avec les
autres temps du système, peut varier grandement d'une langue à l'autre. Sur le plan formel
d'ailleurs, on observera que le jeu des oppositions change souvent d'enveloppe extérieure:
des périphrases non grammaticalisées dans une langue donnée peuvent acquérir dans une
autre le statut de véritable temps verbal.
Nous allons tenter de présenter la situation dans l'ensemble de la Romania, en
établissant des regroupements typologiques en fonction de critères morphologiques et
morphosémantiques, et essayer d'explorer une hypothèse qui puisse rendre compte, par-
tiellement, de la situation.
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Il semble que l'on puisse distinguer trois grands ensembles dans la Romania, en
ce qui a trait à l'emploi respectif du passé simple et du passé composé: tout d'abord, un
groupe plutôt septentrional qui a à toutes fins pratiques éliminé la forme simple de la
langue parlée; puis, un ensemble que l'on pourrait dire central et qui connaît l'emploi
concurrentiel des deux passés, avec chacun leur domaine d'emploi respectif; et, finalement,
un troisième groupe, plutôt périphérique et méridional, qui privilégie la forme simple et
confine la forme analytique à des emplois plus rares et très marqués.
Le premier groupe comprend le français tout le moins dans ses réalisations
orales spontanées), le rhéto-roman (Meyer-Lübke 1900: III, 130), les parlers italiens du
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nord (Rohlfs 1969: §672-673), et la plupart des parlers roumains (Brîncus 1957). Il
semble que l'usage s'accommode fort bien de la quasi-disparition du passé simple dans les
idiomes en question; mais cela ne va pas sans provoquer un certain bouleversement dans
le système des temps et des périphrases verbales. On a l'habitude de dire que le passé
composé a usurpé la fonction narrative du passé simple en français moderne, et en effet
une narration au passé composé est normale dans l'usage oral et à tout le moins possible
dans l'usage écrit. Il ne faudrait cependant pas négliger les autres concurrents du passé
simple dans l'expression de la fonction narrative: d'abord le présent historique, qui con-
trairement au passé composé menace le passé simple sur son propre terrain, c'est-à-dire
celui de l'énonciation historique, comme son nom l'indique; puis, et l'on y pense moins
souvent, le futur simple et le futur antérieur, abondamment employés dans la presse pour,
par exemple, relater dans une espèce de postériorité relative les événements marquants de
la vie d'un personnage contemporain (Steinmeyer 1987). Pour en revenir au présent his-
torique, il est particulièrement intéressant de constater que son emploi avec la périphrase
va + INFINITIF s'est complètement grammaticalisé en catalan, évinçant du même coup la
forme de passé synthétique dans la langue parlée (Colón 1975). En somme, le passé sim-
ple n'est pas menacé que par le passé composé, comme on semble trop souvent le croire.
Ceci dit, le passé composé a quand même bien pris en charge, en français parlé, la fonc-
tion narrative; tant et si bien qu'il n'exprime plus que très mal le caractère résultatif,
accompli ou indéfini d'un événement. D'où l'emploi de nouvelles constructions chargées
de mettre l'accent sur le résultat ou sur les conséquences d'une action, du genre j'ai une
lettre d'écrite, il a trois livres de lus, etc.; ou encore, de souligner le caractère d'accom-
plissement absolu d'un événement, l'un des emplois du passé surcomposé. L'influence du
substrat occitan a donné naissance dans l'usage régional à un passé surcomposé employé
en proposition indépendante avec une valeur de passé indéfini, valeur elle aussi très mal
rendue par le passé composé français, que l'on appellait pourtant autrefois passé indéfini:
par exemple, je l'ai eu rencontré équivaut à il m'est arrivé de le rencontrer (Comitat
sestian d'Estudis occitans: 91; v. aussi Foulet 1925: 231-4 pour de nombreux exemples),
c'est-à-dire un nombre indéterminé de fois, dans un passé indéfini. Cela n'est pas sans
rappeler la valeur du passé composé dans certaines variétés d'espagnol latino-américain (v.
Caviglia et Maluori 1989), comme nous le verrons plus loin.
Le deuxième groupe, d'une certaine façon le plus central et le plus étendu, em-
ploie encore régulièrement les deux formes de præteritum. Il s'agit du français écrit, de
l'occitan, de l'espagnol «castillan» et académique, de l'italien «toscan» et normatif, et du
roumain littéraire. Rappelons également la situation particulière du catalan, qui connaît
dans la langue écrite trois formes de præteritum (le passé composé, la périphrase va + IN-
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FINITIF, ainsi qu'un passé simple qui survit dans la langue littéraire). On sera peut-être
surpris de constater que nous avons choisi de retenir le français écrit dans ce deuxième
groupe. La langue écrite a été, en effet, longtemps considérée comme un épiphénomène
en linguistique, une excroissance douteuse; à la limite, un pis-aller boiteux pour l'étude de
phénomènes langagiers qui auraient avantage à être étudiés à partir de corpus oraux. Que
la langue écrite soit une très mauvaise source pour l'étude de la langue parlée, cela nous
semble évident; cette constatation ne nous autorise toutefois pas à en négliger l'étude.
L'essentiel consiste à savoir ce que l'on fait: l'étude d'un corpus de langue écrite doit
mener à la description scientifique de la langue écrite considérée en elle-même et comme
phénomène à part entière, avec ses règles et son évolution, et non comme succédané dé-
fectueux d'une langue orale qui serait, elle, la seule «vraie» langue. L'étude des rapports
entre passé simple et passé composé est justement un de ces problèmes qui concerne au
premier chef la langue écrite, la survivance de la forme synthétique étant un phénomène
essentiellement littéraire (ou à tout le moins écrit) pour les Français, les Italiens du Nord
et la plupart des Roumains. Pour ce qui est du français, on peut distinguer trois moments
dans l'appréhension du phénomène par la communauté scientifique: dans un premier
temps, on proclame la mort du passé simple, dont la survie dans la langue écrite ne serait
qu'un archaïsme, et on essaie d'expliquer sa disparition de la langue orale (Foulet 1920;
Meillet 1921; Dauzat 1937); puis, on commence à s'étonner de son acharnement à survivre
dans la langue écrite, et on tente de préciser la nature des textes ou des types de discours
dans lesquels on risque encore de le rencontrer (Benveniste 1959; Weinrich 1964; Yvon
1963); finalement, plus près de nous, on assiste à la parution de travaux qui prennent
l'existence du passé simple pour acquise, et qui se proposent de décrire et d'expliquer le
plus précisément possible le fonctionnement de ce temps verbal ainsi que ses relations
avec ses concurrents dans plusieurs types de langue écrite (Boyer 1979; Herzog 1981;
Engel 1990). Ces travaux combinent parfois linguistique variationniste et linguistique
textuelle: l'usage des temps du passé y est analysé, non seulement selon des critères
syntaxiques et sémantiques traditionnels, mais aussi selon le type de texte ou le type de
discours. C'est ainsi qu'on a observé dans la langue des journaux français un nombre
relativement élevé de passés simples dans les articles traitant d'art et de littérature, mais
aussi de sport! Une approche semblable a également permis d'identifier les indications
scéniques comme un sous-ensemble particulier de la langue du théâtre, dans le domaine
hispano-roman cette fois-ci (Thibault 1987). Cette étape n'est bien sûr que descriptive et
devrait déboucher, dans le meilleur des mondes, sur ce que l'on pourrait appeler une
théorie, mais elle est de toute façon nécessaire dans un premier temps. Pour l'instant, on
retiendra surtout que le passé simple n'est pas une variante libre du passé composé en
français écrit et que sa distribution répond à certains critères, qui auraient encore besoin
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d'être précisés. L'approche textuelle est aussi représentée dans le domaine hispanique, v.
par ex. Eberenz 1981.
Dans les domaines linguistiques les deux formes de præteritum cohabitent
non seulement dans la langue écrite mais aussi dans la langue parlée (le castillan, le tos-
can), les linguistes formalistes, qu'ils fussent structuralistes ou générativistes, se sont de-
puis longtemps laissés aller à la tentation de régler une fois pour toutes le problème des
temps du passé. Cela nous a donné un grand nombre d'ouvrages dans lesquels le passé
simple est invariablement défini, en dépit de la variété des approches, comme le temps de
la coupure avec le présent, de l'objectivité, de la narration historique, de l'antériorité abso-
lue, de la co-occurrence avec l'imparfait, etc. Le passé composé, pour sa part, n'est jamais
opposé au passé simple, bien qu'il l'ait entièrement remplacé dans une bonne partie de la
Romania: c'est au seul présent qu'on l'oppose la plupart du temps. Le passé composé
serait le temps de l'antériorité immédiate, de la subjectivité, du commentaire, et bien sûr de
la co-occurrence avec le présent. En fait, ces descriptions sont tout à fait satisfaisantes, et
corroborées par plusieurs études qualitatives et quantitatives (cf. par ex. J. De Kock 1990
pour l'espagnol), dans une bonne partie des domaines linguistiques en question. La
situation se complique à partir du moment l'on tient compte de considérations d'ordre
variationniste. En effet, qu'il s'agisse du domaine italo-roman ou hispano-roman,
plusieurs régions ne se conforment pas à l'usage présenté comme canonique dans la plu-
part des grammaires, qu'elles soient descriptives ou normatives. Des critères socio-lin-
guistiques comme l'âge, le sexe ou la classe sociale peuvent aussi intervenir dans l'emploi
des temps verbaux (cf. Kubarth 1989 pour l'espagnol argentin).
Revenons maintenant, si vous le permettez, à des considérations plus terre à terre,
c'est-à-dire morphologiques. Le passé composé espagnol, bien limité dans ses champs de
compétence par un passé simple en excellente santé, ce qui n'est pas le cas en français
parlé, devrait en théorie être à l'abri de concurrents périphrastiques chargés d'exprimer ce
qui lui revient de droit, à savoir la résultativité ou l'accomplissement. Or, ce n'est pas le
cas. Aux côtés de la forme depuis longtemps grammaticalisée, celle avec l'auxiliaire
haber, l'espagnol connaît aussi une périphrase avec l'auxiliaire tener, dont le sens de
possession est encore perceptible, et qui s'accapare une partie des emplois du passé
composé. En portugais, cette périphrase avec tener s'est étendue au point de chasser de la
langue parlée sa concurrente en haver, la reléguant à la langue littéraire (pour un bon
aperçu de la question, on se référera à Harre 1991). On constate une fois encore que les
avatars du præteritum dans la Romania se présentent dans une variété et une richesse
morphologique surprenante, ce qui suggère que l'expression de nombreuses nuances tem-
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porelles, aspectuelles ou autres est en général très bien prise en charge par la morpho-
syntaxe verbale dans les langues romanes. Le cas de certains parlers occitans est exem-
plaire: les parlers gévaudanais, tels que décrits par Ch. Camproux (1958), connaissent un
nombre record de temps du passé. En plus des formes de passé que le français connaît
aussi, ces dialectes disposent en outre de toute une série de temps surcomposés, d'un
usage très fréquent; et comme si cela n'était pas assez, la périphrase à valeur résultative
AUXILIAIRE + de + PARTICIPE PASSÉ y est d'un emploi régulier et se superpose à tous
les autres temps du système. La traduction de tous ces temps du passé en suisse-
allemand, qui ne connaît, à strictement parler, qu'un passé composé et un surcomposé,
entraînerait le recours obligé à tout un arsenal de moyens lexico-sémantiques.
Abordons maintenant le troisième groupe, c'est-à-dire celui des langues ou par-
lers qui usent abondamment de la forme simple, aux détriments d'une forme composée
dont l'emploi se fait remarquablement rare. Dans la péninsule ibérique, le portugais et le
galicien se trouvent dans cette situation, ainsi que l'espagnol de certaines régions péri-
phériques (Galice, Asturies, Andalousie); en Amérique, la prépondérance du passé simple
est telle qu'il serait moins long d'énumérer les régions qui penchent plutôt vers le passé
composé, à savoir la Bolivie et le nord-ouest de l'Argentine (Kany 1945). L'emploi des
deux formes de præteritum sur des territoires aussi étendus est bien sûr susceptible de
varier grandement d'une région à l'autre, mais on peut résumer la situation comme suit: en
portugais, en galicien et dans une bonne partie du monde hispanophone, le passé simple
s'emploie pour référer à tout événement antérieur au moment de l'énonciation et considéré
comme accompli. On peut le trouver dans des contextes d'antériorité immédiate au
présent, dans des environnements où tout semble appeler un temps exprimant une relation
avec le présent ou même une périphrase de résultativité. C'est ainsi qu'on pourra dire
Agora chegou en portugais, ou Ahora llegó dans l'espagnol de Buenos Aires (Thibault
1989), pour traduire ce qui s'exprimerait indiscutablement par un passé composé en espa-
gnol péninsulaire ou en français (il est arrivé maintenant, et jamais *il arriva maintenant,
même dans l'usage classique).1 Pour sa part, la forme composée semble référer exclusi-
vement à des événements s'inscrivant dans une série perçue comme incomplète, suscep-
tible de se prolonger jusqu'au présent: ainsi, ele tem chegado atrasado se laisse gloser en
français par "il arrive en retard depuis un certain temps" (Costa Campos 1984); dans
l'usage mexicain (tel que décrit par Moreno de Alba 1978), Pedro ha estudiado toda su
vida implique que le pauvre Pedro étudie encore et qu'il n'a pas fini d'étudier. La nuance
peut être plus subtile: dans l'espagnol du Río de la Plata (Caviglia et Malcuori 1989), He
comido esa manzana ne peut vouloir dire que "j'ai déjà mangé cette variété de pomme", ce
qui laisse entendre que l'action a eu lieu un nombre de fois indéterminé dans un passé
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