Phénoménologie du Dieu invisible Essais et études sur Emmanuel Levinas, Michel Henry et Jean-Luc Marion Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Marc DURAND, Ajax, fils de telamon. Le roc et la fêlure, 2011. Claire LAHUERTA, Humeurs, 2011. Jean-Paul CHARRIER, Le temps des incertitudes. La Philosophie Captive 3, 2011. Jean-Paul CHARRIER, Du salut au savoir. La Philosophie Captive 2, 2011. Jean-Louis BISCHOFF, Lisbeth Salander. Une icône de l’enbas, 2011. Serge BOTET, De Nietzsche à Heidegger : l’écriture spéculaire en philosophie, 2011. Philibert SECRETAN, Réalité, pensée, universalité dans la philosophie de Xavier ZUBIRI, 2011. Bruno EBLE, Le miroir et l’empreinte. Spéculations sur la spécularité, I, 2011. Bruno EBLE, La temporalité reflétée. Spéculations sur la spécularité, II, 2011. Thierry GIRAUD, Une spiritualité athée est-elle possible ?, 2011. Christophe SAMARSKY, Le Pas au-delà de Maurice Blanchot. Écriture et éternel retour, 2011. Sylvie MULLIE-CHATARD, La gémellité dans l’imaginaire occidental. Regards sur les jumeaux, 2011. Fatma Abdallah AL-OUHÎBÎ, L’OMBRE, ses mythes et ses portées épistémologiques et créatrices, 2011. Ruud Welten Phénoménologie du Dieu invisible Essais et études sur Emmanuel Levinas, Michel Henry et Jean-Luc Marion Traduit de l’anglais par Sylvain Camilleri L’HARMATTAN © L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54989-0 EAN : 9782296549890 Introduction I. Phénoménologie du Dieu invisible La phénoménologie est la science philosophique qui décrit l’apparaître et se restreint à la donation originaire de cet apparaître sans avoir recours à des constructions artificielles et théoriques. Si ce que dit la religion est vrai, si Dieu est Celui qui ne peut être vu ni compris de la même manière que nous voyons et comprenons le monde qui nous entoure, alors la phénoménologie husserlienne se révèle insuffisante à penser Son apparaître. Il se peut que l’on dise de Dieu qu’Il est invisible parce qu’Il n’existe tout simplement pas. Toutefois, tant que l’on restreindra la phénoménologie au rang de science de la simple intentionnalité et de la simple visibilité, on demeurera incapable de dévoiler les conditions de l’intentionnalité ou de la visibilité elles-mêmes. Comment comprendre quelque chose (ou quelqu’un) qui se situe au-delà de l’intention ? En d’autres termes, quelle phénoménologie est présupposée par la phénoménologie elle-même ? D’après certains phénoménologues français des dernières décennies, la question de Dieu nous force à repenser le projet même de la phénoménologie. Non dans le sens d’une théologisation ou de la recherche de nouvelles preuves de l’existence de Dieu, mais dans celui d’une réouverture de la question, centrale, de la donation. Mais quel chemin emprunter exactement ? On constate que phénoménologie et théologie parlent de concert de « révélation ». Plus loin, et comme le souligne Michel Henry, les termes de « phénoménalisation », de « révélation », de « dévoilement », d’« apparence » et de « manifestation » sont aussi bien les sésames de la 5 phénoménologie que ceux de la théologie. Il se pourrait donc qu’il soit pertinent de partir du champ pratique et conceptuel qu’ils dessinent pour former le socle du nouveau projet exigé. Ce livre parle de phénoménologie, et non pas de Dieu. Il ne s’agit pas d’une étude sur Dieu pris comme phénomène, mais d’une étude portant sur les conditions dans lesquelles Dieu est susceptible d’apparaître et sur la description phénoménologique des possibilités ouvertes par ces conditions. Il ne s’agit donc pas non plus d’une « phénoménologie appliquée ». La phénoménologie ne peut pas parler de Dieu, car elle ne sait parler que de donation. Ainsi, notre propos sera phénoménologique et non théologique. Si Dieu est donné en tant que « Dieu », il est déjà le produit de mon intention. Mais peut-être que parler de « Dieu » est une façon de parler de l’expérience dont nous ne sommes pas les initiateurs, de parler de la vie elle-même, c’est-à-dire de quelque chose que nous ne pouvons saisir ni dans le cadre de notre connaissance, ni dans celui de nos mémoires. Peut-être que Dieu n’est en rien objet de notre croyance, mais plutôt un sujet plus profond ou plus haut que notre propre subjectivité. 1. Edmund Husserl Ce livre contient une série d’essais et d’études sur trois penseurs français qui admettent l’invisibilité de Dieu et Son importance dans nos vies. Pour les non-initiés, cela peut surprendre. La phénoménologie française n’était-elle pas depuis Jean-Paul Sartre une philosophie de l’athéisme avant la lettre ? La phénoménologie n’était-elle pas, en outre, une science de la suspension de nos convictions et de nos croyances ? Sans aucun doute. En ce sens, toute phénoménologie est athée ou athéiste. Cela signifie que 6 Dieu ne peut être le point de départ ou le desideratum d’une investigation phénoménologique. Qu’en est-il alors de ce que l’on appelle maintenant couramment le « tournant théologique de la phénoménologie française » ? Certains ont tenté de nous convaincre que la phénoménologie française s’était convertie à la théologie1. Mais cette conclusion est de loin prématurée. Que la théologie parle de révélation, comme la phénoménologie, après tout, le fait elle aussi, ne doit pas nous amener à conclure que la phénoménologie se mue en théologie, mais au contraire nous conduire à comprendre comment et pourquoi la théologie se trouve elle-même contrainte de parler le langage de la révélation. Ainsi entendue, la « théologie » n’est pas un système de convictions mais plutôt une manière de dire l’indicible ou l’ineffable. Si la phénoménologie est athée, elle contient plus que ce qu’elle prétend, c’est-à-dire qu’elle ne peut ni ne doit s’en tenir à un discours sur ce qui est donné. La phénoménologie ne peut pas partir de desiderata, de contenus ou de convictions. Mais qu’arrive-t-il si la phénoménologie prend le risque de parler de l’invisible ? Doit-elle s’arrêter devant cet invisible, ou celui-ci fait-il encore partie de ses limites et donc de thèmes au sujet desquels elle peut légitimement s’exprimer ? À quoi peut bien ressembler une phénoménologie de l’invisible ? Telle est notre question. Les commencements de la phénoménologie comme discipline philosophique s’enracinent dans les travaux et les cours d’Edmund Husserl. Cette science dite « stricte » ou « rigoureuse » (streng), qui cherche à comprendre comment les phénomènes apparaissent à la conscience, a continué de se développer principalement à 1 Cf. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, Éditions de l’Éclat, 1991. 7 travers des lectures critiques de l’œuvre husserlienne. La phénoménologie française du XXe siècle, avec ses grandes figures telles que Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Michel Henry et Jean-Luc Marion, se caractérise par sa déconstruction des fondamentaux de la phénoménologie husserlienne. Cependant, il y a toujours quelque chose en jeu qui semble rendre la position de Husserl indépassable : toute tentative de sortie de la phénoménologie transcendantale peut être expliquée dans le champ de la phénoménologie transcendantale elle-même. N’importe quelle critique doit toujours passer et repasser par la forêt que constitue l’œuvre husserlienne et n’est jamais à l’abri du danger d’être rattrapée par l’une de ses microanalyses ultrapointues et détaillées. Lorsque cela se produit, la critique n’abolit pas les pensées du maître, mais joue au contraire un rôle contributif à l’élargissement de l’usage de son œuvre. Ainsi, nous devons toujours nous poser la question suivante : quelle aurait été la réaction de Husserl face à ces nouvelles phénoménologies ? Est-ce que celles-ci ont réussi à élever la phénoménologie dans une sphère qui demeure pensable sans le cadre de la phénoménologie husserlienne ? Ces interrogations fondamentales soustendent l’ensemble des textes proposés ici. 2. L’onto-théologie La philosophie du XXe siècle peut sans peine être qualifiée de philosophie de « l’oubli de Dieu » (Gottvergessenheit). Dans le sillage de Nietzsche, qui déclara la « mort de Dieu », la philosophie du siècle dernier s’est consacrée à l’édification des personnes dénuées de leur Dieu. Tout d’abord, les derniers vestiges de la divinité devaient être démantelés. Le philosophe 8 allemand Martin Heidegger accuse aussi bien la philosophie que la théologie de fixer honteusement le divin, de faire jouer à Dieu le rôle de l’Être ultime et ainsi de Le consacrer, métaphysiquement parlant, en tant que cause ultime de toute chose. Cette accusation est celle que l’on connaît mieux sous le nom d’« onto-théologie ». Dans l’onto-théologie, Dieu est le fondement de la compréhension humaine en même temps qu’il maintient notre ignorance. L’idée onto-théologique de Dieu implique une compréhension humaine limitée, finie, qui fait face à un Dieu infini. Certains ont choisi de se servir de l’argument onto-théologique heideggerien pour faire taire toute pensée de Dieu. Mais n’est-il pas possible de parler de Dieu sans tomber dans l’onto-théologie ? L’impitoyable critique heideggerienne fut assurément une source d’inspiration pour la philosophie comme pour la théologie ; et c’est peut-être en France que les conceptions de Heidegger ont rencontré l’accueil le plus chaleureux. Cependant, récemment, de nouvelles voix se sont faites entendre et ont décidé de briser ce silence à propos de Dieu qui s’était insidieusement installé au sein du discours philosophique à l’apogée du succès de la philosophie heideggerienne. Certains penseurs français venant de la tradition phénoménologique husserlienne et de la philosophie heideggerienne sont d’avis qu’un Dieu absolument ineffable ne peut servir l’humanité. Emmanuel Levinas est certainement l’un des représentants les plus influents de cette attitude. Dans son ouvrage De Dieu qui vient à l’idée (1982), il écrit ainsi : « le discours philosophique doit donc pouvoir embrasser Dieu – dont parle la Bible – si toutefois ce Dieu a un sens»2. Ici, Levinas reconnaît la difficulté de l’expression, 2 Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982/1992, p. 95. 9 de ne pas réduire Dieu à un objet de désir, que ce dernier soit compris comme désir individuel ou bien comme désir de la philosophie et de la théologie. Est-il possible de parler de Dieu sans devenir « onto-théologien », sans se mettre à discourir sur le veau d’or et non pas sur Dieu luimême et en lui-même ? Jean-Luc Marion, fasciné et inspiré par l’appel heideggerien, fait observer que le silence à propos de Dieu ne rend pas justice à la croyance sincère que l’on devrait avoir en lui. Mais comment, à l’âge de la postmodernité, parler de Dieu ? Et, pour compliquer le problème, comment peut-on bien parler d’un Dieu qui se donne lui-même, un Dieu qui n’est pas le produit de constructions théoriques ou de désirs psychologiques ? Notre but est de décrire l’effort réalisé par Levinas et Marion pour répondre à ces questions. 3. Michel Henry La position de Michel Henry est sans conteste plus radicale. Selon lui, la phénoménologie est le nom de la philosophie qui s’intéresse à l’apparence des choses. La révélation chrétienne implique une phénoménologie radicalement différente de la phénoménologie du monde. Le christianisme ne se concentre pas sur les apparences visibles du monde mais recherche une union immédiate avec Dieu qui, d’un point de vue mondain, demeure invisible. Il n’en reste pas moins que le christianisme est concerné par l’apparence, celle qu’il appelle révélation. Une telle pensée du christianisme et les implications de cette pensée de Dieu dominent les écrits tardifs de Michel Henry. Dès ses premiers textes néanmoins, Henry montre comment la philosophie occidentale a toujours considéré que la « distance phénoménologique » constituait 10 l’essence de la phénoménalité comme de la manifestation, et comment cette dernière n’était possible que par la mise à distance effectuée par le sujet vis-à-vis de l’objet3. Ce qui se distancie soi-même ne deviendrait manifeste qu’en raison de cette distance première et pourrait même se fondre et disparaître dans l’objet – ainsi dans la description sartrienne de la conscience comme « néant »4 –, cherchant par là à signifier, un peu trop rapidement, que nous ne pouvons avoir de la manifestation qu’une connaissance indirecte. Henry se pose alors la question de savoir s’il peut y avoir une connaissance qui ne saurait être réduite à celle d’un ob-jet, c’est-à-dire à une connaissance devant nécessairement obéir à la loi d’une donation dans la distance. Pour la majorité des philosophes occidentaux, une connaissance de cette sorte demeurerait enveloppée de mystère du fait même de cette absence de distance. La différence entre ces deux formes de connaissance renferme une opposition que l’on retrouve dans beaucoup de textes henryens : il s’agit de celle qui distingue cette connaissance originaire – que nous devrons préciser plus loin – du savoir réflexif, qui en est dépendant. Cette même différence, qui est à la base de l’œuvre entière de Marx, parcourt tout le travail de Michel Henry sur le christianisme et nous entendons montrer comment, là précisément, elle s’y décline. 4. Contenus Tout ce que nous avons dit conduit à poser cette question paradoxale : à quoi ressemble une phénoménologie 3 Michel Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, p. 90. 4 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943. 11 du Dieu invisible ? En réalité, tous les essais présentés ici tenteront de répondre à cette question d’une manière spécifique. La question du Dieu invisible est étroitement liée au discours de l’iconoclasme ou de la prohibition de la fabrication d’images. Dans le premier texte, « Comment commémorer l’immémorial », la question du rôle de l’image est abordée en relation au thème de l’oubli. Telle qu’elle se présente dans la pensée de Levinas, l’image fige le temps. L’altérité est ainsi comprise comme oubli radical ; elle ne peut être de l’ordre d’une représentation, d’une image ou d’un souvenir. Dans cette optique, une interprétation de la conception biblique de la prohibition des images est tentée à partir de la philosophie levinassienne du temps. On soutient également que l’iconoclasme de Levinas ne doit pas être compris sur la base de sa judéité mais de manière intégralement phénoménologique. Les idées levinassiennes sont enfin comparées à la pensée husserlienne du temps et aux réflexions de Jean-Louis Chrétien sur le même thème. Suivent quatre études sur Michel Henry. Nous commençons d’abord par un essai sur « L’âme cartésienne de la phénoménologie ». Pourquoi ne pas entamer notre réflexion avec l’examen des travaux tardifs de Henry sur le christianisme ? Pour la simple et bonne raison que ce n’est pas l’objet (le christianisme ou Dieu) mais la méthode elle-même qui est en jeu dans la phénoménologie dite « radicale » de Michel Henry. Il n’y va donc pas tant d’une « nouvelle phénoménologie » ou même d’un « tournant vers la théologie » que d’une lecture fondamentale du commencement de la phénoménologie chez Descartes. Avant d’évoquer les traits d’une phénoménologie du christianisme selon Henry, il semble donc nécessaire de mettre au jour les sources historiques et phénoménologiques de la pensée henryenne. Je pense 12 donc je suis : contrairement à Husserl, Henry prend cette assertion pour le point de départ de la phénoménologie. Il s’agit de l’auto-affection la plus pure possible. Du point de vue husserlien, l’essai cartésien de formuler un sujet transcendantal-phénoménologique est un échec dans la mesure où le cogito ressort à un simple constat psychologique. Henry soutient au contraire que, pour peu qu’on l’analyse correctement et jusqu’au bout, le cogito ergo sum de Descartes implique un sujet phénoménologique total et radical ; non pas en raison de sa disposition transcendantale, mais au contraire parce qu’il connote une pure auto-affection. Pour Henry, la conscience n’est pas la conscience de quelque chose hors du soi ou hors de soi, mais la pure conscience d’être affecté. Dans l’auto-affection au sens faible à l’œuvre dans le cogito cartésien, nous trouvons effectivement une pure forme d’affection, mais nous ne trouvons aucune forme pure d’auto-génération. Le cogito de Descartes est affecté par lui-même, mais ne se crée ni ne se génère luimême. Il est au contraire généré et créé par autre chose que lui-même – d’où, par exemple, l’appel à l’idée d’infinité dans la troisième méditation. C’est là la limite de l’exercice cartésien aux yeux de Henry : « Je m’éprouve moi-même sans être la source de cette épreuve. Je suis donné à moi-même sans que cette donation relève de moi d’aucune façon »5. Par où s’explique que la forme faible d’auto-affection demeure toujours tributaire de l’auto-affection absolue, celle de la Vie, que le christianisme appelle Dieu. Dans C’est moi la vérité (1996), l’automanifestation est désormais entièrement analysée et comprise dans l’optique du christianisme. Notre quatrième 5 Michel Henry, C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, p. 136. 13 chapitre est précisément une introduction à cette « théophénoménologie » particulière. Nous avons entrevu que la manifestation et la phénoménalité sont deux choses différentes. À côté de cela et selon Henry, la manifestation n’est pas non plus la même chose que la révélation chrétienne. La révélation n’est pas la révélation de quelque chose, mais doit bien plutôt être conçue comme auto-révélation éternelle. C’est cela que le christianisme enseigne, écrit Henry. Si l’on se reporte à C’est moi la vérité et à Incarnation, l’essentiel n’est peut-être pas que la manifestation révèle la révélation chrétienne de Dieu, mais plutôt que la structure de la révélation selon le christianisme soit phénoménologique en son fond, au sens où Henry comprend le terme de « phénoménologie »6. Comprenons que l’essentiel dans la phénoménologie henryenne ne s’apparente en aucune façon à une percée théologique. La phénoménologie radicale a initialement été élaborée sans appel au christianisme ou à la théologie. Le noyau de la phénoménologie de Henry est l’autoaffection, conçue d’une manière radicalement immanente. Cette philosophie de l’immanence s’est construite en grande partie en regard de l’œuvre de Karl Marx, un penseur généralement reconnu comme le représentant d’un athéisme indubitable. Mais Henry ne s’accorde pas avec cette dernière opinion, courante dans la vulgate philosophique. Dans le chapitre « De Marx au christianisme et retour », nous explorons les écrits henryens pré-christianisants portant sur Marx (ou tournant autour de lui) afin de comprendre comment a pu se nouer 6 Il est important de noter que Michel Henry, nonobstant sa critique de Husserl, utilise encore le mot « phénoménologie », en revendiquant que l’expression doit demeurer et que c’est l’usage qu’en fait Husserl qui doit être abandonné. Henry parle d’une « phénoménologie radicale » comme discipline nouvelle qui met au jour les racines (radical, radix) de la phénoménalité. 14 un lien étroit et pour le moins extraordinaire entre la « philosophie de la réalité » du penseur allemand et la religion telle qu’elle est comprise par Henry. Le chapitre suivant sur Jean de la Croix offre une interprétation phénoménologique de la nuit chez le mystique espagnol et chez le philosophe français. Quelle est la structure phénoménologique sous-jacente à ce que le premier appelle la « nuit obscure » et dans mesure trouvet-elle un écho dans la phénoménologie radicale du christianisme développée par le second ? Dans les textes de Jean de la Croix et de Henry, la « nuit » est le royaume de la révélation. Comment pouvons-nous comprendre cette thèse apparemment paradoxale d’un point de vue phénoménologique ? Notre réflexion se concentre sur la notion de passivité et son rôle dans l’expérience de la nuit. Partant de l’analyse husserlienne de la passivité, il devient clair que la phénoménologie classique est à proprement parler incapable de comprendre la passivité radicale à l’œuvre dans les écrits de Jean de la Croix. Il est possible d’expliciter davantage cette pensée à l’aide d’un passage de L’essence de la manifestation (1963) dans lequel Henry parle du phénomène de la nuit. La nuit est le point zéro de la phénoménalité7. Cela signifie que la lumière n’est pas la condition de l’apparition de la nuit. Au contraire, la lumière rend l’obscurité de la nuit invisible. Cette situation appelle une phénoménologie distincte des phénoménologies dans lesquelles la lumière est la principale condition de possibilité de l’apparence (ou de l’apparaître). L’invisibilité comme conséquence de l’obscurité est éloignée d’une phénoménologie qui fait apparaître les choses dans la lumière, cependant que la manifestation, en 7 Cf. Michel Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, § 50. 15 tant que telle, subsiste. La nuit ne révèle rien d’autre qu’elle-même. Elle ne révèle pas les choses qui sont éclairées. La nuit est le royaume de l’immanence. Henry nous remémore la poésie de Novalis sur la nuit et l’on peut également penser à la mystique de Jean de la Croix. Pour Henry comme pour le mystique espagnol, la nuit n’est pas synonyme d’obscurité abyssale car, en vérité, la lumière véritable ne brille que la nuit. Cette lumière véritable éblouit la lumière du jour ou, comme dirait Saint Augustin, la lumière de la ville mondaine. Il n’est pas difficile de déceler des connotations religieuses dans ces pensées. Selon le christianisme, la lumière véritable est différente de la lumière du monde. La Vie n’est pas la lumière du monde ou la lumière de la transcendance. La Vie est l’illumination de Dieu. Du point de vue de la phénoménologie mondaine, transcendantale, cette lumière demeure invisible. Cependant, l’on ne doit pas faire de Henry un théologien ou un mystique. Il serait impropre de dire que Henry a écrit une phénoménologie « type » adaptée à la mystique ou qu’il décrit un « chemin » mystique. Seules les conséquences phénoménologiques de ces pensées refondent l’importance cruciale du discours biblique. La pensée occidentale moderne, qui n’est pas gouvernée par le christianisme mais au contraire lui est hostile, a fait de la lumière un paradigme. C’est ce qui apparaît clairement dans les phénoménologies de Husserl et de Heidegger. Suivant le modèle grec du phainomenon, les deux penseurs ont structuré la phénoménologie en tant que philosophie amenant les phénomènes à la lumière. Après ces chapitres autour de Henry viennent deux études sur Jean-Luc Marion. Dans « Le paradoxe de l’apparence de Dieu », nous voudrions introduire aux conceptions marioniennes de l’idole et de l’icône. Depuis 16 Dieu sans l’être8, livre désormais incontournable, l’icône est une notion dont l’intérêt n’est plus limité au christianisme orthodoxe et à sa théologie mais constitue un important enjeu de la phénoménologie contemporaine. Avec la « phénoménologie de l’icône », nous entrons dans un champ spécifique de perception, une manière particulière de voir. Selon Marion, c’est ainsi que l’on doit comprendre l’icône, et non comme un objet d’art matériel, comme une simple peinture. Contrairement à ce qu’il appelle « idole » – et qui doit aussi être compris en un sens phénoménologique –, l’icône n’est pas un remplissement intentionnel. Suivant la structure classique de la phénoménologie telle qu’elle est organisée par Husserl, toute expérience s’explique en termes d’intentionnalité. Par « intentionnalité », Husserl comprend « la spécificité propre des processus mentaux “d’être conscience de quelque chose” »9. Bien que Husserl surmonte le dualisme artificiel et délicat du sujet et de l’objet – puisque l’intentionnalité n’est pas initiée par quelque type de sujet –, le principe de subjectivité demeure – en tant que subjectivité transcendantale, donc sur « l’autre rive ». L’intentionnalité n’implique pas seulement la conscience de quelque chose ; car le « de » implique déjà une direction. Cette direction refait du monde un objet. Le monde demeure sujet à l’intentionnalité. Ce que Marion essaie de montrer, ce n’est pas tant que cette phénoménologie est fausse, mais plutôt qu’elle se révèle inadaptée pour comprendre comment nous sommes reliés à quelque chose qui n’est pas seulement le résultat de l’intentionnalité. Husserl 8 Cf. Jean-Luc Marion, Dieu sans l'être, Paris, Arthème Fayard, 1982 / Paris, PUF, 1991. 9 Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, traduction française Paul Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, § 84. 17 aurait certainement pensé qu’un tel projet était insensé car, à ses yeux, toute conscience est strictement intentionnelle et aucune exception à la règle ne saurait envisagée. Pour distinguer la conception husserlienne de la conception chrétienne du se-rapporter-au-monde, Marion appelle parle d’idole. Pour le dire avec précision, l’idole est « ce qui est vu »10. Or, quelque chose ne peut être vu que si l’on dirige et que l’on fixe son regard sur celle-ci. C’est la raison pour laquelle l’icône ne peut être comprise ou vue comme un objet. À cet égard, Marion nous remémore l’appel de la phénoménologie à rompre avec l’objectivisme, appel qui s’exprime dans une grande partie de la tradition classique, par exemple chez Heidegger, Merleau-Ponty, Levinas et Henry. L’icône brise l’objectivisme parce qu’elle renverse l’intentionnalité. L’objet devient sujet et le sujet est assujetti à une intentionnalité qui provient de l’autre côté. Le second chapitre sur Marion, « Saturation et déception », se concentre sur la notion de « phénomène saturé ». Elle tente d’en déchiffrer les tenants et les aboutissants à partir d’une relecture des Recherches logiques de Husserl. Nous soutiendrons principalement que la révision de Husserl à laquelle se livre Marion ne doit pas être comprise comme une réfutation mais plutôt comme un élargissement de son projet phénoménologique. En d’autres mots, puisque Marion a besoin de Husserl et de la thèse de l’intentionnalité pour développer sa propre pensée, le phénomène saturé doit en un sens réaffirmer, sous une forme certes modifiée, une structure déjà présente dans la phénoménologie du maître. Cela implique que l’on corrige la description marionienne du phénomène saturé et qu’on rende à Husserl ce qui lui appartient. Ainsi, l’étude tente de montrer comment l’idée 10 Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, p. 9. 18 husserlienne de « déception » (Enttäuschung) est à même d’élucider le phénomène saturé et d’en donner une autre interprétation. Enfin, dans un dernier moment, nous revenons sur la pensée marionienne de l’icône. Lorsque Marion dit que l’icône provoque une vision au lieu d’en être le résultat, la direction de l’intentionnalité s’en trouve radicalement changée. Je suis l’objet d’un voir, et non plus celui qui regarde. Dans le dernier chapitre, qui est davantage une ouverture qu’une conclusion, nous réfléchissons à partir de cette idée cruciale, d’abord en nous penchant sur ce que l’on pourrait appeler une « icône humaniste », œuvre de Dürer ; ensuite en formulant quelques suggestions sur la possibilité d’une « phénoménologie de l’icône » qui nous ramène à la question du Dieu invisible et nous permette de la comprendre encore différemment.