Le langage Introduction aux problèm es philosophiques du langage : la triplicité du langage 1 Laurent Cournarie Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Il faut parler pour comprendre la parole, écrire pour expliquer l'écriture. Le langage est requis pour entendre le langage : le dire est la condition du dit, mais le dire prend toujours la forme d’un dit. Certes la pensée se saisit du langage pour penser - penser l'être (ontologie) et penser la pensée ou penser les conditions de la pensée comme conditions de la pensée de l'être (logique) -, mais c'est dans et par le langage que la pensée s'y emploie : le langage paraît n’être qu’un instrument pour la pensée, mais la pensée ne peut se délester du langage qui de ce fait apparaît comme plus qu’un instrument. Le langage porte au-delà de lui-même, mais jamais sans lui. Voilà le paradoxe initial et peut-être ultime. D’un côté le langage vise ce qui n’est pas lui (le langage dit les choses : les décrit, les raconte, les classe… : l’opposition entre signum et res paraît bien fondée), mais ce qui est visé n’est pensable et connaissable que par le langage : ce qui ne se laisse pas dire ne se laisse pas penser et connaître. Aussi la philosophie a-t-elle pu être tentée par deux options pour dénouer la tension immanente du langage : soit tenter de s’affranchir de ses bases linguistiques en développant une théorie intuitionniste de la vérité, dénonçant le sortilège des mots, faisant l’éloge de la pureté des idées – ici la philosophie consiste dans la science et la science dans l’autonomie de la pensée par rapport au langage, ce qui nourrit le projet récurrent d’une langue logique de la pensée dans l’histoire 1 Introduction à un cours professé en khâgne sur le langage. © Philopsis – Laurent Cournarie 1 de la philosophie (de Leibniz à Frege) ; soit au contraire accuser la dépendance et l’implication linguistiques de la pensée : la philosophie consiste alors à se déprendre de la croyance qu’elle est autre chose qu’une analyse du langage (Wittgenstein). Plus radicalement, le langage emporte avec lui ce qu’on peut appeler « l’unité trinitaire » (Hoffmann, cité par B. Cassin, Parménide Sur la nature ou sur l’étant – La langue de l’être ? p. 156) : langage-pensée-être. D’une certaine façon, Parménide 2 a fixé pour toute la tradition ultérieure le 2 Sans doute la référence à Héraclite pourrait paraître s’imposer davantage quand en philosophie on s’intéresse au langage. Il fournit sur le langage sans doute à la réflexion philosophique l’un de ses thèmes les plus riches et les plus profond, celui du Logos. On peut retenir un schéma d’analyse proposé par Karl Otto Apel dans son Idée du langage dans la tradition de l’humanisme de Dante à Vico (1980), d’une quadruple racine de la philosophie occidentale du langage : mystique du Logos (verbe créateur), exigence d’une critique du langage (issue du nominalisme cf. Ockham), réhabilitation humaniste du langage (inaugurée par Dante et parachevée par Vico, mais prolongeant l’ancienne rhétorique), idéal d’une mathesis universalis. 1. La mystique du Verbe désigne ce courant de pensée qui considère que le langage humain n’est compréhensible qu’à la lumière du mystère du Verbe divin. Ou encore la signification dont le langage est le lieu et l’opération est un mystère que seul le mystère divin permet d’approcher. C’est en quelque sorte par participation au verbe divin que la pensée est signifiante à travers le langage. La signification est à problématiser par rapport à l’hypothèse (si décriée dans la philosophie contemporaine) d’un verbe intérieur (verbum mentis), de l’intimité de la pensée et du sens par analogie (identité dans la différence) du Verbe (Fils) par rapport au Père. Ce n’est pas en se plaçant au plan de l’approche grammaticale et linguistique que le langage se laisse saisir, mais en s’élevant à une théorie du verbe intérieur qui est le foyer primordial où se réalise la puissance expressive immanente au langage, antérieurement au plan de la langue, et dont on peut dire qu’il est à l’image du verbe divin. Voici ce qu’écrit par exemple saint Augustin, en commentant dans le De Trinitate (37, 4) la parole du Christ : « Vous ne me connaissez pas, et pas davantage mon Père. Si vous me connaissiez, peut-être connaîtriez-vous aussi mon Père » : « Vous avez déjà, autant que je puisse savoir, compris quelle intention a été mis dans ce "peut-être" : c'est pour que nul peseur de mots et examinateur de syllabes, se targuant de savoir parler latin, réprouve la parole que le Verbe de Dieu a prononcée ; et réprouvant le Verbe de Dieu, loin de parler lui-même, ne demeure muet. Qui en effet parle comme parle le Verbe qui au principe, était chez Dieu ? Ne regarde pas ces mots et ne mesure point ces mots familiers le Verbe de Dieu. Tu entends le Verbe et tu fais le dédaigneux. Entends Dieu et crains: au principe était le Verbe. Même chez toi, ô homme, lorsque le verbe est dans ton cœur, c'est bien autre chose qu'un son ; mais le verbe qui est à même toi-même, lorsqu'il faut qu'il passe à moi, demande un son comme véhicule. Il assume donc ce son, s'installe de quelque façon dans ce véhicule, traverse l'air, vient à moi, mais ne prend pas congé de toi. Le son, lui, pour venir à moi, s'en est allé de toi et, arrivé à moi, ne continue pas d'être. Mais ce verbe qui était dans ton cœur, a-t-il péri, une fois péri le son ? Ce que tu pensais, tu l'as dit ; et tu as fait résonner des syllabes pour que parvienne à moi ce qui demeurait caché en toi. Le son des syllabes a conduit ta pensée jusqu'à mon oreille. Par la voie de mon oreille ta pensée est descendue dans mon cœur : le son qui faisait office d'intermédiaire a traversé en volant 1'intervalle. Ce verbe qui a assumé le son avant que tu le fasses résonner, il était en toi, et puisque tu as fait résonner le son, il est en moi, mais ne t'a pas quitté ! Prends bien garde à cela, qui que tu sois, ô examinateur des sons. Tu te fais dédaigneux du Verbe de Dieu, toi qui ne comprends rien au verbe de l'homme ». Dans cette tradition de la Mystique du Verbe, on, peut citer, outre saint Augustin, Maître Eckhart (« Toutes les paroles tiennent leur puissance de la première Parole » (Sermon 18), ou Nicolas De Cuse (« le Père ou le géniteur du verbe qui est – pour ainsi dire – ce qui dans toute parole est parlé et qui de même est signifié dans tout signe » (De filiatione Dei). 2. L’humanisme qu’on peut nommer herméneutique aborde le langage comme puissance humaine indissociable de son contexte pratique et culturel : d’une part le langage signifie parce qu’il est le lieu du travail infini d’interprétation des phrases par les phrases, des textes par les textes… D’autre part le langage ne s’épuise pas dans sa visée cognitive ou représentative. De ce point de vue, l’humanisme herméneutique procède de l’ancienne © Philopsis – Laurent Cournarie 2 rhétorique et du partage issu d’Aristote là encore, entre les domaine de la philosophie et de la rhétorique : le langage est étudié soit selon la relation du locuteur et du destinataire, qui relève de la poétique et de la rhétorique, soit selon la relation logos/état de choses, c’est-à-dire l’argumentation en vue de la connaissance qui relève de la compétence philosophique persuader ou décrire : le discours centré sur l’auditeur pour lui signifier ou le persuader de quelque chose (poétique/rhétorique), et le discours qui a pour fonction de dire le vrai et de réfuter le faux (logos apophantikos). La signification est alors partagée entre le sens vraisemblable et même fictif, et le sens vrai. Cette répartition des technai logikai, devenue classique avec Théophraste, est formulée par Aristote dans le chapitre 4 du traité De l’interprétation. Aristote marque bien l’écart entre la signification et la proposition, ou entre le discours signifiant et le discours susceptible d’être vrai ou faux : c’est-à-dire le discours signifiant en soi et le discours sortant de lui-même, « de la simple visée signifiante, pour tenter de ressaisir les choses elles-mêmes dans leur liaison réciproque et par là dans leur existence » comme l’écrit Aubenque (Le problème de l’être, p. 111). - Le nominalisme entend dissocier autant que possible l’ordre du langage de celui de la connaissance des choses. Il est une tentative pour résoudre certaines difficultés de la logique et de l’ontologie aristotéliciennes sur le statut ontologique des entités conceptuelles, c’est-à-dire en même temps sur le problème du statut de l’individuel. C’est ces problèmes que traite le néoplatonicien Porphyre, philosophe grec du IIIè s. (234-v. 305) de l'école d'Alexandrie et disciple de Plotin. Porphyre est l’auteur de l’Isagoge, qui est une Introduction aux Catégories d’Aristote. Son traducteur français Tricot écrit : « L'Isagoge a pour objet l'étude des quinque voces, les cinq voix ou dénominations : le genre, l'espèce, la différence, le propre et l'accident », qui jouent un si grand rôle dans l’aristotélisme et qui sont nécessaires dans les définitions ou dans les démonstrations (« [...] parmi les attributs, les uns ne se disent que d'un seul être, comme le sont les individus, par exemple Socrate, cet homme-ci, cette chose-ci [...] Le genre, c'est, par exemple, l'animal ; l'espèce, l'homme ; la différence, le raisonnable ; le propre, la faculté de rire ; l'accident, le blanc, le noir, le s'asseoir. [...] Conclusion : être affirmé d'une pluralité de termes, c'est ce qui distingue le genre des prédicats individuels qui sont attribués à un seul individu [...] ») - « Tout d’abord, en ce qui concerne les genres et les espèces, la question de savoir si ce sont des réalités subsistantes en elles-mêmes, ou seulement de simples conceptions de l’esprit, et, en admettant que ce soient des réalités substantielles, s’ils sont corporels ou incorporels, si enfin ils sont séparés ou s’ils ne subsistent que dans les choses sensibles et d’après elles, j’éviterai d’en parler : c’est là un problème très profond, et qui exige une recherche toute différente et plus étendue » (Isagogè, p. 11-12). Que désignent précisément les termes qui expriment les concepts les plus généraux pour analyser le réel ? Ce débat connu sous le titre de « Querelle des universaux » va dominer la pensée médiévale opposant - les réalistes (Le genre et les espèces existent en eux-mêmes, au-dessus et en dehors des individus : c'est la thèse platonicienne), - les nominalistes (qui se rattachent à Antisthène : « Je vois un cheval, je ne vois pas la “ caballéité ”» ; Cf. Ammonius (philosophe d’Alexandrie du IIIè s.) ; ici les « dénominations » ne sont que des nominations, les idées exprimées par les noms n’ont aucune existence indépendante (réduction des idées aux mots) - les conceptualistes (qui représentent une position intermédiaire entre le réalisme et le nominalisme : les idées ont une réalité (l’idée n’est pas le mot qui l’exprime) sans avoir de réalité substantielle indépendamment de la réalité sensible (les idées sont des réalités abstraites des réalités sensibles : Aristote, Saint-Thomas ou Leibniz sont conceptualistes en ce sens (conceptualisme ontologique)). L’Isagogè, si anodin que puisse apparaître ce texte, a servi de point de départ aux plus imposantes constructions métaphysiques qui, de Boèce à la Renaissance, ont passionné les plus puissants esprits. 3. La mathesis universalis envisage le langage dans la perspective d’une instrumentalisation logico-mathématique : la signification est-elle autre chose que la réduction d’un énoncé aux conditions de sa validité et de son calcul logiques ? Le XXè siècle voit ces approches se rejoindre : le nominalisme tend à fusionner avec la mathesis universalis (paradigme technico-scientifique : cf. Wittgenstein I, Russell, Cercle de Vienne) ; la tradition humaniste et herméneutique rejoint la mystique du Verbe pour donner naissance au paradigme transcendantal-herméneutique. Une ligne de clivage apparaît dans la pensée contemporaine entre ces deux paradigmes : l’un fait du langage le lieu d’une résistance à la pensée calculatrice, à la raison formelle et à la domination scientifique du © Philopsis – Laurent Cournarie 3 monde et cherche dans la poésie ou dans le symbole (ce qui donne infiniment à penser) l’essence du langage ; l’autre tente de réduire le langage au calcul, mécanise le langage, l’automatise. Aussi peut-on se proposer comme un modèle heuristique le schéma suivant : Paradigme transcendantal-herméneutique Mystique du verbe —————————————— herméneutique Nominalisme Paradigme technico-scientifique —————————————— mathesis universalis On voit bien la ligne de partage qui divise la pensée contemporaine : - soit le langage contient une réserve de sens irréductible au calcul logique, à l’automatisation de la pensée par la machine, le langage est en lui-même ce pouvoir qui résiste à la puissance de la raison formelle et technique et c’est pourquoi il doit être en quelque sorte protégé, sauvegardé, parce que dans cette sauvegarde il y va d’un visage de l’humanité ou même d’une compréhension authentique de l’essence de l’homme et de l’être : autrement dit, l’homme n’est pas la mesure du langage, mais le langage la mesure de l’essence de l’homme. Ainsi chez Heidegger : «La logistique passe actuellement en nombre d’endroits, avant tout dans les pays anglo-saxons, pour la seule forme possible de philosophie stricte, parce que ses résultats et ses méthodes sont d’un rapport sûr et immédiat pour la construction du monde technique.» (Qu’appelle-t-on penser?, p. 34). Heidegger entend dénoncer les méfaits et les effets pervers de la «raison calculatrice» (rechnendes Denken). « Il faut renoncer à la pensée par relations calculables, sous peine de ne pas voir les phénomènes » (Zollikoner Seminare, Frankfurt, 1988) Ce qui commande cette condamnation c’est une conception particulière du langage naturel, de la parole : «La parole n’est pas une relation ; la parole découvre, dévoile » (ibid. p. 232) Le progrès de la logique, c’est-à-dire la soumission de plus en plus grande de la pensée à des relations calculables, et la domination technique du monde qui manifeste une volonté de puissante toujours croissante, sont les deux aspects d’une même évolution et d’un même aveuglement. « La pensée moderne perd de plus en plus la vue et elle devient un calculer qui ne voit rien, un calculer dont la seule chance est de pouvoir compter sur l’esbroufe ainsi que, le cas échéant, sur le sensationnel. Mais heureusement il reste encore quelques-uns qui sont capables d’éprouver que le penser n’est pas un calculer, mais un rendre grâce (Andeneken), pour autant que la pensée est débitrice, c’est-à-dire qu’elle est exposée dans son accueil à l’interpellation de l’Ouvert : l’Etant est et non Rien. Dans le “est” le langage tacite de l’être interpelle l’homme, dont le privilège en même temps que la menace consiste à être ouvert de multiples manières à l’étant en tant qu’étant » (ibid. p. 96) ; - soit le langage est un instrument (celui-là même que dénonce le paradigme transcendantal-herméneutique) que la pensée soumet à ses procédures pour maîtriser le réel et que, à cette fin, la pensée est tentée de parfaire, de formaliser, de simplifier pour un calcul toujours plus efficace (l’algèbre de Boole). Or, pour revenir au début de cette parenthèse, la philosophie d’Héraclite manifestement peut être rattachée à la première racine (mystique du Verbe (et ce d’autant plus que les pères de l’église, notamment Clément d’Alexandrie, ont souvent eu recours à la pensée héraclitéenne, opérant une synthèse entre le Logos johannique et le Logos héraclitéen). Le langage advient à l’homme mais n’est pas une puissance humaine : le langage c’est le verbe humain mais le verbe humain est une participation au verbe divin ou au Logos. Il n’est envisagé que par analogie avec le Verbe divin (le Logos de Dieu ou le Logos comme dieu même immanent au monde). On peut citer le célèbre fragment 50 d’Héraclite : « Ouk emou, alla tou logou akousantas omologein sofon estin en panta einai ». Ce qu’on peut traduire : « il est sage pour ceux qui ont écouté non moi mais le logos de convenir que tout est un ». La sagesse consiste à écouter non pas l’homme, ou le penseur, mais le logos. Pour Heidegger par exemple cela signifie clairement que le logos ne signifie pas le discours (produit par la raison humaine). S’il doit être écouté plutôt qu’entendu, s’il exige une écoute attentive et recueillie – Heidegger exploite la différence entre das Hören (percevoir avec l’oreille) et das Horchen (être à l’écoute), c’est bien qu’il faut se détourner du discours des hommes. Mais que dit cette parole fondamentale ? Ceci : « tout est un ». Il faut comprendre ici que « tout est un » n’est pas l’énoncé du logos, mais lui-même en tant qu’il déploie sa © Philopsis – Laurent Cournarie 4 programme de la philosophie : dire l'être et ainsi seulement pouvoir dire la vérité : dire l’être c’est dévoiler la vérité, dire la vérité c’est dévoiler l’être (alèthéia). Mais cette équivalence de l’être et de la vérité est subordonnée à une condition logique : l’impossibilité de penser que l’être n’est pas ou que le non être est (principe de non contradiction et principe du tiers exclu : ou l’être ou le non-être). Autrement dit, il faut faire correspondre à l’équivalence entre l’être et la vérité, l’équivalence entre l’être et la pensée : être et penser sont le même si penser l’être c’est penser le vrai et inversement (penser le non-être ou le faux c’est la même chose). Ici nous retenons une interprétation scolaire de Parménide. Mais pour penser l’identité de l’être, de la pensée et de la vérité, il faut la dire. La médiation du discours est irréductible. Pour penser la pensée comme identique à l’être, c’est-à-dire pour penser la vérité, le langage est nécessaire. Or d’un côté pour Parménide dire et penser sont équivalents : c’est sur le discours que la pensée saisit réflexivement l’impossibilité logique de penser l’existence du non-être (et la non existence de l’être). Mais d’un autre côté, le langage s’autonomise par rapport à la pensée : il y a une épaisseur ou une réalité du langage qui résiste à son identité avec la pensée (logique). Le dire identique au penser se découvre à travers le discours. En l’occurrence la médiation linguistique prend la forme du poème. La pensée ne peut réaliser son essence (saisir la vérité) qu’en s’universalisant par la visée de l’être. Cette universalité de la pensée (de l’être) n’est possible que par la médiation universelle du langage (dire l’être). Mais il se trouve que l’universalité du langage se donne immédiatement dans une forme particulière : une langue (ici la langue grecque), un état de la langue (le grec archaïque), un mode de discours (le poème). Ainsi le paradoxe de la circularité de la pensée et du langage se redouble : non seulement comme dit Gilson, « on ne peut pas sortir du langage pour le regarder du dehors parce qu’on ne peut se le représenter sans en parler » (Linguistique et philosophie, p. 40) : le langage n’est objet de pensée et de connaissance que par le langage (le langage comme acte précède et rend possible le langage-objet), et même plus généralement la pensée même semble universellement conditionnée par le langage de telle sorte qu’on peut se demander si la pensée est possible sans langage et si les limites du pensable ne sont pas les limites du dicible ; mais en outre, l’universelle médiation du langage (médiation entre la pensée et l’être, médiation avec lui-même) n’est effective que par la médiation particulière d’une langue, d’un type de discours, d’une forme d’énoncé. Donc non seulement on ne sort pas du langage (même pour penser l’être comme objet du langage ou le langage comme objet), mais on y entre toujours par la particularité d’une langue ou d’un mode d’expression. Le langage est toujours déjà là (universalité de la médiation) mais donné toujours déjà dans vérité. Le logos ne dit pas que tout est un, mais il est lui-même l’acte de réunir en lui toute chose. Ce que dit le logos c’est l’essence déployée du logos qui signifie le recueillement, la pose recueillante. Ce que dit donc le logos dans le fragment d’Héraclite, c’est le concept prémétaphysique du logos. Le logos c’est le dévoilement de l’être lui-même, la vérité de l’être. Le fragment d’Héraclite est une parole de l’origine, où l’essence du logos se dit dans la lumière de l’être © Philopsis – Laurent Cournarie 5 une forme particulière (particularité de la médiation). Pour penser le langage il faut encore en parler : mais parler du langage, ce n’est pas parler le langage mais dans une certaine langue. La médiation langage/pensée ou langage/être est immédiatement médiation langage/langue. On repère facilement cette intimité du langage à la pensée, cette implication ontologique du langage dans le Poème. Il est composé de trois parties : un prologue (32 vers), la partie centrale qui contient le discours digne de foi et l’ontologie de Parménide (ce que l’abondance du lexique ontologique permet de vérifier), une dernière partie, la plus tronquée qui développe le discours de l’opinion (doxa), composé de 11 fragments qui enseignent pour l’essentiel les rudiments d’une cosmologie et d’une cosmogonie. Le langage est ici impliqué trois fois : par le récit du discours de la déesse, en tant que discours vrai, comme discours faux de l’opinion. Essayons de reprendre ces trois niveaux de compréhension et d’instance du langage. Le prologue est un récit de voyage et une prise de parole de la déesse. Comment interpréter le langage du prologue ? On peut y voir une fiction littéraire, une allégorie de style tout à fait conventionnel (le discours philosophique se place sous l’autorité et l’inspiration de la parole divine). Cette interprétation conforte notre hypothèse : il n’y a pas de discours qui ne soit pas déterminé et particularisé linguistiquement : le discours est toujours modalisé. Ici le langage obéit à une convention rhétorique ou poétique (le prologue). Cette clause vaut comme une restriction de l’ambition du discours philosophique qui a tendance à oublier son inscription dans la langue. En même temps, ce récit de voyage témoigne d’une expérience (initiatique pour certains, de type charismatique, cf. Mircéa Eliade) : comme si la révélation de la vérité telle un mystère devait être préparée par une parole ésotérique : ici le langage n’est pas d’emblée déclaratif, ce qui induirait une effraction, une violence de la vérité, mais ménage les conditions de sa révélation. La vérité ne se laisse pas dire directement. De fait le récit de la déesse raconte un cheminement, une expérience originale. La métaphore du chemin et du voyage symbolise le temps vécu et intérieur de l’expérience de la vérité. Ainsi le langage dit sans dire, c’est-à-dire dit indirectement de manière symbolique. C’est la deuxième interprétation possible : la singularité de l’expérience spirituelle décrite ne peut pas être exprimée autrement que sur le mode narratif et symbolique du prologue : le symbole donne à penser ce qui ne se laisse pas exprimer autrement par un langage plus direct. Le prologue est bien le récit d’une expérience (passage des ténèbres de l’opinion des mortels à la clarté de la vérité, du nocturne au diurne cf. les « filles du soleil »…), et peut-être d’une expérience qui demande à être répétée pour que l’esprit s’approprie la vérité, mais cette expérience ne peut être rendue qu’à travers un langage symbolique dont le sens n’est pas obvie. Mais en même temps, cette expérience se réfléchit et se présente en quête de son propre logos : la dimension spirituelle et l’ambiance religieuse du prologue s’ouvre à la dimension rationnelle que développe le second moment du Poème (ou son cœur, le fgt VIII) : la partie ontologique montre que la découverte parménidienne n’est pas une heureuse trouvaille, mais qu’elle est construite et que cette construction est celle du discours conceptuel de l’être. Le langage est convoqué autrement mais plus © Philopsis – Laurent Cournarie 6 essentiellement encore. D’un côté, il apparaît que la pensée utilise spontanément le signifiant « être » et son lexique : la notion d’être circule depuis toujours dans la langue. Mais ce langage n’est plus de mise, dès lors que la pensée s’ouvre (sous la conduite de la déesse) à l’exigence de la vérité. Les indices textuels abondent. Le Poème décline toute la sémantique du langage, notamment à travers tous les verbes signifiant le fait de dire : ereô (énoncer, fixer) phatizô (déclarer solennellement), legein, phrazesthai (indiquer, faire connaître, exposer), et du côté des substantifs muthos (employé deux fois, par la déesse à l’égard du discours qu’elle s’apprête à tenir, et comme la manière dont elle désigne le « est » comme unique voie de la vérité), logos (qui n’est donc pas opposé ici à muthos), anômimon (innommable) associé à anotéon (impensable). Manifestement deux vocabulaires différenciés se partagent le Poème : un vocabulaire qui désigne le discours vrai (legô, ereô, phatizô…) situé du côté de la vérité – ici la discursivité du parcours, en affinité avec la voie de l’être : la voie de l’être peut être parcourue pour autant que le parcours prend la forme du discours ; un vocabulaire qui se tient du côté de la doxa (onomazein, onoma…) dont la fausseté se marque à son impuissance discursive à mener quelque part (la métaphore de l’errance). Cette affinité du langage et de l’être culmine aux fgt VI-VIII. Littéralement le fgt VI dit, selon la traduction de Barbara Cassin : « Voici ce qu’il est besoin de dire et penser : est en étant, car est être. Mais rien n’est pas : c’est ainsi que je pousse à t’exprimer ». L’unique chemin qui peut se dire est la vérité que le discours ouvre. Il s’énonce simplement : « est ». Le héros de tout le récit (muthos) est le verbe « être » à la troisième personne du singulier au présent de l’indicatif. Pourquoi ce verbe ? En quoi cette forme verbale s’impose-t-elle au langage ? Quel est le primat de ce verbe dans le langage ? On retrouvera ces questions plus loin sous une autre forme : l’être est-il dans le langage la source du sens ou bien le privilège de « être » n’est-il qu’un particularisme de la langue grecque ?3 Tout verbe possède une fonction « cohésitive ». Il permet de structurer les éléments de l’énoncé (« Socrate boit la ciguë ». Or « est » (le verbe « être ») possède cette fonction éminemment : d’une part il la possède à titre de copule : S est S (« Socrate est Socrate »), S est P (« Socrate est mortel ») ; mais d’autre part il possède cette fonction une seconde fois (c’est là l’éminence) puisque comme le suggèrera Aristote4, la liaison copulative peut se substituer à toute autre liaison : Socrate boit la cigüe peut s’exprimer : « Socrate est buvant-la-cigüe ». Tout verbe possède aussi une fonction assertive qui, selon Benveniste dote l’énoncé d’un « prédicat de réalité ». Enoncer : « Socrate marche » c’est ajouter implicitement que cela est : dire « Socrate marche » c’est « dire que » Socrate marche. Un « cela est » accompagne tout verbe comme le « je pense » toutes les représentations selon Kant. Or à nouveau, le verbe « être » possède éminemment cette fonction assertive : « S est P » redouble l’assertion. Le « est » affirme l’affirmation, c’est-à-dire la force assertive du Cf. Barbara Cassin, Sur la nature ou sur l’étant, Points Seuil, p. 24. Tout verbe peut se décomposer en une copule et un participe présent : « il n’y a aucune différence entre … l’homme est se promenant ou coupant et l’homme se promène ou coupe » (Métaphysique D, 1017a 27-29). 3 4 © Philopsis – Laurent Cournarie 7 verbe. Il devient l’équivalent universel de toute affirmation. Cette fonction supplémentaire (dite « usage véritatif ») signale ou exprime la propriété générale du langage de prétendre au-dehors de lui-même : le verbe « être » accomplit « la vection ontologique du langage » (B. Cassin, p. 26). Enfin, du point de vue sémantique cette fois, le verbe « être » possède un sens existentiel qui lui est propre, quand il est employé seul avec le sujet (« Socrate est » = existe) – sens que, d’après Heidegger, les trois racines indo-européennes et germaniques dans les flexions du verbe attestent : es, en sanscrit asus, la vie, le vivant (qui donne esti, est, ist) ; bhû, bheu, croître, s’épanouir, apparaître (comme dans phusis, et même phainesthai, qui donne fui, il fut, bin) ; enfin wes, sanscrit wasami, habiter, demeurer, rester (comme astu, la ville, et Vesta, vestibule qui donne war, wesen ou was et were) : vivre, croitre, demeurer se nivellent dans le sens existentiel (cf. Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 80sq) 5 . Ainsi le verbe « être » en conjoignant le sens existentiel, la fonction de copule, la fonction assertive, devient une sorte de « fait de langue total » (Cassin). L’être n’est pas un mot du langage (un verbe parmi les verbes, parmi les mots), mais le langage même dans son opération originaire, dans son affirmation la plus haute : le verbe « être » n’est pas tout le langage mais le langage en acte, ce sans quoi le langage ne déploierait pas ses possibilités. Enfin, toute la suite du poème est la construction par le récit (muthos) du sens de « est ». Il s’agit d’attribuer un sujet à « est », ce qui passe par plusieurs étapes : l’apparition du participe présent (eon) sans article (c’est en étant que est), qui forme intermédiaire entre le sens verbal et le sens nominal. Le redoublement du verbe être à la troisième personne et à l’indicatif présent par le participe présent sans article (« étant » est évidemment un événement du discours c’est-à-dire aussi bien un progrès dans le récit et dans la compréhension de la parole de la déesse. Ce redoublement donne lieu à des constructions différentes, donc à des traductions différentes : Il faut dire et penser ce qui est (eon est COD de legein et noein)/ Il faut dire et penser que ce qui est est (eon sujet de emmenai)/ Il faut dire et penser qu’est en étant/Il faut dire et penser l’être de l’étant… Puis vient la substantification ou substantivation du participe présent grâce à l’article : to eon, l’étant qui émerge comme le héros véritable du Poème : « c’est la même chose penser et la pensée que « est », car sans l’étant dans lequel « est » se trouve formulé, tu ne trouveras pas le penser » (VIII, 34-36) On a cheminé du plus verbal (le plus conjugué/esti) ou plus nominal ou nominalisable/to on). Cette progression est le résultat d’un processus de détermination, qui radicalise le travail de réflexivité ou de rationalité du discours sur lui-même, et qui se présente en même temps comme le moment où le « est » subit la plus grande contrainte. Sans l’étant, « est » ni n’existe, ni n’est dicible ou pensable (être=penser=dire sous la condition de l’étant). Mais pour être (et contenir en Les principaux textes heideggériens qui méditent le Poème de Parménide, lui-même ramené aux fragments 3, 6 (vers 1) et 8 (vers 34-41) sont : Introduction à la métaphysique, Identité et différence (Questions I), Qu’appelle-t-on penser ? (seconde partie) et l’article « Moira ». Cf. Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine, p. 101. 5 © Philopsis – Laurent Cournarie 8 lui l’identité de dire et penser), l’étant doit remplir certaines conditions « ontologiques » que le discours découvre par l’analyse logique des prédicats nécessaires de son énonciation. Ici le récit recueille le fruit de l’effort de l’intelligence fidèle à la parole de vérité. Le chemin de la compréhension ontologique est libre. Sur ce chemin, il y a des « marques » ou des signes (sèmata), qui sont autant de balises sur un itinéraire (le chemin de l’être) et qui, d’une part paraissent s’enchaîner, même si la loi de leur enchaînement n’est pas explicitée ; d’autre part pour 4 d’entre eux sont privatifs : inengendré, impérissable, inébranlable, inachevable (comme si l’ontologie était promise à ne demeurer que négative). Le prédicat de l’éternel présent est sans doute particulièrement important étant donné le commentaire qui lui est consacré (« jamais il n’était ni ne sera, car il est au présent ») : de l’être on ne peut parler qu’au présent, de même qu’il ne se dit qu’impersonnellement à la troisième personne. Comme l’écrit Heidegger : « La forme verbale déterminée et particulière “est”, la troisième personne du singulier de l’indicatif présent, a ici un privilège. Nous ne comprenons pas l’être en ayant égard à “tu es”, “vous êtes”, “je suis”, ou “ils seraient”, qui tous pourtant constituent aussi, et au même titre que le “est”, des formes du verbe “être” » (Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 100). Les autres signes sont des indications positives : totalité (intégralité), unité, continuité (cohérence) esquissant cette fois non pas une ontologie négative mais ce qui sera dirigé contre l’ontologie par les néoplatoniciens, l’hénologie. L’image de la sphère est le signe terminal qui rassemble tous les autres. On observera pour finir que le divin n’est nulle part nommé dans cette partie du Poème. Donc Parménide noue pour toute l’histoire de la philosophie la relation entre l’être, la pensée et le langage et par là révèle l’implication ontologique du langage comme le principe de sa rectitude et de la vérité : les limites du pensable et les limites du dicibles sont les mêmes. Du non-être il n’y a rien à dire et rien à penser. L’être est ce qui est à penser et ce que seul peut dire le langage. Mais d’une part le langage ne cesse de dire le non-être, de déroger à sa rectitude (dire ce qui n’est pas). Le langage c’est aussi le discours de la doxa. Le langage est la voie de la vérité, mais la vérité n’est pas l’horizon nécessaire du langage. Le langage est le lieu du vrai et du faux. On ajoutera : le langage est le lieu du sens en tant que le sens transcende l’espace du vrai. Le sens vrai n’est pas tout le sens. Si le langage est l’origine du sens, il faut constamment rouvrir le langage à l’universalité du sens au-delà de la réduction de l’empire du sens à la province du vrai. D’autre part si dire, penser et être sont le même, si l’être représente le référent absolu de la pensée et le lieu de coïncidence avec la pensée, il risque de basculer dans l’ineffable (ne pas pouvoir dire ce qui est). Dès que le langage s’écarte de l’être pour dire quelque chose de plus articulé, il se retrouve dans l’illusion. Le langage n’est-il pas alors une parole absolument malheureuse écartelée entre l’unique parole de la vérité (l’être) et la nécessité de dire autre chose qui pourtant ne saurait prétendre à la vérité ? Autrement dit, plus généralement, l’être est-il l’objet du discours ou son effet ? Le langage est-il ordonné à l’être (le langage comme un fait de l’être ou un moment de l’être : l’être se dit par le langage, la parole est parole de l’être (logos) ou bien est-ce l’inverse : l’être est un effet du dire, un fait du © Philopsis – Laurent Cournarie 9 discours ? L’être est-il ce que le langage a à dire, au risque du discours tautologique, ou ce dont la pensée doit se déprendre en dénouant les fils du langage et de l’être, en dénonçant l’implication ontologique du langage comme une croyance, une source d’illusions ? Plus généralement encore, toute la métaphysique ne se déduit-elle pas du langage ? Est-elle autre chose qu’une croyance sur le langage lui-même ? Le langage porte en lui une métaphysique implicite, et la métaphysique n’aura été rien d’autre qu’une fétichisation et une rationalisation de cette pensée immédiate. Comment ne pas supposer que penser « est » c’est dire qu’il y a l’être, ou plutôt que dire « est » c’est penser qu’il y a l’être et que donc c’est en étant qu’est l’être ? N’est-ce pas le dire qui pose l’existence de l’être et oblige la pensée à en faire un concept ou une forme exemplaire ? Toute la métaphysique est un fait de langue, de grammaire, puisque la construction ontologique se poursuit en exploitant les possibilités de la langue : construction du participe présent sur le verbe, qui substantivé achève d’hypostasier la notion d’être et ainsi de faire croire qu’il est non seulement un objet de pensée, mais le plus haut objet de la pensée. De fait, Les formules de Parménide sont toutes étonnantes : « Le même est en effet penser et être » (III) « Il faut dire et penser : est en étant, car est être, mais rien n’est pas… » (VI) « C’est le même penser et la pensée que « est », car sans l’étant dans lequel « est » est formulé, tu ne trouveras pas le penser » (VIII) L’étonnement est multiple ici. Partout Parménide force à affirmer l’identité : penser et être sont le même, dire et penser sont si étroitement liés qu’ils passent pour indiscernables, penser est identique à la pensée qu’il y a l’être. Pourtant cette identité procède de la différence des termes : dire et penser, dire et être, penser et être. Même la notion d’identité (le même) est autre que les notions de dire, de penser, d’être. La langue impose le régime de la différence : différence sémantique entre les signifiés, différence morphologique entre les signifiants (noms, verbes, articles…), différence modale ou casuelle (nominatif, génitif…). Or ici on voit la langue en quelque sorte lutter contre elle-même, dire contre soi le primat de l’identité alors qu’elle se déploie comme différenciation. D’une certaine façon c’est ce qu’enseigne la linguistique qui distingue deux axes dans la langue : l’axe syntagmatique et l’axe paradigmatique. L’axe syntagmatique est horizontal : c’est l’axe sur lequel s’opère la combinaison des termes pour former les énoncés. L’axe paradigmatique est vertical : c’est sur lui que s’opère la sélection des termes © Philopsis – Laurent Cournarie 10 Axe S Le garçon Le chat prend prend prend mange la viande la viande la souris la viande Axe P Ce sera la définition la plus constante de la langue : un système de différences. Or l’exigence d’identité du discours ontologique manifestement contredit la loi de constitution ou loi structurelle de la langue. Mais cet effort peut se comprendre par la dimension d’originarité de cette pensée : le Poème de Parménide est une parole de l’origine, c’est-à-dire inversement origine du langage et langage de l’origine. Un trait significatif, relevé par Heidegger est l’ordre de priorité dans la nomination du legein sur le noein. Contre le sens commun, dire vient en premier : la pensée ne pense pas l’être puis l’énonce, mais c’est le contraire : l’être est dit et est pensé ensuite. Ou encore la pensée prolonge le langage, comme si la pensée était un pli du langage. Mais pour que le langage contienne la pensée comme son déploiement sans doute faut-il renoncer à traduire simplement legein par dire, ou comprendre non linguistiquement le fait de dire – comme le propose Heidegger en donnant une interprétation « phénoménologique » de legein : legein avant de signifier dire, veut dire « poser ». Le logos dit en posant devant soi, c’est-à-dire finalement en laissant être ce qui est pensé devant soi, en laissant paraître ce qui est ainsi posé. Et penser dans ces conditions consiste seulement à saisir ou appréhender (vor-nehmen) ce qui est laissé posé (Vorliegen-lassen) par le langage6. Mais la compréhension ici oblige à une surinterprétation et on peut se demander si cette surinterprétation n’est pas le signe d’une erreur de principe consistant pour la pensée à se laisser guider et régler par la langue. Pourquoi supposer que Parménide parle un langage plus originaire que la métaphysique ou que pour comprendre l’appel de ce qui est dit par Parménide il faut renoncer à le lire à partir de Platon et celui-ci à partir de la tradition métaphysique postérieure ? Qu’est-ce qui autorise à penser que « dire » chez Parménide veut dire autre chose que « dire », et que le détour par le vieil allemand favorise le retour aux sources du grec ? L’hypothèse classique qui voit la pensée parménidienne comme une pensée archaïque, insuffisamment déterminée, et dans sa postérité métaphysique, la construction d’une langue plus articulée et rigoureuse (Platon, Aristote) est6 Cf. Qu’appelle-t-on penser ? p. 192-198. Legein précède noein comme la condition le conditionné : quelque chose doit être apporté, posé devant soi pour pouvoir être saisi. Mais surtout le dire a déjà dépassé le penser « en tant qu’il assemble et garde comme rassemblé ce que le noein prend en garde » (p. 192). Mais plus fondamentalement encore, dire et penser ne sont pas successifs mais coordonnés, la subordination de l’un à l’autre procède de leur réciprocité : penser est le déploiement de dire qui est déjà un penser : dire est déjà penser, penser est encore dire (p. 193). © Philopsis – Laurent Cournarie 11 elle à invalider ? Le travail de définition des concepts qui accompagne l’histoire de la métaphysique ne manifeste-t-elle pas l’indépendance de la pensée par rapport au langage ? Si la pensée parménidienne (présocratique) est non conceptuelle (cf. Qu’appelle-t-on penser ? p. 196), faut-il y voir ce que la pensée métaphysique ne peut comprendre par elle-même (ce qui est inconnaissable pour la pensée moderne) ou un défaut de pensée (ce qui n’est pas encore assez déterminé) ? La réduction de la pensée au langage n’est-elle pas une compréhension immédiate de la pensée (le langage comme l’en soi de la pensée) ? Mais on peut aller plus loin dans la conquête de l’autonomie de la pensée, jusqu’au renversement. La métaphysique reste une position abstraite de la pensée par rapport au langage. Elle n’est qu’une rationalisation du langage. Aussi l’autonomie de la pensée, le concept ou la vérité de la pensée implique une rupture avec la métaphysique qui reste adhérente à l’immédiat du langage. Penser rigoureusement ou penser librement, c’est penser contre le langage. C’est pourquoi la pensée ne peut conquérir la vérité (la logique contre la métaphysique) ou la liberté (Nietzsche7) que par la déconstruction de la métaphysique du langage8. 7 « Notre plus vieux fonds métaphysique est celui dont nous nous débarrasserons en dernier lieu, à supposer que nous réussissions à nous en débarrasser – ce fonds qui s’est incorporé à la langue et aux catégories grammaticales et s’est rendu à ce point indispensable qu’ils semble que nous devrions cesser de penser, si nous renoncions à cette métaphysique. Les philosophes sont justement ceux qui se libèrent le plus difficilement de la croyance que les concepts fondamentaux et les catégories de la raison appartiennent par nature à l’empire des certitudes métaphysiques ; il croient toujours à la raison comme à un fragment du monde métaphysique lui-même, cette croyance arriérée reparaît toujours chez eux comme une régression toute-puissante » (fgt de 1886, La volonté de puissance I). Nietzsche explique notamment par cette croyance au langage la métaphysique moderne du « je pense » : « Pour ce qui en est de la superstition des logiciens, je veux souligner encore, sans me laisser décourager, un petit fait que ces esprits superstitieux n'avouent qu'à contre cœur. C'est, à savoir, qu'une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas lorsque c'est moi qui veux; de sorte que c'est une altération des faits de prétendre que le sujet moi est la condition de l'attribut " je pense ". Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l'antique et fameux moi, c'est une pure supposition, une affirmation peutêtre, mais ce n'est certainement pas une “certitude immédiate”. En fin de compte, c'est déjà trop s'avancer que de dire “quelque chose pense”, car voilà déjà l'interprétation d'un phénomène au lieu du phénomène lui-même. On conclut ici, selon les habitudes grammaticales : “Penser est une activité, il faut quelqu'un qui agisse, par conséquent…” Le vieil atomisme s'appuyait à peu près sur le même dispositif, pour joindre, à la force qui agit, cette parcelle de matière où réside la force, où celle-ci a son point de départ : l'atome. Les esprits plus rigoureux finirent par se tirer d'affaire sans ce “reste terrestre”, et peut-être s'habituera-t-on un jour, même parmi les logiciens, à se passer complètement de ce petit “quelque chose” (à quoi s'est réduit finalement le vénérable moi). » (Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal, § 17) 8 De fait les possibilités de métamorphose de la langue précèdent les possibilités de conceptualité de la pensée. On peut revenir sur les deux redoublements : de esti en infinitif (esti gar einai) et de esti en participe présent, et sur la fonction de l’article. La première duplication ouvre le sens modal de la possibilité (esti + infinitif = il est possible de/il est possible d’être). Mais « esti » peut vouloir dire : « il y a » (Es gibt): « en effet il y a (l’)être ». Dans cette duplication, encore nul sujet dont la place est laissée en creux comme un développement du verbe. L’infinitif redouble en même temps la généralité du esti : là où l’indicatif indique, l’infinitif dépourvu de personne, de nombre (je, tu, il …) est sans modalités : il n’est soutenu par aucune « diathèse de l’âme » (l’impératif ordonne, l’optatif souhaite…), de sorte qu’on a pu se demander si l’infinitif est un verbe ou non. D’ailleurs il est courant de le substantiver au moyen de l’article de sorte qu’on peut définir l’infinitif comme « la forme nominale du verbe » (Robert), ce qui constitue une première étape entre verbe et © Philopsis – Laurent Cournarie 12 Ce geste a été, dans l’Antiquité, une génération après Parménide, déjà accompli par la sophistique. Gorgias, dans son traité Sur le non-étant ou sur la nature (exact contre-point au poème Sur la nature ou sur l’étant de Parménide) interprète le Poème non comme un monument de la pensée mais comme la preuve parmi d’autres du pouvoir du langage (Barbara Cassin, p. 67) : Gorgias disjoint être, pensée et langage, en établissant 1/ que l’être nom. La seconde étape est accomplie par le « participe » (metokhè) qui, comme le dit si bien son nom, participe de la propriété du verbe et de celle du nom. Comme l’infinitif il ne possède du verbe que le temps (présent, aoriste, futur, parfait), mais par rapport à lui il s’enrichit des caractéristiques du nom : le genre, le cas, le nombre et franchit la frontière entre le verbe et le nom. Heidegger écrit dans ce sens : « Tout participe est à double sens parce qu’il tient à la fois du verbe et du nom. Dans eon, nous trouvons l’acte d’être <einai> (sens verbal), mais aussi ce qui est <to eon> (sens nominal). C’est pourquoi eon est en quelque sorte le nom naturel du Pli de l’être et de l’étant ; et de même que ce pli est le Pli par excellence, eon est le participe par excellence » (« Moïra », in Essais et conférences, p. 289 note 3). Mais la substantialisation du « est » est atteinte avec la substantification du participe présent grâce à l’article <to eon>. A. Meillet dans son Aperçu d’une histoire de la langue grecque écrit : « Entre Homère et les textes postérieurs, une innovation est intervenue qui a changé le caractère de la langue : la création de l’article » (p. 192). Ce qui chez Homère va devenir l’article (ho, hê, to) a une valeur démonstrative. Cet usage de démonstratif donne à l’article des propriétés remarquables, comme de conserver son autonomie (il peut s’employer seul, avec une particule, renvoyer à un autre mot). Il n’est pas un accessoire du nom (comme en français) mais peut substantiver tout élément de phrase (mot invariable, infinitif) ou même une proposition : ici, c’est le participe présent. Il permet « au grec une sorte d’algèbre linguistique ». Par cette aura déictique, l’article qui ne peut être que défini (l’article indéfini en grec est une contradiction) désigne quelque chose qui est là, sinon pour le corps, du moins pour l’esprit : « to », ce/le confère présence et visibilité à ce qu’il désigne. Cette consistance explique que l’article puisse accompagner un nom propre (hô Sôkratès). To eon apparaît ainsi comme le nom propre de esti. Enfin, on ne saurait trop souligner le rapport étroit qui existe entre sujet grammatical et substantialité. La différence entre sujet et prédicat ne tient pas, comme pour nous, à l’ordre des mots (prédicat = position seconde d’attribut par rapport au sujet), mais à la présence de l’article. En thème : a est a se traduit en grec par « le a est a » de telle sorte qu’on sait toujours, quelque soit l’ordre, quel mot est sujet. C’est ce qui rend si difficile d’accorder l’article au non-être (to ge mê on, II, 7) qui constitue un véritable oxymore. Mais cette souplesse de la langue grecque se laisse interpréter de deux manières contradictoires, comme on l’a déjà dit. Soit la langue contient en puissance ce qui est à penser, dessinant dans ses articulations les concepts, ainsi les catégories de la pensée sont construites à partir des catégories de langue (le langage n’est pas la matière de la pensée mais le langage informe le travail de la pensée ; la pensée élabore sous la forme conceptuelle ce que le langage donne à penser). Soit la langue contient toutes les illusions de la pensée et les catégories de la pensée déduites des catégories du langage ne doivent pas être universalisées. C’est ici qu’on retrouve la médiation problématique de la langue. On est ici en présence d’une sorte d’antinomie. Ou bien les catégories de pensée sont prélevées sur les catégories du langage, de sorte que le langage possède une priorité logique et même ontologique sur la pensée : la pensée est une possibilité du langage, le langage dessine les conditions de possibilité de la pensée – mais dans ce rapport langage/pensée la médiation de la langue est oubliée ou négligée. Ou bien les catégories de pensée sont prélevées sur les catégories du langage, mais puisque le langage est immédiatement affecté par la particularité d’une langue, les catégories du langage sont contingentes et insignifiante, autrement dit dans ce rapport pensée/langue, c’est la médiation du langage qui n’est plus reconnue. Qu’est-ce donc le langage si on doit le distinguer de la pensée qu’il n’est pas et de la langue qu’il n’est pas non plus ? Si langage = langue, la pensée manque d’universalité ; si langage = pensée, le langage manque de réalité. © Philopsis – Laurent Cournarie 13 n’est pas, 2/ que si l’être existait, il ne serait pas pensé, 3/ que si l’être était appréhendé par la pensée, il serait informulable par le langage. Mais si l’être est un effet du discours que le discours ne peut d’ailleurs pas dire, du moins la cité est-elle un autre effet du langage. La sophistique suggère que la vérité du langage n’est pas de dire l’être qui est une fiction, de joindre le langage à l’être, mais de joindre par le langage l’homme avec l’autre homme. La vérité du langage est pragmatique et sociale, non ontologique et logique. La rhétorique affirme l’autonomie du langage qui trouve ses raisons dans l’impossibilité d’une ontologie. Si ni l’être ni le nonêtre ne sont, si l’être est impensable, indicible, il ne reste que le langage et une science du langage libérée de la science des choses, c’est-à-dire la rhétorique. Le pouvoir du langage prouve la vanité de l’ontologie : si l’ontologie conserve une signification, elle se reporte sur le langage. Encore le langage ne se laisse-t-il pas définir en termes d’être mais de pouvoir, d’action, d’effet : le langage impose une ontologie de la manière et de l’occasion (kairos) : est ce qu’il convient de dire à-propos. La rhétorique détourne l’ontologie de l’être au profit de ses occurrences dans le temps, en suivant le langage. Dès lors, si l’être n’est pas l’horizon du langage, si le pouvoir du langage n’est pas de dire l’être, ou si l’ontologie est l’illusion du langage sur son pouvoir, il faut assigner le langage a son lieu le plus propre : l’espace social, et chercher dans son pouvoir de persuasion son essence. L’essence du langage c’est sa puissance et sa puissance est dans son usage. Ainsi l’on dira que la cité est fille du langage : l’espace social est constitué et saturé par les actes du langage. L’échange des mots accompagne l’échange des choses et peut-être le précède. La société est un lieu d’échanges, et le langage est peut-être la médiation de cet espace économique. Encore le pouvoir des mots est-il suspect. Si le langage peut tout face à l’être qui n’est rien, il peut être défait par les choses elles-mêmes. C’est d’une certaine manière ce que disait Montaigne au chapitre 26 du 1er livre des Essais (« De l’institution des enfants »). En un sens le langage ne compte pas. Les mots ne sont rien, considérés par rapport aux choses. Le langage ce ne sont que des mots et les mots n’ont pas de poids. Ou plutôt il faut se méfier du langage qui exagère son importance. L’homme sensé se méfie du discoureur qui promet tout en langage sans garantir qu’il le fera ou sera capable de le faire. Montaigne rapporte le cas de deux architectes soumettant leur projet aux athéniens pour qu’ils choisissent entre eux : « Les Athéniens étaient de choisir de deux architectes à conduire une grande fabrique : Le premier, plus affété, se présenta avec un beau discours prémédité sur le sujet de cette besogne, et tirait le jugement du peuple à sa faveur. Mais l’autre en trois mots : Seigneurs Athéniens, ce que celui-ci a dit, je le ferai. […] Je veux que les choses surmontent, et qu’elles remplissent de façon l’imagination de celui qui écoute, qu’il n’aie aucune souvenance des mots. Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque … plutôt difficile qu’ennuyeux, éloigné d’affectation, déréglé, décousu et hardi… ». Le langage ne remplit jamais mieux sa fonction que quand il se fait oublier, ni ne produisant de fausses notions (l’être) ni ne s’admirant lui-même. Les signes ont pour intentionnalité de dire les choses, non de s’y substituer, de s’effacer pour © Philopsis – Laurent Cournarie 14 mieux les faire apparaître. Le pire est à redouter du langage qui engendre des fictions (le réalisme des concepts, à commencer par la substantialisation de l’être) ou qui « surmonte » l’esprit en emplissant l’imagination (le langage se prenant pour objet pour augmenter son effet) : alors le pire est à craindre : la métaphysique ou la rhétorique et la sophistique. Donc en un sens, le langage n’est rien ; en un autre, il est tout : il ne compte pas, et rien ne compte davantage que le langage. Quand le langage surmonte les choses, quand il prend l’avantage en imposant les signes sur les choses, il est tout et pourtant ne vaut rien. Le langage rend possible le mensonge ou étend infiniment sa possibilité sur le monde. Il dissimule le réel et permet la manipulation des esprits. Mais cet excès est la moitié du langage. Montaigne écrit encore : « En vérité, le mentir est un mauvais vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns les autres que par la parole » (Essais, I, IX) ; et encore : « si [le langage] nous trompe, il rompt tout notre commerce et dissout toutes les liaisons de notre police » (II, XVIII). Le langage trompe ou peut tromper et c’est là son abus. Mais son usage (us) est de lier les hommes, de constituer le lien par lequel les hommes se tiennent entre eux. Le lien de l’humanité, ou par lequel l’humanité advient et se maintient est invisible : il est fait des mots, de l’échange des signes. Le rapport à autrui est intrinsèquement linguistique. Le vrai pouvoir du langage donc n’est pas de dire l’être, de lier ou de délier l’être et la pensée (le logos vrai/l’opinion), mais de poser le rapport à autrui ou de le détruire. Comme l’écrit Jean-Claude Pariente dont on suit les analyses ici : « Secondaire dans le rapport aux choses, devant lesquelles il doit s’effacer, il reprend la première place dans le rapport aux autres : quoi que soit dont nous parlons, c’est toujours à autrui que nous en parlons, et aucun de ces deux rapports ne suffit, à lui seul, à constituer le langage, qui est donc condamné à boiter » (art. cit., p. 366). Le langage est un objet total, disions-nous en commençant, pars totalis. Montaigne aide à comprendre que la langage s’organise autour de trois pôles : le moi, le monde, les autres. Le langage dit quelque chose à quelqu’un. Ou plus exactement quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un. Si l’on considère le langage en tant qu’acte (langage = acte de langage) pour ne pas perdre une de ses dimensions, on y voit toujours à l’œuvre cette double polarisation sur l’objet du discours et sur l’interlocuteur. C’est ce qu’illustre l’exemple des architectes de Montaigne : ils sont en concurrence pour un projet architectural et dans cette situation le langage ne sert pas à décrire le temple ou le théâtre qu’ils proposent de construire, il est aussi le moyen de capter la faveur des Athéniens. Or si cette vérité est en quelque sorte toujours présente aux locuteurs en situation d’énonciation, si les sujets ont toujours conscience que le langage possède une dimension objective et une dimension intersubjective, s’il est facile de constater que le langage varie selon les contextes d’énonciation et selon les destinateurs du discours (on ne dit pas de la même manière la même chose à deux interlocuteurs différents), en revanche dans l’édification d’une science du langage, cette vérité n’a pas pu être constituée. Les acquis de la logique, de la rhétorique, de la linguistique ne convergent pas vers une science unifiée du langage mais privilégient plutôt certaines formes du langage. Ainsi sur cette totalité qu’est le langage, la pensée réflexive tend à prélever seulement un aspect et réduit © Philopsis – Laurent Cournarie 15 donc le tout à une de ses parties. En philosophie notamment, pour ne pas ajouter le cas de la linguistique, deux tendances sont récurrentes. Soit on rapporte le langage à sa fonction représentative (dire, représenter les choses par les signes) et la réflexion sur le langage prend la forme d’une théorie de la vérité et de la signification. On distingue dans le langage la pensée et son expression. La pensée, c’est la dimension nécessaire du langage qui consiste à représenter le monde (dire ce qui est comme cela est) : la pensée, c’est le sens (la signification) et ce sens est ordonné à la vérité puisqu’il ne peut représenter les choses qu’en les présentant conformément à ce qu’elles sont9. L’expression c’est la visée subjective, la traduction contingente de la pensée signifiante. Le même contenu de pensée que le discours doit représenter peut être exprimé de manière différente par des sujets différents. Soit au contraire, constatant que le langage ne se réduit pas à sa fonction représentative (logico-ontologique) mais qu’il sert à bien d’autres usages, qu’il fait sens au delà du sens vrai, on en vient à privilégier la relation du langage sur le destinataire et/ou sur le destinateur et à subordonner la question de la vérité à celle de l’usage de la langue. Le langage ne doit pas être envisagé à partir de sa visée cognitive et d’un idéal logique, mais observé dans la multiplicité de ses pratiques. Le rapport du langage au monde excède la conception représentationaliste du langage (développée par le positivisme logique). C’est le sens de l’adage wittgensteinien : regardez l’usage. Encore une fois méditons l’exemple de Montaigne. Les deux architectes parlent du temple ou du théâtre qui n’existe pas. Ce point doit attirer notre attention. Platon nous avertit dans le Sophiste (262e) : « Le discours est forcément, dès qu’il est, discours sur quelque chose ». Le discours des architectes porte sur des objets qui n’existent pas encore. C’est une situation somme toute très ordinaire : nous ne cessons de parler de ce que nous allons faire – au point peut-être de se persuader que 9 Dire que ce qui est est, ou dire que ce qui n’est pas n’est pas, c’est dire vrai ; au contraire dire que ce qui est n’est pas ou que ce qui n’est pas est, c’est dire faux. Ici deux points sont à noter : la vérité est en quelque sorte un événement du discours. La vérité est enchaînée au logos. Autrement dit, la vérité n’est pas la réalité mais le rapport linguistique à la réalité, quand ce rapport est un rapport d’adéquation ; la vérité est a) une relation, b) une relation de correspondance, c) qui prend la forme du discours. Mais il faut ajouter aussitôt, si l’on ne veut pas tomber dans des contradictions ou des apories, que le langage n’impose pas la vérité au réel, la vérité n’est pas produite par le langage, mais la norme du discours vrai reste la structure du réel. C’est ce que précise Aristote en Métaphysique thèta 10 : « Or la vérité ou la fausseté dépend, du côté des objets, de leur union ou de leur séparation, de sorte que être dans le vrai, c’est penser que ce qui est séparé est séparé, et que ce qui est uni est uni, et être dans le faux, c’est penser contrairement à la nature des objets. Quand donc y a-t-il ou n’y a-t-il pas ce qu’on appelle vrai ou faux ? Il faut, en effet, bien examiner ce que nous entendons par là. Ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous disons la vérité » (1051b2-9). Il faut donc articuler ensemble trois thèses : 1/ il n’y a pas de vérité en dehors du langage, mais 2/ la vérité impose au langage une restriction du discours (du logos au logos apophantikos qui obéit à la structure logique de la prédication ou au schéma de l’attribution : est vrai ce qui énoncé par le langage mais pas par n’importe quel type de discours ; mais pour être vrai, le discours doit être conforme à la réalité des choses et des relations entres les choses : la vérité du discours est fondée ontologiquement (ce que veut dire Aristote en disant que l’être se dit, en dehors des catégories et selon l’acte et la puissance, au sens du vrai et du faux). © Philopsis – Laurent Cournarie 16 l’action est déjà faite. Or il faut s’étonner de ce pouvoir : le langage est toujours visée d’objet, porte toujours sur un objet (le langage est discours sur ou de quelque chose). Mais l’objet peut être donné ou irréel. Ce pouvoir de se représenter l’irréel, de rendre ainsi possible l’imaginaire au-delà de l’image de la perception, est la possibilité la plus propre du langage : aucun sens aussi délié soit-il ne nous met en contact avec autre chose que du donné. Le discours a toujours un objet mais l’objet peut n’être que ce dont on parle : l’objet peut être ici l’objectivation du discours. Le discours s’il fait exister le non donné ou donne forme à l’irréel est sans critère extérieur pour évaluer les règles de son énonciation. C’est ici que la métaphysique fait toujours retour : il n’y a pas de discours sans objet puisque l’objet peut être intrinsèquement constitué par le discours. Le discours peut ainsi croire qu’il parle d’un objet en parlant de l’être : comment faire la différence entre un objet objectif et un objet fictif pour le discours ? C’est encore le discours qui cherche une règle en lui pour distinguer l’objectif et le fictif. Mais l’autre singularité du langage, c’est que le discours peut accomplir des actes qu’on ne peut analyser en disant qu’ils parlent de quelque chose. Ainsi si le premier architecte décrit le temple qu’il voudrait construite, utilisant toutes les ressources rhétoriques pour en donner l’image la plus séduisante, le second emporte le concours, non pas par une surenchère, ou par la promesse d’une construction plus rapide, mais par la promesse de faire ce que l’autre dit simplement. Il ne dit rien : il a laissé l’autre dire, et se contente par trois mots de transformer son concurrent en beau parleur, en bonimenteur, en orateur. Ainsi par une sorte de litote, il transforme l’image que le premier architecte avait tenté de donner de lui dans l’esprit des Athéniens. Il parie que ses auditeurs comprendront mieux ce qu’il veut dire s’il ne dit pas, s’il ne dit rien explicitement. Ici le langage n’a aucune visée descriptive, représentative, et de fait se trouve affranchi de toutes les difficultés ontologiques (métaphysiques) : il déploie un pouvoir de persuasion en marge du contenu propositionnel et met en scène les conditions extrêmement complexes de la production et de la réception du sens. Mais si le langage ne se réduit pas au langage propositionnel, s’il faut observer le fonctionnement du langage, alors cette fois c’est la possibilité d’une théorie unifiée du langage qui disparaît. L’impossibilité d’une théorie du langage, d’une unité des faits du langage est l’ultime preuve que l’on ne sort jamais du langage. Il y a plusieurs manières de parler du langage, plusieurs approches du langage, plusieurs approches scientifiques du langage. Cette multiplicité des faits du langage s’atteste à travers toutes les distinctions construites à son sujet : Parole/langage/langue ; contenu propositionnel/usage ; Parole/écriture ; Symbole/signe. Mais de quoi la dualité entre conception représentationnelle et conception pragmatique du langage est-elle le signe ? Ou que signifie l’irréductibilité d’une théorie des faits de langage, c’est-à-dire aussi bien d’une science du langage ou d’une « grande philosophie du langage » (Ricœur) ? Au-delà de la question de la vérité et/ou de l’usage, il y a le problème du sens, de la constitution du sens. Le langage est le lieu du sens et c’est pourquoi on ne sort jamais tout à fait du langage. Mais précisément, le sens n’est pas un objet ou l’analyse du sens est irréductible à l’analyse d’un objet. Le langage est le lieu du sens, disions-nous. Mais la métaphore du lieu peut nous égarer : où précisément le sens réside-t-il ? dans les mots, dans © Philopsis – Laurent Cournarie 17 l’ensemble d’une phrase, dans le discours, et quels rapports entre les mots, les phrases et les discours (cf. Gilson, op. cit., p. 13) ? Le sens se laisse-t-il ramener à des éléments plus simples et où faut-il situer la juste mesure, l’unité signifiante principale ? Que le langage ait un sens fait partie de son essence, et c’est cette essence du sens qui est éminemment problématique, qui défie l’effort analytique des sciences du langage ou la visée d’une philosophie unifiée du langage. C’est la question qui ouvre indéfiniment la question du langage et justifie l’écart de la philosophie par rapport à la linguistique. Pour terminer, on peut préciser les points sur lesquels la philosophie du langage intervient. On peut les ramener à : - la nature du langage et son rapport à l’humanité. Qu’est-ce que le langage enseigne de l’homme ? Le langage est-il une possibilité empirique qui facilite les rapports entre les hommes et les choses, et les hommes entre eux, ou bien constitue-t-il l’humanité ? Ce problème implique d’autres questions : quelle est l’origine du langage ? L’homme est-il la seule espèce qui parle un langage ? Peut-on isoler derrière la diversité des systèmes linguistiques, des universaux du langage ? La capacité à produire et à interpréter des messages linguistiques semble innée (c’est une disposition aussi naturelle que l’aptitude à la marche) et pourtant l’échange linguistique n’est pas entièrement déterminé par des stimuli : le langage est ainsi ce qu’il y a de plus naturel comme disposition et ce qu’il y a de plus culturel comme système de signes. Le langage contient en lui-même le projet de toute anthropologie philosophique ; - le rapport entre le langage et la pensée. Peut-on penser sans langage, la pensée est-elle un langage intérieur ? Par le langage, le sujet exprime ses pensées et les communique à autrui, et pour ce faire encode ses pensées pour ainsi dire. Au-delà, c’est le problème général du signe. Le signe est-il le tout de l’idée ou son médium ? Est-ce le mot qui signifie ou l’idée à travers lui ? Quelle est donc finalement la valeur du signe ? Il n’y a pas de concepts sans signes, mais les concepts existent-t-il en dehors des mots ou ne sont-ils que des mots pour dire les choses qui sont intrinsèquement individuelles ? Finalement, se pose le problème classique de la priorité dans le rapport pensée-langage : le langage rend-il possible la pensée ou est-ce la pensée qui précède le langage comme le vouloir-dire et le dire ? Faut-il parler du langage de la pensée (lingua mentis ou mentalais) ou de la pensée dans le langage ? - le langage et la réalité. Le problème ontologique est, on l’a vu suffisamment, impliqué par la dimension représentative du langage. Il sert à représenter les faits dont la réalité est constituée. Mais ici les problèmes sont multiples. Le langage peut-il représenter la réalité si les langues la traduisent différemment ? Et pour chaque langue, est-ce chaque élément qui est représentatif, un terme isolé peut-il être vrai ou faut-il qu’il s’intègre dans l’unité de la phrase ? Si c’est la phrase qui porte l’aptitude représentationnelle du langage, faut-il réduire le sens à la proposition ou contenu propositionnel (« il pleut », « it is raining », « Es regnet » représentent ou décrivent le même fait par trois phrases différentes) et donc la signification à la dénotation ? Mais d’une part l’équivalence significationdénotation ou signification-référence se heurte à des difficultés logiques à propos des énoncés sur les entités inexistantes (« Le père Noël n’existe © Philopsis – Laurent Cournarie 18 pas » : l’énoncé peut-il avoir un sens si l’objet qu’il décrit n’existe pas ?). D’autre part, la phrase comme support de la signification (elle-même réduite à la dénotation) est un objet abstrait qui peut avoir de multiples façon d’être réalisé dans l’espace et dans le temps. Autrement dit, « faire de la phrase l’unité fondamentale porteuse de la signification, c’est … du même coup faire de la signification un phénomène indépendant du contexte, des circonstances concrètes dans lesquelles les mots sont utilisés » (Pascal Ludwig, Le langage, introduction, p. 37). Aussi rouvrir le langage à la richesse de la réalité, cela revient à rouvrir la signification sur la multiplicité des usages du langage. « Ce n’est donc plus la phrase, mais l’énonciation de la phrase, ancrée dans un contexte, qu’il faut considérer comme l’unité fondamentale douée de sens : la signification est associée à l’acte qui consiste à énoncer la phrase – non à une entité abstraite » (ibid., p. 38). C’est tout simplement prendre conscience de l’infinie souplesse du langage : le lieu de notre enfermement est aussi le lieu de notre liberté. © Philopsis – Laurent Cournarie 19