Introduction
Une notion passée sous silence
«Je n’ai pas voulu faire l’histoire de ce langage ;
plutôt l’archéologie de ce silence.»
Michel F.
Le répertoire est une notion partagée par l’ensemble des arts vivants, du théâtre
à la danse en passant par la musique lyrique et symphonique. Ses dénitions
sont multiples, allant du simple catalogue au patrimoine national, de la spécia-
lité artistique à l’ensemble des classiques universels. Disons-le d’emblée: on ne
tentera pas ici d’élever articiellement le répertoire au rang de concept unié sous
une acception dénitive. La pluralité de ces signications est irréductible, sauf
àdécider autoritairement d’un unique sens légitime, en faisant  du discours des
artistes eux-mêmes sur le répertoire. Une eidétique anhistorique de la notion de
répertoire ne sera donc pas la voie suivie ici. Une histoire des évolutions de l’idée
de répertoire non plus: en eet toute la diculté et tout l’intérêt du répertoire
résident dans son caractère multiple, mouvant, insaisissable. Ce ne serait pas le
cas si une signication nouvelle abolissait toujours une ancienne, de sorte que si
une dénition intemporelle du répertoire était impossible, il serait en revanche
toujours pertinent de donner sa signication à l’instant «t». Bien au contraire le
problème du répertoire est la multiplicité actuelle de ses acceptions. Quel rapport
entre le répertoire conçu comme un patrimoine artistique national et l’emploi
d’un comédien, désigné par le même mot ? L’ensemble des spectacles créés dans
un théâtre et la notion de «théâtre de répertoire» où la programmation implique
des pièces jouées en alternance ? Ces signications n’ont rien à voir entre elles ;
telles quelles, il est impossible de subodorer une relation cohérente des unes avec
les autres, permettant d’ériger l’une comme modèle. En ce sens, les répertoires
constituent des plateaux de signication nés dans des contextes historiques parti-
culiers, témoignant d’une tentative d’unication et de prise de pouvoir sur le
« Esthétique du répertoire musical », Maud Pouradier
ISBN 978-2-7535-2752-2 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
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répertoire, sans pour autant qu’ils constituent des essences ou les stades d’une
évolution cohérente.
L’absence de dénition ferme ne veut cependant nullement dire que le répertoire
n’a fait l’objet d’aucune théorisation latente. Il n’est pas de débat sur le contenu du
répertoire qui n’implique une conception particulière du répertoire. Un répertoire
doit-il correspondre à l’histoire d’une institution ou d’une nation ? Se réduit-il
àl’ensemble des classiques ou peut-il inclure des créations ? Doit-il être strictement
national ou a-t-il une prétention à l’universalité ? Censé être sélectif et représentatif
d’une totalité, son contenu est nécessairement objet de discussion, etla totalité
qu’il doit incarner susceptible d’une délimitation mouvante.
L’intérêt du répertoire réside donc moins dans son insaisissable et hypothétique
essence, que dans la fonction qui lui est conférée par ceux qui la redénissent
et s’érigent en leurs possesseurs légitimes – institutions, orchestres, comédiens,
metteurs en scènes, public ou nation. Tout changement de signication est le fruit
d’une lutte de pouvoirs. Le maintien des plateaux dénitionnels témoigne de la
permanence de ces intérêts divergents.
Dans cette perspective, le répertoire doit donc moins être déni en lui-même
que caractérisé par son propriétaire, et c’est ainsi qu’il a été étudié jusqu’à présent:
répertoire d’un théâtre, d’une nation, d’un interprète, d’un metteur en scène ou d’un
instrument, comme si tout répertoire était nécessairement la propriété de quelque
chose ou de quelqu’un. À la disparité des dénitions du répertoire semble ainsi
correspondre une dispersion des répertoires particuliers. L’idée même de répertoire
est alors occultée par l’histoire de celui qui se l’arroge et lui confère une dénition
propre. C’est oublier que le répertoire ne va pas toujours avec un génitif subjectif.
Le répertoire ne peut être objet de débat que parce que chacun prétend détenir le
véritable répertoire ou le seul qui compte. La tendance du répertoire àl’unicisation
trouve sa pleine expression dans son usage absolutisé. LeRépertoire désigne alors
l’ensemble des classiques universels, ne sourant aucune particularisation autre
qu’un génitif objectif – le Répertoire théâtral, musical ou chorégraphique. Si le
répertoire peut être détaché de toute personne morale particulière, c’est que l’étude
historique fragmentée des divers répertoires n’épuise pas les enjeux de la notion.
Le répertoire, dans son feuilleté dénitionnel, exige d’être pris au sérieux pour
lui-même sans être réduit à une abstraction indue, ou au contraire dispersé dans des
études historiques limitées. User d’une méthode àla fois historique et conceptuelle
n’est donc pas un souci d’érudition mais de précision philosophique. Elle doit
permettre de discerner raisons et enjeux des xations de signications particulières,
sans négliger son eet principal qui est de déterminer un objet particulier.
En eet si tout répertoire n’appartient pas nécessairement à quelque chose ou
à quelqu’un, en revanche tout répertoire est bien répertoire de quelque chose,
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etimplique un génitif objectif latent: répertoire théâtral, musical ou chorégra-
phique, ou plutôt répertoire douvrages, sinon d’œuvres théâtrales, musicales ou
chorégraphiques. Le répertoire réie les arts vivants, en en faisant quelque chose
d’appropriable et de manipulable par diérents acteurs – salle, nation, public,
directeur d’institution, metteur en scène, etc. En individualisant des opus et en
les transformant en objets patrimonialisables, le répertoire participe à la consti-
tution du concept d’œuvre dans le champ des arts vivants, au croisement des
intérêts parfois divergents qui ont conduit aux plateaux de signication du
répertoire. Reprenant le vieil adjectif juridique de «répertorial 1», nous appellerons
répertorialisation ce processus de listage entraînant une modication ontologique
de son objet, pour le distinguer du simple fait de répertorier des objets extérieurs
sans inuence sur ce qui est ainsi catalogué. Pouvant implicitement prendre la
forme d’une liste écrite, susceptible d’agencements et de réagencements divers
dans l’espace, le répertoire est un outil taxinomique permettant le classement de
ses objets selon des critères historiques, génériques ou esthétiques. L’œuvre ainsi
individualisée peut donc devenir objet de connaissance, chef-d’œuvre classique ou
patrimoine immatériel. Sa perception esthétique s’en trouve égalementmodiée.
Si toute répertorialisation tend à transformer son objet en œuvre, toute œuvre
dans le champ des arts vivants implique-t-il la catégorie de répertoire ? Autrement
dit, le répertoire et l’œuvre sont-ils pour les arts vivants des notions relatives ?
Oul’idée de répertoire ne fait-elle que mettre à jour un concept toujours déjà
approprié aux arts vivants ? En outre, si les diverses acceptions du répertoire
correspondent toujours à l’armation d’un détenteur légitime, dans quelle mesure
l’utilisation du concept d’œuvre dans les arts de répertoire est-il le fruit d’intérêts
politiques, économiques ou sociaux particuliers ?
C’est la musique qui est le meilleur révélateur du répertoire. L’opéra, où les
débats sur le répertoire sont les plus vifs, rassemble tous les répertoires et s’avère
le point de passage entre répertoire théâtral et répertoire musical. L’étude du
répertoire musical, qui exige de se pencher tout particulièrement sur le répertoire
lyrique, pose donc les prémisses d’une étude plus générale du répertoire, à laquelle
nous ne pouvons pas procéder ici.
D’un autre côté le répertoire musical a gagné son autonomie en s’arrachant
àtout contexte théâtral: ainsi le répertoire symphonique est-il devenu pour nous
le paradigme du répertoire musical. Il permet donc de penser ce que produit en
propre le répertoire sur son objet. Dans sa particularité, il est une sorte de répertoire
absolutisé, pouvant apparemment être détaché du monde théâtral. Cette sépara-
tion est-elle réelle ou seulement supercielle ? Le répertoire peut-il être abstrait des
1 – Qu’on trouve dans les décrets impériaux de1806 et1807 sur les spectacles.
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arts du spectacle et acquérir une pertinence dans d’autres domaines artistiques ?
Ne faut-il pas reconsidérer l’importance du modèle théâtral pour la musique,
etne plus voir l’opéra comme un cas extraordinaire mais au contraire comme le
creuset de toute ontologie musicale ? S’il n’est pas d’œuvre sans répertoire, et si tout
répertoire garde la trace d’une théâtralité première, y a-t-il encore du sens à consi-
dérer la musique instrumentale, et plus particulièrement la forme sonate, comme
la seule forme d’œuvre musicale parfaite ? En replaçant le répertoire au cœur d’une
pensée de la musique, la place prépondérante de la musique instrumentale dans
la philosophie de la musique, et plus particulièrement la philosophie de l’œuvre
musicale, doit être remise en cause.
Le concept d’œuvre musicale a connu une théorisation plus importante et
plus ancienne que celle d’œuvre dramatique ou chorégraphique. C’est dans le
champ musical que l’étude du répertoire peut donc se confronter aux philoso-
phies de l’œuvre musicale déjà existantes, et prouver son originalité et son apport
irréductible. L’œuvre musicale n’est pas la projection d’un concept plastique dans
un domaine qui lui serait rétif. Elle n’est pas l’exportation d’une idée déjà théorisée
dans les beaux-arts, mais a une généalogie propre décelable dans sa corrélation
au répertoire. L’étude du répertoire permet ainsi tout à la fois de considérer une
généalogie de l’œuvre musicale propre aux arts vivants, et de comprendre par
quels mécanismes elle a pu être comparée à l’œuvre plastique. L’ambiguïté du
répertoire est ici de rattacher l’œuvre musicale aux arts vivants – le répertoire étant
une notion propre à la musique et aux arts du spectacle – tout en permettant un
parallélisme de la musique avec les arts plastiques, le répertoire ayant alors le statut
d’ersatz de musée de la musique. Il s’agit de considérer la spécicité ontologique
de l’œuvre musicale, sans la référer implicitement au modèle que constituerait
l’œuvre plastique, et en ne la présentant pas seulement comme une application
problématique du concept d’«œuvre». Il existe une autre pensée de l’œuvre que
celle ayant pour modèle les arts plastiques. Or les dicultés de construction d’une
ontologie de l’œuvre musicale, liées à ses paradoxes temporels – sa durée au delà de
ses exécutions lui conférant une forme d’intemporalité ou de supratemporalité–
font signe vers le répertoire, dont la fonction est précisément de conserver sous
un mode propre aux arts vivants.
La métaphore du musée de la musique n’est donc pas anodine: elle barre déni-
tivement le chemin d’une compréhension de l’œuvre musicale conforme àcelle
des musiciens eux-mêmes. C’est pourtant cette expression qui a été privilégiée
par les philosophes et les historiens de la musique. Le répertoire n’est pas l’autre
nom d’un musée imaginaire de la musique censé conserver fantasmatiquement des
œuvres musicales nécessairement évanescentes comparées à leurs modèles plastique.
Ladiculté est alors de discerner l’originalité de la notion de répertoire par
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rapport aux arts plastiques, en la distinguant de termes proches tels que «musée»,
« collection» ou «patrimoine». Or le répertoire n’est pas le patrimoine des traces
des arts immatériels. Cela, les gens de théâtre l’appellent depuis longtemps par un
autre nom, le «magasin». Le répertoire désigne plutôt l’ensemble des techniques
de patrimonialisation propres aux arts vivants. Il implique de repenser l’idée d’un
«patrimoine immatériel», car la conservation d’une œuvre ne peut pas se réduire
à celle de son texte ou de sa partition. Il appelle un élargissement de la notion de
patrimoine. Il esquisse une muséologie des arts vivants libérée du modèle d’un
Louvre conservant des traces d’exécutions par essence éphémères.
Ni eidétique ni histoire d’une idée, c’est une archéologie du répertoire musical
et de la répertorialisation qu’il faut mettre en œuvre. Par ce terme emprunté
à Foucault, nous entendons l’étude de la mise en discours de la musique à un
moment donné de son histoire, et la recherche du fondement (archè) de ce nouvel
«ordre des choses» qui s’instaure à l’aube de la modernité. Pensons-nous et prati-
quons-nous encore la musique selon ce schéma ? Le répertoire est-il encore une
notion d’actualité, ou n’est-il que la dernière trace d’un temps révolu ?
Il est impossible de comprendre l’émergence du problème de l’œuvre musicale,
et les pratiques de la musique qui y sont liées, sans prendre en considération la
nouvelle notion de «répertoire», qui entre dans le champ musical au esiècle.
L’histoire de l’idée d’œuvre musicale, qui a déjà été faite, doit laisser la place àune
archéologie du répertoire, notion inexplorée, apparemment sans signication xe
et précise, et qui pourtant commande la nouvelle perception de la musique à partir
du esiècle. Le silence autour du répertoire n’est pas le fait des musiciens,
mais des philosophes et esthéticiens eux-mêmes, qui ont préféré dénir le concept
d’œuvre musicale en usant des catégories de l’esthétique des arts plastiques. Pour
comprendre l’œuvre, il faut saisir le répertoire, archè passée sous silence philoso-
phique en raison de ses signications multiples. Le concept d’œuvre musicale n’est
qu’un aspect d’un ordre général du discours sur la musique qui se met en place
dans la seconde moitié du esiècle. Le principe de ce nouveau discours est le
répertoire, c’est-à-dire le fait de lister la musique en opus classés en vue d’exécu-
tions ultérieures. Le répertoire permet ainsi de comprendre la nouvelle tempora-
lité musicale qui s’instaure à la n de l’époque moderne, les pratiques musicales
attenantes, et les concepts forgés pour les entretenir, dont l’œuvre n’est qu’un
exemple. En s’intéressant principalement à la notion d’œuvre, la philosophie de la
musique a dû emprunter les concepts et arguments construits pour comprendre les
arts plastiques. L’archéologie du répertoire doit redonner la parole aux musiciens
eux-mêmes, en refondant la pensée de l’œuvre musicale sur une catégorie qui
lui est appropriée et sur son principe eectif. Après avoir discerné les plateaux
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