introduction Esthétique du répertoire musical

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Introduction
« Esthétique du répertoire musical », Maud Pouradier
ISBN 978-2-7535-2752-2 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
Une notion passée sous silence
« Je n’ai pas voulu faire l’histoire de ce langage ;
plutôt l’archéologie de ce silence. »
Michel Foucault.
Le répertoire est une notion partagée par l’ensemble des arts vivants, du théâtre
à la danse en passant par la musique lyrique et symphonique. Ses définitions
sont multiples, allant du simple catalogue au patrimoine national, de la spécialité artistique à l’ensemble des classiques universels. Disons-le d’emblée : on ne
tentera pas ici d’élever artificiellement le répertoire au rang de concept unifié sous
une acception définitive. La pluralité de ces significations est irréductible, sauf
à décider autoritairement d’un unique sens légitime, en faisant fi du discours des
artistes eux-mêmes sur le répertoire. Une eidétique anhistorique de la notion de
répertoire ne sera donc pas la voie suivie ici. Une histoire des évolutions de l’idée
de répertoire non plus : en effet toute la difficulté et tout l’intérêt du répertoire
résident dans son caractère multiple, mouvant, insaisissable. Ce ne serait pas le
cas si une signification nouvelle abolissait toujours une ancienne, de sorte que si
une définition intemporelle du répertoire était impossible, il serait en revanche
toujours pertinent de donner sa signification à l’instant « t ». Bien au contraire le
problème du répertoire est la multiplicité actuelle de ses acceptions. Quel rapport
entre le répertoire conçu comme un patrimoine artistique national et l’emploi
d’un comédien, désigné par le même mot ? L’ensemble des spectacles créés dans
un théâtre et la notion de « théâtre de répertoire » où la programmation implique
des pièces jouées en alternance ? Ces significations n’ont rien à voir entre elles ;
telles quelles, il est impossible de subodorer une relation cohérente des unes avec
les autres, permettant d’ériger l’une comme modèle. En ce sens, les répertoires
constituent des plateaux de signification nés dans des contextes historiques particuliers, témoignant d’une tentative d’unification et de prise de pouvoir sur le
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répertoire, sans pour autant qu’ils constituent des essences ou les stades d’une
évolution cohérente.
L’absence de définition ferme ne veut cependant nullement dire que le ­répertoire
n’a fait l’objet d’aucune théorisation latente. Il n’est pas de débat sur le contenu du
répertoire qui n’implique une conception particulière du répertoire. Un répertoire
doit-il correspondre à l’histoire d’une institution ou d’une nation ? Se réduit-il
à l’ensemble des classiques ou peut-il inclure des créations ? Doit-il être strictement
national ou a-t-il une prétention à l’universalité ? Censé être sélectif et représentatif
d’une totalité, son contenu est nécessairement objet de discussion, et la totalité
qu’il doit incarner susceptible d’une délimitation mouvante.
L’intérêt du répertoire réside donc moins dans son insaisissable et hypothétique
essence, que dans la fonction qui lui est conférée par ceux qui la redéfinissent
et s’érigent en leurs possesseurs légitimes – institutions, orchestres, comédiens,
metteurs en scènes, public ou nation. Tout changement de signification est le fruit
d’une lutte de pouvoirs. Le maintien des plateaux définitionnels témoigne de la
permanence de ces intérêts divergents.
Dans cette perspective, le répertoire doit donc moins être défini en lui-même
que caractérisé par son propriétaire, et c’est ainsi qu’il a été étudié jusqu’à présent :
répertoire d’un théâtre, d’une nation, d’un interprète, d’un metteur en scène ou d’un
instrument, comme si tout répertoire était nécessairement la propriété de quelque
chose ou de quelqu’un. À la disparité des définitions du répertoire semble ainsi
correspondre une dispersion des répertoires particuliers. L’idée même de répertoire
est alors occultée par l’histoire de celui qui se l’arroge et lui confère une définition
propre. C’est oublier que le répertoire ne va pas toujours avec un génitif s­ ubjectif.
Le répertoire ne peut être objet de débat que parce que chacun prétend détenir le
véritable répertoire ou le seul qui compte. La tendance du répertoire à l’unicisation
trouve sa pleine expression dans son usage absolutisé. Le Répertoire désigne alors
l’ensemble des classiques universels, ne souffrant aucune particularisation autre
qu’un génitif objectif – le Répertoire théâtral, musical ou chorégraphique. Si le
répertoire peut être détaché de toute personne morale particulière, c’est que l’étude
historique fragmentée des divers répertoires n’épuise pas les enjeux de la notion.
Le répertoire, dans son feuilleté définitionnel, exige d’être pris au sérieux pour
lui-même sans être réduit à une abstraction indue, ou au contraire dispersé dans des
études historiques limitées. User d’une méthode à la fois historique et conceptuelle
n’est donc pas un souci d’érudition mais de précision philosophique. Elle doit
permettre de discerner raisons et enjeux des fixations de significations particulières,
sans négliger son effet principal qui est de déterminer un objet particulier.
En effet si tout répertoire n’appartient pas nécessairement à quelque chose ou
à quelqu’un, en revanche tout répertoire est bien répertoire de quelque chose,
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et implique un génitif objectif latent : répertoire théâtral, musical ou chorégraphique, ou plutôt répertoire d’ouvrages, sinon d’œuvres théâtrales, musicales ou
chorégraphiques. Le répertoire réifie les arts vivants, en en faisant quelque chose
d’appropriable et de manipulable par différents acteurs – salle, nation, public,
directeur d’institution, metteur en scène, etc. En individualisant des opus et en
les transformant en objets patrimonialisables, le répertoire participe à la constitution du concept d’œuvre dans le champ des arts vivants, au croisement des
intérêts parfois divergents qui ont conduit aux plateaux de signification du
­répertoire. Reprenant le vieil adjectif juridique de « répertorial 1 », nous appellerons
­répertorialisation ce processus de listage entraînant une modification ontologique
de son objet, pour le distinguer du simple fait de répertorier des objets extérieurs
sans influence sur ce qui est ainsi catalogué. Pouvant implicitement prendre la
forme d’une liste écrite, susceptible d’agencements et de réagencements divers
dans l’espace, le répertoire est un outil taxinomique permettant le classement de
ses objets selon des critères historiques, génériques ou esthétiques. L’œuvre ainsi
individualisée peut donc devenir objet de connaissance, chef-d’œuvre classique ou
patrimoine immatériel. Sa perception esthétique s’en trouve également modifiée.
Si toute répertorialisation tend à transformer son objet en œuvre, toute œuvre
dans le champ des arts vivants implique-t-il la catégorie de répertoire ? Autrement
dit, le répertoire et l’œuvre sont-ils pour les arts vivants des notions relatives ?
Ou l’idée de répertoire ne fait-elle que mettre à jour un concept toujours déjà
approprié aux arts vivants ? En outre, si les diverses acceptions du répertoire
­correspondent toujours à l’affirmation d’un détenteur légitime, dans quelle mesure
l’utilisation du concept d’œuvre dans les arts de répertoire est-il le fruit d’intérêts
politiques, économiques ou sociaux particuliers ?
C’est la musique qui est le meilleur révélateur du répertoire. L’opéra, où les
débats sur le répertoire sont les plus vifs, rassemble tous les répertoires et s’avère
le point de passage entre répertoire théâtral et répertoire musical. L’étude du
répertoire musical, qui exige de se pencher tout particulièrement sur le répertoire
lyrique, pose donc les prémisses d’une étude plus générale du répertoire, à laquelle
nous ne pouvons pas procéder ici.
D’un autre côté le répertoire musical a gagné son autonomie en s’arrachant
à tout contexte théâtral : ainsi le répertoire symphonique est-il devenu pour nous
le paradigme du répertoire musical. Il permet donc de penser ce que produit en
propre le répertoire sur son objet. Dans sa particularité, il est une sorte de répertoire
absolutisé, pouvant apparemment être détaché du monde théâtral. Cette séparation est-elle réelle ou seulement superficielle ? Le répertoire peut-il être abstrait des
• 1 – Qu’on trouve dans les décrets impériaux de 1806 et 1807 sur les spectacles.
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arts du spectacle et acquérir une pertinence dans d’autres domaines artistiques ?
Ne faut-il pas reconsidérer l’importance du modèle théâtral pour la musique,
et ne plus voir l’opéra comme un cas extraordinaire mais au contraire comme le
creuset de toute ontologie musicale ? S’il n’est pas d’œuvre sans r­ épertoire, et si tout
­répertoire garde la trace d’une théâtralité première, y a-t-il encore du sens à considérer la musique instrumentale, et plus particulièrement la forme sonate, comme
la seule forme d’œuvre musicale parfaite ? En replaçant le répertoire au cœur d’une
pensée de la musique, la place prépondérante de la musique instrumentale dans
la philosophie de la musique, et plus particulièrement la philosophie de l’œuvre
musicale, doit être remise en cause.
Le concept d’œuvre musicale a connu une théorisation plus importante et
plus ancienne que celle d’œuvre dramatique ou chorégraphique. C’est dans le
champ musical que l’étude du répertoire peut donc se confronter aux philosophies de l’œuvre musicale déjà existantes, et prouver son originalité et son apport
­irréductible. L’œuvre musicale n’est pas la projection d’un concept plastique dans
un domaine qui lui serait rétif. Elle n’est pas l’exportation d’une idée déjà théorisée
dans les beaux-arts, mais a une généalogie propre décelable dans sa corrélation
au répertoire. L’étude du répertoire permet ainsi tout à la fois de considérer une
généalogie de l’œuvre musicale propre aux arts vivants, et de comprendre par
quels mécanismes elle a pu être comparée à l’œuvre plastique. L’ambiguïté du
répertoire est ici de rattacher l’œuvre musicale aux arts vivants – le répertoire étant
une notion propre à la musique et aux arts du spectacle – tout en permettant un
parallélisme de la musique avec les arts plastiques, le répertoire ayant alors le statut
d’ersatz de musée de la musique. Il s’agit de considérer la spécificité ontologique
de l’œuvre musicale, sans la référer implicitement au modèle que constituerait
l’œuvre plastique, et en ne la présentant pas seulement comme une application
problématique du concept d’« œuvre ». Il existe une autre pensée de l’œuvre que
celle ayant pour modèle les arts plastiques. Or les difficultés de construction d’une
ontologie de l’œuvre musicale, liées à ses paradoxes temporels – sa durée au delà de
ses exécutions lui conférant une forme d’intemporalité ou de supratemporalité –
font signe vers le répertoire, dont la fonction est précisément de conserver sous
un mode propre aux arts vivants.
La métaphore du musée de la musique n’est donc pas anodine : elle barre définitivement le chemin d’une compréhension de l’œuvre musicale conforme à celle
des musiciens eux-mêmes. C’est pourtant cette expression qui a été privilégiée
par les philosophes et les historiens de la musique. Le répertoire n’est pas l’autre
nom d’un musée imaginaire de la musique censé conserver fantasmatiquement des
œuvres musicales nécessairement évanescentes comparées à leurs modèles plastique.
La difficulté est alors de discerner l’originalité de la notion de répertoire par
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rapport aux arts plastiques, en la distinguant de termes proches tels que « musée »,
­« ­collection » ou « patrimoine ». Or le répertoire n’est pas le patrimoine des traces
des arts immatériels. Cela, les gens de théâtre l’appellent depuis longtemps par un
autre nom, le « magasin ». Le répertoire désigne plutôt l’ensemble des techniques
de patrimonialisation propres aux arts vivants. Il implique de repenser l’idée d’un
« patrimoine immatériel », car la conservation d’une œuvre ne peut pas se réduire
à celle de son texte ou de sa partition. Il appelle un élargissement de la notion de
patrimoine. Il esquisse une muséologie des arts vivants libérée du modèle d’un
Louvre conservant des traces d’exécutions par essence éphémères.
Ni eidétique ni histoire d’une idée, c’est une archéologie du répertoire musical
et de la répertorialisation qu’il faut mettre en œuvre. Par ce terme emprunté
à Foucault, nous entendons l’étude de la mise en discours de la musique à un
moment donné de son histoire, et la recherche du fondement (archè) de ce nouvel
« ordre des choses » qui s’instaure à l’aube de la modernité. Pensons-nous et pratiquons-nous encore la musique selon ce schéma ? Le répertoire est-il encore une
notion d’actualité, ou n’est-il que la dernière trace d’un temps révolu ?
Il est impossible de comprendre l’émergence du problème de l’œuvre musicale,
et les pratiques de la musique qui y sont liées, sans prendre en considération la
nouvelle notion de « répertoire », qui entre dans le champ musical au xviiie siècle.
L’histoire de l’idée d’œuvre musicale, qui a déjà été faite, doit laisser la place à une
archéologie du répertoire, notion inexplorée, apparemment sans signification fixe
et précise, et qui pourtant commande la nouvelle perception de la musique à partir
du xviiie siècle. Le silence autour du répertoire n’est pas le fait des musiciens,
mais des philosophes et esthéticiens eux-mêmes, qui ont préféré définir le concept
d’œuvre musicale en usant des catégories de l’esthétique des arts plastiques. Pour
comprendre l’œuvre, il faut saisir le répertoire, archè passée sous silence philosophique en raison de ses significations multiples. Le concept d’œuvre musicale n’est
qu’un aspect d’un ordre général du discours sur la musique qui se met en place
dans la seconde moitié du xviiie siècle. Le principe de ce nouveau discours est le
répertoire, c’est-à-dire le fait de lister la musique en opus classés en vue d’exécutions ultérieures. Le répertoire permet ainsi de comprendre la nouvelle temporalité musicale qui s’instaure à la fin de l’époque moderne, les pratiques musicales
attenantes, et les concepts forgés pour les entretenir, dont l’œuvre n’est qu’un
exemple. En s’intéressant principalement à la notion d’œuvre, la philosophie de la
musique a dû emprunter les concepts et arguments construits pour comprendre les
arts plastiques. L’archéologie du répertoire doit redonner la parole aux musiciens
eux-mêmes, en refondant la pensée de l’œuvre musicale sur une catégorie qui
lui est appropriée et sur son principe effectif. Après avoir discerné les plateaux
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de signification du répertoire encore actuels dans le champ musical, on s’intéressera aux changements de perception temporelle et esthétique de la musique
impliqués par sa répertorialisation, pour enfin proposer les jalons d’une refondation du concept d’œuvre musicale. La corrélation ainsi mise en évidence entre le
­répertoire et l’œuvre a été traitée artistiquement, faisant du répertoire une catégorie
­étonnamment féconde pour comprendre une certaine postmodernité musicale.
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