l`exercice du jugement éthique en milieu policier québécois

ROBERT ROY
L’EXERCICE DU JUGEMENT ÉTHIQUE EN
MILIEU POLICIER QUÉBÉCOIS :
ORIGINE D’UN PARADOXE
Thèse présentée
à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval
comme exigence partielle du programme de doctorat en philosophie
offert à l’Université de Sherbrooke
en vertu d’un protocole d’entente avec l’Université Laval
pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
et
FACULTÉ DE THÉOLOGIE, D’ÉTHIQUE ET DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE
SHERBROOKE
2010
© Robert Roy, 2010
RÉSUMÉ
À la fin des années 1990, les organisations policières ont demandé à l’Université de
Sherbrooke d’offrir des formations visant à développer le jugement éthique des policiers
québécois. À titre de formateur impliqué dans la réponse à cette demande, nous avons
rapidement été frappé par le fait que les institutions policières ne favorisaient pas
l’exercice de ce jugement, le sanctionnant même à l’occasion. La présente recherche a
pour but de mettre en lumière l’origine d’un tel paradoxe.
Nous soutenons que deux conceptions opposées de la Raison pratique animent le milieu
policier québécois. La première, pragmatique et dialogique, est à l’origine de la demande
de formation adressée à l’Université de Sherbrooke. La seconde, conformément au
jugement déterminant propre à la Raison pratique moderne, préside à l’évaluation des
actes posés par les policiers en fonction des décisions prises selon la formation reçue.
Pour soutenir cette thèse nous devons démontrer l’existence de ces deux conceptions en
milieu policier québécois et les associer respectivement à la formation dispensée par
l’Université de Sherbrooke et aux deux instances chargées de l’évaluation des actes
policiers soit : l’appareil déontologique policier et les instances de direction des
organisations policières.
Sur le plan méthodologique, cette thèse est subdivisée en trois grands volets.
Le premier démontre que les formations offertes par l’Université de Sherbrooke sont en
rupture avec la Raison pratique moderne et s’inspirent d’une conception pragmatique et
dialogique de l’éthique. Pour ce faire, nous présentons notre propre conception de
l’éthique en montrant en quoi elle est redevable de celles proposées par Jean-François
Malherbe et Georges A. Legault qui, chacun à leur façon, marquent une telle rupture avec
ii
la Raison pratique moderne. Tous deux défendent une approche dialogique. Cependant, la
pensée de Legault est nettement plus pragmatique que celle de Malherbe. Une analyse
des plans de cours révèle la conception éthique présentée. Cette partie de thèse établit
également une typologie des conceptions éthiques, en mettant en évidence le mode de
raisonnement pratique propre à chacun des quatre types qui la compose : finalisme des
vertus, déontologisme, conséquentialisme et pragmatisme dialogique.
La deuxième partie montre que les institutions politiques d’une époque sont intimement
liées à l’une ou l’autre des quatre conceptions éthiques de la typologie proposée et, qu’à
ce titre, elles sont animées par la conception de la Raison pratique qui leur est associée.
Pour ce faire, nous nous appuyons sur le cadre théorique développé par les chercheurs du
Centre de Philosophie du Droit de l’Université catholique de Louvain, ayant pour
principaux animateurs les auteurs Jacques Lenoble, André Berten et Marc Maesschalck.
Les aristocraties et monarchies pré-modernes y sont associées à l’éthique finaliste des
vertus, les démocraties modernes au conséquentialisme et au déontologisme. Ces deux
dernières conceptions, bien que très différentes sur le plan éthique, sont animées par une
même théorie de la norme, marquée par une conception déterminante de la Raison
pratique, qui constitue un des facteurs à l’origine de l’actuelle crise politique des sociétés
démocratiques. Toujours selon ces auteurs, pour sortir de cette crise, de nouveaux
mécanismes institutionnels sont en émergence. Ces derniers seraient cependant animés
par une conception pragmatique et dialogique de la Raison pratique exigeant une
réorganisation importante des institutions démocratiques. Il nous faudrait abandonner le
mode régulatoire actuel, basé sur le jugement déterminant, pour une conception de la
gouvernance plus soucieuse des limites de la Raison et plus apte à prendre en compte les
capacités effectives des contextes d’action.
La troisième partie de cette thèse aborde la lutte entre conceptions divergentes de la
Raison pratique, mise à jour par les chercheurs du Centre de Philosophie du Droit. Cette
lutte contribue à expliquer les grandes transformations survenues en milieu policier
québécois depuis le début des années 1990.
iii
D’une part, l’État québécois, dans une démarche très caractéristique de la Raison pratique
moderne, a confié à une série de groupes d’experts le mandat d’analyser les facteurs
permettant d’expliquer différents dérapages survenus en milieu policier. De ces rapports
ont découlé plusieurs recommandations, s’adressant à l’appareil administratif d’État. Ce
dernier a soumis au législateur un ensemble de projets de loi et règlements exigeant,
selon la logique propre du jugement déterminant, trois grandes modifications du milieu
policier : la mise en place de divers mécanismes de contrôle civil sur le travail policier, la
professionnalisation de la fonction et la régionalisation des forces policières.
D’autre part, les milieux policiers, par un mouvement réflexif sur les problèmes issus de
leurs pratiques, ont développé une approche en police communautaire fortement marquée
par une conception pragmatique et dialogique de la Raison pratique.
La première tendance explique l’exigence faite aux organisations policières d’accorder
une plus grande importance aux questions éthiques. La seconde permet de comprendre
pourquoi les organisations policières s’adressent à l’Université de Sherbrooke pour leurs
besoins de formation. Or, lorsque les policiers s’appuient sur la conception pragmatique
et dialogique de l’éthique pour prendre leurs décisions, ils aboutissent parfois à des
solutions que réprouvent les instances de direction ou les instances déontologiques, plus
fortement marquées par le jugement déterminant propre aux conceptions déontologiques
et conséquentialistes. Ce qui permet de comprendre l’existence du paradoxe observé.
En conclusion de cette thèse, nous présentons les modifications apportées à nos pratiques
d’intervention en éthique, comme conséquence de notre reconnaissance de la pertinence
des positions des chercheurs du Centre de Philosophie du Droit sur les modifications à
apporter aux modèles de gouvernance démocratique. Nous ouvrons également certaines
pistes de recherche sur les relations entre valeurs, normes et vertus.
AVANT-PROPOS
Cette thèse n’aurait jamais pu être menée à terme sans l’ouverture et la générosité de
plusieurs organisations et sans la précieuse collaboration de nombreuses personnes qu’il
me serait impossible de remercier personnellement dans le cadre de cet avant-propos. À
tous ceux et celles qui m’ont accompagné au cours de ces dix années, veuillez trouver en
ces quelques mots l’expression de toute ma gratitude.
Je tiens cependant à adresser un merci particulier à Jean-François Malherbe, mon
directeur de maîtrise et premier directeur de thèse, qui m’a ouvert les portes du milieu
policier, et ce tant au Québec qu’en Suisse. J’ai également une pensée toute spéciale pour
la regrettée Suzanne Clapin-Pépin qui, à titre de directrice de l’éthique à la Sûreté du
Québec, est à l’origine des demandes pour une formation en éthique adaptée aux policiers
de son organisation. La réponse à cette demande m’a permis d’identifier la question de
recherche au centre de cette thèse.
Je dois à mon actuel directeur de thèse, Monsieur Georges A. Legault, la découverte du
cadre théorique proposé par Lenoble et Maesschalck. Par son intermédiaire, j’ai
également eu le privilège de rencontrer et de discuter avec ces deux auteurs qui me
fournissent une partie importante des concepts fondamentaux du cadre théorique à la base
de mon analyse. Je tiens à le remercier tout spécialement pour sa patience et la pertinence
des commentaires qui ont grandement facilité la rédaction de la version définitive. Cette
version finale a aussi profitée des remarques de mon premier lecteur, Monsieur Luc
Bégin.
Je ne peux passer sous silence la contribution de Pierre-Yves Perreault, un collègue et
ami. Au cours de toutes ces années, les nombreux échanges que nous avons eus sur les
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