Voltaire et la science des Lumières L’œuvre li+éraire et l’ac0on poli0que de Voltaire sont bien connues. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, force est de reconnaître qu’il est le plus illustre écrivain de la li+érature française, l’auteur qui est aujourd’hui encore le plus traduit et le plus connu à l’étranger. A preuve, le catalogue imprimé de la French Na0onal Library compte 231 volumes, dont 2 lui sont en0èrement consacrés ; aucun autre auteur ne dispose, ne serait‐ce que d’un seul volume qui lui est dédié. Voltaire est a également inventé la figure de l’« intellectuel » ou de l’écrivain engagé dans les combats poli0ques de son temps, figure qu’incarneront après lui des personnalités aussi diverses que Victor Hugo, Emile Zola, Bertrand Russell, Jean‐Paul Sartre ou Noam Chomsky. Moins connu est en revanche le rapport de Voltaire à la science des Lumières. Si chacun sait qu’il est l’auteur de Candide et qu’il a défendu avec ardeur les valeurs de tolérance et de liberté, on sait moins qu’il a écrit plusieurs traités scien0fiques, dont le plus célèbre est les Eléments de la philosophie de Newton. Ce livre a contribué d’une manière déterminante à accréditer la physique de Newton en France et sur le con0nent européen : according to W. H. Barber, « it was one of a small number of published works which contributed significantly to the acceptance and adop0on of Newtonian theory in France ». Voltaire a écrit ce texte alors qu’il était l’ami et l’amant de la femme qui a le plus compté dans sa vie, Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, plus connue sous le nom de Mme du Châtelet ou d’Emilie du Châtelet, femme de génie et auteur de la seule traduc0on en français (ou plus exactement une adapta0on) des Philosophiae Naturalis Principia Mathema8ca de Newton. Mais si les spécialistes s’accordent à reconnaître que le rapport de Voltaire à la physique fut très fer0le, ils sont souvent enclins à dénoncer son rapport aux sciences de la vie et de la terre, où il aurait fait preuve d’aveuglement, sinon d’obscuran0sme. D’un point de vue scien0fique, doit‐on dès lors considérer Voltaire comme un auteur éclairé ou rétrograde ? L’expérience anglaise de Voltaire : la découverte de Newton Voltaire s’est fait remarquer très jeune sur la scène parisienne par ses talents de poète. Sa tragédie Œdipe connut un vif succès en 1718 alors qu’il était âgé de 24 ans. Mais son ironie et son insolence lui amrèrent l’inimi0é de certains grands seigneurs, Philippe d’Orléans, Régent de France qui le fit embas0ller et, surtout, du chevalier de Rohan‐Chabot qui le fit rosser par ses laquais pour une réplique sarcas0que. Menacé d’un second séjour à la Bas0lle, Voltaire préféra en 1726 s’exiler à Londres. Ce séjour londonien a joué un rôle déterminant dans sa carrière : Voltaire qui avait qui+é la France en tant que poète y est revenu, trois ans plus tard, en qualité de philosophe. En franchissant la Manche, Voltaire a découvert un horizon intellectuel radicalement différent de celui dans lequel il avait été élevé. Schéma0quement, il avait reçu en France une éduca0on fondée sur les principes de la philosophie de René Descartes, qu’on peut réduire au ra0onalisme – toute connaissance dérive de la raison et des idées innées, la sensibilité étant incapable d’appréhender l’essence des choses – et aux concep0ons physiques exposées dans les Principes de la Philosophie, dont les points essen0els sont les suivants : ‐the iden0fica0on of ma+er with extension ; ‐the dis0nc0on of three different kinds of ma+er ; ‐the rejec0on of the no0on of void or vacuum ; ‐the vortex theory explaining the forma0on of the planetary system ; ‐a theory of circular mo0on based on the no0on of centrifugal force. Après avoir été rejetés, les principes de la philosophie de Descartes furent intégrés à l’enseignement scolaire et universitaire français à la fin du XVIIe siècle. Mais à dire vrai, si Descartes a formulé une intéressante approche du principe d’iner0e reprise par Newton, sa physique relevait moins d’une approche scien0fique que d’une approche spécula0ve et métaphysique. Chris0an Huygens l’avait clairement perçu en notant « that the Principes, though very persuasive, was in some respects a romance rather than a serious scien0fic work1 ” Lors de son exil à Londres, le jeune Voltaire découvrit deux systèmes qui ont profondément bouleversé sa représenta0on du monde. Le premier est le système de John Locke, que Voltaire a apprécié dans ses dimension épistémologique et poli0que. D’un point de vue épistémologique, l’Essay on Human understanding de Locke condamne le ra0onalisme de Descartes et défend l’empirisme, posi0on consistant à dire qu’il n’est pas d’idée innée et que toute connaissance dérive de l’expérience. D’un point de vue poli0que, Locke jus0fie in his two trea0es On Civil Governement les ins0tu0ons issues de la Glorious Revolu0on de 1688 et du Bill of Rights de 1689. Voltaire fera siennes ces deux posi0ons ; il récusera le ra0onalisme cartésien, affirmant qu’il ne saurait y avoir de connaissance sans la média0on de la sensibilité ; et il défendra par ailleurs le principe d’une monarchie cons0tu0onnelle où le pouvoir du roi est borné par la loi. La seconde rencontre intellectuelle fut plus décisive encore : c’est celle de la physique de Newton. Voltaire never met Newton : lorsqu’il est arrivé à Londres, celui‐ci était très malade et Voltaire fut affecté par his funeral at Westminster Abbey on 4 April 1727. Mais Voltaire avait été accueilli à Londres dans le cercle de Caroline of Ansbach, who was then Princess of Wales. « Here he met Newton’s friend and confident Samuel Clarke, and through him came into contact with others close to Newton […] Voltaire was much impressed by Clarke. He seems to have regarded himself for a 0me as his disciple, and his ini0a0on into the world of Newtonian ideas probably came primarily not through Newton’s scien0fic work but through the lively discussions in which the princess delighted, and in which Clarke played a prominent part, on such topics as the philosophical proofs of God’s existence, the nature of 0me and space (…), and the problems of percep0on2”. Ce n’est pas devant vous que je vais rappeler l’apport décisif de Newton à la physique : aux yeux du siècle des Lumières, c’est l’homme de génie qui, en découvrant le principe de l’a+rac0on universelle, a su unifier les lois de la mécanique terrestre et de la mécanique céleste, en établissant qu’une seule 1 Mr. des Cartes avoit trouvè la maniere de faire prendre ses conjectures et fic0ons pour des veritez. Et il arrivoit a ceux qui lisoient ses Principes de Philosophie quelque chose de semblable qu'a ceux qui lisent des Romans qui plaisent et font la mesme impression que des histoires veritables. La nouveautè des figures de ses pe0tes par0cules et des tourbillons y font un grand agrement. Il me sembloit lorsque je lus ce livre des Principes la premiere fois que tout alloit le mieux du monde, et je croiois, quand j'y trouvois quelque difficultè, que c'etoit ma faute de ne pas bien comprendre sa pensèe. Je n'avois que 15 à 16 ans. Mais y ayant depuis decouvert de temps en temps des choses visiblement fausses, et d'autres tres peu vraisemblables je suis fort revenu de la preoccupa0on ou j'avois estè' (Huygens, notes on Adrien Baillet, La Vie de M. Descartes, OEuvres complètes, La Haye 1888‐1950, x.403). 2 p. 33. et même loi rend aussi bien compte de la chute d’un corps que de la gravita0on des planètes autour du soleil. Newton réfutera la plupart des théories de Descartes, à commencer par la réduc0on géométrique de la ma0ère à l’extension, la no0on de vortex, le refus du vide et la théorie du mouvement circulaire. Notons cependant que Newton s’est inspiré du philosophe français. Dans les Notebooks de sa jeunesse, « he ini0ally entertained the no0on of a vortex system of planetary mo0on’. Mais comme Huyghens, Newton s’est bien vite rendu compte que la physique cartésienne relevait du roman plutôt que de la science, et il a même composé un assez volumineux traité pour la réfuter : le De gravita0one et aequipondio fluidorum, reproduced in 1962 with English transla0on in Unpublished scien0fic papers of Isaac Newton ( p.89‐156). Newton a eu raison contre Descartes : l’affaire est depuis longtemps entendue. Il faut cependant marquer deux points par lesquels Newton s’éloigne de nos concep0ons scien0fiques actuelles. Première différence, Newton s’est vigoureusement opposé à Leibniz, autre esprit universel, sur la ques0on de ce que nous nommons aujourd’hui l’énergie ciné0que, which was then known as vis viva or ‘force vive’ in French. Ce+e ques0on est généralement connue sous le nom de « vis viva controversy ». Très délicat au siècle des Lumières, le problème était de déterminer the ambiguous concept of the force of a body in mo0on : is this force only the momentum or is it also the energy of the moving body ? « On the one side Leibniz and his followers maintained that the ‘force’ of moving bodies should be measured by the product of mass and velocity squared (mv2) ; on the other, the Cartesians and the Newtonians contended that it should be measured by the simple product of mass and velocity’3. Nous verrons que ce débat – ou plus exactement ce conflit d’une rare violence – entre les par0sans de Newton et ceux de Leibniz se redoublera d’une divergence entre Voltaire, qui finira par prendre le par0 de Newton, et de Mme du Châtelet qui, plus perspicace, défendra les posi0ons de Leibniz. Seconde différence, le génie de Newton ne l’a pas empêché d’adopter des posi0ons très éloignées de nos vues actuelles. Vous pensez bien sûr à la concep0on newtonienne d’un espace et d’un temps absolu, qui sera réfutée au XXe siècle par Einstein et sa théorie de la rela0vité. Ce n’est cependant pas ce+e concep0on que j’ai à l’esprit. La physique newtonienne ne cons0tue pas – du moins pas à nos yeux – un système purement scien0fique ; elle s’appuie sur des soubassements métaphysiques spécula0fs. La physique de Newton est suspendue à l’idée d’un Dieu créateur. Newton pense qu’abandonnées à la seule force d’a+rac0on, les orbites des planètes connaîtraient des perturba0ons grandissantes et que le système planétaire subirait à terme a gravita0onal collapse. La permanence du système planétaire suppose qu’il soit périodiquement remis en ordre par la manum emendatricem, la main réparatrice de Dieu4. Dieu doit intervenir périodiquement pour maintenir la stabilité du système planétaire. Autre dimension métaphysique, Newton définit l’espace comme le Sensorium Dei, l’organe sensoriel de Dieu. L’espace est ce par quoi Dieu est présent en toute chose, concep0on métaphysique très curieuse à nos yeux mais qui reste essen0elle au système de Newton. Troisième exemple de spécula0on, nous apprenons par une note du traducteur français de l’Essay concerning Human understanding de John Locke que Newton prétendait expliquer le moyen par lequel Dieu a créé la ma0ère ex nihilo : pour créer la ma0ère, il suffirait, jugeait Newton, que Dieu rende certaines por0ons de l’espace impénétrables. On sait du reste que la pensée de Newton 3 p. 29. 4 voir M. A. Hoskin, ‘Newton, Providence and the Universe of Stars’, Journal for the History of Astronomy, 1977, 8, p.77‐101 revêtait un caractère mys0que, voire occul0ste. En termes de mys0cisme, il prêtait crédit aux prophé0es du Nouveau Testament, comme le prouvent ses Observa8ons upon theProphecies of Daniel and the Apocalypse of St John parues de manière posthume en 1733. Ses recherches alchimiques, longtemps cachées par ses héri0ers, ont été révélées dans la première moi0é du XXe siècle par l’économiste John Maynard Keynes… Fasciné par son expérience londonienne, Voltaire composa deux ouvrages majeurs qui ont grandement contribué à diffuser les idées anglaises en Europe : les LeHres Philosophiques ou LeHres anglaises de 1734 et les Eléments concernant la philosophie de Newton de 1738. Le premier écrit présente la pensée anglaise sous la forme d’une série de le+res sur les quakers, les anglicans, les Presbytériens, le gouvernement, Locke, Newton, etc. Newton y est présenté de manière très générale, sans entrer dans le détail ni présenter précisément ce que nous connaissons sous le nom de « lois de Newton ». On ne saurait assez insister sur l’importance de ce+e œuvre, qui nourrit intellectuellement les jeunes philosophes tels que Diderot ou Rousseau. Les LeHres anglaises furent aussitôt interdites en France et leur auteur menacé d’embas0llement. Mais à quelque chose malheur est bon. Pour échapper à l’emprisonnement, Voltaire se re0ra à Cirey en Champagne, qui fait actuellement par0e de la France mais qui dépendait alors de la cour de Lorraine. A Cirey se tenait le château de M. et de Mme du Châtelet, Emilie jolie qui fut le grand amour de Voltaire. Il passa près de quinze ans à Cirey, et ce fut sans doute l’époque la plus heureuse de sa vie. Ce séjour joua un rôle décisif dans l’évolu0on de sa pensée, étant l’occasion, selon Ira Owen Wade, de sa « rééduca0on intellectuelle ». Il s’en souviendra avec nostalgie dans ses Mémoires : « Nous ne cherchions qu’à nous instruire dans ce+e délicieuse retraite, sans nous informer de ce qui se passait dans le reste du monde. Notre plus grande a+en0on se tourna longtemps du côté de Leibnitz et de Newton. Mme du Châtelet s'a+acha d'abord à Leibnitz, et développa une par0e de son système dans un livre très‐bien écrit, in0tulé Ins0tu0ons de physique. Elle ne chercha point à parer ce+e philosophie d'ornements étrangers: ce+e afféterie n'entrait point dans son caractère mâle et vrai. La clarté, la précision et l'élégance, composaient son style. Si jamais on a pu donner quelque vraisemblance aux idées de Leibnitz, c'est dans ce livre qu'il la faut chercher. Mais on commence aujourd'hui à ne plus s'embarrasser de ce que Leibnitz a pensé. Née pour la vérité, elle abandonna bientôt les systèmes, et s'a+acha aux découvertes du grand Newton. Elle traduisit en français tout le livre des Principes mathéma0ques; et depuis, lorsqu'elle eut for0fié ses connaissances, elle ajouta à ce livre, que si peu de gens entendent, un commentaire algébrique » Mme du Châtelet disposait d’un cabinet de physique et d’une riche bibliothèque qui a profité à Voltaire. En laissant tomber de hauteur variable des billes dans de la cire et en mesurant la profondeur de l’impact, elle prouva, contre Newton, la véracité de l’intui0on de Leibniz, à savoir que l’énergie ciné0que est fonc0on du carré de la vitesse. C’est en s’appuyant sur les ressources matérielles qu’il trouva à Cirey et sur l’extraordinaire intelligence de Mme du Châtelet que Voltaire put composer son volumineux traité des Eléments de la philosophie de Newton contenant la métaphysique, la théorie de la lumière, et celle du monde. Cet ouvrage de vulgarisa0on enracina dans les esprits français la physique newtonienne. A dire vrai, l’enthousiasme de Voltaire pour Newton lui fit approuver jusqu’aux principes spécula0fs de celui‐ci. En exposant la théorie de l’espace conçu comme Sensorium Dei et celle de la manum emendatricem de Dieu des0née à éviter le « gravita0onal collapse » du système planétaire, il prit le par0 de Newton contre Leibniz…. Sur la ques0on de la vis viva ou de l’énergie ciné0que, Voltaire a beaucoup tergiversé. Il a d’abord pris le par0 de Leibniz et de Mme du Châtelet contre Newton : « l’effet que produit la force d’un corps dans un mouvement (…) est le produit de sa masse par le carré de sa vitesse » (p. 275, variante). Il a ensuite refusé de se prononcer sur la ques0on, ramenée à une simple controverse nominale. Il est enfin revenu sur ses posi0ons ini0ales pour épouser le point de vue de Newton : « il n'y a point deux espèces de force, l'une morte [i.e., momentum] et l'autre vive [i.e. kine0c energy], dont l'une diffère infiniment de l'autre […] la force n'est autre chose que le produit d'une masse par sa vitesse ». Voltaire ne reniera jamais la physique de Newton, qui lui inspirait le plus grand respect. Son évolu0on intellectuelle l’amènera cependant à me+re en cause les soubassements métaphysiques de sa physique. Vous savez peut‐être qu’entre 1770 et 1773, Voltaire produira à lui seul ou presque, en trois ans, une encyclopédie de 9 volumes et 450 ar0cles in0tulée les Ques8ons sur l’Encyclopédie. La Voltaire Founda0on de l’Université d’Oxford est en train d’éditer ce+e encyclopédie pour la première fois depuis le XVIIIe siècle. Je contribue à ce projet, étant en charge de plusieurs ar0cles philosophiques et scien0fiques. Or il est frappant de constater que Voltaire reviendra dans les années 1770 sur les théma0ques newtoniennes qu’il avait défendues trente ans auparavant. Dans l’ar0cle « Espace », il cri0que la no0on newtonienne du Sensorium Dei « Newton regarde l’espace comme le sensorium de Dieu. J’ai cru entendre ce grand mot autrefois, car j’étais jeune; à présent je ne l’entends pas plus que ses explica0ons de l’Apocalypse. L’espace sensorium de Dieu, l’organe intérieur de Dieu; je m’y perds et lui aussi. Il crut, au rapport de Locke, qu’on pouvait expliquer la créa0on, en supposant que Dieu par un acte de sa volonté et de son pouvoir, avait rendu l’espace impénétrable. Il est triste qu’un génie tel que Newton ait dit des choses si inintelligibles ». J’ai également édité l’ar0cle « De la fin du monde des Ques8ons sur l’Encyclopédie » où Voltaire exalte la physique de Newton tout en condamnant son mys0cisme. « Bossuet et Newton ont commenté tous deux l'Apocalypse; mais à tout prendre, les déclama0ons éloquentes de l'un, et les sublimes découvertes de l'autre, leur ont fait plus d'honneur que leurs commentaires. Ajoutons à l'ar0cle Apocalypse, que deux grands hommes, mais d'une grandeur fort différente, ont commenté l'Apocalypse dans le dix‐sep0ème siècle. L'un est Newton, à qui une pareille étude ne convenait guère; l'autre est Bossuet, à qui ce+e entreprise convenait davantage. L'un et l'autre donnèrent beaucoup de prise à leurs ennemis par leurs commentaires; et, comme on l'a déjà dit, le premier consola la race humaine de la supériorité qu'il avait sur elle, et l'autre réjouit ses ennemis ». Ces deux ar0cles des Ques8ons sur l’Encyclopédie, Espace et Force en physique, révèlent le scep0cisme de Voltaire autant que son profond a+achement à la ra0onalité scien0fique. Voltaire dis0ngue la physique newtonienne, irréfutable dans sa posi0vité, de ses soubassements métaphysiques, qui sont purement spécula0fs et sujets comme tels à être cri0qués. Les lois de Newton sont une chose, la main réparatrice de Dieu et le Sensorium Dei en sont une autre… Voltaire et les sciences de la vie et de la terre J’en arrive à la seconde par0e de ce+e interven0on, qui sera plus brève. Si on crédite Voltaire d’avoir rendu service à la physique en vulgarisant Newton, on lui 0ent rigueur de son amtude rétrograde à l’égard des sciences de la vie et de la terre. Il se serait montré insensible aux avancées de la géologie et de la biologie. Sa foi en un Dieu créateur l’aurait empêché d’approuver les tendances révolu0onnaires de la science des Lumières. On a pu écrire, avec provoca0on, je crois, que Voltaire « défendait [ici] sa foi » plutôt que des posi0ons scien0fiques. Je vais essayer de montrer que ce point de vue est caricatural et exagéré. Force est cependant de reconnaître que Voltaire s’est montré a+aché à un certain fixisme, qui l’a empêché d’adme+re l’idée même d’une histoire de la vie et de la terre, c’est‐à‐dire d’une forma0on progressive de la vie et de la terre par l’effet de divers mécanismes. Voltaire refuse d’adme+re que le globe terrestre ait connu d’importantes modifica0ons géologiques, que notre globe ait pu se former sur la base de mécanismes astronomiques ou que les espèces vivantes soient le produit de l’évolu0on. Je n’évoquerai ici que le premier de ces points, celui des modifica0ons géologiques de la terre. Voltaire croit en la stabilité rela0ve du globe terrestre depuis sa créa0on. La terre a certes pu connaître des modifica0ons marginales mais Voltaire exclut absolument que sa géographie ait connu des modifica0ons radicales : « Il n’y a […] aucun système qui puisse donner la moindre vraisemblance à ce+e idée si généralement répandue que notre globe a changé de face, que l'océan a été très‐longtemps sur la terre habitée, et que les hommes ont vécu autrefois où sont aujourd'hui les marsouins et les baleines. Rien de ce qui végète et de ce qui est animé n'a changé, toutes les espèces sont demeurées invariablement les mêmes » De la présence a+estée de fossiles mari0mes dans les montagnes, les géologues du siècle des Lumières déduisaient que celles‐ci avaient été recouvertes par la mer dans des temps reculés. Ce+e idée répugnait profondément à Voltaire : « Je sais bien qu'il se trouvera toujours des gens sur l'esprit desquels un brochet pétrifié sur le mont Cenis, et un turbot trouvé dans le pays de Hesse, auront plus de pouvoir que tous les raisonnements de la saine physique; ils se plairont toujours à imaginer que la cime des montagnes a été autrefois le lit d'une rivière ou de l'océan, quoique la chose paraisse incompa0ble; et d'autres penseront, en voyant de prétendues coquilles de Syrie en Allemagne, que la mer de Syrie est venue à Francfort. Le goût du merveilleux enfante les systèmes; mais la nature paraît se plaire dans l'uniformité et dans la constance autant que notre imagina0on aime les grands changements (…) » Comment rendre compte de l’existence de fossiles d’origine mari0me au cœur des terres ? Dans une Disserta8on de 1748, Voltaire prétendra les expliquer par les reliefs de pique‐niques laissés par des pèlerins… « On a vu aussi dans des provinces d'Italie, de France, etc., de pe0ts coquillages qu'on assure être originaires de la mer de Syrie. Je ne veux pas contester leur origine; mais ne pourrait‐on pas se souvenir que ce+e foule innombrable de pèlerins et de croisés, qui porta son argent dans la Terre Sainte, en rapporta des coquilles? » Feignant d’ignorer l’iden0té de l’auteur de ce+e Disserta8on, le célèbre naturaliste Buffon se moquera de Voltaire dans son Histoire naturelle : « les poissons pétrifiés ne sont, à son avis, que des poissons rares rejetées de la table des Romains parce qu’ils n’étaient pas frais ; et à l’égard des coquilles ce sont, dit‐il, les pèlerins de Syrie qui ont rapporté dans les temps des croisades celles des mers du Levant qu’on trouve actuellement pétrifiées en France, en Italie et dans les autres états de la chré0enté ; pourquoi n’a‐t‐il pas ajouté que ce sont les singes qui ont transporté les coquilles au sommet des hautes montagnes et dans tous les lieux où les hommes ne peuvent habiter, cela n’eut rien gâté et eût rendu son explica0on encore plus vraisemblable. Comment se peut‐il que des personnes éclairées et qui se piquent même de philosophie, aient des idées aussi fausses sur ce sujet ? » Ce texte suscita une durable brouille entre Buffon et Voltaire. Voltaire s’opposera constamment à chacune des théories de Buffon, qui a pourtant apporté une contribu0on décisive à l’histoire naturelle. N’accablons pas Voltaire pour autant. Son opposi0on à l’idée des transforma0ons de la terre ressor0t à des raisons qui sont certes métaphysiques mais qui sont également scien0fiques. Les raisons métaphysiques 0ennent à son déisme. La par0cularité des Lumières françaises (par opposi0on aux Lumières européennes) 0ent à leur division en deux ailes. D’un côté, l’aile déiste, en harmonie avec les Lumières européennes, reste a+achée à l’idée d’un Dieu créateur. Elle est incarnée en France par Montesquieu, D’Alembert, Rousseau et Voltaire. De l’autre côté, l’aile matérialiste incarne ce que Jonathan Israël nomme the radical enlightenment ; elle prétend rendre compte de la cons0tu0on du réel sans la média0on de Dieu. Dès lors qu’énergie et mouvement sont inhérents à la ma0ère, il n’est plus besoin d’un grand architecte pour l’informer ; la ma0ère jouit d’un pouvoir d’auto‐organisa0on qui suffit à assurer la cons0tu0on du réel. Or, si Voltaire s’oppose au par0 catholique, il s’oppose également au matérialisme athée avec lequel il a lu+é à fleurets mouchetés. A ses yeux, les avancées des sciences de la vie et de la terre tendaient à donner raison au matérialisme athée en affirmant l’existence d’une dynamique de la nature pu d’une vitalité de la ma0ère. Lu+er contre le matérialisme suppose d’en réfuter les fondements épistémologiques. « De 1765 à sa mort, [Voltaire] écrivit ‘plus de vingt-cinq ouvrages, traités, dialogues, lettres supposées, questions feintes, satires en vers et en prose, méditations ou contes, tous dirigés, en totalité ou en partie, contre l’athéisme et son support scientifique ». 5 S’opposer au progrès des sciences au nom de raisons métaphysiques n’est assurément pas scien0fique, direz‐vous, et vous aurez raison. Il faut cependant comprendre que l’opposi0on de Voltaire aux théories de son temps ressor0t à des raisons scien0fiques. Chacune des théories de Buffon auxquelles Voltaire s’oppose relevait moins d’une approche scien0fique que de spécula0ons dont nous connaissons aujourd’hui le caractère fallacieux. C’est par fidélité à la physique de Newton que Voltaire a comba+u les sciences de la vie et de la terre des Lumières. Ce qu’il y a d’essen0el chez Newton aux yeux de Voltaire, c’est le fameux « hypotheses non fingo » : « je ne feins pas des hypothèses ». Newton s’en tenait à un strict phénoménalisme. Il se contentait de décrire les lois de l’a+rac0on universelle sans jamais prétendre expliquer la cause de l’a+rac0on. Or les sciences de la vie et de la terre du siècle des Lumières présentaient un caractère spécula0f, s’étayant sur des hypothèses impossibles à prouver. Il s’établit ici un véritable paradoxe : si Buffon a, en principe, raison, il se trompe dans les faits en indiquant à chaque fois un mécanisme erroné. Buffon a par0ellement raison d’affirmer qu’ « il paraît certain que la terre actuellement sèche et habitée a été autrefois sous les eaux de la mer ». Si Buffon avance ce fait, c’est pour défendre une thèse qui lui est chère : « les montagnes ont été formées par la mer », et plus précisément « par le mouvement et par le sédiment des eaux ». La forma0on des montagnes résulte d’un mécanisme 5 J. Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle (Paris, 1963), p.740. naturel : Buffon a en ce sens raison. Mais Buffon se méprend sur ce mécanisme : la forma0on des montagnes n’est pas le fruit de la sédimenta0on mais d’un phénomène géologique découvert à la fin du XIXe siècle, la tectonique des plaques. On pourrait en dire autant des thèses de Buffon auxquelles Voltaire s’oppose, à commencer par son prétendu évolu0onnisme et par sa thèse de la forma0on de la Terre par l’ac0on d’une planète ayant percuté le Soleil. En résumé, si Voltaire s’est opposé aux théories de Buffon, c’est en par0e par opposi0on au matérialisme athée, mais surtout par un scep0cisme de bon aloi, inspiré de Newton. L’esprit scien0fique exige que chaque théorie fournisse des preuves irréfutables. Or, force est de reconnaître que si la physique du siècle des Lumières était rela0vement bien fondée, sa biologie et sa géologie étaient spécula0ves. Comme le remarque W. H. Barber, ‘These whole areas of enquiry concerning the nature and history of living things, and the history of earth itself, were thus in Voltaire’s 0mes largely fields for specula0ve controversy based on what now seem non‐scien0fic premises, rather than firmly founded branches of human knowledge. And for Voltaire the contrast with the solid achievement of Newtonian physics was clearly an acute one (…)6 Conclusion En conclusion, Voltaire est un philosophe newtonien, un fidèle newtonien qui reste cependant scep0que à l’égard des soubassements métaphysiques de ce système, du Sensorium Dei et de la manum emendatricem de Dieu. Il a en ce sens été plus newtonien que Newton. C’est en tant que newtonien que Voltaire s’est opposé aux sciences de la vie et de la terre du Siècle des Lumières. Il n’a jamais été plus fidèle à Newton qu’en doutant de ces hypothèses spécula0ves : Hypotheses non fingo. Si Voltaire n’a jamais été un physicien accompli, il n’a cessé, depuis son séjour à Londres entre 1726 et 1728, de considérer la physique de Newton, délestée de ses aspects métaphysiques, comme le paradigme de ra0onalité que doit suivre tout philosophe. Ce n’est pas sa moindre contribu0on à l’avancement de la physique que d’avoir fait preuve de scep0cisme à l’égard de tout ce qui est spécula0f. La raison ne saurait jamais adme+re que ce qui est prouvé ou qui le sera : tel est l’enseignement de Voltaire après Descartes et Newton… 6 Voir W. H. Barber, ‘Voltaire and natural science : from apples to fossils’ dans Voltaire en Europe. Hommage à Chris0ane Mervaud, éd. M. Delon et C. Seth (Oxford, 2000), p.243‐54 (ici, p.250)