On peut enfin, après cette voie analytique, proposer une autre voie, que lon
pourrait nommer esthétique. Cest là où le répertoire jeunesse croise le répertoire
théâtral dans son ensemble, et en profondeur: lenfance apparaît alors moins comme
un thème, un personnage, une façon décrire du théâtre que comme un moyen de
regarder le monde dun point de vue extérieur à lui-même. Cest ce que laisse entendre
Joseph Danan, dans la suite du passage cité plus haut:
Le bonheur nest certes pas davoir “retrouvé” lenfance (il ny a pas de retour
possible) mais de lavoir reconnue comme part intégrante de moi. Elle était
là
quand jécrivais et jétais de plain-pied avec elle, sans effort. Je ne peux pas dire
non plus que cétait lenfant en moi qui écrivait, ce serait absurde, mais que
jécrivais
depuis
lenfance, depuis le territoire de lenfance en moi. Alors, oui, dune
certaine manière, lenfance devait bien être retrouvée. (
A la découverte de cent et
une pièces
, p. 119)
Lenfance fonctionne ainsi comme un territoire doublement décalé pour écrire le monde,
au cœur du regard de ladulte essayant de faire revivre en lui les terres de lenfance, la
sienne et/ou celle de ses futurs lecteurs. Le théâtre pour les jeunes est avant tout un
théâtre des adultes, mais se décentrant par un détour fictif en terres denfance. Le
théâtre jeunesse regarde le monde du point de vue de lenfance en fictionnalisant le
point de vue naïf, natif, de celui qui peut observer le monde et les autres comme sil ne
les connaissait pas, comme sil les voyait de lextérieur, par le filtre des yeux de lenfant
en soi et/ou imaginé comme récepteur. Pour mieux appréhender cette démarche, on
peut y voir ce que Jean-Pierre Sarrazac nomme le «détour» (voir le
Lexique du drame
moderne et contemporain
, Circé, 2004), cette «vision indirecte» quil analyse dans
La
parabole ou lenfance du théâtre
(Belfort, Circé, 2002) et qui permet de contourner le
réalisme en une forme de réalisme «mineur», au sens deleuzien du terme. Certains
auteurs de théâtre jeunesse sinscrivent dans cette démarche de façon consciente,
dautres de manière inconsciente, et lédition comme la réception font le reste.
On pourra alors dans ce cadre chercher les différents types de détour mis en œuvre
dans les pièces de théâtre jeunesse, de lusage de la philosophie chez Dominique
Paquet à lappui sur les formes du conte chez Bruno Castan, en passant par le jeu de
société dans
Cest toi qui dis cest toi qui les
dYves Lebeau ou la ritualisation de la
parole chez Mike Kenny, pour ne citer que ces quelques exemples.
En forme de conclusion provisoire…
Des trois voies que lon a empruntées, militante, analytique et esthétique, se dégage la
sensation que le théâtre jeunesse, pour reprendre la formule de Catherine Tauveron4 à
propos de la littérature jeunesse, semble aujourdhui représenter une nouvelle jeunesse
du théâtre. Les clivages de valeur fonctionnent plus en son sein qu'entre lui et le théâtre
étiqueté tout public. Les meilleures des pièces de théâtre jeunesse, et elles sont
aujourdhui nombreuses, permettent à leurs auteurs de dire le monde dune manière
détournée et inventive qui doit attirer lecteurs, metteurs en scènes et adultes
éducateurs.
Marie Bernanoce
4 TAUVERON Catherine, "Littérature de jeunesse ou nouvelle jeunesse pour la littérature et son enseignement?" in
Perspectives actuelles de l'enseignement du français, op.cit.