Pour un «théâtre jeunesse» … une voie peut en cacher une autre… par Marie Bernanoce maître de conférences à Grenoble 3. Elle est auteur de À la découverte de cent et une pièces (Éditions Théâtrales) Qu'est-ce qui fait qu'une pièce de théâtre peut être qualifiée de "jeune public" ? Pour un «théâtre jeunesse» Il y a une ou deux décennies, la réponse à cette question serait passée par la nature même des spectacles constituant alors le répertoire «jeune public». On aurait parlé dévasion par le conte, lhumour, le merveilleux, bien loin des réalités du monde et de lenfance ou les traduisant dune façon directe et souvent, trop souvent, relevant dune mièvrerie infantilisante sappuyant sur des facilités de tous ordres: tendance à la moralisation facile, simplicité voire simplisme des formes, univers désincarné, protégé par une bulle. Aujourdhui ces conceptions traînent encore ici ou là, assimilant le théâtre pour les jeunes à du sous-théâtre. Mais on peut saccorder pour dire quelles sont en train de sestomper et ne concernent plus le monde du théâtre abordé du côté des auteurs et metteurs en scène inscrits dans une démarche artistique et de création. Aujourdhui, le théâtre jeunesse est en train de se constituer en tant que répertoire dans lunivers du théâtre. En témoigne louvrage que jai pu consacrer à lanalyse de plus dune centaine de pièces, À la recherche de cent et une pièces (Éditions Théâtrales/Sceren CRDP de Grenoble, 2006). Si les oeuvres qui y sont présentées et étudiées ne sinscrivent pas toutes à influence et hauteur égales dans lesthétique du théâtre contemporain, il nen demeure pas moins que lon y voit se dessiner un véritable répertoire, au sens où lon entend ce mot dans le théâtre tout public: réservoir dans lequel un metteur en scène et des lecteurs peuvent puiser, ensemble vivant dœuvres qui se construisent les unes par rapport aux autres et interrogent leurs rapports, respectifs et partagés, au monde, aux jeunes et au théâtre. De ce fait, plutôt que de parler de «théâtre jeune public» sans doute serait-il plus juste demployer désormais lexpression de «théâtre jeunesse»,comme on parle delittérature jeunesse. En effet ce théâtre vise autant le jeune lecteur que le jeune public: la liste de recommandations douvrages pour le cycle 3 de primaire, avec sa vingtaine dœuvres de théâtre contemporain pour les jeunes, marque ainsi le lien nécessaire à la lecture. Le répertoire théâtral jeunesse se construit ainsi à la fois pour le jeune lisant du théâtre et pour le jeune assistant à du théâtre, éventuellement pour le jeune faisant du théâtre. Mais il se construit aussi pour ladulte intéressé par le regard sur le monde porté par des auteurs du point de vue de lenfance et de la jeunesse, et en premier lieu lenseignant ou le comédien intervenant dans les classes et auprès de jeunes. Revendiquer lexpression de «théâtre jeunesse» cest donc donner à lécriture théâtrale pour les jeunes la totalité des récepteurs qui peuvent et doivent être les siens, sans sinterdire pour autant de la revendiquer comme partie prenante du théâtre dans son ensemble. 1 Alors quelles sont les marques distinctives de ce répertoire jeunesse et en a-t-il? Une voie peut en cacher une autre… Il y a plusieurs voies pour tenter de répondre à cette question difficile. La première, que lon pourrait qualifier de militante, vise à défendre ce répertoire encore trop peu connu, autant des enseignants (surtout du second degré) que des comédiens et metteurs en scène, et de ce fait à valoriser de façon indistincte toute sa production en lassimilant sans nuance au répertoire théâtral dans son ensemble. Ce positionnement, par ailleurs nécessaire, tend cependant à construire une sorte de tautologie: cest du théâtre jeunesse parce que cest du théâtre jeunesse, donc cest intéressant! Encore aujourdhui, lorsque le temps dune démonstration conséquente me manque, je préfère répondre quil ny a pas de différence de fond entre le répertoire théâtral jeunesse et son «aîné», et ce nest pas faux si lon pose la question en termes de valeur ou dun point de vue éditorial: on pourrait en effet citer nombre de pièces cataloguées jeunesse par leur fortune éditoriale, le hasard des rencontres de publication, le hasard des rencontres humaines entre un auteur et un metteur en scène, et qui navaient pas été destinées par leur auteur à être reçuesde façon privilégiée par des jeunes: citons Monsieur Fugue de Liliane Atlan ou Ma famille de Carlos Liscano, deux exemples parmi beaucoup dautres. Le nombre même des publications jeunesse plaide pour la reconnaissance de ce répertoire en pleine expansion, fort aujourdhui de plus de trois cents auteurs publiés, si lon inclut le répertoire francophone et en particulier québécois (voir le travail de thèse de Nicolas Faure et la recension du Piccolo, publié par la revue La scène). Cependant la voie militante a ses limites et ne dispense pas le chercheur dun état des lieux plus précis. La réflexion à mener est alors la même que celle que propose Catherine Tauveron pour la littérature jeunesse1: mieux vaut construire des lignes de partage de valeurs au sein du répertoire jeunesse plutôt que de sescrimer en vain à vouloir les construire entre répertoire jeunesse et répertoire tout public. Lorsque lon porte un regard panoramique et analytique sur le théâtre jeunesse, et ce sera donc la seconde voie, plusieurs constats se dessinent (pour un développement plus circonstancié, je renverrai le lecteur intéressé à un article paru dans la revue Pratiques, "Écritures théâtrales", Numéro 119/120, décembre 2003, p. 131-147). Le premier constat permet de conforter la voie militante: à limage de lensemble du théâtre contemporain, ce répertoire se signale par la grande variété de ses formes esthétiques, du «bel animal» aristotélicien représenté par la forme linéaire dite classique à son éclatement et à sa dissolution, ainsi Rebotier dans Les sept jours de la queue du dragon ou Jon Fosse dans Le Manuscrit des chiens (même si elles ne sont pas très nombreuses) en passant par des dramaturgies épiques, fréquentes, comme celles de Bruno Castan dans Coup de bleu, Michel-Marc Bouchard dans Lhistoire de loie, Philippe Dorin dans Dans ma maison de papier jai des poèmes sur le feu, ou encore des drames à station ainsi Lescalier ou Debout de Nathalie Papin. C'est peut-être dans le rapport aux personnages que les spécificités du répertoire jeunesse sont les plus nettes et ce sera le deuxième constat: on notera en effet le peu 1 TAUVERON Catherine, "Littérature de jeunesse ou nouvelle jeunesse pour la littérature et son enseignement ?" in Perspectives actuelles de l'enseignement du français, CRDP de l'académie de Versailles, 2001, p. 193-200. 2 de présence du monologue (Larche de Noémie de Jasmine Dubé étant une sorte dexception), mais cela nexclut pas des usages du dialogue tout à fait inventives (ainsi dans les quatre petites formes de Cest toi qui dis cest toi qui les dYves Lebeau). Par ailleurs, nous pouvons constater que, comme dans la littérature jeunesse, la figure de lenfant est fréquente dans le théâtre jeunesse(par «figure de lenfant», il faut entendre que celui-ci peut parfois sincarner dans des personnages animaux). Cela justifie la réflexion de Jean-Gabriel Nordmann, qui ouvre des horizons intéressants dun point de vue sociologique, alors que lenfant est tellement présent dans le monde marchand: «Je trouve que lenfant nest pas assez présent comme individu, comme personne, dans le théâtre en général.»2 . Le théâtre jeunesse remplit ce vide. Sans doute y aurait-il aussi, troisième constat, à distinguer à lintérieur du répertoire de théâtre jeunesse le théâtre pour la petite enfance dont les spécificités sont plus nettes: Suzanne Lebeau à cet égard est sans doute emblématique de ces formes décriture théâtrales, en quête de simplicité de langue et de fable, ce qui nest pas aussi facile quil y paraît, surtout si lon tient à garder le cap dune recherche poétique. Dautres auteurs sinscrivent dans cette démarche, même quand ils peuvent sadresser à des plus grands, ainsi Jean-Claude Grumberg qui dit aujourdhui combien cette écriture est pour lui importante. Enfin, quatrième constat, une bonne part de ce répertoire se signale par la force et linventivité de sa langue. C'est aussi le propos de Dominique Bérody dans son article "Vers l'émergence d'un répertoire contemporain pour la jeunesse?" dans le numéro 9 de la revue Théâtre Aujourd'hui: Ces nouveaux auteurs dramatiques répondent à la question du répertoire du théâtre de l'enfance etde la jeunesse par une littérature ludique, poétique, rêveuse, en rupture avec la tradition infantilisante et néopédagogique.3 Beaucoup décrivains de théâtre semblent apprécier lécriture pour les jeunes par la liberté de langue, linventivité ludique, y compris dans la dramaturgie, que cela leur permet, cest ce quécrivent Joseph Danan ou Françoise Pillet. Citons-les, successivement: Je naurais, je crois, jamais écrit une pièce pour enfants sil ny avait eu une commande passée par Joël Jouanneau pour la collection “Heyoka Jeunesse”. Je ne peux pas tout à fait dire que je ny aurais pas pensé, mais lorsquil arrivait que lidée men traverse lesprit, je lécartais instantanément. Impression que je ne saurais pas… Cela mintimidait, en quelque sorte. Jai accepté la commande comme un défi. Et cela a été un de mes plus grands bonheurs décriture. (A la découverte de cent et une pièces, p. 119) Lorsque j'écris pour les enfants, j'ai toujours l'impression d'avoir une liberté totale, et, en même temps de servir mes convictions militantes: les enfants doivent se frotter à des langues riches, complexes, dès leur plus jeune âge. (Théâtre Aujourd'hui n°9, "La saveur des mots", p. 39) La voie analytique ne fait alors que renforcer la voie militante, dune certaine façon, mais elle en fixe aussi les limites et les risques. 2 3 A la recherche de cent et une pièces, p. 331 Théâtre Aujourd'hui n°9, p.16. 3 On peut enfin, après cette voie analytique, proposer une autre voie, que lon pourrait nommer esthétique. Cest là où le répertoire jeunesse croise le répertoire théâtral dans son ensemble, et en profondeur: lenfance apparaît alors moins comme un thème, un personnage, une façon décrire du théâtre que comme un moyen de regarder le monde dun point de vue extérieur à lui-même. Cest ce que laisse entendre Joseph Danan, dans la suite du passage cité plus haut: Le bonheur nest certes pas davoir “retrouvé” lenfance (il ny a pas de retour possible) mais de lavoir reconnue comme part intégrante de moi. Elle était là quand jécrivais et jétais de plain-pied avec elle, sans effort. Je ne peux pas dire non plus que cétait lenfant en moi qui écrivait, ce serait absurde, mais que jécrivais depuis lenfance, depuis le territoire de lenfance en moi. Alors, oui, dune certaine manière, lenfance devait bien être retrouvée. (A la découverte de cent et une pièces, p. 119) Lenfance fonctionne ainsi comme un territoire doublement décalé pour écrire le monde, au cœur du regard de ladulte essayant de faire revivre en lui les terres de lenfance, la sienne et/ou celle de ses futurs lecteurs. Le théâtre pour les jeunes est avant tout un théâtre des adultes, mais se décentrant par un détour fictif en terres denfance. Le théâtre jeunesse regarde le monde du point de vue de lenfance en fictionnalisant le point de vue naïf, natif, de celui qui peut observer le monde et les autres comme sil ne les connaissait pas, comme sil les voyait de lextérieur, par le filtre des yeux de lenfant en soi et/ou imaginé comme récepteur. Pour mieux appréhender cette démarche, on peut y voir ce que Jean-Pierre Sarrazac nomme le «détour» (voir le Lexique du drame moderne et contemporain, Circé, 2004), cette «vision indirecte» quil analyse dans La parabole ou lenfance du théâtre (Belfort, Circé, 2002) et qui permet de contourner le réalisme en une forme de réalisme «mineur», au sens deleuzien du terme. Certains auteurs de théâtre jeunesse sinscrivent dans cette démarche de façon consciente, dautres de manière inconsciente, et lédition comme la réception font le reste. On pourra alors dans ce cadre chercher les différents types de détour mis en œuvre dans les pièces de théâtre jeunesse, de lusage de la philosophie chez Dominique Paquet à lappui sur les formes du conte chez Bruno Castan, en passant par le jeu de société dans Cest toi qui dis cest toi qui les dYves Lebeau ou la ritualisation de la parole chez Mike Kenny, pour ne citer que ces quelques exemples. En forme de conclusion provisoire… Des trois voies que lon a empruntées, militante, analytique et esthétique, se dégage la sensation que le théâtre jeunesse, pour reprendre la formule de Catherine Tauveron4 à propos de la littérature jeunesse, semble aujourdhui représenter une nouvelle jeunesse du théâtre. Les clivages de valeur fonctionnent plus en son sein qu'entre lui et le théâtre étiqueté tout public. Les meilleures des pièces de théâtre jeunesse, et elles sont aujourdhui nombreuses, permettent à leurs auteurs de dire le monde dune manière détournée et inventive qui doit attirer lecteurs, metteurs en scènes et adultes éducateurs. Marie Bernanoce 4 TAUVERON Catherine, "Littérature de jeunesse ou nouvelle jeunesse pour la littérature et son enseignement?" in Perspectives actuelles de l'enseignement du français, op.cit. 4