MON CORPS ET MOI :
N’AI-JE DE DEVOIRS QU’ENVERS AUTRUI ?
Notre rapport au corps a profondément changé : piercing, tatouage, chirurgie
esthétique, conduites à risques, exaltation du sport (et notamment des sports de l’extrême),
dopage, industrie pornographique, prostitution en ligne, greffe d’appareils bio-sensoriels,
transplantation d’organes, homoparentalité, procréation médicalement assistée, gestation pour
autrui, euthanasie, thanatopraxie… Émergentes et hétéroclites, encore élitistes ou déjà
largement popularisées, ces nouvelles conduites expriment les mutations considérables de
notre être-au-monde. À la frontière entre bioéthique et éthique sociale, elles réinterrogent le
champ de nos droits et de nos devoirs.
La tradition kantienne avait maintenu la symétrie entre les devoirs envers soi-même et
les devoirs envers autrui : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta
personne que dans celle de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais
simplement comme un moyen » (Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des
mœurs, 1785). Le philosophe de Königsberg avait même fini par discerner dans les devoirs
envers soi la condition irréfragable des devoirs envers autrui : agir par devoir, c’est d’abord
agir par respect pour soi-même en tant que législateur. Je me dois donc catégoriquement
considération envers moi-même et envers ma dignité, et l’atteinte à l’intégrité de mon propre
corps m’est par conséquent rigoureusement interdite.
Ces questions ont été récemment reprises à nouveaux frais, et de manière éminemment
critique, par Ruwen Ogien et le courant du minimalisme éthique (cf. Ruwen Ogien, L’éthique
aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Gallimard, 2007 ; La vie, la mort, l’État : le débat
bioéthique, Grasset, 2009). S’inscrivant en faux contre les présupposés de la morale de Kant,
mais aussi contre tout paternalisme de la « police morale », l’éthique minimale consiste à
limiter nos devoirs à nos relations avec autrui. Cette posture revient donc à exclure le rapport
à soi-même du champ de l’éthique, et à neutraliser tout jugement porté sur le style de vie
d’autrui du moment que celui-ci ne nuit à personne. Son argument cardinal est la vertu de
tolérance absolue qui lui est afférente. Je peux faire ce que je veux de ma propre vie et de mon
corps, tant que personne d’autre que moi n’en pâtit. Cela conduit Ruwen Ogien à militer en
faveur de la dépénalisation de la consommation de stupéfiants, de la promotion de tout type
de relations sexuelles entre adultes consentants, et de l’aide active à mourir pour ceux qui en
font la demande.
Sans céder à la facile tentation de l’amalgame entre l’éthique minimale et les dérives
antimorales de type libertarien, ni sombrer dans l’excès inverse du maximalisme éthique, il
nous revient d’interroger la conception déontologique unilatérale de Ruwen Ogien, et partant
de remettre en perspective le rapport postmoderne du « moi » à son propre corps. N’y a-t-il
pas, en effet, une part d’altérité dans toute identité ? Ne suis-je pas quelque peu autrui pour
moi-même ? Et mon corps propre n’appartient-il pas aussi au corps social ? Que peut signifier
la notion de responsabilité envers soi-même ? Où commence et où finit l’intégrité ? Quelle
est, en fin de compte, la teneur sémantique de la notion de « dignité » (invoquée tout aussi
bien pour justifier que pour condamner l’euthanasie…) ? Quels sont les limites et les
principes régulateurs des droits, notamment des droits de l’homme ? Qu’est-ce que l’auto-
violence ? Quels sont les présupposés de l’indifférence morale du rapport à soi, et de la
neutralité du jugement sur la vie privée d’autrui ? Peut-on cliver le champ du souci éthique,
en souci de soi et en souci d’autrui, comme si ce dernier n’avait aucun impact sur le premier ?
Comment s’articulent le refus de l’intrusion du politique dans la sphère personnelle, et