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LANGAGE/
METALANGAGE
ET
PERFORMATIFS
Oswald
Ducrot
E.H.E.S.S.,
P a r i s
Mon exposé a deux objets. L'un concerne la torie des actes de
langage.
Il
s'agit
d e mettre en question la notion
d*énoncé
perforrratif
explicite, ou, p a r abréviation, de
performatif.
Souvent on admet
d ' e m -
blée qu'il
s'agit
d ' u n e
notion
conceptuelleraent
claire, e t q u i , d'a u tre
part,
est évidemment susceptible d'être appliquée à des faits e m p i r i q u e s ;
on s'intéresse alors surtout soit â inventorier les
p erform a t i f s ,
soit à
expliquer leur existence, s oit à déterminer les conséquences de cette
existence pour la phi losop hie du langage. J'essaierai au contraire de
montrer le caracre problématique de cette notion. Il ne va
n u l l e m e n t
de soi, p o u r moi, q u e le concept de performatif puisse être défini de
façon
rigoureuse,
et encore moins qu'il corresponde à des phénomènes em-
piriques.
Dans cette critique je m e servirai
d'une
thèse déjà présentée
de façon sporadique dans Ducrot
(1972,
73-74),
(1975,
84-86),
(1980,
5 0 -
55),
et élaboe de façon détaillée et systématique dans
Anscombre
(1980,
115-123).
Cette thèse de
1'"illusion
p e r f o r m a t i v e " ,
q u i m'avait d'abord
semblé une explication de la
per f o rma t ! vit e ,
m ' a p p a r a î t
m a i n t e n a n t
comme
une m i s e en cause du concept lui-même.
Mon deuxième objet, p l u s général, e s t de dénoncer la confusion,
fréquente en linguistique sémantique, surtout d'ailleurs en pragmatique
(et bien souvent,
m e a
culpa,
dans mes propres
travaux),
entre le langage
que l'on étudie et le
métalangage
au moyen duquel on
ltudié.
Cette
confusion a p o u r point de départ la nécessité, da ns ces domaines de r e -
cherche peu formalisés, d ' u t i l i s e r les mêmes mots et les m ê mes structures
syntaxiques appartenant à la langue qui est
l'objet
de l'investigation.
Ainsi le p h i l o s o p h e du langage est bien forcé d'employer, pour parler
de l'activité linguistique, les termes utilis à propos d'elle dans la
conversation de tous les jours. Il se sert p ar exemple des verbes pro-
mettre*
ordonner*
permettra...etc.
,
q u ' i l fait entrer dans les mêmes
cons-
tructions grammaticales qu'emploient les sujets parlants (un tel
promet*
ordonne*
permet...etc.).
or le linguiste ne p eut pas
à
chaque fois d é f i n i r
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la valeur qu'il donne, lui linguiste, dans son langage scientifique, à ces
expressions de la vie courante. On comprend d'ailleurs qu'ilglige de
le faire : é t a n t lui-même à
l'aise
dans sa propre langue, et
s'adressant
à
des personnes qui , comme lui, la m ani ent avec un grand sentiment d'assurance,
il prend pour évident qu'il sait ce qu'il dit quand il se sert, e n tant q ue
linguiste, d e s mêmes mots qui ne lui font pas obstacle en tant que sujet
parlant.
Mais
c'est
oublier que ces
mots,
employés dans un discours théo-
rique,
reçoivent de ce fait un statut de concepts théoriques qu'ils n'avaient
pas dans
l'usage
qu oti di en. De sorte que le linguiste, non seulement utilise
la langue de tout le m o n d e , m a i s doit l'utiliser comme si elle avait pour
fonction de désigner des ensembles, d es relations logiques, des attributions
de propriétés à des objets, rôle qui n'est pas nécessairement le sien. E t
la situation devient encore plus préoccupante, lorsqu'on transfère sur cet
emploi scientifique du langage ordinaire (emploi tout à fait artificiel)
le sentiment d'évidence que l'on éprouve dans son emploi non scientifique.
Sous prétexte que le sujet parlant français sait employer le verbe "permettra,
on fait comme si le linguiste, e m p l o y a n t le même mot dans une activité de
description scientifique, o ù il doit désigner un concept bien dé limité,
savait lui aussi l'employer - alors q u ' i l lui donne une tout autre fonction.
Si coupable
soit_elle,
la confusion commise par le linguiste peut
d'ailleurs, da ns une large mesure, se justifier (et p a s seulement par sa
quasi-nécessité).
C'est
q u e le langage ordinaire la commet constamment
(en entendant par là qu'on la commet dans
l'usage
o r d i n a i r e du
langage).
La
raison en est qu' i l ne peut pas être considéré indépendamment de la culture
dont il est le véhicule et à l'intérieur de laquelle il se développe. De
sorte que, d a n s une civilisation où la notion derité a pris une valeur
centrale,
les sujets parlants ont tendance à le voir comme un moyen pour
formuler et échanger des connaissances. Aussi l'analyse de la structure
grammaticale sujet-pdicat comme marquant l'attribution de propriétés à
un objet - c'est-à-dire le "parallélisme
logico-grammatical"
dénoncé par
Charles Serrus - n'est-elle pas entièrement extérieure à la pratique linguis-
tique effective. Et par suite il n'est pas non plus entièrement artificiel
de se repsenter le signifié des mots comme ayant le même statut qu'un
concept scientifique (j'essaierai tout à
l'heure
de décrire en détail
le procédé mis en oeuvre dans cette
conceptualisation
d e la langue, p r o c é d é
qui est d'ailleurs bien plus général et a beaucoup d'autres utilisations :
I
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7 -
il s'agit, selon
moi,
d e l a
d é l o c u t i v i t é ,
type
de
d é r i v a t i o n découvert
par
Benveniste,
mais
dont
il
n ' a peut-être pas
v u
t o u t e la
p o r t é e ) .
Si
donc
on
a d m e t mon analyse, i nt roduire les mots
d e l a
l a n g u e dans
la
méta-
langue,
e n
l e u r supposant une signification
de
t y p e conceptuel,
c e
n ' e s t
après tout que reprendre
à
s o n compte une démarche dont La
p o s s i b i l i t é
est
inscrite dans
le
l a n g a g e (en tant que celui-ci connaît
la
délocutivité),
et dont
la
r é a l i s a t i o n correspond
a
u n e exigence "logicisante" des civilisa-
tions servies par la pl up art des langues actuelles.
Un dernier point, avan t d'entrer dans le détail de mon exposé.
Si
j'y
j u x t a p o s e des considérations sur les perforraatifs
et
s u r les rapports
entre langage
et
m ë t a l a n g a g e ,
c ' e s t - o n
a
p e u t - ê t r ejà
e u l a
g e n t i l l e s s e
de s'en douter
-
q u e
je
c r o i s les d eu x thèmes
lié.s.
J'essaierai de montrer
que la confiance accore sans critique
à l a
n o t i o n de
performat!f
tient
à une confusion commise par les linguistes entre les mots qu'ils étudient
et les
roots
d o n t
ils
s e servent, c o n f u s i o n pfigurée d'ailleurs dans
l a
langue
olle-mêroe
e n
t a n t qu'elle est
le
l i e u
d'une
dérivation délocutive
conceptualisant les mots qu'elle met
a
l a disposition
d u
s u j e t pa rla nt.
LANGAGE
ET
M Ë T A L A N G A G E
Supposons qu'un locuteur
-
q u e , p a r discrétion, j'appellerai
L -
dise,
à
p r o p o s
d'une
personne
P :
" P est intelligent".
Lin
l i n g u i s t e ,
2,
observant cet intéressant événement, décide
d e
l e noter dans ses fiches.
Pour
ce
f a i r e , il
a à
c h o i s i r ,
a u
m o i n s , e ntr e les deux descriptions
sui-
vantes qui ,
l'une
comme l'autre, bien qu'elles soient faites avec des ter-
mes
d u
l a n g a g e ordinaire, a ppartie nn ent, dans l'utilisation qui
en
est
faite ici,
a u
m ë t a l a n g a g e de
la
l i n g u i s t i q u e
:
(1)
L a dit
"P
est intelligent".
(2)
La
dit que P est intelligent.
La première transcription ne pose pas
d e
t r o p redoutables p r o b l è m e s ,
au moins
si o n
p r é c i s e que
le
v e r b e dire
y
s i g n i f i e : p r o n o n c e r des
mo ts.
Il suffit d'admettre
en
p l u s
la
c o n v e n t i o n habituelle selon laquelle
une
expression entre guillemets désigne les mots qui sont mis entre les g u i l l e -
mets»
et
l ' o n peut estimer que (1) d é c r i t fidèlement l'événement dont
Z a
été témoin (le c ontrair e serait d'ailleurs étonnant, p u i s q u e cet é vénem ent,
je l'ai, moi, d è s
l'abord
présenté
e n
u t i l i s a n t les mots repris ensuite par
Z dans
la
t r a n s c r i p t i o n (1 ) ).
i
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C'est
avec (2) q u e les difficultés deviennent flagrantes. Elles
tiennent au fait q ue le verbe dire n'y est pa s suivi
d'une
cita t i on, mais
d'une
complétive. Dire doit donc ici signifier quelque chose
comme
"affirmer",
"asserter" - en donnant pour objet à
l'acte
désigné par ces
verbes,
non pas un énonc é, m a i s une entité intellectuelle abstraite, q u e
les logiciens appellent "proposition" o u "contenu". D'après le linguiste Z,
le locuteur
L
s'est
ainsi engagé sur la vérité
d'une
proposition :
L.
a
soutenu que P p ossèd e une certaine propriété, q u i lui serait inhérente, e t
qu'on pourrait découvrir en lui si on l'analysait avec exactitude, ou encore
il a soutenu q ue P appartenait à un certain ensemble, définissable indépen-
damment
de lui, l'ensemble des gens intelligents. Le problème tient alors
à ce qu e Z lui-même utilise, p o u r désigner cette propriété ou cet e n s e m b l e ,
l'adjectif
intelligent,
qui n'est
plus,
dans
12),
entouré de guillemets
comme il
ltait
dans (1). Il ne
s'agit
donc plus
d'une
expression du
métalangage
désignant une expression du langage, m a i s
d'une
expression du
langage incorporée au m étalangage. De sorte que le linguiste Z doit
utiliser
le m o t intelligent à ses propres frais.
Il
doit le revendiquer
canme
un
concept
s c i e n t i f i q u e ,
pourvu
d'une
valeur théorique claire, e t désignant effec-
tivement soit une propriété soit un ensemble. Contrainte quelque peu répu-
gnante,
et q ui devrait tuer chez tout honnête homme la vocation linguistique.
Que l'on ait, en tant q u e francophone, une compétence passablement assurée
pour sentir quelles intentions peuvent être servies ou desservies lorsqu'on
emploie intelligent dans tel ou tel contexte, cel a n'oblige pas, D i e u m e r c i ,
à admettre que ce m o t possède un contenu conceptuel clair.
C'est
pourt ant
ce qu'adme t Z lorsque, p o urcrire dans son métalangage la parole de L,
il reprend, en toute bonne conscience, le m o t que L avait u t i l i s é .
La confusion commise par Z, s'il opte pour la transcription ( 2 ) ,
n'est cependant pas sans excuse.
C'est
qu'elle est, d a n s une certaine m e -
sure,
commise par tout locuteur dans
l'usage
ordinaire du langage. Car le
rapport
(2),
que j'ai reproché au linguiste Z, aurait pu aussi bien être
fait par n'importe quel spectateur de l'énonciation de L - et personne n'y
aurait trouvé à redire : o n considère le p lu s souvent comme tout à fait
correct,
dans la conversation courante, de
rapporter
au style indirect
un
discours dont on a été lemoin, e t cela en se contentant de transformer
en "propositions complétives" les "propositions principales" d u locuteur
original (avec q u e l ques ajustements pour les temps, les pronoms et les
déictiques,
mais sans modifier le vocabulaire) . Certes le fait q ue ce
.
9 -
mode
de rapport soit admis dans la vie de tous les jours ne signifie pas
qu'un linguiste, p r é t e n d a n t â la vérité
scientifique,
p u i s s e se le permettre
(le pré dic at
"vrai"
du langage scientifique répondant, on peut au moins l'es-
pérer,
à des critères plus sévères que
l'appréciation
"c'est
vrai"
du lan-
gage
ordinaire).
Mais il
restieà
voir po ur qu oi, dans l'opinion commune, un
rapport du type (2) es t géralement tenu pour légitime, ce qui ne me semble
nullement
aller de s o i .
Afin de mieux faire apparaître le prob lème , je citerai d'abord des
exemples où, m êm e dans
l'usage
le plus ordinaire du langage, le rapport in-
direct paraîtjà quelque peu étrange. Supposons que L ait dit "Je
pro-
mets de venir". On s'étonnerait du rapport "L a dit qu'il promettait de
venir".
On me répondra peut-être que cette bizarrerie a une explication
stylistique : e l l e tiendrait â ce qu'il existe un rapport plus simple
("L a promis de
venir"),
que l'on préféreranéralement pour de pures
raisons d'économie. Je vais donc
prendre
un second exemple,
o ù
un tel type
d'abréviation est, cette
fois,
impossible. Si L, surpris de ce q ue vient
de dire son interlocuteur, lui réplique "J'avoue être stupéfait", on ne
saurait recourir ici au rapport abrégé, et dire "L a avoué être stupé fait".
Or,
dans ce cas, o n ne recourra pas non plus au discours indirect - car il
y aurait quelque bizarrerie aussi dans la transcription "L a dit qu'il
avouait être stupéfait". Dernier exemple, fort connu. Il y a bien des cir-
constances où un "Je t'aime" dit par L à
L"
pourrait
difficilement
être
rapporté sous la forme "L a dit à
L'
qu'i l l'aimait" (exemple qui montre
combien
Alain,
d a n s
l'Ecole
des Femmes, acte 2, scène 3, a tort de soutenir
"La femme est en effet le potage de
l'homme".
Car la déclaration "J'aime
le p o t a g e " se rapporte facilement sous la forme "L a dit qu'il aimait le
potage").
Ce que suggèrent ces trois exemples,
c' es t
q u e le rapport
indi-
rect d'un énoncé déclaratif implique, d a n s le langage ordinaire lui-même,
que l'énoncé original soit vu comme servant à faire une affirmation, comme
attribuant par exemple une qualité ou une action à un objet - ce qui n'est
pas nécessairement le c a s .
Je reviens maintenant à m o n point de départ.
L
a dit "P e st
intelligent", et p ers onn e, d a n s
l'usage
q u o t i d i e n du langage, n e fait
d'objection au rapport (2) "L a dit que P est intelligent". Cela montre
que l'on a tendance à voir la déclaration de
L conme
une affirmation attri-
buant à P une certaine proprié, et
c'est
cette attribution qui est exprimée
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