Dans la grammaire de la responsabilité ainsi que dans divers

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Responsabilité et solidarité : Etat libéral, Etat-Providence, Etat réseaux.
Jean-Louis Genard 1
Dans la grammaire de la responsabilité 2 ainsi que dans divers articles, j’ai tenté de montrer
l’intérêt théorique d’aborder la responsabilité dans une optique qui s’approcherait de la
théorie des conventions 3 ou de ce que L.Thévenot et L. Boltanski ont appelé un
« investissement de forme »4, en y ajoutant toutefois une dimension linguistique appuyée qui,
elle, se revendiquerait davantage de l’appel lancé par Habermas dans Sociologie et théorie du
langage 5.
J’ai ainsi proposé de rapporter historiquement la responsabilité à un tournant dans ce qu’on
pourrait appeler « l’interprétation de l’action », ou plus généralement, dans l’interprétation de
« ce qui se passe ». On peut aisément admettre que toutes les cultures ont cherché à répondre
à cette question et y ont, de fait, apporté des réponses très diverses, au travers desquelles se
sont structurés leurs rapports au monde, aux autres, à eux-mêmes, se sont modelés leurs
environnements institutionnels.
Sans entrer dans leur description et leur analyse historique, on peut ainsi évoquer, au fil du
temps, différents modèles d’interprétation de l’action ou de « ce qui se passe » : destin,
souillure, hasard, fortune, déterminisme astral, péché originel, grâce, providence, inconscient,
mythe, caractère, accident, loi des séries,… et responsabilité.
Une théorie de la modernité.
A partir des hypothèses développées dans La grammaire de la responsabilité se profile une
théorie de la modernité. Celle-ci se trouve en effet ancrée sur l’émergence de l’interprétation
responsabilisante de l’action, une interprétation qui va s’imposer lentement au travers d’une
lutte difficile avec d’autres modèles d’interprétation de l’action alors dominants, en
l’occurrence principalement les modèles théologiques du péché originel, de la grâce ou de la
Providence et le modèle du déterminisme astral hérité de l’aristotélisme. Cette lutte durera
jusqu’au 18e siècle. Mais le siècle des Lumières ne sanctionnera pourtant pas le triomphe
définitif du modèle responsabilisant. Au contraire, il consacrera l’émergence de nouveaux
concurrents, étayés cette fois sur les différentes sciences humaines en train de naître, et qui,
1
Jean-Louis GENARD est philosophe et docteur en sociologie. Directeur de l’Institut Supérieur d’Architecture
de la Communauté Française « La Cambre » à Bruxelles, il est également chargé de cours à l’Université Libre de
Bruxelles et aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il dirige le GRAP, groupe de recherches en administration
publique, attaché à l’ULB. Il a publié plusieurs ouvrages comme auteur ou comme éditeur : Sociologie de
l’éthique (L’Harmattan, 1992), Les dérèglements du droit (Labor, 1999), La Grammaire de la responsabilité
(Cerf, 2000), Les pouvoirs de la culture (Labor, 2001), La motivation dans les services publics (avec T. Duvillier
et A. Piraux, L’Harmattan, 2003), Enclaves ou la ville privatisée (avec P. Burniat, La Lettre volée, 2003), Santé
mentale et citoyenneté, (avec J. De Munck, O. Kuty, D. Vrancken, et alii, Academia, Gand, 2004), Qui a peur de
l’architecture ? Livre blanc de l’architecture contemporaine en communauté française de Belgique (avec P.
Lhoas, La Lettre Volée, La Cambre, 2004), Expertise et action publique (avec St. Jacob, Presses de l’Université
libre de Bruxelles, 2004)… ainsi que de très nombreux articles. Ses travaux portent principalement sur l’éthique,
la responsabilité, le droit, les politiques publiques, la culture, l’art et l’architecture.
2
J.L. GENARD, La grammaire de la responsabilité, Humanités, Cerf, Paris, 1999.
3
Ch. BESSY et O. FAVEREAU, Economie des conventions et institutions, http://forum.uparis.fr//telecharger/seminaires/ecoinst/EI231003 (conculté en novembre 2005)
4
L. BOLTANSKI et L. THEVENOT, De la justification, Gallimard, Paris, 1991.
5
J. HABERMAS, Sociologie et théorie du langage, A. Colin, Paris, 1995.
1
toutes, selon des modalités diverses, proposeront des modèles renvoyant l’interprétation de
l’action vers des modèles déterministes plus ou moins forts, proposant ainsi de l’homme
l’image d’un « doublet empirico-transcendantal », comme l’écrira M. Foucault en s’inspirant
de l’antinomie kantienne du déterminisme et de la liberté, ou de son dualisme « phénoménonouménal ».
A suivre les avatars de l’interprétation responsabilisante de l’action dans ses relations
conflictuelles avec ses concurrentes se dégageraient donc deux modernités. Une première qui
irait du moyen-âge au siècle des Lumières où s’impose l’interprétation responsabilisante de
l’action, l’image de l’homme autonome et rationnel qu’illustrera le cogito cartésien. Mais à
partir du 18e siècle, une seconde où l’interprétation responsabilisante de l’action se trouve
contestée par de nouveaux concurrents étayés par les savoirs psychopathologiques, médicaux,
sociologiques, statistiques…
A présenter les choses de cette façon, on court évidemment le risque de verser dans une sorte
d’historicisme des idées. Bien entendu, la réalité est moins simple et plus dialectique. Si
émerge l’interprétation responsabilisante de l’action, c’est que, sans doute, ses conditions
d’émergence se trouvaient déjà à l’œuvre dans des dispositifs sociaux qui vont en permettre
l’explicitation. Et, à l’inverse, si elle s’impose lentement, c’est aussi parce qu’elle s’incruste
dans des dispositifs sociaux qui, la présupposant, vont sans cesse contribuer à en avérer la
pertinence. Quelques exemples illustreront mon propos.
Ainsi, l’émergence de ce que j’appelle l’interprétation responsabilisante de l’action va-t-elle
contribuer à la transformation de nombreux dispositifs sociaux centraux. En particulier, on va
assister à un processus de « subjectivisation » du droit, pour reprendre l’expression de M.
Villey6. Abandonnant sa dominante objectiviste héritée de l’Antiquité, le droit va en venir
progressivement à calquer sa logique sur celle de la responsabilité. La sémantique, de la
volonté, de l’intention… vont s’y imposer. Le droit traitera désormais de « vol » bien plus que
de « chose volée ». L’anthropologie s’en trouvera également modifiée orientant l’essentiel de
ses réflexions vers les conditions de l’autonomie, la raison bien sûr mais aussi la volonté,
terme que ne connaissait par exemple pas le grec des grands philosophes de l’Antiquité 7. Les
anciennes pratiques religieuses elles-mêmes connaîtront des réorientations : la place de
l’intention et de l’examen de conscience occuperont une position centrale dans la confession.
Toute une série de pratiques s’appuieront désormais sur l’engagement, le consentement, le
consensus,… comme le mariage, l’acquisition de la citoyenneté urbaine, le contrat, le
serment…
Les tensions entre modèles concurrents donneront lieu à des disputes comme celle, durant la
première modernité, concernant le statut des sorcières (considérées comme sujets de droit et à
ce titre punissables) et des possédées (pénétrées de l’extérieur sans y porter de responsabilité).
Ou comme les innombrables querelles qui traverseront la seconde modernité entre les
interprétations responsabilisantes des multiples anomies et les interprétations
déresponsabilisantes qu’en proposeront les différentes sciences humaines : le délinquant bien
sûr, mais aussi le vagabond, le fou… Les divergences interprétatives donnant lieu à des
« traitements sociaux » différents. La prison ou l’hôpital psychiatrique. La répression ou la
prévention. La moralisation ou la thérapie. La tension majeure aujourd’hui étant celle que
génèrent les découvertes actuelles des neurosciences par rapport au modèle de l’acteur
autonome, j’y reviendrai brièvement.
6
7
Voir J.L. GENARD, op. cit., p. 55s.
Voir H. ARENDT, La vie de l’esprit II, Le vouloir, PUF, Paris, 1983.
2
La dimension linguistique.
Dans la grammaire de la responsabilité, suivant en cela la suggestion de J. Habermas dans
Sociologie et théorie du langage, j’ai également suggéré que l’ancrage de l’interprétation
responsabilisante de l’action se situait au cœur de certaines de nos structures linguistiques les
plus essentielles. J’y ai attiré l’attention sur deux d’entre elles : d’une part la grammaire des
pronoms personnels, d’autre part, celle des modalités.
a) Sans entrer dans les détails, je rappellerai tout d’abord que la responsabilité est à la fois
faculté de commencer, obligation de répondre de ses actes à l’autre, obligation de répondre de
l’autre, qu’elle peut aussi se concevoir de manière collective… Historiquement, l’émergence
de l’interprétation responsabilisante de l’action sera d’abord celle d’une responsabilité pensée
comme faculté de commencer, d’une responsabilité envisagée à la première personne (Je).
Mais ce que je me reconnais à la première personne, je dois également l’accorder à l’autre.
Cet autre qui est celui à qui je dois répondre de mes actes : comme l’entérinera rapidement le
droit, la responsabilité-Je est commutative. Ma liberté, ma faculté de commencer s’arrête là
où commence celle de l’autre (Tu commutatif)).
Mais l’autre n’est pas seulement ma propre réversibilité, il est aussi une obligation pour moi
comme l’a souligné E. Lévinas (Tu). Cette responsabilité-Tu, comme obligation de répondre
de l’autre ne s’inscrira pas dans le droit de la première modernité, bien que cela ait été
l’occasion de débats. Ceux-ci furent toutefois tranchés au travers de l’opposition entre droits
parfaits et imparfaits, ces derniers, liés précisément aux exigences de bienveillance, de
sollicitude… n’entraînant aucune obligation légale, aucun droit d’exiger non plus de la part
des bénéficiaires potentiels. Alors que la responsabilité-Je s’inscrivait dans le droit, en y
intégrant sa dimension commutative, la responsabilité-Tu se trouvait renvoyée vers la morale
et ce n’est qu’avec l’Etat social que cette question acquit une dimension politico-juridique.
Mais la responsabilité peut quitter la dimension du singulier. Elle peut être pensée et assumée
(Nous) ou imputée (Vous) collectivement. Elle peut enfin être renvoyée vers des traitements
impersonnels (Il, Eux…), comme ce sera le cas avec les systèmes assuranciels.
b) la deuxième structure linguistique essentielle pour saisir les diverses accentuations et
métamorphoses de la responsabilité est ce que les linguistes appellent la grammaire des
modalités.
Dans la théorie classique, existent trois modalités : la nécessité, la possibilité et
l’impossibilité. Celles-ci s’énoncent à l’aide de ce que les linguistes appellent des auxiliaires
de modalité. Parmi ceux-ci, on en distingue habituellement deux principaux : devoir et
pouvoir ; et deux secondaires : vouloir et savoir. Chacun de ces verbes pouvant évidemment
connaître des variantes. Ainsi, peut-on également exprimer la modalité du groupe « savoir », à
l’aide de verbes ou locution comme « croire », « être conscient »… Ainsi, le verbe
« pouvoir », peut-il également se dire « être capable de ».
Les linguistes toujours proposent une catégorisation de ces auxiliaires selon les axes suivants :
Modalisations
Virtualisantes
Actualisantes
Objectivantes
Devoir
Savoir
Subjectivantes
Vouloir
Pouvoir
3
Il existe une relation fondamentale entre cette grammaire et la responsabilité. Sans entrer dans
le détail, on peut aisément se convaincre que répondre à la question « est-il responsable de
cela ? », revient en réalité à se poser des questions comme « devait-il ou non faire cela ? »,
« a-t-il réellement voulu cela ? », « savait-il ce qu’il faisait ? », « pouvait-il faire
autrement ? », cette dernière question pouvant d’ailleurs –nous aurons à y revenir- se
comprendre en deux sens « avait-il la possibilité ? » et « était-il capable ? », la première
renvoyant plutôt à un pouvoir « objectif », la seconde à un pouvoir « subjectif ».
Se référer à cette grammaire formelle peut être très éclairant pour saisir d’autres accentuations
possibles de la responsabilité. Sans entrer dans des explications théoriques complexes, j’en
donnerai des illustrations. Ainsi, l’imputation de responsabilité peut-elle par exemple se
focaliser sur les seules dimensions virtualisantes et vérifier les intentions de l’acteur. C’est ce
que proposait la morale kantienne, morale du devoir et de la (bonne) volonté, et ce que faisait
prioritairement le droit classique. Mais elle peut également se focaliser sur les modalisations
actualisantes : peu importe l’intention, ce qui importe c’est le résultat et tout compte fait
l’acteur « aurait pu éviter… », « aurait dû savoir… ». L’extension actuelle de la responsabilité
sans faute s’appuie sur une conception objective de la responsabilité découplée de
l’évaluation de l’intention et de nombreux procès contemporains en arrivent à des
condamnations selon le principe du défaut de précaution. L’intérêt heuristique de se référer à
cette grille s’éclairera notamment dans la suite du texte au travers des références qui y seront
faites aux concepts de capacité et de capacitation.
Trois strates étatiques et leurs formes de responsabilité correspondantes.
Si le propos de départ de la Grammaire de la responsabilité se situait prioritairement sur le
terrain d’une anthropologique philosophique mêlée de sociologie, il invitait à multiplier les
incursions dans d’autres domaines dont quelques intuitions laissaient clairement penser que
des interprétations à partir du canevas rapidement rappelé ici pouvaient y apporter des
éclaircissements significatifs. Cette conviction s’est trouvée renforcée par une invitation
initiée par Fr. Ost à participer à des séminaires, un colloque et, ensuite une publication
consacrée au thème La responsabilité, face cachée des droits de l’homme 8, dont le propos
était de suggérer une relecture du droit, de ses tensions récentes comme de ses évolutions
historiques à partir de la responsabilité.
L’idée de proposer, à partir de la question de la responsabilité, une interprétation des
transformations du politique, se trouvait par ailleurs encouragée par la ré-irruption du
vocabulaire de la responsabilité au sein même du discours politique, en l’occurrence celui de
l’Etat « social actif ».
Dans le cadre de travaux développés principalement à propos de l’évolution des politiques
publiques en matière de santé mentale 9, j’ai eu, avec d’autres, l’occasion de réfléchir à
l’évolution des formes d’intervention étatique. De ces réflexions collectives se sont imposées
trois formes d’Etat, correspondant à trois types dominants de droits. C’est cette typologie que
je souhaiterais reprendre ici, mais sous l’angle de la responsabilité cette fois. Pour qu’il n’y ait
pas de mécompréhension de mon propos, je tiens à préciser d’emblée que les différentes
8
F. OST, H. DUMONT, S. VANDROOGENBROECK (éd), La responsabilité, face cachée des droits de
l’homme, Bruylandt, Bruxelles, 2005.
9
J. DE MUNCK, J.L. GENARD, O. KUTY, D. VRANCKEN et alii, Santé mentale et citoyenneté, les mutations
d’un champ de l’action publique, Academia, Gent, 2004.
4
formes étatiques qui se dégageront ici forment en réalité des strates qui, à la fois, se succèdent
historiquement mais, au travers des dispositifs qu’elles déposent chacune, laissent leurs traces
et donc se superposent autant qu’elles se succèdent.
Par ailleurs, mes développements demeureront relativement superficiels, insistant
principalement sur les mutations des relations entre responsabilité et solidarité.
L’Etat libéral et la responsabilité-Je.
La première forme étatique s’appuie sur ce que l’on a coutume d’appeler les droits-libertés
qui constituent l’essentiel des premières déclarations universelles des droits de l’homme. Ces
droits s’identifient à des possibilités physiques et intellectuelles qui sont accordées aux
citoyens, telles les libertés de réunion, de culte ou d’opinion. Accorder de telles libertés
signifie, selon le principe du libéralisme politique, interdire à l’Etat d’imposer un seul système
de représentation ou un seul « style de vie » dans les domaines couverts par ces libertés. Ces
libertés ouvrent donc pour l’acteur des espaces d’autonomie. L’accentuation se porte à
l’évidence sur la responsabilité Je dont on a vu qu’elle s’était inscrite dans le droit et avait
fondé le processus de subjectivisation ou de moralisation du droit dont parle M. Villey.
L’Etat est là considéré dans sa forme minimale. Moins il intervient dans les domaines
couverts par les libertés, mieux ces libertés sont garanties. A certaines réserves près toutefois,
celles qui touchent à la sécurité d’une part, aux bonnes mœurs de l’autre. L’Etat libéral est un
Etat-gendarme ou sécuritaire.
Dans sa dimension sécuritaire d’abord, cette restriction peut s’interpréter comme la traduction
institutionnelle du principe de commutativité que supporte traditionnellement l’accentuation
Je de la responsabilité. Ce que je me reconnais à moi-même, je dois le reconnaître également
à l’autre. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.
L’interprétation de la dimension « bonnes mœurs » nous renvoie quant à elle plutôt vers la
grammaire des modalités. Comme c’était le cas des morales de l’époque, par exemple la
morale kantienne, l’accentuation est mise sur les modalités intentionnelles de l’action le
devoir et le vouloir, ceux-ci étant référés à un ensemble de valeurs substantielles qui
restreignent l’étendue des libertés. La définition classique que donne Montesquieu de la
liberté politique est à cet égard très parlante : « pouvoir faire ce qu’on doit vouloir ». Le
« pouvoir faire » des libertés publiques que doit garantir l’Etat se trouve circonscrit dans les
limites moralisantes du « devoir vouloir ».
Quant à la question des modalisations actualisantes, elle est « traitée » au travers d’une
segmentation capacitaire des citoyens dont les effets se vérifient très largement dans le droit,
et notamment au niveau des droits-participations qui s’ajoutent aux droits-libertés et qui
s’appuient sur une différenciation forte entre citoyens « capables » et « incapables ». Cette
distinction est pensée selon des termes objectivistes et renvoyée à des « indicateurs » sociaux
comme la fortune, la situation sociale, le sexe… Sont par exemple considérés comme
incapables, les domestiques, les fous, les femmes, les personnes dépendantes
économiquement… Quant à l’image de l’individu « capable », elle se trouve clairement
associée à celle d’une responsabilité-Je, celle de l’acteur autonome qui, en fonction de ses
ressources sociales et subjectives (sa raison guidant sa volonté), est en mesure de choisir, de
prendre des initiatives… bref jouit d’une « faculté de commencer » à partir de laquelle se
pense d’ailleurs une société civile dont le prototype est le marché.
5
Dans ce contexte, la question de la solidarité à l’égard des pauvres ou des indigents n’est pas
laissée de côté, mais elle n’apparaît pas comme une question principalement politique.
Comme je l’ai esquissé plus haut, les 17e et 18e siècles avaient vu naître des disputes entre
théoriciens du droit sur le statut juridique à accorder à la sollicitude, à la bienveillance ou à la
charité. Sans entrer dans le détail, la question y était notamment de savoir si ces valeurs
pouvaient faire l’objet d’une inscription juridique au sens où elles fonderaient des droits des
individus de s’en prévaloir pour « exiger » l’assistance. La réponse fut clairement négative.
Elle fut à l’origine de la distinction dure entre droits « parfaits » et imparfaits », les premiers
relevant du droit, les seconds demeurant circonscrits au champ des obligations morales. Bref,
au droit la commutativité de la responsabilité Je-Tu et l’obligation de répondre de ses actes, à
la morale la responsabilité-Tu, celle qui ne se contente pas de répondre à l’autre mais qui se
propose de répondre de l’autre.
L’Etat-Providence et la responsabilité-Nous.
La deuxième strate étatique est celle de l’Etat social ou de l’Etat-Providence. Elle est associée
à ce qu’on appelle traditionnellement les droits-créances. Droits qu’ont les citoyens d’obliger
l’Etat à leur garantir l’accès à un certain nombre de biens, de services, de valeurs… leur
permettant de vivre une existence conforme aux exigences de dignité. Là où les droits-libertés
supposaient un retrait de l’Etat, les droits-créances en encouragent, voire en exigent
l’intervention dans de nombreux domaines qui ne manqueront d’ailleurs pas d’en entraîner
l’extension progressive. Droits à l’éducation, à la santé, au logement… relèvent de ce type de
droits.
L’institution de ces droits-créances obéit très clairement à un principe de collectivisation de la
responsabilité, et, plus précisément encore, à l’institutionnalisation d’une responsabilité-Nous,
y compris dans des espaces régis auparavant par une responsabilité-Je. Les travaux de J.
Donzelot, P. Rosanvallon et Fr. Ewald 10 ont par exemple montré en quoi les dispositifs
assuranciels qui ont vu le jour dès le 19e siècle entendaient réguler des domaines, en
particulier celui des accidents de travail qui couraient le risque de conduire à une inflation des
procédures judiciaires. A une régulation recourant à un droit s’appuyant sur l’imputation
individuelle de responsabilité, il s’agissait de substituer une régulation assurancielle instaurant
un principe de solidarité basé sur la collectivisation des risques. C’était donc à l’irruption dans
la sphère politique d’un modèle de responsabilité Nous qu’on assistait. Cette responsabilité
collective s’actualisait notamment dans le principe de l’impôt, en particulier lorsque celui-ci
se construisait selon un principe de progressivité des taux marginaux.
Au-delà de l’introduction de sa figure « Nous », la responsabilité y recevait quelques
accentuations nouvelles. D’une part, elle assumait clairement une portée prospective. Là où le
droit entendait réprimer des actes passés, les systèmes assuranciels entendaient anticiper des
risques. Il ne s’agissait plus là de répondre d’actes commis mais de prévenir des éventualités
indépendamment d’ailleurs de tout contexte d’imputation. Les risques d’accident de travail,
de chômage, de maladie… seront couverts indépendamment de toute considération de
responsabilité de celui qui est l’objet de la couverture ou de toute faute qui aurait entraîné
cette situation.
10
Voir principalement Fr. EWALD, Histoire de l’Etat-Providence, « Biblio Essais », LP12, Le livre de poche,
Paris, 1996 et J. DONZELOT, L’invention du social, Seuil, Paris, 1994.
6
Par ailleurs, cette collectivisation de la responsabilité fut rendue possible, comme l’a montré
notamment A. Desrosières 11, au travers du développement de l’appareil statistique. C’était
bien d’une politique des grands nombres qu’il était question. L’institutionnalisation de cette
collectivisation de la responsabilité se faisait sous l’horizon objectivant de l’homme moyen,
instaurant une sorte de balancement constant entre la figure du Nous et les figures
objectivantes, et donc potentiellement déresponsabilisantes, du Ils ou du Eux. L’Etat social,
en particulier dans ses périodes de crise, aura constamment à souffrir de cette tension, la
dimension collectivement responsabilisante du Nous se perdant dans les dispositifs
impersonnels et objectivants de la redistribution. On l’accusera de déresponsabilisation, à la
fois par rapport à l’impôt et par rapport à ses effets sur les bénéficiaires qui deviennent, dira-ton, des « assistés ».
Les mutations de la responsabilité dans l’Etat-réseaux.
Ce que j’ai, avec d’autres, appelé l’Etat-réseaux est, d’une certaine façon, né de la crise de
l’Etat-Providence. Mais ses racines sont en réalité nombreuses et plurielles et il n’est pas dans
mon propos d’en proposer ici une analyse exhaustive. J’évoquerai simplement le processus de
libéralisation des styles de vie né dans les années 60, la montée de l’éthique de l’authenticité
et le processus d’esthétisation de la vie quotidienne qui libérera des attentes subjectivantes,
allant jusqu’à transformer profondément un capitalisme qui, en même temps qu’il se
globalisera, accusera une forme managériale 12 et culturelle 13. S’il fallait nommer les droits qui
en sont caractéristiques, peut-être est-ce l’expression droits-autonomie qui s’imposerait.
Quant aux formes de responsabilité qui y émergent, plusieurs accentuations peuvent s’y
déceler. J’en évoquerai quelques-unes.
1°) Alors que la référence explicite à la responsabilité n’était en rien caractéristique de l’EtatProvidence (on parlait bien davantage de « solidarité », terme que l’on taxe aujourd’hui
volontiers de paternalisme), la crise de ce dernier s’est au contraire exprimée de manière tout
à fait explicite dans le vocabulaire de la responsabilité. Et cela par diverses voies. Ainsi l’a-ton accusé de « déresponsabiliser » les acteurs, d’en faire des assistés ou, plus encore,
d’induire l’émergence de citoyens dépendants, voués à attendre de l’Etat qu’il résolve leurs
difficultés. La montée du néo-libéralisme dans les années 80 en appelait à un retour vers
moins d’Etat et critiquait sévèrement les niveaux d’imposition, parlant par exemple en
Belgique de « rage taxatoire ». A l’inverse, le principe d’activation des dépenses sociales
s’appuyait explicitement sur l’impératif de « responsabiliser » leurs bénéficiaires, en testant
leur disponibilité pour le marché de l’emploi au travers par exemple de stratégies sollicitant
de leur part investissement dans des « projets », négociations de « contrats » de formation…
De quelle responsabilité est-il en fait question au travers de ces usages des termes
« déresponsabilisation » et « responsabilisation » ? Très évidemment d’une responsabilité-Je
qu’il s’agirait de réactiver contre les effets pervers de la responsabilité-Nous qu’avait mis en
avant l’Etat-Providence. En analysant les dispositifs et les pratiques que l’Etat social met en
place aujourd’hui, on observe comment s’établissent de nouvelles relations entre ces deux
formes de responsabilité, et comment l’accentuation de la responsabilité-Je peut en venir à
conditionnaliser l’accès aux droits instaurés au nom d’une responsabilité collective.
11
A. DESROSIERES, La politique des grands nombres, histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris,
1993.
12
L. BOLTANSKI et E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
13
J.L. GENARD, Les pouvoirs de la culture, Labor, Bruxelles, 2001.
7
Bref, le contexte actuel nous laisse penser que les multiples appels à la responsabilisation
individuelle se font au prix d’une mise en question de la responsabilité collective.
Cette intuition se trouve d’ailleurs confortée lorsqu’on observe que ce même vocabulaire de la
responsabilité occupe une place centrale dans le discours managérial. Contrairement aux
modèles de gestion antérieurs, paternalistes, bureaucratiques ou autres…, le néo-management
en appelle en effet à l’autonomie et à la capacité d’initiative, bref à la responsabilité des
managers bien sûr, mais des travailleurs également. Des demandes qui, d’ailleurs, dissimulent
le plus souvent une exigence d’absolue disponibilité et une soumission à la pression d’un
univers où règne une concurrence sans retenue.
2°) Mais en en restant à cette critique classique, peut-être ne saisit-on pas pleinement les
métamorphoses que connaît aujourd’hui la responsabilité. Les effets du déclin ou de
l’estompement des références normatives initiés dans les années 60, couplés à l’émergence de
l’image d’un individu autonome, tenu de se prendre en charge lui-même peuvent être éclairés
davantage si on se reporte à ce que j’ai appelé la grammaire des modalités. Là où certains
auteurs ont cru pouvoir déceler simplement un « crépuscule des devoirs » 14, j’aurais tendance,
en me référant précisément à cette grammaire, à percevoir plutôt un glissement d’une
responsabilisation-moralisation, centrée sur un vouloir guidé par le devoir, vers une
responsabilisation-capacitation, centrée sur les compétences et les capacités (savoir et
pouvoir). Il peut paraître paradoxal, à première vue, que l’affaiblissement des références
normatives née dans les années 60 ne se soit pas accompagné d’un affaiblissement de la
pression à la responsabilité exercée sur les individus, au point que A.Ehrenberg ait pu parler, à
propos des années 90, de « sur-responsabilisation de soi »15. Ce paradoxe disparaît dès lors
qu’on l’interprète sous l’horizon d’un glissement au niveau des modalisations de la
responsabilité. L’individu incertain est un individu sur lequel pèsent de multiples attentes de
réussite (professionnelle, personnelle, familiale…) qui le renvoient non pas à des modèles
déterminés, à l’identification à des rôles clairement définis, mais plutôt à une capacité de « se
prendre en charge », de « s’en sortir »… dans un univers de fluidification des normes et des
rôles. Cet individu sera évalué en fonction de ses « capacités » à assumer cela. Si on observe
la presse du conseil psychologique dont on connaît l’extraordinaire succès aujourd’hui, on y
découvre à chaque page le vocabulaire du « potentiel » ou des « potentialités » qu’il s’agirait
de développer, d’extérioriser ou d’enrichir. Les objectifs de formation s’expriment de plus en
plus dans le vocabulaire des compétences et des capacités. A la suite de A. Sen, la réflexion
politique assigne pour mission à l’Etat de garantir et de développer les « capacités » des
individus. Bref, l’individu se trouve aujourd’hui placé face à une responsabilisation
« capacitaire ».
Comme on l’a vu, le vocabulaire de la capacité avait occupé une place importante dans
l’arrière-plan juridique de l’Etat libéral, opposant citoyens capables et incapables, cette
distinction renvoyant elle-même à des critères objectivables. Le processus de démocratisation
et d’extension de la citoyenneté semblait avoir assuré le refoulement de cette distinction. Elle
paraît toutefois resurgir aujourd’hui. Non pas, en opérant un partage objectivé et définitif
entre citoyens pleinement détenteurs de droits et citoyens de second rang, mais en assignant
aux politiques publiques la tâche, au travers des politiques sociales, et sans éviter les risques
de stigmatisation, de restituer ou de développer chez ceux qui en sont dépourvus ou
14
15
G. LIPOVETSKY, Le crépuscule du devoir, Gallimard, Paris, 1992.
A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi, Poche Odile Jacob, n°27, Paris, 2000.
8
insuffisamment pourvus ces capacités subjectives qui vont les rendre aptes à « faire avec », à
« s’en sortir » dans la vie.
A une responsabilisation-moralisation se substituerait donc une responsabilisationcapacitation. Celle-ci trouverait à s’étayer sur de multiples dispositifs allant de la redéfinition
des objectifs éducatifs et scolaires (non pas des savoirs mais des savoir-être attestant de
l’autonomie), aux nouvelles formes de gestion des ressources humaines y compris au sein de
la fonction publique (où le modèle rationnel-légal s’incarnant, à suivre Weber, dans la
bureaucratie administrative, cède le pas à l’image d’un fonctionnaire responsable, capable de
faire preuve d’autonomie), en passant par les multiples dispositifs de formation à l’autonomie
que suggère la presse du conseil ou qu’illustre le développement du coaching, ou encore par
l’évolution des modèles thérapeutiques vers des stratégies comportementalistes qui visent très
clairement à la restitution de capacités et de compétences (avec pour conséquence le rejet des
publics, les toxicomanes par exemple, dont on soupçonne qu’ils ne pourront atteindre à
l’autonomie).
L’évolution des politiques sociales s’inscrirait donc dans un contexte bien plus large. Elles en
viendraient à penser l’aide sociale non plus selon le modèle de l’accès à des biens faisant
l’objet de droits inconditionnels (modèle de l’Etat-Providence), selon un partage fort entre
privé et public (mais dans un contexte d’environnement normatif encore largement
substantiel), mais plutôt sous le modèle d’un accompagnement s’appuyant sur un travail de
subjectivation dans lequel la distanciation entre privé et public tend à s’estomper 16.
3°) Par ailleurs, le déplacement de la lecture de la responsabilité vers les modalisations
actualisantes tend assez naturellement à amplifier la responsabilité de ceux qui « auraient pu »
ou « pouvaient savoir », ou encore « auraient dû savoir ». L’anticipation des conséquences
devient donc un élément essentiel dans la construction de l’action, et bien sûr dans celle des
politiques publiques. La montée en force du principe de précaution peut être interprété dans ce
contexte, comme d’ailleurs la multiplication de procès de « responsables » d’entreprises, de
services publics… en cas d’accidents, de catastrophes. Bref, ces modèles d’interprétation de
l’action qui permettaient de court-circuiter la question de la responsabilité, se trouvent de plus
en plus refoulés cédant la place à des processus d’imputation de responsabilité basés
essentiellement sur la mise en évidence rétrospective des modalisations actualisantes (il aurait
pu, il aurait dû savoir). Rappelons-nous à quel point la récente catastrophe naturelle du
tsunami a pu susciter des interprétations attirant l’attention sur le fait que l’installation de
systèmes de veille « auraient pu » éviter le pire.
Toutefois, cette montée en force des modalisations actualisantes dans l’interprétation de
l’action se révèle peut-être avec le plus de force dans la perception quotidienne que
construisent de leur pratique les policiers ou les acteurs sociaux de proximité. Confrontés
constamment à la désaffiliation, à la misère profonde… mais en même temps souvent aussi à
leur propre impuissance, ils développent de plus en plus des attitudes de stress liées
précisément au sentiment que sachant, ils devraient pouvoir. L’impuissance est là vécue
comme intolérable, et cela alors même que se manifeste chez ces mêmes acteurs une très
grande tolérance à l’égard du « droit à vivre autrement ». Ainsi, le policier qui se trouve
démuni, impuissant, manifestera-t-il son irritation aux services psychiatriques d’urgence qui
estimeront que le cas n’a rien de psychiatrique. Les exemples pourraient être multipliés qui
attesteraient de glissements dans les pratiques de travail social.
16
D. VRANCKEN, Le crépuscule du social, Quartier Libre, Labor, Bruxelles, 2002.
9
Bref, le déplacement de l’accentuation de l’interprétation des responsabilités vers les
modalisations actualisantes tend à orienter davantage le travail social à la fois vers une
acceptation plus tolérante de la multiplicité des « styles de vie », mais en même temps à le
construire de plus en plus sous un horizon d’anticipation des risques. Un sentiment où prévaut
sans doute le poids de la conscience morale, mais où l’éventualité de procès n’est nullement
absente, comme l’attestent d’ailleurs l’évolution des procès contre des « accidents » médicaux
ou chirurgicaux, ou encore contre des « accidents » survenant dans les milieux éducatifs.
4°) Sans qu’il y ait de lien de cause à effet, l’Etat-réseaux s’est construit en même temps que
les savoirs physiologiques se développaient à une vitesse exponentielle : carte génétique,
connaissance individualisée du génome, développement de la connaissance du cerveau et
d’une pharmacologie de plus en plus performante, manipulations génétiques… Ces
découvertes dont les sciences humaines n’ont pas encore saisi toute la portée ne seront pas
sans affecter la responsabilité. Sans doute ces découvertes obligeront-elles à reposer sur de
tout nouveaux frais la question de la responsabilité, et le statut de l’homme comme doublet
empirico-transcendantal.
J’avais montré que le modèle responsabilisant d’interprétation de l’action avait eu
constamment à lutter contre des modèles concurrents, cette lutte prenant des accents plus forts
sur certaines scènes sociales comme, par exemple, l’opposition des sorcières et des possédées
dans la première modernité, ou celle entre l’interprétation par la délinquance ou la maladie
notamment mentale durant la seconde (pensons à l’opposition entre prison et hôpital
psychiatrique ou aux querelles récentes à propos de la figure du toxicomane, malade ou
délinquant, notamment). Il se pourrait que l’opposition majeure qui se dessine aujourd’hui se
focalise autour des découvertes des neurosciences. Ces découvertes risquent en effet de
problématiser de manière inédite la tension empirico-transcendantale qui caractérise, comme
je l’ai suggéré, le sujet contemporain. Contrairement à l’habitus bourdieusien (et bien sûr aux
autres modèles de déterminisme social) ou à l’inconscient freudien (et aux autres modèles de
déterminisme psychologique) qui se rapportent globalement à des construits culturels, les
neurosciences renvoient quant à elles à des déterminismes naturels. Là pourrait peut-être se
dessiner une troisième modernité anthropologique.
Ceci est d’autant plus vrai que ces découvertes sont très loin de se limiter à des avancées
théoriques. Tout au contraire, elles débouchent sur des dispositifs opérationnels, allant de la
pharmacologie aux manipulations génétiques. Et ces différents dispositifs technologiques
incarnent en quelque sorte matériellement l’hétéronomie. Comment en effet se penser encore
comme sujet autonome 17 lorsque l’on sera le résultat d’une manipulation génétique ?
Comment se positionner par rapport à notre capacité d’autonomie lorsque celle-ci est tout
entière assurée par une cuirasse pharmacologique ? Ce sont là des questions inédites dont
nous commençons seulement à percevoir la pertinence et l’importance et qui constituent
d’ailleurs pour les sciences humaines des défis qui devraient être bien plus centraux qu’ils ne
le sont aujourd’hui.
Au niveau de l’action publique et des formes de responsabilité qui leur sont sous-jacentes, se
posera notamment la question des effets de l’extension des savoirs à la fois sur la
responsabilité de l’individu à l’égard de lui-même et de ce qu’il fait, mais aussi celle des
conséquences qu’il y aura lieu d’en tirer au niveau des politiques publiques. Ainsi, la
17
Voir notamment J. HABERMAS, L’avenir de la nature humaine, Gallimard, Paris, 2002.
10
connaissance fine de la carte génétique conduira-t-elle inévitablement à une surresponsabilisation individuelle de l’acteur qui devra désormais construire son style de vie sous
l’horizon de la connaissance et de l’anticipation des risques. Une sur-responsabilisation qui
pourrait bien entendu avoir des effets sur les droits d’accès aux prestations sociales.
Autrement dit, risque bien de se profiler l’image d’un individu sous une surveillance qui sera
à la fois auto-surveillance et surveillance sociale, l’enjeu en étant l’accès aux dispositifs de la
solidarité collective et/ou l’obligation de soins.
Comme on le voit encore ici, ce sont des évolutions au niveau des modalisations actualisantes
de la responsabilité, de nouveaux contextes de savoir et de pouvoir sur soi qui risquent fort
d’être générateurs de nouvelles exigences : « tu savais et tu pouvais, donc tu devais ».
5°) Il serait réducteur de réfléchir l’émergence de l’Etat-réseaux en se limitant à observer la
montée d’une responsabilité individuelle aux dépens de la responsabilité collective. Les
propos précédents montrent d’ailleurs que les choses sont moins simples et qu’il serait
totalement abusif de parler simplement, à propos des politiques publiques actuelles, d’un
reflux des droits-créances. Entre les dispositifs de l’Etat-Providence se créent plutôt des
modèles de compromis qui, selon les domaines, peuvent prendre des tours spécifiques et qu’il
s’agirait donc d’analyser dans détail.
Par ailleurs, le contexte actuel fait également émerger de nouvelles accentuations de la
responsabilité-Nous. Deux d’entre elles me semblent significatives.
a) La première accentuation est liée des formes de droit qui se sont développées ou explicitées
en même temps que se développaient les sociétés connexionnistes et l’Etat-réseaux. Je ne puis
les développer de manière très détaillée dans un article aux dimensions forcément limitées et
c’est la raison pour laquelle je me contenterai de les évoquer : ce sont d’une part les droits à
ambition cosmopolitique et de l’autre ceux des générations futures.
Les premiers s’incarnent par exemple dans l’altermondialisme, mais s’agissant d’Etatréseaux, on en trouve la marque dans les tentatives de prise en charge de questions de justice
internationale au sein des législations nationales (on se souvient, en Belgique, des questions
soulevées par la problématique de la compétence universelle des tribunaux belges aptes à
recevoir des plaintes pour des atteintes aux droits de l’homme partout dans le monde et, au
départ du moins, à l’égard de n’importe qui) ou encore dans les réserves qui s’imposent à
l’égard de la coopération avec des Etats ne respectant pas les droits de l’homme…
Quant aux droits des générations futures, ils ont ceci de particulier qu’ils envisagent une
dimension prospective, mais non utopique, de la responsabilité qui nous impose en réalité des
devoirs à l’égard de ceux qui nous succéderont sur la planète.
Sans entrer, je le répète, dans le détail d’un commentaire, ces nouvelles versions de la
responsabilité collective ont en commun de fonder un dépassement de la responsabilité-Nous
qui était au cœur de l’Etat-Providence en faisant sauter les limites qui les justifiaient et qui
étaient celles de l’Etat-Nation.
b) La deuxième accentuation va en quelque sorte en sens inverse de la précédente. Là où
celle-là gagnait en extension, celle-ci redéfinit le Nous en restriction. Encore une fois, je serai
ici extrêmement bref. J’évoquerai simplement, et à titre illustratif, deux éléments : le
11
développement des droits culturels d’une part, la segmentation des dispositifs assuranciels de
l’autre.
Certains droits culturels se retrouvent bien entendu parmi les droits-libertés (la liberté
d’opinion par exemple) ou les droits-créances (le droit à l’éducation par exemple), mais les
droits culturels dont il est question ici sont ceux qui visent à préserver l’autonomie, et
quelquefois l’existence même, d’une culture supposée menacée. Souvent ces droits ont été
pensés comme des droits collectifs, c’est-à-dire des droits accordés davantage à un Nous
qu’aux différents Je qui le composent.
Quant à la segmentation des dispositifs assuranciels, elle résulte notamment du
développement des savoirs et techniques statistiques qui permettent désormais de calculer une
différenciation des risques selon les publics. Cette évolution a permis de mettre en place des
systèmes assuranciels qui se sont distanciés de leur perspective décontextualisante initiale (on
présuppose de manière fictive que chacun court les mêmes risques, ce qui permet de
globaliser la logique assurancielle, c’était le principe de l’Etat-prividence) pour se rapprocher
de logiques s’appuyant sur la segmentation des populations (on crée des classes de risques
correspondant à des conditions d’assurance différenciées). Les assurance privées ont
fortement évolué en ce sens, mais les logiques décontextualisées d’accès de l’Etat-Providence
se trouvent actuellement confrontées à cette question, comme lorsque des priorités d’accès
aux soins sont mesurées en fonction de critères liés au mode de vie (le tabagisme pour l’accès
aux traitements lourds par exemple).
6°) Enfin, le dernier point sur lequel je souhaiterais insister a trait à l’actuelle montée de la
société civile et des associations, ainsi qu’à la multiplication des demandes de passage vers
une démocratie davantage participative, moins limitée aux seules instances de la
représentation politique traditionnelle. C’est ce que Callon, Lascoumes et Barthes ont bien
décrit dans l’ouvrage Agir dans un monde incertain 18. Les droits qui se trouvent en arrièreplan de ces revendications sont les droits-participations. Ceux-ci n’ont pas encore été évoqués
dans leur rapport à la responsabilité. D’une certaine façon, ils peuvent se comprendre comme
sanctionnant une responsabilité collective (Nous) mais résultant somme toute des exigences
de répondre de ses actes à l’autre, c’est-à-dire de la commutativité Je-Tu. Cette commutativité
présuppose un espace d’interlocution où se posent les questions et où se donnent les réponses,
ce qui, au niveau politique, est le propre de l’espace public, comme, au niveau judiciaire, c’est
la fonction du tribunal. Les critiques dont la démocratie représentative est l’objet aujourd’hui
traduisent le sentiment qu’ont les citoyens d’être les victimes d’une capture de la
responsabilité politique par leurs représentants, mais aussi par les fonctionnaires, les experts,
ou, sans doute plus encore, les logiques médiatiques. La montée de la société civile est aussi
celle d’une demande de nouvelle responsabilisation politique qui, au travers des dispositifs
d’une démocratie procédurale, créerait les conditions de la formation d’une co-responsabilité
des acteurs par rapport à l’implémentation des politiques publiques les concernant. Cette coresponsabilité ne serait pas celle d’une responsabilité collective référée à une communauté
préexistante, mais bien celle de la co-construction d’une responsabilité collective se faisant
dans l’action conflictuelle-coopérative des acteurs concernés. L’horizon du Nous n’est donc
pas ici celui d’une entité collective déjà là, à l’image de la Nation qui a à s’imposer des
devoirs à l’égard de ses membres, ou de la classe qui entend faire valoir ses droits au nom de
l’intérêt général, mais celui de communautés en train de se faire à l’occasion de questions
18
M. CALLON, J. LASCOUMES et Y. BARTHES, Agir dans un monde incertain, Seuil, Paris, 2001.
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concernant ceux qui y prendront part, des communautés qui naissent à partir d’intérêts
divergents obligés de se rencontrer, de s’affronter, de se concilier, à cette occasion.
Qu’elle se construise à partir de Je ou de Nous qui entendent donner de la voix, cette coresponsabilité se constitue autour de l’affirmation ou de la revendication d’intérêts particuliers
prétendant monter en généralité, mais prêts également à rencontrer les obstacles que
représentent des intérêts adverses. Cette logique est bien entendu différente de celle qui, dans
l’Etat-Providence, entendait faire valoir un intérêt général dépassant d’emblée les intérêts
particuliers, comme c’était particulièrement le cas au niveau par exemple des politiques
urbanistiques lorsque les politiques publiques y étaient menées de manière technocratique au
nom de l’intérêt général.
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