l’égard des femmes. Nussbaum s’inscrit ici dans le sillage de l’argument de
Susan Moller Okin pour qui la famille, tout en étant dénie comme un
espace privé, relève pleinement d’une préoccupation de justice politique1.
Sa manière de comprendre l’injonction d’Okin consiste à dire qu’il n’y
a pas de justice politique pour les individus si l’on ne pose pas publi-
quement la question des conditions d’une vie bonne pour chacun d’en-
tre eux. Dans ce cas, se forcer à énoncer et à discuter publiquement des
conceptions d’une vie humaine épanouie n’a pas pour résultat d’imposer
une conception particulière du bien ; cela permet au contraire de révéler
des situations d’oppression ou d’injustice que la tradition établie rend tout
simplement invisible. C’est en cela également que la théorie de Nussbaum
n’est pas simplement une manière de parler de la place du bien dans les
démocraties libérales, mais une manière d’en parler d’une façon perfec-
tionniste, en reprenant le thème du développement humain.
Lorsque ces capabilités [de base] ne sont pas cultivées pour permettre le
développement des capabilités de niveau supérieur qui gurent sur ma liste,
[les individus] sont stériles, mutilés, ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes.
Ils sont comme ces acteurs qui ne montent jamais sur scène, comme une
personne qui passerait sa vie à dormir, ou encore une partition qui ne serait
jamais exécutée2.
Si elle respecte l’engagement libéral de pluralisme, la discussion poli-
tique sur les conditions de la vie bonne apparaît alors comme l’étape
indispensable à la mise au jour des situations de domination et d’aliéna-
tion. « Ceux qui refusent tout recours à une description précise de l’être
humain, du fonctionnement humain et de l’épanouissement humain
refusent beaucoup trop – même, et surtout, pour leurs propres objectifs
si pleins de sympathie [pour les défavorisés] »3.
Autrement dit, les situations d’injustice sont susamment impor-
tantes pour qu’on doive résolument préférer, selon Martha Nussbaum,
1. Voir S. M . Okin, « Le multiculturalisme nuit-il aux femmes ? », tr. fr. Solange Chavel,
in Raison publique, octobre 2008, no 9, 1997, p. 11-27.
2. M. Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999,
p. 43.
3. M. Nussbaum, « Social Justice and Universalism: In Defense of an Aristotelian Account
of Human Functioning », in Modern Philology, vol. 90, 1993, p. S49-S50.