La philosophie politique analytique

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21 septembre 2010 - La voix et la vertu - Sandra Laugier - Ethique et philosophie morale - 150 x 217 - page 201 / 548
Perfectionnisme et capabilités
SOLANGE CHAVEL
Depuis les années 1980, Martha Nussbaum a développé, à partir de
travaux menés en commun avec Amartya Sen, une théorie politique
fondée sur un concept original : celui de « capabilité »1. Mais plus encore
qu’à ce concept, l’originalité de l’approche tient à une composante qui,
à bien des égards, relève d’une pensée perfectionniste. En effet, la théorie des capabilités présente de front à l’espace politique une exigence
souvent laissée de côté par le libéralisme : permettre aux individus qui
le composent d’y mener une vie bonne et faire de l’espace politique un
espace de développement d’une vie pleinement humaine.
Cette composante perfectionniste est également sensible à travers le
type de références historiques mobilisées par Martha Nussbaum :Aristote,
le jeune Marx, une interprétation particulière de John Stuart Mill. À cet
égard, l’approche par les capabilités illustre une des modalités possibles
d’un perfectionnisme politique libéral, à la fois respectueux des libertés
individuelles et méfiant à l’égard de toute forme de paternalisme, sans
pour autant sacrifier la question de la vie bonne sur l’autel de la neutralité politique.
En cela, la théorie des capabilités de Nussbaum recoupe les termes du
débat sur le « perfectionnisme libéral » tel que l’ont dessiné Joseph Raz
1. Précisément, le concept apparaît pour la première fois sous la plume d’Amartya Sen
en 1979 dans l’article fameux « Equality of What? ». (À l’origine une conférence prononcée
lors des Tanner Lectures for Human Values, le texte est reproduit dans Choice, Welfare and
Measurement, Oxford, Blackwell, 1982, p. 353-369).
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ou William Galston, discutant les limites de la contrainte libérale de neutralité. Mais on voudrait montrer qu’en un point précis, la réflexion
de Nussbaum peut être l’occasion d’un point de contact avec un autre
perfectionnisme politique, développé de manière toute différente : celui
que Cavell lit chez Emerson et Thoreau, et qui est la condition d’une
critique interne de la culture démocratique.
L’APPROCHE PAR LES CAPABILITÉS : LES CONDITIONS MATÉRIELLES
DE LA VIE BONNE COMME OBJET LÉGITIME DU POLITIQUE
Le concept de capabilités a d’abord été introduit par l’économiste
Amartya Sen en 1979 dans ses travaux sur l’économie du bien-être : il
s’agissait de remédier à l’insuffisance de certains critères comme le pnb
pour mesurer le développement d’un pays et procéder à des comparaisons internationales de bien-être. Mais Martha Nussbaum a donné au
concept une portée plus large en en faisant le pilier d’une théorie politique qui s’inscrit résolument dans le courant libéral tout en reprenant
certains apports d’une réflexion sur la vie bonne d’inspiration aristotélicienne. Dans le contexte du libéralisme politique développé dans le
sillage de Rawls, cette double exigence prenait pourtant l’allure d’une
impossible acrobatie intellectuelle.
L’idée maîtresse de la théorie des capabilités est simple : selon
Nussbaum, une société juste n’est pas seulement une société qui répartit
des biens premiers correspondant à des droits fondamentaux, comme le
proposait Rawls. C’est une société qui répartit des capabilités, c’est-àdire des possibilités concrètes de mener une vie bonne et pleinement
humaine : pouvoir jouir d’une bonne santé, pouvoir communiquer, pouvoir participer à la vie politique, etc. Au lieu de s’intéresser de manière
privilégiée aux droits, cette approche met l’accent sur les possibilités
réelles qu’une société offre aux gens pour mener une vie bonne : les
droits ne sont justifiés que comme des instruments qui permettent aux
citoyens de développer une vie pleinement humaine. Une société est
juste et décente si elle met à disposition de ses membres les conditions
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indispensables au développement de cette vie, et pas seulement d’une
simple survie. On peut retrouver ici en filigrane une opposition aristotélicienne : le simple « vivre » (zein) s’oppose au « vivre bien » (euzein) qui
définit une société politique achevée et qui suppose le développement
des excellences humaines. Cette simple présentation suffit à comprendre
ce qui peut hérisser un libéral rawlsien : l’approche par les capabilités
réintroduit directement dans le champ politique des considérations sur la
vie bonne et elle le fait dans le sillage du perfectionnisme aristotélicien.
Or, le principe semblait acquis : les questions portant sur la vie
bonne sont de celles sur lesquelles les sociétés démocratiques et pluralistes observent un désaccord raisonnable, constant, et irréductible. La seule
manière de ne pas imposer à certains citoyens la contrainte de mesures
injustifiables consiste à évacuer de la vie politique et en particulier du
type de raisonnement et de justification qui y a cours toute référence à
la vie humaine bonne.
Tel n’est pourtant pas l’avis de Martha Nussbaum. Elle affirme au
contraire qu’il est possible de rester fidèle au principe libéral selon
lequel l’individu seul est à même de décider de sa conception de la vie
bonne, tout en réintroduisant ces considérations dans l’espace politique.
L’argument est double :
(a) D’une part, la prétendue neutralité politique à l’égard de la vie
bonne est un leurre. Mais il faut exposer cet argument précisément. Il
ne suffit pas de constater que les résultats d’une délibération politique
favorisent nécessairement un mode de vie au détriment d’autres. Cela
n’a rien de rédhibitoire pour un libéral avocat de la neutralité : ce qui
importe est simplement que les arguments publiquement invoqués pour
justifier les mesures politiques ne fassent nulle référence à la vie bonne.
Comme l’exprime Charles Larmore : la neutralité de l’État libéral
« n’est pas censée porter sur les résultats mais plutôt sur les procédures.
C’est-à-dire que la neutralité politique consiste en une contrainte sur le
type d’éléments qui peuvent être invoqués pour justifier une décision
politique »1.
1. C. Larmore, « Why Neutrality? », in Patterns of Moral Complexity, Cambridge,
Cambridge University Press, 1987, p. 44.
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L’argument de Nussbaum est plus radical : il vise précisément à élargir l’éventail des éléments qu’il est légitime d’invoquer à l’appui d’une
décision politique. Il est impossible de débattre de droits et de justice
politique sans recourir, au moins implicitement, à une certaine image du
sujet, de son épanouissement, de ses limites. Si la prétendue « neutralité »
de la justification est un leurre, c’est parce qu’on ne saurait comprendre
ce qui est en jeu dans les discussions sur les droits et la justice politique
en s’efforçant de couper toute référence à ce qui fait la vie bonne d’un
certain type d’être vivant, d’un certain mode de vie, avec la conception
générale du bien que cela implique. Nussbaum l’exprime efficacement à
propos de nos catégories juridiques – mais l’argument s’élargit naturellement aux droits politiques :
Sans en appeler à une conception commune suffisamment large du type
d’atteintes qui sont blessantes, des pertes qui suscitent une profonde douleur, de ce que des êtres humains vulnérables ont de bonnes raisons de
redouter, il est très difficile de comprendre pourquoi nous consacrons une
telle attention, dans le droit, à certains types de maux et de préjudices1.
La neutralité n’a pour résultat que de rendre cette référence à la vie
bonne implicite. Ce qui conduit au deuxième argument.
(b) À défaut d’expliciter publiquement nos critères de la vie humaine
bonne, on court le risque de reconduire des situations d’injustice intolérables : s’il faut réintroduire la question de la vie bonne dans la vie
politique et dans les critères de justice, ce n’est pas dans l’idée de trancher définitivement et autoritairement ces questions. Tout au contraire,
Nussbaum tient particulièrement au respect de la pluralité des conceptions du bien ainsi qu’au principe libéral de l’autonomie de l’individu.
En revanche, il est impératif de poser la question des conditions de la vie
bonne dans la vie publique pour éviter de privilégier implicitement une
conception dominante.
Il est particulièrement révélateur, à cet égard, que le travail de Nussbaum
sur les capabilités se soit développé autour de la question des inégalités à
1. M. Nussbaum, Hiding from Humanity. Disgust, Shame and the Law, Princeton, Princeton
University Press, 2004, p. 6.
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l’égard des femmes. Nussbaum s’inscrit ici dans le sillage de l’argument de
Susan Moller Okin pour qui la famille, tout en étant définie comme un
espace privé, relève pleinement d’une préoccupation de justice politique1.
Sa manière de comprendre l’injonction d’Okin consiste à dire qu’il n’y
a pas de justice politique pour les individus si l’on ne pose pas publiquement la question des conditions d’une vie bonne pour chacun d’entre eux. Dans ce cas, se forcer à énoncer et à discuter publiquement des
conceptions d’une vie humaine épanouie n’a pas pour résultat d’imposer
une conception particulière du bien ; cela permet au contraire de révéler
des situations d’oppression ou d’injustice que la tradition établie rend tout
simplement invisible. C’est en cela également que la théorie de Nussbaum
n’est pas simplement une manière de parler de la place du bien dans les
démocraties libérales, mais une manière d’en parler d’une façon perfectionniste, en reprenant le thème du développement humain.
Lorsque ces capabilités [de base] ne sont pas cultivées pour permettre le
développement des capabilités de niveau supérieur qui figurent sur ma liste,
[les individus] sont stériles, mutilés, ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes.
Ils sont comme ces acteurs qui ne montent jamais sur scène, comme une
personne qui passerait sa vie à dormir, ou encore une partition qui ne serait
jamais exécutée2.
Si elle respecte l’engagement libéral de pluralisme, la discussion politique sur les conditions de la vie bonne apparaît alors comme l’étape
indispensable à la mise au jour des situations de domination et d’aliénation. « Ceux qui refusent tout recours à une description précise de l’être
humain, du fonctionnement humain et de l’épanouissement humain
refusent beaucoup trop – même, et surtout, pour leurs propres objectifs
si pleins de sympathie [pour les défavorisés] »3.
Autrement dit, les situations d’injustice sont suffisamment importantes pour qu’on doive résolument préférer, selon Martha Nussbaum,
1. Voir S. M. Okin, « Le multiculturalisme nuit-il aux femmes ? », tr. fr. Solange Chavel,
in Raison publique, octobre 2008, no 9, 1997, p. 11-27.
2. M. Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999,
p. 43.
3. M. Nussbaum, « Social Justice and Universalism: In Defense of an Aristotelian Account
of Human Functioning », in Modern Philology, vol. 90, 1993, p. S49-S50.
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être vaguement dans le vrai plutôt que précisément dans l’erreur1 : c’està-dire pour que l’on prenne le risque de discuter, de manière toujours
perfectible et ouverte à révision, des conditions de la vie bonne pour un
être humain, au lieu de refuser tout simplement d’en parler en prétendant respecter une neutralité illusoire. Une conception vague et disputée du bien est le socle imparfait, mais néanmoins indispensable, d’une
société qui ne veut pas garantir ses biens et ses droits à l’aveuglette. D’où
la recherche d’une théorie « épaisse et vague »2 du bien humain, par
opposition à la théorie « fine » de la moralité promue par Rawls.
LE PERFECTIONNISME ARISTOTÉLICIEN : UN MODÈLE AMBIGU
Pour établir et justifier sa théorie des capabilités, Martha Nussbaum
fait un large usage d’Aristote qui lui sert, à certains égards, de modèle
et de guide. Mais à certains égards seulement : si la référence à Aristote
place Nussbaum dans le camp des perfectionnistes politiques, la lecture
qu’elle en propose est largement critique, pour garantir le respect des
principes du libéralisme. En un sens, la référence à Aristote est donc partiellement trompeuse, tout en permettant de saisir pourquoi la discussion de Nussbaum n’est pas simplement un plaidoyer pour le réexamen
des frontières du politique, mais un plaidoyer perfectionniste3.
Dans l’Éthique à Nicomaque, le bien est également l’objet de l’individu
et du politique précisément parce que la vie dans la cité vient couronner
et parfaire la recherche de la vie bonne. En revanche, chez Nussbaum, le
bien n’est l’objet du politique que d’une manière plus indirecte : parce
1. L’expression (inspirée de Keynes) se trouve dans « Human Functioning and Social
Justice: In Defense of Aristotelian Essentialism », in Political Theory, 1992, vol. 20, no 2, p. 202246, 215.
2. « A Thick Vague Theory of the Good », « Aristotelian Social Democracy », in R.
Bruce Douglass, Gerald R. Mara et Henry S. Richardson (eds.), Liberalism and the Good, New
York/Londres, Routledge, 1990, p. 215.
3. Pour une discussion précise de la référence à Aristote par Nussbaum, voir D. Charles,
« Perfectionism in Aristotle’s Political Theory: Reply to Martha Nussbaum », in Oxford Studies
in Ancient Philosophy, supplementary volume, 1988, p. 185-206.
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qu’elle s’inscrit dans une conception profondément respectueuse de la
liberté individuelle, il est absurde de penser que l’État pourrait essayer
d’imposer au citoyen une conception du bien qu’il revient à lui seul de
choisir et de mettre en œuvre. En revanche, l’État est requis pour mettre
à disposition du citoyen les conditions de cette vie bonne que ce dernier
choisira de manière autonome.
En effet, il convient de souligner que cet écart avec Aristote n’est
pas seulement le résultat de la reconnaissance d’un état de fait : celui du
pluralisme des conceptions du bien. Il ne s’agirait dans ce cas que d’une
situation contingente, qui tiendrait simplement à l’absence d’autorité
morale suffisante pour assurer le consensus sur une conception du bien.
La différence avec Aristote est bien plus essentielle : dans un geste typique du perfectionnisme postérieur à John Stuart Mill, Martha Nussbaum
accorde à la première personne une place privilégiée dans la définition
et la mise en pratique d’une conception du bien. Il est essentiel à la vie
bonne qu’elle soit choisie par celui qui la vit et par nul autre. La question
du pluralisme est donc, au fond, secondaire : même si Nussbaum était
convaincue (ce qui n’est pas le cas) qu’elle possède la seule et unique
conception du bien humain valable, sa conception des capabilités ouvertes n’en serait pas profondément affectée puisque l’idée même d’une
imposition politique du bien sur l’individu est absurde dans ce schéma
de pensée. C’est en cela surtout que la référence à Aristote est trompeuse : car le changement n’est pas seulement la contingence historique
qui nous aurait ouverts au pluralisme ; il concerne plus radicalement la
part personnelle que l’individu prend à la définition et à la réalisation
de la vie bonne.
Quel est donc l’intérêt aux yeux de Nussbaum d’un recours si insistant à Aristote ? Sans doute cette référence sert-elle à indiquer deux
points qui dessinent en effet les contours perfectionnistes de l’approche
par les capabilités.
D’abord, la référence à Aristote permet de définir une conception
de la dignité propre à l’être humain qui est diamétralement opposée à
la conception kantienne de la dignité. Alors que, chez Kant, la dignité
humaine, qui fondait la compréhension de ce qu’est une vie humainement bonne, consistait essentiellement dans la raison, Nussbaum souligne
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au contraire que notre dignité est celle d’un certain type d’animal. Elle
cite donc en bonne place ces passages des Politiques où Aristote rappelle
que le maintien des conditions matérielles de la vie est un devoir du
bon gouvernement, par exemple : « Les choses dont l’action s’exerce
sur le corps le plus fréquemment et le plus largement, ont aussi le plus
d’influence sur la santé ; et telle est précisément l’action naturelle de
l’air et des eaux »1. Les dimensions pertinentes du bien humain s’étendent largement au-delà de la raison mais doivent englober notre vie
matérielle d’animal : la manière dont nous mangeons, dont nous dépendons matériellement et affectivement des autres, dont nous répartissons
temps de travail et temps de loisir, notre rapport à un corps à la fois
puissant et vulnérable, etc. La réflexion sur la vie bonne est guidée par
une interrogation dont Nussbaum trouve un écho dans le Marx des
Manuscrits de 18442 : pour que notre vie soit pleinement humaine, il faut
non seulement que nous puissions exercer notre raison, mais que tous
les aspects de notre vie, même les plus humbles et matériels, même ceux
que nous avons en commun avec les autres êtres vivants, prennent une
allure humaine.
Le recours à Aristote sert également à justifier l’idée que les capabilités ne sont pas substituables les unes aux autres : il invite alors à
considérer une conception du bien humain qui ne réduise pas indûment les différentes dimensions devant être développées pour qu’une
vie humaine puisse être considérée comme véritablement bonne. C’est
une manière d’attirer l’attention sur la variété des dimensions de la
vie qu’une société juste et décente doit prendre pour objet. Après
avoir énoncé les dix capabilités qu’elle considère comme fondamentales et que nous allons commenter dans un instant, Nussbaum
1. Aristote, Politiques, 1330b11. Cité dans « Aristotelian Social Democracy », art. cité,
p. 203.
2. Ainsi Martha Nussbaum cite-t-elle souvent ce passage fameux des Manuscrits de 1844 :
« On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que
dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation,
qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial. Manger, boire et procréer,
etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement
du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles
sont bestiales » (p. 57, tr. fr. É. Bottigelli).
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souligne : « L’essentialiste aristotélicien affirme qu’une vie à laquelle
une de ces dix caractéristiques fait défaut, indépendamment de ce dont
elle peut jouir par ailleurs, sera diminuée d’autant, au regard de son
humanité »1.
L’ÉLABORATION DE LA LISTE DES CAPABILITÉS
Les principes sont donc posés : d’une part, fidélité à la liberté individuelle ; de l’autre, établissement d’une liste des conditions essentielles sans lesquelles l’homme ne peut mener une vie bonne, en fonction
de la conception qu’il aura lui-même défini. La tâche consiste alors
pour Nussbaum à élaborer la liste de ces capabilités fondamentales qu’il
reviendra à une société juste et décente de garantir à ses membres. La
liste a pour projet explicite d’embrasser des conceptions du bien différentes, culturellement et substantiellement, tout en repérant les conditions fondamentales : cette liste de capabilités
offre une conception compréhensive (partielle) du bon fonctionnement
humain (par opposition avec la théorie « fine » de Rawls), mais à un niveau
élevé de généralité, qui admet un grand nombre d’applications particulières.
Je montre que cette conception de l’être humain n’est pas métaphysique,
dans l’acception de ce terme qu’adoptent souvent les penseurs libéraux
pour opposer leur théorie à celle d’Aristote2.
Mais comment doit-on procéder, quelle méthode le philosophe
doit-il employer pour établir une telle liste ? La réponse de Nussbaum
consiste à souligner qu’il s’agit, en un sens, d’un travail dans lequel nous
sommes toujours déjà engagés, à travers la littérature, l’art, l’expression
quotidienne, etc. Ce travail n’est pas de fondation logique, comme s’il
était possible d’isoler, au terme d’une argumentation d’une pureté cristalline, les éléments qui font d’une vie humaine ce qu’elle est. Il s’agit
1. M. Nussbaum, « Social Justice and Universalism », art. cité, p. S59.
2. M. Nussbaum, « Aristotelian Social Democracy », art. cité, p. 206.
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au contraire d’un travail d’exploration et d’imagination de ce que nous
concevons comme une vie humaine. Avec un accent qui est particulièrement porté sur les conditions qui empêchent une vie d’être pleinement
humaine : il s’agit de supprimer des conditions d’aliénation. Dans une
veine aristotélicienne, là encore, Nussbaum y voit un effort pour déterminer une vie humaine qui se situe entre animalité et divinité : une vie
marquée par les limitations d’un corps et du monde naturel, et pourtant
portée à les transcender1.
Il s’agit donc d’une démarche réflexive et ouverte. Réflexive, parce
que l’élaboration de la liste des capabilités procède par le passage en
revue des conceptions de l’épanouissement que les différents textes et
traditions culturelles à travers l’histoire permettent de définir. Il s’agit
de discerner certains éléments fondamentaux que différentes cultures
considèrent comme les conditions préalables de la vie bonne. La liste est
ouverte à révision d’autre part, parce que la méthode d’établissement est
précisément non pas une déduction logique à partir de principes posés
a priori, mais une discussion qui vise à être la plus inclusive possible. Un
des points sensibles de la théorie des capabilités consiste alors à s’assurer
que les différentes revendications à la vie bonne ont effectivement reçu
leur expression, pour éviter ce que Will Kymlicka appelle à juste titre
une « dictature des éloquents »2.
La description est issue d’une grande variété de conceptions de soi, développées par bien des gens, en des époques et des lieux différents ; elle est
issue des histoires que les gens se racontent lorsqu’ils se demandent ce que
c’est que de vivre, pour un être doué de certaines capacités qui le distinguent des autres êtres vivants du monde naturel, mais qui est également
limité, du fait même de son appartenance au monde naturel3.
1. Voir sur ce point le bel article « Transcender l’humanité » (in La Connaissance de
l’amour, 1990, tr. fr. S. Chavel, Paris, Le Cerf, 2010), qui développe cette réflexion à partir du
passage de l’Odyssée où Ulysse refuse l’immortalité que lui propose Calypso, pour choisir la
vie humaine, ses limites et ses succès.
2. Will Kymlicka, « Liberal Individualism and Liberal Neutrality », in Ethics, vol. 99,
no 4, 1989, p. 883-905, 900.
3. M. Nussbaum, « Social Justice and Universalism », art. cité, p. S54.
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Plus précisément, l’élaboration de la liste des capabilités procède en
deux étapes. Dans un premier temps, il s’agit d’identifier, par ce travail
réflexif sur les textes et les cultures humaines, les traits fondamentaux de
toute vie vécue de manière pleinement humaine. Dans un second temps,
à partir de cette première liste, il s’agit de formuler un certain nombre de
revendications qui puissent avoir une pertinence politique : ces capabilités fondamentales qu’il convient de garantir politiquement pour avoir
une société véritablement juste – ou qui peuvent servir comme autant
de critères d’une société juste et décente (qui permettent une vie non
seulement humaine, mais bonne).
Il n’est pas inutile de citer une des formulations de cette liste des
dix capabilités fondamentales pour voir à l’œuvre les deux composantes,
libérale et perfectionniste, de la théorie.Voici la présentation donnée par
Nussbaum dans « Social Justice and Universalism » :
Le niveau 2 de la conception large et vague : les capabilités humaines
fondamentales
1. Pouvoir vivre une vie humaine complète, dans la mesure du possible ; ne
pas mourir prématurément, ou avant que sa vie soit tellement appauvrie
qu’elle ne vaille plus la peine d’être vécue ;
2. Pouvoir être en bonne santé, être convenablement nourri et logé, avoir
des possibilités de satisfaction sexuelle ; pouvoir se déplacer de lieu en
lieu ;
3. Pouvoir éviter toute souffrance évitable et inutile, et pouvoir avoir des
expériences de plaisir ;
4. Pouvoir employer ses cinq sens ; pouvoir imaginer, penser et raisonner ;
5. Pouvoir être lié à des choses et des personnes ; aimer ceux qui nous
aiment et prennent soin de nous, se désoler de leur absence ; en général,
aimer, souffrir, ressentir désir et gratitude ;
6. Pouvoir former une conception du bien et entreprendre une réflexion
critique sur l’emploi de sa propre vie ;
7. Pouvoir vivre pour et avec d’autres, manifester de l’intérêt pour d’autres
êtres humains, et s’engager dans différentes formes de relations familiales
et sociales ;
8. Pouvoir vivre en relation avec et en montrant de l’intérêt pour les animaux, les plantes, le monde naturel ;
9. Pouvoir rire, jouer, entreprendre des activités récréatives ;
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10. Pouvoir vivre sa propre vie, et non celle d’un autre ;
10a. Pouvoir vivre sa propre vie dans son propre environnement et
contexte.
La thèse aristotélicienne et essentialiste consiste à dire qu’une vie à laquelle
une de ces dix caractéristiques fait défaut, indépendamment de ce dont elle
peut jouir par ailleurs, sera diminuée d’autant, au regard de son humanité1.
La composante perfectionniste est évidente : cette liste, formulée
explicitement à des fins politiques et non métaphysiques2, désigne les
préoccupations d’un gouvernement juste, qui doit mettre à disposition de ses membres les conditions d’un épanouissement humain et du
développement des capacités. La composante libérale tient en un mot :
« pouvoir » (en anglais : « being able to »). Car « pouvoir », en l’occurrence, a pour corollaire « décider de ne pas faire usage de ». Autrement
dit, la liste est conçue de façon suffisamment large pour permettre à des
conceptions du bien différentes d’y prendre place et de choisir de négliger telle ou telle capabilité.
PERFECTIONNISME, CAPABILITÉS ET CRITIQUE INTERNE
DE LA DÉMOCRATIE
L’approche de Nussbaum, autrement dit, peut être lue comme une
manière de répondre au § 50 de la Théorie de la justice de Rawls, où ce
dernier associait les thèmes perfectionnistes avec des approches élitistes
et anti-démocratiques. En jouant Aristote contre lui-même, Nussbaum
montre au contraire que la préoccupation perfectionniste pour les conditions du bon développement humain peut s’inscrire dans une approche
à la fois démocratique et libérale. Cela, parce que les conditions de la
vie bonne de chacun sont dotées d’une égale urgence politique et que
le principe perfectionniste ne prend pas pour idéal la production de
1. Ibid, p. S58-S59.
2. Voir par exemple « Capabilities as Fundamental Entitlements », p. 14.
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Perfectionnisme et capabilités
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vies excellentes pour une minorité privilégiée. Le principe perfectionniste n’est pas appliqué en faveur de vies qui auraient déjà été désignées comme « meilleures », mais au contraire en faveur de vies des
citoyens les moins bien lotis. Alors que chez Rawls, la distribution des
biens premiers est considérée comme une manière d’aller à l’encontre
d’une politique perfectionniste, c’est au contraire le perfectionnisme qui
justifie la liste des capabilités de base de Nussbaum. En d’autres termes,
comme le commente Richard Arneson : « On peut répondre, au moins
partiellement, à l’accusation d’élitisme en défendant une description du
bien humain qui accorde une place significative aux réussites ordinaires
que peut atteindre le plus grand nombre »1. De fait, cette lecture qui
souligne la valeur des réussites matérielles et ordinaires, liées à une vie
animale et limitée, trouve son prolongement dans le développement que
Nussbaum a par ailleurs accordé à l’idée de vulnérabilité humaine dans
des ouvrages comme Hiding from Humanity2.
Cette manière de comprendre le perfectionnisme politique rejoint
un débat de la philosophie anglo-américaine élaboré autour de penseurs
comme Raz ou de Galston, par exemple : le perfectionnisme politique est alors compris comme un plaidoyer pour la réintroduction dans
l’espace politique libéral des considérations sur la nature humaine, son
développement, ses excellences particulières. Le principe, hérité notamment de la philosophie antique, est que le développement de la nature
humaine est le but adéquat de la réflexion morale et politique, tout en
devant être accommodé aux exigences d’une démocratie pluraliste.
Mais on voudrait montrer qu’en un point précis, la théorie de
Nussbaum fait signe vers une autre interprétation du perfectionnisme
politique : celle que Cavell développe à partir d’Emerson et de Thoreau
en faisant du perfectionnisme une question qui porte sur la capacité de
l’individu à parler véritablement en son nom propre – condition préalable de toute démocratie véritable. On voudrait montrer qu’une telle
question est posée, mais non résolue, par l’approche de Nussbaum : en ce
1. Richard J. Arneson, « Perfectionism and Politics », in Ethics, vol. 111, no 1, 2000,
p. 37-63.
2. M. Nussbaum, Hiding from Humanity, Princeton, Princeton University Press, 2004.
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À la recherche de la perfection : rationalité et vertu
sens, son perfectionnisme d’inspiration aristotélicienne appelle le complément du perfectionnisme que Cavell lit chez Emerson et Thoreau.
Pour comprendre comment s’agence cette articulation, il faut revenir sur la liste des capabilités, pour remarquer que les dix capabilités
fondamentales ne sont pas toutes strictement sur le même plan. Deux
d’entre elles ont, selon Nussbaum, un statut qu’elle qualifie d’architectonique : la capabilité numéro 7 (qu’elle appelle parfois « affiliation ») et
la capabilité numéro 6 (rationalité pratique)1. Pourquoi ces deux capabilités ont-elles ce statut privilégié ? Parce que, selon Nussbaum, elles sont
ce qui nous distingue des autres êtres vivants. On peut discuter de la pertinence de l’argument qui accorde une telle importance à la distinction
animal/être humain, en particulier si l’on songe à l’application de la liste
des capabilités aux animaux que proposera par la suite Nussbaum, par
exemple dans Frontiers of Justice. Pourtant, la rationalité pratique n’a pas
seulement cette qualité architectonique parce qu’elle serait strictement
humaine, mais aussi parce que la possession de cette capacité détermine
l’usage de toutes les autres. La question devient alors : comment un État
peut-il garantir en particulier cette capabilité ?
Nussbaum souligne bien que la rationalité pratique a des conditions matérielles. Mais on pourrait tout à fait imaginer une société qui
garantisse les dix capabilités fondamentales qu’elle indique sans échapper à une accusation de conformisme ou d’inauthenticité, à la sombre
description de John Stuart Mill parlant de ces hommes qui n’ont pas
de goût propre mais qui « aiment en foule » (« they like in crowds »). De
fait, le problème du développement d’un soi suffisamment libéré du
conformisme pour faire un véritable usage des capabilités est évoqué à
plusieurs reprises dans le travail de philosophie politique de Nussbaum.
Elle invoque, par exemple, dans le sillage de Sen, le problème de ce
qu’elle nomme les « entrenched inequalities » : ces inégalités si profondément ancrées dans une culture qu’elles échappent à ceux mêmes qui en
sont les victimes. L’individu, tout en étant dépourvu de certaines capabilités essentielles et du type de développement d’une vie bonne qu’elles permettent, est pourtant incapable et indifférent à l’expression d’un
1. Voir « Aristotelian Social Democracy », art. cité, p. 226.
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Perfectionnisme et capabilités
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quelconque manque. Ou encore, Nussbaum souligne à plusieurs reprises
l’importance et les modalités d’une éducation démocratique. Dans ces
deux cas, le véritable enjeu est bien celui qu’explicitent les textes de
Cavell : à quelles conditions les membres d’une société démocratique
peuvent-ils parler d’une voix qui leur est propre ?1
Or, ce thème du travail nécessaire à un individu pour trouver véritablement sa voix dans une situation apparemment prédéterminée n’est
pas du tout étranger au travail de Nussbaum. Mais cette dernière ne l’explicite véritablement que dans des textes relevant essentiellement de la
philosophie morale et traitant surtout de relations intimes entre proches,
dans le secret de relations de tête-à-tête. On peut, par exemple, penser
aux beaux articles qu’elle a consacrés au personnage de Maggie Verver,
de La Coupe d’or de James : ces textes offrent précisément une analyse
de l’évolution perfectionniste d’un personnage qui doit trouver sa voix
moralement et le fait en tâtonnant loin de toute règle préétablie, au fil de
conversations pénibles mais obstinées, tendues vers la saisie juste de telle
situation particulière. On peut donc à bon droit se demander pourquoi
un tel thème n’est pas explicité au même degré dans une philosophie
politique qui pourtant l’appelle si fortement.
Le travail sur les capabilités marque donc comme le premier versant d’un perfectionnisme politique, qui appelle le complément d’une
réflexion sur le conformisme et les conditions d’une expression véritable
des individus : une fois posées les conditions matérielles du développement d’une vie bonne, se pose la question plus redoutable encore de
savoir à quelles conditions la rationalité pratique peut être employée
d’une manière qui est authentique et non servile. Ce n’est pas une question à laquelle la théorie des capabilités prétend répondre ; mais c’est ici
que ce perfectionnisme politique d’inspiration aristotélicienne rejoint et
appelle le perfectionnisme politique et critique d’un Emerson.
1. Voir ici les contributions de P. Corcuff, P. Marrati, et S. Laugier.
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