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Perfectionnisme et capabilités
SOLANGE CHAVEL
Depuis les années 1980, Martha Nussbaum a veloppé, à partir de
travaux menés en commun avec Amartya Sen, une théorie politique
fondée sur un concept original : celui de « capabilité »1. Mais plus encore
qu’à ce concept, l’originalité de l’approche tient à une composante qui,
à bien des égards, relève d’une pensée perfectionniste. En eet, la théo-
rie des capabilités présente de front à l’espace politique une exigence
souvent laissée de côté par le libéralisme : permettre aux individus qui
le composent d’y mener une vie bonne et faire de l’espace politique un
espace de développement d’une vie pleinement humaine.
Cette composante perfectionniste est également sensible à travers le
type de références historiques mobilisées par Martha Nussbaum : Aristote,
le jeune Marx, une interprétation particulière de John Stuart Mill. À cet
égard, l’approche par les capabilités illustre une des modalités possibles
d’un perfectionnisme politique libéral, à la fois respectueux des libertés
individuelles et ant à l’égard de toute forme de paternalisme, sans
pour autant sacrier la question de la vie bonne sur l’autel de la neutra-
lité politique.
En cela, la théorie des capabilités de Nussbaum recoupe les termes du
débat sur le « perfectionnisme libéral » tel que l’ont dessiné Joseph Raz
1. Précisément, le concept apparaît pour la première fois sous la plume d’Amartya Sen
en 1979 dans l’article fameux « Equality of What? ». l’origine une conférence prononcée
lors des Tanner Lectures for Human Values, le texte est reproduit dans Choice, Welfare and
Measurement, Oxford, Blackwell, 1982, p. 353-369).
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ou William Galston, discutant les limites de la contrainte libérale de neu-
tralité. Mais on voudrait montrer qu’en un point précis, la exion
de Nussbaum peut être l’occasion d’un point de contact avec un autre
perfectionnisme politique, développé de manière toute diérente : celui
que Cavell lit chez Emerson et Thoreau, et qui est la condition d’une
critique interne de la culture démocratique.
L’APPROCHE PAR LES CAPABILITÉS : LES CONDITIONS MATÉRIELLES
DE LA VIE BONNE COMME OBJET LÉGITIME DU POLITIQUE
Le concept de capabilités a d’abord été introduit par l’économiste
Amartya Sen en 1979 dans ses travaux sur l’économie du bien-être : il
s’agissait de remédier à l’insusance de certains critères comme le pnb
pour mesurer le veloppement d’un pays et procéder à des comparai-
sons internationales de bien-être. Mais Martha Nussbaum a donné au
concept une portée plus large en en faisant le pilier d’une théorie poli-
tique qui s’inscrit résolument dans le courant libéral tout en reprenant
certains apports d’une exion sur la vie bonne d’inspiration aristoté-
licienne. Dans le contexte du libéralisme politique développé dans le
sillage de Rawls, cette double exigence prenait pourtant l’allure d’une
impossible acrobatie intellectuelle.
L’idée maîtresse de la théorie des capabilités est simple : selon
Nussbaum, une société juste n’est pas seulement une société qui répartit
des biens premiers correspondant à des droits fondamentaux, comme le
proposait Rawls. C’est une société qui répartit des capabilités, c’est-à-
dire des possibilités concrètes de mener une vie bonne et pleinement
humaine : pouvoir jouir d’une bonne santé, pouvoir communiquer, pou-
voir participer à la vie politique, etc. Au lieu de s’intéresser de manière
privilégiée aux droits, cette approche met l’accent sur les possibilités
réelles qu’une société ore aux gens pour mener une vie bonne : les
droits ne sont justiés que comme des instruments qui permettent aux
citoyens de développer une vie pleinement humaine. Une société est
juste et décente si elle met à disposition de ses membres les conditions
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indispensables au développement de cette vie, et pas seulement d’une
simple survie. On peut retrouver ici en ligrane une opposition aristoté-
licienne : le simple « vivre » (zein) s’oppose au « vivre bien » (euzein) qui
nit une société politique achevée et qui suppose le développement
des excellences humaines. Cette simple présentation sut à comprendre
ce qui peut hérisser un libéral rawlsien : l’approche par les capabilités
réintroduit directement dans le champ politique des considérations sur la
vie bonne et elle le fait dans le sillage du perfectionnisme aristotélicien.
Or, le principe semblait acquis : les questions portant sur la vie
bonne sont de celles sur lesquelles les sociétés démocratiques et pluralis-
tes observent un désaccord raisonnable, constant, et irréductible. La seule
manière de ne pas imposer à certains citoyens la contrainte de mesures
injustiables consiste à évacuer de la vie politique et en particulier du
type de raisonnement et de justication qui y a cours toute référence à
la vie humaine bonne.
Tel n’est pourtant pas l’avis de Martha Nussbaum. Elle arme au
contraire qu’il est possible de rester dèle au principe libéral selon
lequel l’individu seul est à même de décider de sa conception de la vie
bonne, tout en réintroduisant ces considérations dans l’espace politique.
L’argument est double :
(a) D’une part, la prétendue neutralité politique à l’égard de la vie
bonne est un leurre. Mais il faut exposer cet argument précisément. Il
ne sut pas de constater que les résultats d’une délibération politique
favorisent nécessairement un mode de vie au détriment d’autres. Cela
n’a rien de rédhibitoire pour un libéral avocat de la neutralité : ce qui
importe est simplement que les arguments publiquement invoqués pour
justier les mesures politiques ne fassent nulle référence à la vie bonne.
Comme l’exprime Charles Larmore : la neutralité de l’État libéral
« n’est pas censée porter sur les résultats mais plutôt sur les procédures.
C’est-à-dire que la neutralité politique consiste en une contrainte sur le
type d’éléments qui peuvent être invoqués pour justier une décision
politique »1.
1. C. Larmore, « Why Neutrality? », in Patterns of Moral Complexity, Cambridge,
Cambridge University Press, 1987, p. 44.
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L’argument de Nussbaum est plus radical : il vise précisément à élar-
gir l’éventail des éléments qu’il est légitime d’invoquer à l’appui d’une
décision politique. Il est impossible de débattre de droits et de justice
politique sans recourir, au moins implicitement, à une certaine image du
sujet, de son épanouissement, de ses limites. Si la prétendue « neutralité »
de la justication est un leurre, c’est parce qu’on ne saurait comprendre
ce qui est en jeu dans les discussions sur les droits et la justice politique
en s’eorçant de couper toute référence à ce qui fait la vie bonne d’un
certain type d’être vivant, d’un certain mode de vie, avec la conception
générale du bien que cela implique. Nussbaum l’exprime ecacement à
propos de nos catégories juridiques – mais l’argument s’élargit naturel-
lement aux droits politiques :
Sans en appeler à une conception commune susamment large du type
d’atteintes qui sont blessantes, des pertes qui suscitent une profonde dou-
leur, de ce que des êtres humains vulnérables ont de bonnes raisons de
redouter, il est très dicile de comprendre pourquoi nous consacrons une
telle attention, dans le droit, à certains types de maux et de préjudices1.
La neutralité n’a pour résultat que de rendre cette référence à la vie
bonne implicite. Ce qui conduit au deuxième argument.
(b) À défaut d’expliciter publiquement nos critères de la vie humaine
bonne, on court le risque de reconduire des situations d’injustice into-
lérables : s’il faut réintroduire la question de la vie bonne dans la vie
politique et dans les critères de justice, ce n’est pas dans l’idée de tran-
cher nitivement et autoritairement ces questions. Tout au contraire,
Nussbaum tient particulièrement au respect de la pluralité des concep-
tions du bien ainsi qu’au principe libéral de l’autonomie de l’individu.
En revanche, il est impératif de poser la question des conditions de la vie
bonne dans la vie publique pour éviter de privilégier implicitement une
conception dominante.
Il est particulièrement révélateur, à cet égard, que le travail de Nussbaum
sur les capabilités se soit dévelop autour de la question des inégalités à
1. M. Nussbaum, Hiding from Humanity. Disgust, Shame and the Law, Princeton, Princeton
University Press, 2004, p. 6.
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l’égard des femmes. Nussbaum s’inscrit ici dans le sillage de l’argument de
Susan Moller Okin pour qui la famille, tout en étant nie comme un
espace privé, relève pleinement d’une préoccupation de justice politique1.
Sa manière de comprendre l’injonction d’Okin consiste à dire qu’il n’y
a pas de justice politique pour les individus si l’on ne pose pas publi-
quement la question des conditions d’une vie bonne pour chacun d’en-
tre eux. Dans ce cas, se forcer à énoncer et à discuter publiquement des
conceptions d’une vie humaine épanouie n’a pas pour résultat d’imposer
une conception particulre du bien ; cela permet au contraire de révéler
des situations d’oppression ou d’injustice que la tradition établie rend tout
simplement invisible. C’est en cela également que la théorie de Nussbaum
n’est pas simplement une manière de parler de la place du bien dans les
démocraties libérales, mais une manière d’en parler d’une façon perfec-
tionniste, en reprenant le thème du développement humain.
Lorsque ces capabilités [de base] ne sont pas cultivées pour permettre le
développement des capabilités de niveau supérieur qui gurent sur ma liste,
[les individus] sont stériles, mutilés, ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes.
Ils sont comme ces acteurs qui ne montent jamais sur scène, comme une
personne qui passerait sa vie à dormir, ou encore une partition qui ne serait
jamais exécutée2.
Si elle respecte l’engagement libéral de pluralisme, la discussion poli-
tique sur les conditions de la vie bonne apparaît alors comme l’étape
indispensable à la mise au jour des situations de domination et d’aliéna-
tion. « Ceux qui refusent tout recours à une description précise de l’être
humain, du fonctionnement humain et de l’épanouissement humain
refusent beaucoup trop – même, et surtout, pour leurs propres objectifs
si pleins de sympathie [pour les défavorisés] »3.
Autrement dit, les situations d’injustice sont susamment impor-
tantes pour qu’on doive résolument préférer, selon Martha Nussbaum,
1. Voir S. M . Okin, « Le multiculturalisme nuit-il aux femmes ? », tr. fr. Solange Chavel,
in Raison publique, octobre 2008, no 9, 1997, p. 11-27.
2. M. Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999,
p. 43.
3. M. Nussbaum, « Social Justice and Universalism: In Defense of an Aristotelian Account
of Human Functioning », in Modern Philology, vol. 90, 1993, p. S49-S50.
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