Très tôt, il aura assumé ce statut d'orphelin au monde avant que la double perte de Schumann
et de sa mère l'ancre vraiment dans la chair de cet état. Le Requiem est une oeuvre grave au
croisement des heures ultimes et c'est un jeune homme qui l'écrit
Qui aurait cru, à part ses proches, que ce jeune pianiste de trente ans avait le souffle et la
spiritualité nécessaire pour affronter non seulement l'immensité de l'oeuvre mais aussi
incidemment toute l'histoire de la musique ? Timide oui, mais audacieux comme le disait
Clara. La défiance de Brahms devant la vie ou du moins ses complications, le refus de
s'attacher ailleurs qu'en amitié et sa vénération des choses simples, tout cela vase retrouver
dans son regard sur le monde. Son rapport avec sa mère, être bon et fruste, plus âgé de dix-
sept ans que son mari, sera celui du dévouement et de l'adoration. Il s'entourera de timidité
qu'il opposera au monde. Ce monde dont il découvrira très vite les misères, et l'état d'angoisse
de la condition humaine ; puis toutes ses interminables veilles pour accéder au savoir, ses
longues méditations et cette solitude, véritable ombre de lui-même. Il sait les bas-fonds, mais
aussi la grandeur de l'amitié, la force du réconfort : toute son expérience d'homme se retrouve
dans son Requiem. Requiem humain, trop humain, l'oeuvre parle de la tragique condition
humaine et d'une immense consolation comme celle d'une mère pour son fils.
Détresse et consolation sont les couleurs profondes de cette musique. Protestant profond, il ne
pouvait se laisser aller au théâtre sacré du rituel catholique avec sa mise en scène pathétique
des fins dernières ; aussi il a totalement refusé les textes habituels, sorte de garde-fou. de
garde-ciel à l'émotion humaine, pour assumer seul la mise en scène. Avec un soin extrême, il
choisit, plutôt il pèse chaque mot, chaque texte dans ses livres de chevet.
Le nom même de Requiem Allemand sonne comme une profession de foi, celle d'une ré-
appropriation ici-bas de l'indicible "Plutôt qu'un Requiem Allemand j'aurais dû le titrer
Requiem humain "dira Brahms en précisant ainsi tout le sens universel.
Ce Requiem Allemand, d'après des paroles des Saintes Écritures, pour soli, choeur et
orchestre n'est absolument pas un Requiem, au moins au sens liturgique du terme car aucune
prière des morts n'est ici utilisée. Il choisit de courts extraits qu'il monte ensuite suivant un
schéma spirituel et démonstratif. Même Bach n'avait osé un tel montage
Il proclame fièrement la grandeur de la langue allemande renouant avec les courants profonds
qui parcourent Brahms - Heinrich Schütz et Martin Luther - et aussi pour exaucer un vieux
secret et cher. L'unité vient des textes choisis par Brahms qui est son propre dramaturge et de
l'instrumentation désincarnée, "surnaturelle" posée par Brahms sur les mots.
Schumann est mort en 1856 et les premières ébauches connues du Requiem sont d'octobre
1861 et cette lente maturation va s'accélérer à la mort de sa mère le 2 février 1865.
Ce double mouvement profond des houles affectives entre l'amitié terrestre et l'amour filial, -
mais Schumann fut aussi ce père idéal - va hâter la composition, la précipiter chimiquement.
Devant la vanité des choses du monde. Brahms va proclamer le thème spirituel récurrent du
Requiem "Bienheureux sont les morts".
Dès 1866 sont achevées à Zürich les quatrièmes et sixième parties en juin, et l'oeuvre est
terminée à Baden-Baden durant l'été 1866.