A propos de l'ouvrage "Réexamen de la théorie du chômage" d'Edmond Malinvaud
Pierre Dehez
Département d'économie et IRES
Université catholique de Louvain
Louvain-la-Neuve
Octobre 2001
Edmond Malinvaud a réussi à combiner de manière remarquable recherche scientifique,
enseignement et implication dans la vie économique. Directeur d'études à l'École des Hautes
Études en Sciences Sociales de 1957 à 1993 et professeur au Collège de France de 1988 à
1993, il a occupé des postes de direction dans la haute administration française, à l'INSEE, à
l'ENSAE et au Ministère de l'économie et des finances. Il a également enseigné dans
différentes universités, françaises et étrangères, et il est titulaire de nombreux titres de
Docteur Honoris Causa et d'autres distinctions scientifiques nationales et internationales.
Comme Gérard Debreu, Edmond Malinvaud était un élève de Maurice Allais, et c'est
ensemble qu'ils débutent leur carrière de chercheur aux Etats-Unis, à la Cowles Foundation.
Malinvaud doit sa réputation à de nombreux articles publiés dans les plus grandes revues
internationales, dont des contributions fondamentales en théorie de la croissance, ainsi qu'à
plusieurs ouvrages fondamentaux en microéconomie, en macroéconomie et en économétrie.
Le contexte
Si on considère l'ensemble des contributions de Malinvaud, le choix de l'ouvrage Réexamen
de la théorie du chômage peut apparaître étrange car il s'appuie sur une théorie à l'élaboration
de laquelle il n'a pas initialement contribué. En fait, il s'agit d'un texte qui a eu un impact
important sur la recherche en Europe, en mettant en lumière de manière remarquable les
mérites de l'approche macroéconomique nouvelle, d'inspiration keynésienne, qui s'est
développée dès le début des années 70. Cette approche combine rigidités des prix et
rationnement des échanges pour modéliser le fonctionnement d'une économie les
transactions ont lieu à des prix n'assurant pas l'équilibre entre l'offre et la demande sur tous
les marchés, au sens classique. L'ouvrage de Malinvaud a fait connaître cette approche à un
large public d'économistes dont un certain nombre de théoriciens européens de l'équilibre
général. Ceux-ci ont ainsi découvert que les outils et concepts théoriques développés dans un
cadre microéconomique général pouvaient être utilisés pour analyser des phénomènes
macroéconomiques comme le chômage et l'inflation, à une époque l'ampleur croissante de
ces phénomènes interpellait la profession. Certes, d'autres auteurs l'avaient déjà tenté, comme
Barro et Grossman (1971), mais ceux-ci n'avaient pas réussi à déclencher le même intérêt.
C'est à la fois la réputation de Malinvaud et son style clair et rigoureux qui ont amené ces
théoriciens à s'intéresser à cette nouvelle approche.
Un premier texte a circulé fin 1975 sous la forme d'un manuscrit. Il fit l'objet d'une série de
leçons données par Malinvaud à la Yrjö Jahnsson Fondation qui furent ensuite publiées en
1977 sous le titre Theory of unemployment reconsidered (la traduction en langue française
date de 1980). Peu de temps après la parution du manuscrit, un groupe de travail s'est réuni à
l'instigation de Jacques Drèze, auquel participèrent plusieurs économistes, dont Jean-Pascal
Bénassy, Jean Gabszewicz, Jean-Michel Grandmont, Frank Hahn et Werner Hildenbrand. Ce
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fut le point de départ d'une décennie de recherches, portant à la fois sur les fondements
théoriques et sur la modélisation macroéconomique. Malinvaud a lui-même poursuivi ses
travaux, dans la foulée de ce premier ouvrage, comme l'illustre son ouvrage Essais sur la
théorie du chômage paru chez Calmann-Levy en 1983.
L'ouvrage de Malinvaud s'appuie sur deux vagues convergentes de recherches. D'une part les
travaux sur la formalisation de la notion d'équilibre walrasien temporaire dans une économie
monétaire, introduite par Hicks et formalisée par Grandmont (1976, 1986), et d'autre part, la
formalisation des équilibres à prix fixes. C'est précisément en 1975 que paraissent les articles
de Bénassy, Drèze et Younès, aboutissements de recherches indépendantes, dont les premiers
résultats circulaient depuis le début des années 70. Ces trois chercheurs proposent chacun un
concept d'équilibre général "non-walrasien" dans une économie d'échange s'appliquant au cas
les prix sont fixes et prennent comme point de départ le modèle classique d'équilibre
général concurrentiel développé par Arrow, Debreu et Mc Kenzie. Au départ de natures
différentes, il s'avère que les trois concepts proposés sont en fait essentiellement équivalents.
Younès (1975) propose un concept intermédiaire d'équilibre à prix fixe, p-équilibre, basé sur
l'échange volontaire, dont il étudie les propriétés d'optimalité contrainte, en fonction du rôle
assigné à la monnaie. Il démontre ainsi l'existence de p-équilibres "acceptables" qui sont
efficients (au sens parétien) marché par marché.
La définition de Younès ne fait pas explicitement référence aux contraintes quantitatives. Il
démontre cependant l'équivalence entre son concept d'équilibre à prix fixes et celui développé
par Drèze (1975) qui repose sur un système de rationnement des transactions satisfaisant
l'échange volontaire et la règle du coté court. Cette règle, qui correspond à l'efficience marché
par marché, impose que sur chaque marché, seul un coté (l'offre ou la demande) est
éventuellement rationné. Drèze propose également une extension de son concept permettant
la prise en compte des rigidités de prix partielles, nominales ou réelles, à la hausse ou à la
baisse, moyennant une condition additionnelle selon laquelle un rationnement n'intervient sur
un marché que si aucun ajustement de prix n'est plus possible. L'équilibre walrasien devient
alors un cas particulier.
Bénassy (1975) s'inscrit dans la ligne de pensée initiée dans les années 60 par Patinkin,
Clower et Leijonhufvud, et poursuivie par Barro et Grossman (1971), visant à offrir des
fondements microéconomiques à l'analyse macroéconomique keynésienne. Le but poursuivi
par Bénassy est de généraliser l'approche développée par ces auteurs au cas d'une économie
monétaire où le nombre de marchés est quelconque et les prix sont fixes. La demande
effective, dont la fonction de consommation est le prototype, joue un rôle central dans le
concept d'équilibre avec rationnement qu'il propose. Ce sont des propositions de transactions
que les agents adressent aux marchés. Ensemble, ces "signaux" déterminent des transactions
réalisables au travers de mécanismes de rationnement donnés. De la comparaison entre les
propositions et les réalisations, les agents gagent des contraintes quantitatives sur base
desquelles ils révisent leurs demandes effectives. Plus précisément, la demande (nette)
effective d'un agent sur un marché est le résultat d'un calcul individuel d'optimisation qui tient
compte des contraintes perçues sur les autres marchés. Ce processus de révision définit une
transformation dans l'espace des demandes effectives et un k-équilibre, pour reprendre la
terminologie de Bénassy, est défini comme un point fixe de cette transformation.
Grandmont (1976) a démontré que, sous des hypothèses faibles, les trois concepts proposés
coïncident. Drèze prend comme point de départ la question de l'existence d'un équilibre
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lorsque les prix ne sont pas parfaitement flexibles, dans le cadre strict du modèle d'équilibre
général classique. L'intérêt de l'approche de Younès est qu'elle pose la question du rôle de la
monnaie dans les transactions. Quant à l'approche de Bénassy, elle est la plus riche car elle
permet de traiter une large classe de schémas de rationnement et, surtout, elle offre une
mesure de la tension sur les prix qui est donnée par la somme des demandes nettes effectives
exprimées à l'équilibre sur chaque marché. L'extension de cette analyse à prix fixes à une
économie monétaire avec production est due à Grandmont et Laroque (1976).
L'ouvrage
Dans une première partie, Malinvaud construit les bases microéconomiques d'équilibre
général, en reprenant l'approche proposée par Bénassy. Il l'applique au cas d'une économie
composée de consommateurs-travailleurs, d'entreprises et d'un gouvernement, et comportant
trois biens agrégés, un bien de consommation, du travail et de la monnaie. La monnaie est le
seul bien durable. Elle sert à la fois d'unité de compte et de réserve de valeur, et est supposée
être la contrepartie de toute transaction. Il y donc deux marchés ce qui donne à priori lieu à
quatre (22) types d'équilibre à prix et salaires donnés, sans compter les cas limitrophes dont
l'équilibre walrasien fait partie. Malinvaud suppose que production et vente coïncident, ce qui
réduit le nombre d'équilibres à trois: le chômage keynésien, le chômage classique et l'inflation
contenue.
Le chômage keynésien est une situation d'excédent d'offre généralisé qui se traduit par un
rationnement de l'offre sur les deux marchés. L'inflation contenue est une situation d'excédent
de demande généralisé qui se traduit par un rationnement de la demande sur les deux
marchés. Le chômage classique est une situation caractérisée par un excédent d'offre de
travail et un excédent de demande de biens qui se traduit par un rationnement de l'offre sur le
marché du travail et un rationnement de la demande sur le marché des biens. Comme
Malinvaud le reconnaît lui-même, le qualificatif "keynésien" qu'il utilise ne correspond pas
exactement à la vision originale de Keynes qui renvoie plutôt à une situation où il y a
uniquement un excédent d'offre de travail: il y a chômage mais les entreprises vendent autant
qu'elles le souhaitent. C'est une situation d'équilibre, à l'intersection entre les chômages
keynésien et classique, qui peut résulter d'une hypothèse de salaire fixe et de prix flexibles.
Quant à la situation caractérisée par un excédent de demande de travail et un excédent d'offre
de biens, elle n'apparaît pas ici car la possibilité pour les entreprises de stocker des biens est
exclue. En effet, dans ce cas, aucune entreprise ne souhaitera engager plus des travailleurs et
vendre plus, simultanément. A noter aussi que Malinvaud ne considère pas le chômage
pouvant résulter d'une capacité de production insuffisante, une situation qu'il considère par
contre explicitement dans son ouvrage Essai sur la théorie du chômage paru en 1983 chez
Calmann-Levy.
L'intérêt de l'analyse proposée par Malinvaud réside dans l'exploitation qu'il fait de ce modèle
qui, malgré sa simplicité, lui permet de clarifier le concept d'équilibre à prix et salaire fixes et
de mettre en évidence l'intérêt de cette approche pour l'analyse de la politique économique.
Pour ce faire, il construit un "prototype", pour utiliser sa propre terminologie, résultat d'une
spécification particulière des caractéristiques des agents, qu'il utilise pour conduire une
analyse de court terme d'abord et de moyen et long terme ensuite.
Son analyse de court terme porte sur l'impact différencié de diverses politiques économiques,
en fonction de la situation d'équilibre observée. Malinvaud envisage deux types de mesures
de politique économique. Une politique budgétaire consistant à agir sur le montant des
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dépenses publiques et une politique de contrôle du niveau des prix et salaires, éventuellement
à salaires réels constants. Ces mesures de politique économique sont jugées en fonction de
leur capacité à réduire les tensions sur les marchés telles qu'elles sont mesurées par les
excédents de demande (nette) effective. L'analyse de statique comparative qu'il conduit donne
une série de résultats dont voici quelques exemples. Un accroissement des dépenses
publiques est bénéfique uniquement lorsque l'économie est en situation de chômage
keynésien. Une baisse proportionnelle des prix et des salaires et, plus encore, une baisse des
prix à salaires constants sont deux mesures bénéfiques lorsque le chômage est de type
keynésien. Par contre, de telles mesures sont contre-productives lorsque le chômage est de
type classique. Une hausse du niveau des salaires, à prix constants, est également bénéfique
en situation de chômage keynésien, du moins si elle ne stimule pas trop l'offre de travail, alors
qu'elle est néfaste en situation de chômage classique. Ces résultats montrent que les
contradictions auxquelles ont conduit les débats entre classiques et keynésiens ne sont
qu'apparentes dans la mesure où les recommandations de politique économique doivent
prendre en compte la nature des déséquilibres observés.
L'analyse des équilibres de court terme permet de diviser l'espace prix-salaire en trois régions.
Plus précisément, à chaque paire prix-salaire, correspond un régime particulier d'équilibre. On
peut alors étudier comment cette partition évolue en fonction de modifications dans les
variables de politique économique et également visualiser le passage d'un régime à l'autre en
fonction d'hypothèses particulières sur l'ajustement des prix et du salaire d'une période à
l'autre.
Malinvaud utilise cet outil pour mener à bien ses analyses de moyen et de long terme, les prix
et les salaires évoluant d'une période à l'autre en fonction des déséquilibres observés. Une des
caractéristiques importantes de son analyse est qu'elle repose sur des hypothèses quant au lien
entre déséquilibres et ajustements qui se nourrissent d'un mélange d'observations empiriques
et d'analyses théoriques, comme par exemple l'hypothèse d'ajustements asymétriques selon
laquelle les prix et salaires ont tendance à réagir plus rapidement à un excès de demande qu'à
un excès d'offre. Parmi les conclusions que son analyse permet d'obtenir, citons le caractère
essentiellement transitoire du chômage de nature classique. Malinvaud montre en effet
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comment les fluctuations de court terme de la demande ont tendance à favoriser les situations
de chômage keynésien et d'inflation contenue.
Malinvaud reconnaît que la portée de son analyse de moyen terme reste limitée car elle repose
exclusivement sur une dynamique des prix et salaires, et non sur une analyse dynamique
globale faisant intervenir l'ensemble des variables endogènes, comme la distribution des
encaisses monétaires et les anticipations des agents.
L'essoufflement de l'approche des équilibres à prix fixes
On a observé un essoufflement progressif de l'approche des équilibres à prix fixes dans le
courant des années 80. Le fait est que l'hypothèse de rigidité des prix pose plusieurs questions
pertinentes. Le concept d'équilibre à prix fixe est concurrentiel par nature, en ce sens que les
agents économiques sont supposés considérer les prix comme des données. Cependant,
l'hypothèse (souvent oubliée) selon laquelle, en situation de concurrence parfaite, les agents
supposent que les prix qu'ils observent sont des prix d'équilibre, n'est plus de mise. car ceux-
ci perçoivent des contraintes de rationnement sur certains marchés. En conséquence,
l'hypothèse de "price takers" devient difficile à maintenir dans ce cadre. On imagine en effet
que certains agents peuvent imaginer pouvoir agir sur ces contraintes en jouant sur les prix.
C'est l'approche des équilibres "conjecturaux" initiée par Hahn (1978). De manière générale,
aucune explication endogène n'est fournie pour justifier la rigidité des prix. Les auteurs font
en effet souvent référence à des causes exogènes, comme par exemple les coûts d'ajustement
des prix, pour justifier l'hypothèse de prix fixes.
Ces raisons sont intimement liées l'une à l'autre et posent en fait le problème de la
modélisation de la concurrence imparfaite dans un cadre d'équilibre général. Il n'existe pas à
ce jour de consensus quant à la manière de réaliser cette intégration. Citons à titre d'exemples
les travaux de Bénassy, les fonctions d'offre et de demande perçues par les agents sont
dérivées de son concept de demande effective, et les travaux de d'Aspremont, Dos Santos
Ferreira et Gérard-Varet. Actuellement, la modélisation dominante en macroéconomie repose
sur la concurrence monopolistique. Les articles de Gérard-Varet (2000) et de Bénassy (2000)
offrent des analyses de la place de la concurrence imparfaite dans la modélisation
macroéconomique.
Ces critiques sont certes fondées dans la perspective d'une recherche de fondements
microéconomiques rigoureux. Cependant, la modélisation de l'évolution de l'économie
comme une suite d'équilibres temporaires, les prix sont partiellement ou totalement rigides
à court terme, et s'ajustent progressivement d'une période à l'autre, reste une approche qui a
du reste intéressante. Au delà de la question de la "bonne" modélisation de l'ajustement des
prix, cette approche se heurte à la difficulté fondamentale, souvent contournée, que pose toute
analyse dynamique de moyen terme, en tant que lien entre le court et le long terme, les
anticipations jouent un rôle central.
En parallèle aux critiques qui ont été formulées à l'encontre de l'approche des prix fixes, il
convient d'ajouter le dédain manifesté par la plupart des macroéconomistes nord-américains à
l'égard de cette approche dont les fondements théoriques et les développements qui ont suivi
sont essentiellement dus à des économistes européens continentaux. L'ouvrage d'Edmund
Phelps Seven Schools of Macroeconomic Thought, publié en 1990, illustre cette attitude en
n'accordant aucune place à l'approche décrite ici !
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