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son maître, J. Thomasius, qui semble lui avoir inspiré ce projet que nous avons voulu
retrouver à travers toute l’œuvre de Leibniz, et qui est le thème majeur des lettres, à savoir,
celui d’une réforme de l’aristotélisme. En retraçant brièvement le climat intellectuel dans
lequel se situe le jeune Leibniz, nous comprenons à quel point Leibniz était en quelque sorte
obligé de subir l’influence d’Aristote. D’abord, un mot sur les lectures du jeune Leibniz : il
raconte lui-même que, tout jeune déjà, il dévorait les livres de la bibliothèque paternelle où il
apprit à connaître (par cœur pour ainsi dire) Aristote et les scolastiques ; il y apprit aussi à
vouer une grande admiration à Aristote
8
. Ensuite, Leibniz a étudié à l’université de Leipzig,
qui était encore aristotélicienne depuis la Réforme de Mélanchton
9
. Leibniz a donc suivi un
enseignement aristotélicien, un peu particulier il est vrai
10
, mais qui lui aura inculqué le souci,
dont il ne se départira jamais, d’Aristote. La nouvelle philosophie n’était pas, dans
l’Allemagne du 17
e
, bien ancrée, et on mit beaucoup plus de temps qu’ailleurs à la pratiquer ;
cela, parce que la scolastique resta plus longtemps qu’ailleurs à la base de la philosophie.
Ainsi s’explique que Leibniz a d’abord été, de toute évidence, aristotélicien, et que c’est en
aristotélicien qu’il aborda, comme nous le montrerons, les Modernes. Comme le dit Grua
11
,
dans l’adolescence de Leibniz, se forment vocabulaire de base et germes de la doctrine : « les
auteurs suivants (c’est-à-dire : Spinoza, Descartes, Malebranche, contre Luther, les manuels
scolastiques, Thomasius, mais aussi, bien sûr, Aristote) arrivent trop tard pour exercer, sauf
sur les détails, d’autre influence qu’une confirmation positive ou par antithèse ».
Ensuite, il faut dire que notre étude présuppose que la notion de substance individuelle
est le fruit d’une –longue- évolution
12
; elle se construit, elle évolue, elle se précise, et ce, à
partir d’Aristote, comme nous voudrions donc le montrer. Ce qui nous justifie à partir de ce
présupposé, c’est la thèse largement soutenue par les interprètes contemporains de Leibniz,
selon laquelle la philosophie, contrairement à ce qu’on a longtemps cru, n’est pas un
« système »
13
. Nous aborderons donc notre sujet d’un point de vue historique ; ce qui nous
interdira, par exemple, d’employer le vocable de « monade » lorsque nous discuterons des
thèses sur la substance antérieures à l’époque de l’apparition de ce vocable.
8
C’est dans l’opuscule intitulé Vita Leibnitii a se ipso breviter delineata que Leibniz raconte que tout enfant
qu’il était, il lut Aristote et l’admirait –il évoque notamment à quel point il fut impressionné par les Catégories.
9
Belaval, dans Leibniz, initiation à sa philosophie, Vrin, 1961, p. 17, dit que Mélanchton a posé pour trois
siècles la base des études dans les universités d’Allemagne, ce qui « eut pour résultat (…) de prolonger, en
Allemagne, l’empire d’Aristote plus longtemps qu’aucun autre pays d’Europe ». P. 19, Belaval explique que si le
cartésianisme (c’est-à-dire, la philosophie nouvelle) ne réussit pas à s’imposer en Allemagne, c’est à cause du
luthéranisme et de Mélanchton. C’est donc la fidélité des universitaires envers Aristote et la scolastique qui les
empêche de participer activement à la vie scientifique du 17
e
.
10
C’était un « aristotélisme protestant ». On enseignait à Leipzig un aristotélisme « vrai », qui critiquait ce que
les scolastiques avaient fait d’Aristote, et tentait de réformer Aristote au moyen des découvertes récentes : les
aristotélisants de l’Allemagne contemporaine étaient donc tournés vers l’avenir ; Leibniz en retira l’idée selon
laquelle Aristote n’entrave pas le progrès. Cf. Préface aux Lettres à Thomasius.
11
Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, Paris, 1953, p. 15.
12
Robinet (1986) dit bien que la notion de substance individuelle a subi une longue évolution durant
cinquante
ans, pendant lesquels elle a subi de nombreux remaniements.
13
Russell et Couturat notamment, ont cru que la philosophie de Leibniz est un système, et ont essayé de le
« reconstruire ». On peut d’ailleurs imputer les erreurs que Russell a cru déceler dans ce système, à cette
croyance même. On consultera sur ce point l’article de A. Heinekamp, intitulé L’état actuel de la recherche
leibnizienne, in Les Etudes Philosophiques, avril-juin 1989 ; plus spécialement le chapitre intitulé « refus du
caractère systématique de la philosophie leibnizienne ». P. 157, il dit bien que « ce n’est pas un hasard si Leibniz
n’a laissé aucune présentation complète de son système », et cela, du fait que pour Leibniz, « la philosophie (…)
était moins une doctrine à transmettre à des disciples qu’une activité de réflexion et de vérification critique ».
On notera que cette conception est très importante pour notre propos, en ce qu’elle nous permet de dire que le
changement de vocabulaire à propos de la notion de substance individuelle n’est pas qu’une « question de
mots »…