Institut Liégeois de Thérapie Familiale Centre de Recherche dans les Systèmes CE QUI SE DIT ET CE QUI SE TAIT : APPRENDRE LES BONNES MANIERES Vinciane DESPRET, philosophe, psychologue Laurent HALLEUX, philosophe Dans la nouvelle l’Autre mort, Jorge Luis Borges raconte une étrange affaire. Cette affaire est d’ailleurs tellement étrange qu’il nous est difficile de la résumer sans la modifier quelque peu. Mais dans la mesure où ces modifications sont le sujet même du texte de Borges, qui pose la question de savoir s’il est possible de modifier le passé, nous n’allons pas trop nous embarrasser de scrupules. L’auteur raconte qu’il apprend la mort d’un paysan de l’Urugay, Pedro Damian. Il ne l’a rencontré qu’une fois, mais un de ses amis lui en a souvent parlé. Cette mort, précise‐t‐il, d’une maladie accompagnée de fortes fièvres, a pris place dans un long délire : Pedro Damian revivait une terrible bataille, à laquelle il avait participé quelque quarante plus tôt. Cette bataille avait dû tellement le marquer qu’elle l’accompagnait dans sa mort. Quelque temps après, le narrateur se rend chez un colonel, qui commanda cette bataille. Lorsque l’auteur évoque le nom de Pedro Damian, le colonel se souvient : c’était un homme tout jeune dont on aurait pu attendre le meilleur, mais qui soudain, dans le feu de l’action, face à 5000 hommes, perdit tout courage. Le narrateur ressent une immense déception. Ce n’était pas le Pedro Damian dont il s’était forgé le souvenir, aux histoires de leur ami commun. Une autre rencontre le remet en présence du colonel, et d’un autre soldat qui avait participé à la fameuse bataille. Le nom de Pedro Damian est par hasard évoqué. L’homme s’en souvient, le colonel, dont la mémoire défaille, ne se rappelle plus rien. Pedro Damian fut le plus courageux des participants du combat, il fonça sur l’ennemi, même après avoir perdu ses armes, et tomba d’une balle en plein cœur. Comment Pedro Damian pouvait‐il être courageusement tué en 1904 et mourir, quarante ans plus tard en laissant une telle image de lâcheté ? Serait‐ce deux personnes différentes ? Ce n’est pas l’hypothèse que va privilégier Borges. Dieu peut modifier le passé. Et l’histoire se reconstruit. Pedro fut bien touché à cette bataille, et s’était bien montré courageux. Mais il demanda à Dieu, dans un dernier souffle, de lui rendre vie. Et Dieu accomplit son vœu. Mais on ne change pas le passé comme cela. « Modifier le passé, écrit Borges, ce n’est pas modifier un seul fait ; c’est annuler ses conséquences qui tendent à être infinies. En d’autres termes, c’est créer deux histoires universelles ». Ce que Borges nous raconte pourrait nous mener au relativisme, sauf qu’il précise bien que les deux histoires sont universelles. Ce n’est donc pas de cela qu’il s’agit. Ce qu’il fait émerger sur le mode de l’imaginaire nous dit bien autre chose : ce que nous écrivons du présent peut modifier le passé, afin que nous puissions en hériter. 1 Institut Liégeois de Thérapie Familiale Centre de Recherche dans les Systèmes Lors d’une « Clinique de Concertation » à Alessandria la situation d’une mère prostituée, pendant la guerre, à Sarajevo, est en question. Sa fille, âgée de 16 ans, ne connaît pas cette activité, elle est placée dans une institution et bénéficie d’un diagnostic de pathologie psychiatrique sévère. Immédiatement se pose la question de la sélection d’information à faire circuler. Notre expérience nous a appris que la manière de rendre compte de l’information peut ou non favoriser un contexte reconstructeur. En « Clinique de Concertation », alors que de nombreuses personnes non concernées participent, un travail sur l’information prend place. Le métier de prostituée est un métier très particulier en ceci qu’il biffe les engagements : le contrat sanctionne pour chacun des partenaires la garantie que personne ne doit s’engager. Or que fait cette maman si ce n’est traduire et transformer une pratique de non‐engagement en un moyen de s’engager, d’engager son corps, sa santé, sa réputation pour sa fille. Avec ce type d’engagement nous pouvons commencer à travailler. La « Clinique de Concertation » apparaît ainsi comme une machine à transformer l’information, ouvrant la voie à une éthique de la reconstruction1. Cette machine ne transforme pas seulement l’information, elle s’active à rendre les conflits praticables entre les intervenants. Nous sommes philosophes, c’est donc à la philosophie que nous nous adressons quand il s’agit de trouver des mots pour accompagner les situations, et surtout les situations risquées. Nous étions d’accords : c’est à Leibniz que nous pensions immédiatement. « Plus la lumière est puissante, écrivait Michel Serres à propos de Leibniz, plus la limite lumière‐ombre est précise ; ensuite, plus on a de sources de lumière, plus on a de chances que les ombres disparaissent : par conséquent, Leibniz prendra systématiquement le plus de points de vue possible pour examiner un problème et bouleversera sans cesse ses ordres de raison »2. Le problème de Leibniz, cependant, n’est pas, comme on pourrait l’imaginer à la lecture de cette citation, un problème de bien connaître. Car si la connaissance est le seul but, et que l’on est persuadé de détenir la vérité, les controverses deviennent rapidement impraticables et les positions se rigidifient. Or, c’est là tout le travail de Leibniz, rendre les controverses praticables. Le seul vrai point de perspective, selon Leibniz, en politique et en morale, est la place d’autrui. Ainsi, lorsque deux opinions s’avèrent totalement opposées, Leibniz propose de les considérer comme appartenant de fait à un continuum, mais chacune aux points les plus extrêmes. Il s’agira de trouver le lieu, sur le continuum, où les opposants pourront envisager la connivence de leurs propositions. Il y a donc une sélection active de ce qui doit faire l’objet 1 Ferry J.‐M., L’éthique reconstructive, Paris, Cerf, 1996. 2 Michel SERRES, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, 1990, p. 178. 2 Institut Liégeois de Thérapie Familiale Centre de Recherche dans les Systèmes d’échange, une vérité partielle, et donc partiale et tout en même temps vraie, puisque résultant de deux points de vue et passible d’un accord. Il ne cessera de s’atteler à mettre en pratique cette proposition. Son perspectivisme est avant tout pratique. « Il s’agit non de détruire la position opposée, comme les discutants, mais de construire » ; d’abord, « avoir de la patience et faire le tour de la chose jusqu’à se mettre du côté de l’adversaire ». C’est tout un art des versions qu’il s’agit d’apprendre, voire un art raisonné de la trahison : « les expressions, les formules contestées, détournées de leur sens originel acquièrent une signification nouvelle ». C’est ce que nous, pour en hériter, appellerions, art des trahisons fécondes. Nous avons évoqué des jeux d’ombre et de lumière. Ce type de métaphores porte toujours un danger ; celui de renvoyer à l’idée de transparence, d’éclairage total, de connaissance parfaite. Or, le perspectivisme de Leibniz, tel que nous le traduisons pour retrouver la clinique, ne vise pas à une totalité englobante : ce n’est pas une épreuve de transparence, mais une volonté de rendre visible. Il ne s’agit pas de supprimer l’ombre, bien au contraire, l’ombre doit rester et trouver sa place, faute de quoi, on aurait, dans la pratique affaire à des techniques d’aveu, ou de déballage. De plus, nous pouvons nous reposer sur une certitude : le fait que des conflits vont subsister, et donc des points d’ombre et d’incertitude. En outre, ce que nous savons, c’est que le fait de faire un choix de description plutôt qu’un autre laisse forcément l’autre dans l’ombre. Et si donc, il n’est pas plus objectif de décrire quelqu’un dans les termes de ce dont il peut avoir honte que dans ceux dont il pourrait être fier, ce que nous pourrons évaluer, c’est ce qui sera obligé de rester dans l’ombre sous l’effet de notre description. La trahison est‐elle féconde ? La question de l’ombre revient alors à poser la question de la version qui est la plus partageable. Dans un établissement pénitentiaire pour mineurs de Turin, les professionnels voudraient créer des fiches de communication qui permettraient à tous ceux qui s’occupent des jeunes gens de partager des informations à leur sujet. Ces fiches s’inscrivent dans un contexte imprégné de la loi pénitentiaire sur l’observation scientifique de la personnalité des détenus (Legge n. 354/75, art. 13), ces fiches pourraient participer à cette observation scientifique et donc assureraient l’objectivité. Le terme « objectivité » recouvre dans le cadre de cette loi une signification particulière : n’importe quel intervenant, quel qu’il soit, écrirait exactement la même chose à propos d’un jeune donné. C’est précisément cette définition traditionnelle de l’objectivité qui pose problème à certains cliniciens de concertation travaillant au sein de cet établissement. Un conflit s’ouvre entre les intervenants. Les cliniciens de concertation voudraient que ces fiches soient rédigées de telle sorte qu’elles puissent aussi être lues par les usagers concernés. L’objectivité, alors, reçoit une autre définition qui met les professionnels au 3 Institut Liégeois de Thérapie Familiale Centre de Recherche dans les Systèmes travail : l’information devient objective dans et par l’acte qui la rend la plus largement partageable. Elle n’est pas à l’origine du travail d’information mais en constitue l’issue. En fait, nous voilà renvoyés, avec le problème de l’objectivité, si on la redéfinit de cette façon, à ce que certains épistémologues ont nommé une universalité concrète, terme qui remonte à Hegel. Pour le dire simplement, l’objectivité, dans l’ancienne signification, référait à une universalité abstraite ; quiconque doit pouvoir percevoir ou affirmer la même chose. Mais ce quiconque reste toujours un acteur abstrait, le regard imaginaire de Dieu par exemple, qui voit de nulle part et de partout. L’universalité concrète adopte au contraire une posture perspectiviste : ce n’est plus le point de vue de nulle part qui assure l’universel, mais la multiplicité des points de vue concrets de tous ceux qui sont impliqués dans l’acte de connaître, et qui s’ajoutent les uns aux autres, et qui restructurent, dans chaque ajout, l’histoire en train de se créer. Mais ce que ces intervenants ont inventé tient encore à une autre forme du perspectivisme ou de l’objectivité. Car ce qui différencie leur posture de celle de l’épistémologie de l’universalité concrète, c’est que seront également impliqués ceux sur lesquels les points de vue se créent, et qui auront un point de vue sur ce qu’on dira d’eux. L’objectivité devient art d’objecter, l’universalité concrète prise en compte des « objectivateurs » virtuels et bien concrets. Et ce point de vue intrus, ce point de vue virtuel et déjà bien actif des objectivateurs concrets, en pleine réalisation dans ce que vont écrire les intervenants, devient activement partie prenante de ce qui s’écrit, par le fait qu’il sera lu. On est à la fois dans l’art des bonnes manières (parler des autres comme s’ils étaient là) mais on n’est en même temps pas très loin de Borges, puisque les temporalités de ce qui vient à l’existence sont en train de s’échanger, de s’inverser, de se brouiller. Ce que deviendra ce qui sera lu est déjà, virtuellement, présent dans ce qui s’écrit. En ce sens, l’art des bonnes manières est également art des conséquences. Remarquons que ce travail de sélection, de transformation de l’information est avant tout rendu possible par l’ouverture de la « Clinique de Concertation » à de nombreux intrus, professionnels non directement concernés. Qui est intrus, qui ne l’est pas ? Qui est directement concerné, qui ne l’est qu’indirectement ? Cette question doit être d’autant plus mise sous tension que les usagers et les professionnels, voire les professionnels entre eux, n’ont pas les mêmes définitions. Dans une école française, une maman est en conflit avec le médecin scolaire qui n’a pas voulu dire aux enseignants de sa fille que celle‐ci souffrait d’un trouble de l’alimentation. Selon la maman, c’est une faute professionnelle ; selon le médecin, la faute professionnelle aurait été de divulguer à des « intrus » ce qui doit rester de l’ordre du secret. À qui donner raison ? La concertation va emprunter une autre voie. La machine non seulement transforme l’information, rend les conflits praticables entre les professionnels, mais également déplace les conflits entre 4 Institut Liégeois de Thérapie Familiale Centre de Recherche dans les Systèmes les usagers et les professionnels de telle sorte à engager ces derniers à redéfinir leurs positions et à les mettre en débat. Si nous revenons à Leibniz, puisqu’il nous a accompagnés jusqu’ici, on se souviendra de ce que Gilles Deleuze disait de lui : Deleuze disait de Leibniz que sa philosophie était une philosophie des surfaces3. Ce qui ne veut pas dire que tout est directement lisible, ou donné. Bien au contraire, l’art des surfaces, c’est l’art de passer dans les plis. Les âmes, disait Leibniz, sont des surfaces aux multiples plis, qui se plient et se déplient selon les circonstances, laissant voir tel aspect ou tel autre. Ce que Leibniz réussit, c’est à créer une psychologie à la fois sans profondeur, et à la fois sans que tout soit directement accessible, déjà là, prêt à être dévoilé. Il n’y a pas de vérité cachée au fonds de l’âme, seulement des plis qui donnent des vérités partielles et changeantes. Il nous semble que Leibniz aurait vu, dans les cliniciens de concertation, des collègues en psychologie. On y passe parfois des heures — la patience aussi lui aurait plu— à explorer un seul petit pli, mais un pli qui déterminera le cours des choses, le cours de l’histoire à raconter : voulez‐vous que je vous appelle la maman ou la grand‐mère ? Une dernière chose encore. Nous avons évoqué tout à l’heure le fait que l’art des bonnes manières pouvait, à certains égards, s’avérer être un art des conséquences. D’une certaine façon, Leibniz pourrait encore nous accompagner, mais dans un sens un peu particulier : l’art d’être conséquent. Par exemple, Leibniz fut pris dans une querelle qui agitait son époque, le 17e siècle. Sans nous éterniser sur cette querelle, il s’agissait de savoir s’il était possible de connaître, notamment à l’égard de Dieu, un amour vraiment pur, qui ne soit pas entaché, par exemple, du souhait du salut. Leibniz pensait la chose possible, mais ce n’est pas le point qui nous intéresse. Ce qui le préoccupait, c’était la manière dont cette querelle était menée. Comment était‐il possible que des gens puissent prétendre parler d’amour en intervenant dans la controverse avec tant de rage, tant de volonté de détruire les adversaires, avec si peu de charité. Ces gens, visiblement, parlaient d’amour, pur ou non, sans rien connaître à l’amour, et sans mesurer ce que le fait d’en parler exigeait d’eux. Ils n’étaient pourrait‐on dire si l’on suit les mots de Deleuze, pas à la hauteur des événements dans lesquels ils s’étaient engagés. L’art des conséquences prend alors un sens inhabituel : c’est l’art d’être conséquent avec ce à quoi on s’engage. Cet art d’être conséquent, qui relève des bonnes manières, nous est donné sur un mode particulier, mais nous sommes sûrs que vous pourriez trouver d’autres témoignages : certains intervenants disent, qu’après avoir travaillé en clinique de concertation, il y a des choses qu’ils ne peuvent plus faire. Ainsi une psychologue a‐t‐elle dit, à une des toutes premières réunions, au tout début, qu’elle ne pouvait plus faire passer de tests psychologiques à ses usagers. Et ce « non pouvoir » lui apparaissait comme une forme d’expertise nouvelle. On pensera aussi à ce que certains intervenants disent : le fait de s’adresser, avec de bonnes manières, aux usagers, les a engagés à 3 Gilles DELEUZE, Le Pli, Editions de Minuit, 1988. 5 Institut Liégeois de Thérapie Familiale Centre de Recherche dans les Systèmes s’adresser avec de meilleurs manières à leurs collègues. On peut rattacher cela, selon nous, à un art des conséquences, comme art d’être conséquent : en accord avec certaines choses, même dans les conflits. Mais l’art des conséquences peut encore prendre une autre signification, plus proche du sens commun. Ce n’est plus à Leibniz que nous nous adressons, mais à William James, le philosophe pragmatiste de la fin du 19e. Ce n’est pas un hasard que nous en venions à lui, dans un exposé qui a largement traité des perspectives. Car James a particulièrement cultivé l’art des versions, l’art des multiples perspectives. Nous le prendrions d’autant plus comme allié qu’il a pu montrer, dans la philosophie, les ressources de l’hésitation. Lorsque deux versions, dont nous ne pouvons pas savoir laquelle est la vraie, se présentent à nous, comment choisir ? Quelle est la vraie ? La version que James nous conseille de choisir sera celle dont les conséquences vont nous toucher, d’une manière qui nous engage autrement. Une version, en d’autres termes, et surtout dans les contextes du désespoir dont James connaissait un rayon, une version sera privilégiée si elle permet d’agir, de faire agir et d’espérer et si donc elle a une chance de donner prise à un processus de « réalisation », c’est‐à‐dire un processus de devenir réel. La sélection des informations, dès lors, touche beaucoup moins à la question de ce qui est secret, ou profond : elle touche à ce qui peut en même temps devenir vrai et nous permettre de continuer à travailler, à agir, à espérer, à être disponible à l’activation et au fait de nous‐mêmes relayer et transmettre de nouvelles possibilités d’action. 6