Qu’est-ce que l’intégration ? Dominique Schnapper Introduction : Histoire des mots Le terme d’intégration est extrêmement ambigu car il apparaît à la fois dans le langage politique et dans le langage sociologique. Son utilisation a suscité de nombreuses discussions chez les sociologues. Pour Durkheim, l’intégration est réservée pour parler de la société dans son ensemble. Le terme d’assimilation était couramment utilisé mais il impliquait, selon les critiques, l’absorbation de l’immigré par la société d’accueil et donc la perte d’identité culturelle de celui-ci. On se rallia donc au terme d’intégration, légitimé par l’histoire de la pensée sociologique. Aujourd’hui on parle davantage de régulation, qui introduit l’idée de participation active des immigrés à la société et à l’invention de normes sociales. Mais le projet intellectuel reste le même : étudier les manières dont les hommes démocratiques « font société ». Mais l’intégration est devenu un terme péjoratif, les immigrés et surtout leurs descendants le voient comme un moyen de les stigmatiser. Problème : Comment recourir à des mots chargés de sens social ? Peut-on s’en passer ? Le sociologue ne peut inventer de nouveaux mots propres à son domaine, il doit donc utiliser ceux de la langue courante, en n’omettant pas de les définir dans leur sens sociologique. Différencier le terme sociologique de son utilisation politique. L’intégration comme processus observable et analysable, et l’intégration comme objectif d’une politique. L’intégration, au sens sociologique, ne se réduit pas à sa dimension ethnique, mais concerne les situations économiques et sociales. Comment est-on passé de « l’intégration », au sens large des fondateurs de la sociologie qui s’interrogeaient sur la nature du lien social, à « l’intégration » qui ne désigne que la participation des migrants à la vie sociale ? CHAPITRE I : La tradition de la pensée sociologique De la différenciation à la complémentarité Durkheim : - La citoyenneté est insuffisante pour créer le lien social. - Passage d’une solidarité organique à une solidarité mécanique - L’intégration protège du suicide Résumé de la thèse durkheimienne par Philippe Besnard : Un groupe social est intégré si ses membres : 1/ partagent une conscience, une croyance, un sentiment, une pratique… 2/ sont en interaction 3/ ont des objectifs communs Pour Mauss, les sociétés modernes sont intégrées entre autres grâce à leurs institutions et en particulier grâce au pouvoir central. Halbwachs insiste quant à lui sur le rôle des individus qui assurent l’intégration des groupes. Il établit que dans chaque groupe social, des individus ont un rôle central et relancent continuellement les interactions entre les membres. Tönnies : Distinction lien social de communauté (= relation directe et émotionnelle) / lien social de société (= relation rationnelle et contractuelle) Pour Tönnies, le lien de société est mécanique, idée d’une évolution de la communauté vers la société, basée sur le passage du monde traditionnel au monde industriel dimension historique. Weber entreprend de donner à cette étude une dimension analytique, en opposant deux types idéaux : communalisation (= formation de lien social de communauté) / sociation (= formation de lien social de société). Norbert Elias analyse la trajectoire des civilisations occidentales, et en déduit que l’intégration des hommes est de plus en plus forte grâce au rapport de dépendance fonctionnelle. La société est alors l’ensemble des fonctions que les hommes remplissent les uns par rapport aux autres (monde social = tissu de relations). Intégration à la société // intégration de la société. Intégration normative Ecole de Chicago : Thomas et Znaniecki, étude de la « désorganisation » comme perte d’influence des normes sociales sur les membres d’un groupe. Sorokin, distinction entre intégration par interdépendance (« la structure sociale »), et intégration par système culturel (« la culture »). Merton se base sur les mêmes principes pour définir sa typologie des adaptations. Ces dernières dépendent de l’adéquation des aspirations culturelles avec les voies d’accès aux objectifs. Le décalage entraine l’anomie. Parson reprend les thèses durkheimiennes. La société intégrée devient le critère social du bien et du mal (une « morale » du sociologue). Travis Hirschi : quatre liens d’attache à la société : - attachement à autrui (prise en compte de l’autre) - attachement de l’étudiant au projet professionnel - implication dans les activités qui laissent peu de loisirs - conviction que les lois doivent être respectées Edwin Sutherland et Donald Cressey insistent sur la socialisation de la délinquance (combinaison d’une forte intégration au groupe et d’une faible intégration à la société). Lemert distingue déviation primaire (résultant des conditions sociales) et déviation secondaire (résultant de l’interaction de l’individu avec les institutions de contrôle social qui consacrent sa délinquance) « Concept-horizon » et démarche de la recherche Aujourd’hui la dimension normative du concept d’intégration est critiquée par de nouveaux sociologues en quête d’objectivité. Mais si l’intégration reste une « notion » ne correspondant pas toujours à la réalité, elle est avant tout un moyen de simplifier celle-ci afin de mieux l’appréhender. Lévi-Strauss utilise le terme de « concept-horizon ». Boudon/Lazarsfeld : Il faut « distinguer les dimensions spécifiques de la représentation originale et trouver des indicateurs pour chaque dimension ». Werner Landeker distingue quatre dimensions de l’intégration : culturelle, normative (comportement), communicative (échange de signification) et fonctionnelle (interdépendance). Il établit un indice d’intégration normative qui prend en compte l’évaluation de la criminalité et l’évaluation de la participation à la collectivité. Robert C. Angell a mesuré l’intégration de 42 villes américaines, il en résulte que l’hétérogénéité raciale et ethnique et le taux d’arrivée et de départ de la population expliquent 79% de la variance de l’intégration normative. Intégration à la société = relation d’un individu ou d’un sous-système à un système Intégration de la société = propriété d’un groupe, processus politique jamais achevé. CHAPITRE II : L’intégration des migrants et de leurs descendants à la société nationale De la diversité à l’unité Park : « cycle des relations interethniques » (contact, compétition, conflit, accommodation, assimilation). L’assimilation = élaboration d’une vie culturelle commune, dans laquelle le conflit et la compétition ne disparaissent pas nécessairement mais se règlent de l’intérieur grâce à des normes communes. Processus progressif. Louis Wirth a analysé le « ghetto » de Chicago. Les juifs reproduisent un mode de vie traditionnel autour de la communauté (// accommodation) mais leurs descendants élargissent les horizons, s’installent dans des quartiers résidentielles, et appartiennent à des synagogues moins conservatrices. Burgess et Bogue : les groupes ethniques sont une défense pour l’individu le temps de son adaptation. Dans les 50’s : idée chez les sociologues que l’assimilation demande la disparition des communautés et la dissolution des cultures immigrées. Emerich K. Francis : le problème ethnique vient de l’insuffisance de l’intégration des migrants. Intégration du groupe à la société / intégration de l’individu. La disparition des traits particuliers et des communautés est nécessaire à l’intégration de l’individu. Shmuel Eisenstadt étudie la nation israélienne : l’Etat-nation s’est réalisé par « absorption » des particularismes liés aux différences de nationalités. Glazer et Moynihan, Beyond the Melting Pot, 1963. Groupes ethniques = caractéristiques à part entière de la société américaine, ils n’appartiennent pas à un processus. Dans les 60’s : on remet en question l’effacement des particularismes, l’ « ethnicité » supplante l’ « assimilation » vue comme ethnocide. Le problème de l’intégration est donc relié au problème social des classes populaires (accès au logement, à l’emploi, à l’école,…). Milton Gordon, Assimilation in American Life, 1964 : l’intégration a différente dimension (culturelle, structurelle, conjugale, identificatoire et civique). Possibilité d’une intégration structurelle sans intégration culturelle. « Acculturation without assimilation ». Les différentes théories « linéaires » qui décrivent un processus qui mène nécessairement à l’assimilation sont critiquées. Milton Yinger voit l’assimilation comme un processus multidimensionnel dont les différents aspects sont indépendants. On parle alors davantage des dimensions de l’assimilation plutôt que des étapes temporelles. En France, on préfère alors parler d’intégration. La théorie de « l’assimilation segmentée » permet de mettre en exergue 3 modèles d’assimilation : - Structurelle et culturelle (ex des espagnols en France) - Culturelle mais non structurelle (ex des maghrébins en France dont le taux de chômage est supérieur à la moyenne) - Structurelle mais non culturelle (ex des asiatiques en France, qui sont parfaitement intégrés professionnellement mais reste proche de leur communauté) L’intégration est donc, de part ses multiples dimensions, d’autant plus difficile à mesurer à l’aide d’un unique critère comme la mixité conjugale ou le niveau économique. La recherche en France Recherche tardive (≠ intégration républicaine). Débat intégrationnistes / multiculturalistes Tous acceptent les cinq piliers de l’intégration de Jacqueline Costa-Lascoux : - Egalité de traitement (statut des travailleurs) - Préventions et répressions des actes de discrimination - Politique sociale et éducative - Obtention de la nationalité - Octroi du droit de vote Pour les intégrationnistes, les particularismes doivent restés cantonnés au privé, car la reconnaissance politique risque de faire exister des groupes, parfois éphémères, de façon permanente. Risque de revendications sans fin et de segmentation sociale et politique. Une interprétation démocratique plus souple doit suffire à conserver les identités sociales. Républicanisme tolérant. Les multiculturalistes quant à eux, inspirés des « communautariens », veulent reconnaitre tous les particularismes à la condition qu’ils soient en accords avec les droits de l’homme. Il faut prendre en compte l’histoire d’une nation pour pouvoir trancher. Débat Hervé Lebras/Michèle Tribalat : 1990, Tribalat dirige le MGIS qui utilise alors des catégories ethniques pour ses enquêtes. Elle est accusée par Lebras de faire apparaître les groupes ethniques (≠ républicanisme). Tribalat réplique qu’il faut connaître une population afin de repérer les discriminations. C’est une entreprise de connaissance. Enquête du MGIS en France Intégration progressive, différente suivant les origines (Espagnoles, portugais = mixité forte ; Algérien =mixité faible) Maîtrise du français ↗ : pour plus de ½ des algériens nés en France, le français est la seule langue maternelle. Sociabilité des jeunes équivalente à celle des jeunes français. 70 % se déclarent non pratiquants, mais interdits religieux vivaces. L’enquête néglige les différentes dimensions du terme intégration, se réfère plus à l’assimilation. Il y a réinterprétation des valeurs musulmanes selon les valeurs de la société ambiante. Jean-Luc Richard étudie 3 dimensions de l’intégration en France : - Bonne intégration démographique (Mariage, fécondité, …) - Mauvaise intégration sociale (Chômage) - Assez bonne intégration politique (inscription liste électorale, participation, nationalité française) Intégration culturelle mais non structurelle, entraine frustrations. Politique : Fort attachement à la démocratie. Opinions politiques majoritairement ciblées PS, quelque soit la classe sociale, mais opinions plus conservatrices sur l’homosexualité, les relations sexuelles, etc. En particulier chez les jeunes (Réislamisation). Poussée d’antisémitisme chez les 18-24 ans (33% se déclarent antisémites). Existence d’une minorité repliée sur un islam traditionnel et intolérant, c’est elle qui suscite le plus de commentaires et d’inquiétudes. Comparaisons européennes EFFNATIS effectue des études comparatives en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, en étudiant 4 dimensions : - Structurelle (= participation aux structures sociales : écoles, universités, emplois) - Sociale (= échanges familiaux ou amicaux) - Culturelle (= loisirs, pratiques, religions, valeurs) - Identificatoire (= manière de se déclarer appartenir au pays d’accueil) Partout, acculturation rapide grâce à la fréquentation scolaire. Mais pas forcément homogénéité des convictions, des pratiques religieuses, des identités et des opinions politiques. Intégration culturelle et sociale - Scolarité : Même scolarité pour migrants et autochtones. Entraine une intériorisation des normes. France : Forte scolarité. Allemagne : scolarité plus tardive mais jardin d’enfant. Université : forte différence de participation, les migrants ont une réussite scolaire faible. GB : Pas systématique mais forte. - Pratique de la langue : France : Langue bien parlée, migrants partagés entre deux langues « maternelles ». Langue d’origine bien parlée mais mal écrite, à la maison on assiste à un mélange improvisé des deux langues. GB : La langue anglaise est la langue principale pour la majeure partie des migrants. Allemagne : La plupart des migrants jugent qu’ils parlent mieux allemands que leur langue d’origine, mais le Turc est Réseau social souvent conservé dans les familles. - Réseau social : Amis d’origines souvent différentes. Allemagne : mixité ↗. GB : faible mélange sociale car présence de communauté regroupée. - Culture : Goût culturel et alimentaire identique avec ceux des autochtones. Mais partout : minorité plus communautaire, moins intégrée, très visible. Et minorité qui oublie ses particularismes pour se fondre dans la culture d’accueil. Majorité entre les deux. Intégration culturelle et valeurs traditionnelles. GB : Communauté pakistanaise contrôle le comportement de ses membres. Conscience forte des particularismes. Plus de la moitié des jeunes migrants disent fréquentés régulièrement un lieu de culte (Pour Toriq Modood, c’est davantage par obligation sociale envers leurs parents que par choix religieux). Interdits très important mais réinterprétations effectives. Allemagne, France : Liens aux traditions plutôt lâches. Plus de 50 % affirment ne jamais aller dans un lieu de culte. Place de l’attitude de la société d’installation. En GB, les migrants pakistanais viennent d’un pays où l’identité nationale est intense, et la société anglaise conçoit une place importante aux particularismes. En Allemagne, les allemands ne reconnaissent pas complètement les migrants (orgueil national). Donc : Place des traditions d’origine différentes essentielle mais politique du pays d’accueil également importante. Rapport au politique et identification à la nation GB, France : Quasiment tous les migrants ont la nationalité du pays d’accueil, et les ¾ se déclarent d’une double identité. France : intégration culturelle mais pas structurelle, d’où frustrations. GB : Intégration plus efficace, moins de frustration, peut-être grâce à l’importance des communautés. Allemagne : la moitié des migrants cite uniquement leur pays d’origine comme pays d’identité. L’identification au pays est d’autant plus forte que l’identification nationale est elle-même forte. Problème lié à intégration DE la société, les migrants ne doivent pas être considérés à part, mais bien comme une partie intégrante de la société, qui participent à son intégration.