Lempire américain
est-il en déclin ?
Pierre Martin
En , les États-Unis sont embourbés dans des conits apparemment
insolubles en Irak et en Afghanistan et ils sont plongés dans la pire crise
économique depuis la Grande Dépression. Pour plusieurs, il ne fait aucun
doute que les États-Unis sont engagés dans un déclin inéluctable. N’est-ce
pas le sort que lhistoire réserve à tous les empires ?
Il est permis de douter dune conclusion si rapide. D’une part, à force
dannoncer depuis des décennies le déclin de lempire américain, alors
que les États-Unis ont toujours su rebondir après les crises et garder leur
position prédominante dans le monde, la thèse du déclin a perdu en
crédibilité. D’autre part, lélection de  signale, au minimum, que le
progrès social va encore de l’avant dans un pays si récemment marqué
par la ségrégation raciale. De plus, laccueil favorable réservé à Barack
Obama dans le reste du monde, après des années de rejet de lapproche
de George W. Bush, laisse croire à un possible renouvellement du leader-
ship des États-Unis. La réponse nest donc pas si simple.
Si lhistoire nous enseigne que la position de tête dans le système
international est extraordinairement dicile à tenir, la science politique
contemporaine nous garde contre les prédictions catastrophistes et
parfois péremptoires qui marquent l’imaginaire populaire. Lobjectif de
ce chapitre nest donc pas dannoncer une fois de plus le déclin de lempire
américain, mais plutôt dorir un survol des instruments analytiques qui
permettent de comprendre la signication et les eets de la prédomi-
nance des États-Unis sur le système international. De quoi parle-t-on au
juste quand il est question de la place prépondérante occupée par les
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États-Unis dans le monde ? Que signie cette prépondérance ? Quelles
sont les forces qui la mettent en cause, et comment jauger leur impact ?
Prépondérance, empire, leadership ou hégémonie ?
Les spécialistes des relations internationales utilisent une variété de
termes pour désigner la place quoccupent les États-Unis dans le monde :
empire, hégémonie, unipolarité, primauté ou, selon lancien ministre
français des Aaires étrangères, Hubert Védrine, « hyperpuissance ».
Tous ces termes font référence à certaines réalités incontournables du
système international daujourdhui : aucun autre État napproche le
niveau de puissance économique ou militaire des États-Unis, aucun État
ne peut jouer lele structurant qui est le leur et aucun État nest en voie
de le faire dans un avenir prévisible.
Pour les théoriciens des relations internationales, le nombre d’États
qui peuvent jouer ce rôle structurant est une variable clé pour la com-
préhension du système international. Dans cette optique, pendant la
guerre froide, une structure bipolaire prévalait, où chacun des deux
principaux protagonistes cherchait à mobiliser ses ressources et à conso-
lider sa position en fonction d’une menace claire qui éclipsait toutes les
autres. Leondrement de lempire soviétique a fait passer le monde à une
structure unipolaire où une seule puissance est ppondérante, mais où
la nature et la provenance des menaces auxquelles elle fait face sont
multiples et moins prévisibles. On est loin du monde multipolaire qui
caractérisait le « Concert de lEurope » du e siècle, quand les alliances
se faisaient et se défaisaient entre puissances de tailles comparables, au
rythme des guerres qu’entrecoupaient de grands congrès menant à des
pactes fragiles.
Un monde unipolaire
Le monde daujourdhui est unipolaire et les indicateurs de la prépon-
dérance des États-Unis ne manquent pas, sur le plan tant militaire
quéconomique. En , peu avant son démembrement, les dépenses
militaires de l’Union soviétique se comparaient à celles des États-Unis.
Aujourdhui, même si les États-Unis consacrent une part moins élevée
de leur PIB aux dépenses militaires qu’en , aucun autre État n’arrive
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Lempire américain est-il en déclin ? w 49
à leur cheville à ce chapitre. En , les dépenses militaires américaines
de  milliards de dollars représentaient près de la moitié du total
mondial ( ) et près des deux-tiers ( ) des dépenses des sept plus
grandes puissances. Selon les chires cités dans un numéro récent de la
revue World Politics sur le thème de lunipolarité, les dépenses militaires
de la Chine ( milliards ) représentaient moins du dixième de celles
des États-Unis, moins que celles de la France ou du Royaume-Uni, mais
plus que la Russie, loin derrière avec milliards . Bien sûr, la Chine
possède un plus grand nombre de militaires, mais leur capacité de
déploiement ne se compare en rien à celle des Américains.
Sur le plan économique, la domination des États-Unis est moins
écrasante, mais néanmoins très nette. Selon le Fonds monétaire interna-
tional (FMI), le pays comptait en  pour ,  du PIB mondial (en
parité des pouvoirs dachat), après avoir oscillé entre   et   depuis
. En comparaison, le plus proche rival en , la Chine, quatre fois
plus peuplée, représentait   du total mondial, en nette progression par
rapport au niveau de   atteint en . Même en soutenant son rythme
élevé de croissance, la Chine mettra encore plusieurs années à rattraper
les États-Unis, qui conserveront encore longtemps, malgré tout, leurs
avantages en termes de science, de technologie et de productivité du
travail. Un autre indicateur de la prépondérance des États-Unis dans
lordre économique mondial est le rôle clé du dollar américain comme
principale devise internationale. Depuis , la part du dollar dans les
réserves ocielles de devises étrangères tenue par lensemble des pays
s’est située entre   et  . La part de leuro est en hausse, mais peu
danalystes prédisent que celui-ci puisse supplanter le dollar à brève
échéance.
Que cela plaise ou non, les États-Unis sont toujours loin en tête au
palmarès des grandes puissances. La question est donc de savoir ce que
signie cette prédominance et quelles sont les forces qui pourraient
lébranler.
Lempire mène-t-il au déclin ?
Il ne fait aucun doute que les États-Unis sont une puissance dominante.
Mais sont-ils une puissance impériale ? D’une part, la notion dempire
est politiquement délicate et la charge émotive quelle porte fait parfois
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obstacle à la clarté de lanalyse. D’autre part, s’il est indéniable que certains
aspects de la politique dexpansion du territoire et de la sphère dinuence
des États-Unis au e siècle peuvent sapparenter à une volonté impériale,
il est hasardeux de dire que la politique étrangère américaine contempo-
raine est fondée sur lintention manifeste de s’imposer globalement par
la force. La prépondérance de la puissance militaire et économique des
États-Unis ne signie pas qu’ils peuvent s’imposer par la force ou la
menace partout à la fois. Il est clair, par exemple, qu’il leur serait impos-
sible de mener simultanément deux opérations de lampleur de linter-
vention actuelle en Irak. Donc, si les États-Unis ne sont pas, à proprement
parler, un « empire », le concept dempire et celui, plus limité, de stratégie
imriale peuvent être utiles pour comprendre la position structurelle
des États-Unis et, dans une certaine mesure, sa fragilité.
Au sens strict, le terme dempire se rapporte à lexpansion ou au
maintien de la zone dinuence dun État à des peuples diérents par le
biais de la force militaire ou toute autre forme de contrainte. On peut
aussi étendre la portée du terme à toute domination structurelle du
système international, au risque den diluer le sens. De lAntiquité à
aujourdhui, historiens et politologues ont noté une tendance récurrente
des États dominants à chercher lexpansion pour assurer leur sécurité ou
leur prospérité, pour ensuite chercher à maintenir cette zone dinuence
même lorsque les coûts de ce maintien viennent à surpasser les bénéces.
C’est la dynamique décrite, entre autres, par Paul Kennedy dans son
ouvrage classique, Naissance et déclin des grandes puissances. Une contri-
bution marquante de la science politique à la compréhension de cette
récurrence historique est celle de Robert Gilpin, avec War and Change
in World Politics. Selon Gilpin, la tendance à lexpansion inhérente à la
logique impériale entraîne une augmentation des coûts de contrôle, qui
nissent presque inévitablement par dépasser les bénéces qu’une puis-
sance dominante tire de son statut. Le maintien de la domination impé-
riale devient donc un fardeau qui mine les ressources internes du cœur
de lempire et peut mener, au mieux, à la marginalisation de la grande
puissance déchue ou, au pire, à leondrement pur et simple de l’État
aaibli.
Ces auteurs, comme bien dautres avant eux, donnent une tournure
très pessimiste à leurs prédictions. Ils notent en eet que, à chaque fois
où le déclin dune grande puissance a occasionné un changement majeur
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de la structure du sysme international, la transition a été accompagnée
de guerres majeures. Le problème de ce genre dinterprétation est quil
ne permet pas de comprendre comment leondrement de lUnion sovié-
tique, qui a fait basculer le monde dun système bipolaire à un système
unipolaire, ne s’est pas soldé par une conagration à portée globale.
Néanmoins, qu’on les qualie dempire ou non, les États-Unis dominent
léconomie mondiale depuis plus de soixante-quinze ans et leur domina-
tion s’est étendue bien au-delà de léconomie au cours des vingt dernières
années. Cette position « hégémonique » a-t-elle été un fardeau ?
Hégémonie et leadership
Les spécialistes de léconomie politique internationale s’entendent géné-
ralement pour dire qu’historiquement, la présence dune puissance
hégémonique a été essentielle au maintien dun semblant dordre dans
léconomie mondiale. Le concept dhégémonie fait référence à la fois à la
pdominance structurelle et à la capaci de dénir et dappliquer les
règles du jeu d’une économie mondiale capitaliste et libérale.
En bref, lanarchie du système international fait en sorte que certains
« biens collectifs » nécessaires au bon fonctionnement d’une économie
capitaliste mondiale tendent à être produits de façon insusante car, si
leur existence bénécie à tous, chaque État a tendance à se er aux autres
pour en payer le prix. Ces biens comprennent : la sécurité collective ; une
devise able qui assure la liquidité des échanges ; la disponibilité du
crédit en temps de crise ; et louverture des marchés. Selon les tenants de
la « théorie de la stabilité hégémonique », ces biens ne peuvent être pro-
duits que si un seul État assume une part disproportionnée des coûts
pour son propre bénéce et celui de tous.
Pendant les années de la « Pax Britannica », c’est de Londres que venait
le leadership qui a permis lessor du capitalisme mondial. Mais ce dernier
a crû plus vite que la capacité de la Grande-Bretagne à le soutenir, et un
système international hérité du e siècle n’a pas su à contenir les crises
successives de la première moitié du e siècle. La Grande Dépression, la
Deuxième Guerre mondiale et la montée de la menace soviétique ont été
les catalyseurs de la « Pax Americana », une économie mondiale libérale
basée sur un compromis entre le laisser-faire international souhaité par
les Américains et linterventionnisme national exigé par les Européens.
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