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Les « chrétiens-bouddhistes » :
une nouvelle problématique religieuse en Occident ?
Colloque « Mutations des religions et identités religieuses »
Louvain-la-Neuve, 5-7 octobre 2011
Eric Vinson
« La rencontre du bouddhisme et du christianisme est lévénement le plus significatif de notre
époque » a (semble-t-il)1 déclaré le grand historien des civilisations Arnold Toynbee (1889-1975).
Une rencontre qui prend le plus souvent la forme du dialogue interreligieux, à savoir dun échange
entre représentants de lune ou lautre tradition, chacun restant anc « de son côté ». Mais une
rencontre qui se vit aussi à travers des personnes, de plus en plus nombreuses, se sentant dune
manière ou dune autre impliquées simultanément dans ces deux religions. Des exemples ? Le livre
Regards chrétiens sur le bouddhisme2 présente ainsi son auteur : « engagé dans le dialogue
interreligieux, Dominique Lormier pratique le zen soto dans un dojo et a pris refuge au sein du
bouddhisme tantrique tibétain (école Kagyupa), dont il suit linitiation. Resté fidèle à sa foi
chrétienne, il pratique loraison du cœur apophatique dans la tradition de saint Jean de la Croix ».
Quant à lAllemand Willigis Jäger, beaucoup plus influent dans son pays, il transmet son
expérience à travers de nombreux livres et sessions dans son « centre spirituel interconfessionnel »
dHolzkirchen, il est présenté tout simplement comme « moine bénédictin et maître zen » par son
premier ouvrage traduit en français3...
Comment décrire un tel phénomène, qualifiable faute de mieux de « double-appartenance » ?
Faut-il y voir un aspect de l‟occidentalisation du bouddhisme et, réciproquement, dune certaine
orientalisation du christianisme ? Doit-on parler ici d« acculturation », d« inculturation »4, de
« modernisation » ou d« altération » ? Ou encore de « relativisme », d« indifférentisme », de
« métissage », de « syncrétisme », de « bilinguisme » ? Et quen tirer quant à la compréhension du
bouddhisme, du christianisme, du fait religieux et de leurs mutations respectives en post-modernité,
avec les implications épistémologiques afférentes ?
Faute de pouvoir répondre dans un cadre limité à ces interrogations théoriques massives,
certainement la part la plus intéressante du problème, il est dabord nécessaire détablir et décrire un
tant soit peu le phénomène, ce qui nest déjà pas une mince affaire. En effet, hormis quelques essais
de réflexion sur la relation christiano-bouddhique5 ou sur une expérience personnelle en rapport
1. Dans l‟œuvre surabondante de l‟historien britannique, je n‟ai pas réussi à retrouver la source primaire de cette citation
si souvent reprise, sous des formes gèrement différentes. Mais de façon comparable au cas de la « prophétie » d‟André
Malraux concernant le caractère spirituel du XXIe siècle, Toynbee a fait plusieurs déclarations de même teneur : par
exemple « a thousand years hence historians will look back at the twentieth century and remember it not for the struggle
between liberalism and communism but for the momentous human discovery of the encounter between Christianity and
Buddhism », cipar Akizuki Ryōmin, “Christian-Buddhist Dialogue”, in Inter-Religio, no. 14, Automne 1988, p. 39. Ou
encore « Arnold Toynbee has described the encounter between Buddhism and Christianity as “one of the greatest
collisions of the 21st Century‟“», in Christianity among the religions of the world Oxford University Press, London, 1948,
p. 14.
2. Dominique Lormier, Regards chrétiens sur le bouddhisme : de la diabolisation aux convergences, Dervy, Paris, 2002.
3. Wiligis Jäger, La Voie retrouvée : redonner sens à la vie, Editions du Rocher, Monaco, 2005 pour la traduction
française.
4. Cf. Lionel Obadia « Le bouddhisme et la globalisation culturelle : modèles analytiques, controverses et enjeux
théoriques », p 71-97, in Jacques Scheuer et Paul Servais (eds), Passeurs de religions, entre Orient et Occident, Academia
Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2004.
5. Quelques exemples : Enomiya Lassalle, Méditation zen et prière chrétienne, Cerf, 1973 ; parue en 1968, l’édition
originale en allemand portait le titre significatif : Zen-Meditation für Christen, soit littéralement « la méditation-zen pour
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comme ceux de Bernard Senécal6 ou de Claire Ly7 , les sources et les documents consacrés aux
« chrétiens-bouddhistes » sont rares en langue française, si ce nest inexistants8. Peu de recherches en
sciences humaines ont en effet étudié en tant que telle cette interaction entre les deux grandes
religions universelles jusque séparées, mais particulièrement comparables du fait de leurs valeurs,
de leur dimension missionnaire et de leur irréductibilité à un ordre socio-politique déterminé9. En
revanche, lexistence de personnes concernées par la problématique christiano-bouddhique est mise
en évidence par pratiquement tous les travaux sociologiques publiés sur le bouddhisme en France ; et
si cest à la marge de leurs développements, ce nest pas sans fournir de précieux éléments
dinformation dans un domaine elles manquent cruellement. Sur la base de ces études, on peut
donc établir lexistence de cette double-appartenance et commencer à la caractériser un tant soit peu,
dans lattente de données empiriques plus systématiques. De quoi amorcer une exploration de ce sujet
complexe, en repérant un certain nombre denjeux, de points dattention, de questions à creuser dans
le futur.
Lappartenance, une notion problématique
Evaluer quantitativement la double-appartenance chrétien-bouddhiste est la première difficulté,
surtout en France il est interdit détablir des fichiers de données ethno-religieuses. Restent les
sondages et lauto-déclaration des acteurs, ce qui apparaîtra comme insatisfaisant à beaucoup... Mais
au-demême de ce problème de comptage, évaluer la portée de cette double-appartenance interroge
surtout la définition de ce quest dune part être bouddhiste, et de lautre être chrétien, sachant quen
France, 43 % des jeunes « catholiques » interrogés en mars 1997 par un sondage CSA/La Vie disaient
« croire à la réincarnation »... Entre dun côté lauto-reconnaissance des acteurs comme « chrétien »
ou « bouddhiste », le sens le plus large, et de lautre la définition par les institutions de lune et lautre
religion, le sens le plus précis, lon imagine bien la variabili des situations concrètes. Et lon se
demande ce quentendent les répondants sous ces étiquettes si vagues, tout comme ce que mesurent
exactement les sondages.
Mais au-delà même des difficultés dune définition puis dune évaluation quantitative de telle ou
telle « appartenance religieuse », cest au fond cette notion elle-même qui savère problématique ;
notre thème le montre assez lui-même. Pensée a priori comme exclusive, la notion dappartenance
met en effet de la rupture, du discontinu, du définitif et de la limite dans ce qui est du continu, du
flou, de lincertain, du temporaire et du flottant en ce temps de sécularisation, de pluralisation des
réalités croyantes et de dissémination des éléments du religieux. Tout comme celle d« identité »,
cette notion demeure pourtant aujourdhui le prisme obligé à travers lequel sont spontanément
envisagées ces réalités, en particulier par les dias et les pouvoirs publics. Mais est-ce le tout,
voire le plus important du vécu religieux, de lêtre au monde croyant ? Est-il une question dêtre ou
les chrétiens ». Aloysius Pieris, "The Buddha and the Christ : Mediators of Liberation", in J. Hick et P.-F. Knitter (éds.),
The Myth of Christian Uniqueness : toward a pluralistic theology of religions, Maryknoll, New York, Orbis Books, 1987.
John B. Cobb, Bouddhisme-christianisme, au-delà du dialogue ?, Labor et Fides, Genève, 1988. Collectif, Convergence
du christianisme et du bouddhisme, Editions Prajna, Arvillard, 1993. François Chenique, Sagesse chrétienne & mystique
orientale, Dervy, Paris, 1996. Dennis Gira, Le Lotus ou la Croix, Bayard, Paris, 2003. Mayeul de Dreuille, Chemins de
Paix : pratiquer en chrétien la méditation bouddhique ?, Médiaspaul, Montréal, 2005. Scheuer, Jacques, Un chrétien dans
les pas du Bouddha, Lessius, Bruxelles, 2009. Pour une bibliographie sur les relations bouddhisme-christianisme, voir
aussi Magnin, Paul, Bouddhisme, unité et diversité, Cerf, 2003. Pour une synthèse sur le dialogue chrétien-bouddhiste :
Michael von Brück, Whalen Lai, Bouddhisme et Christianisme : histoire, confrontation, dialogue, Salvator, Paris, 2001 ;
édition originale en allemand, 1997.
6. Bernard Senécal, Jésus le Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha, Cerf, Paris, 1998, en particulier p. 207-228.
7. Claire Ly, Revenue de l’enfer : Quatre ans dans les camps des Khmers rouges, l‟Atelier, Ivry sur Seine, 2002 et Retour
au Cambodge : le chemin de liberté d’une survivante des Khmers rouges, l‟Atelier, Ivry sur Seine, 2007.
8. à la notable exception de Dennis Gira et Jacques Scheuer (dir.), Vivre de plusieurs religions : promesse ou illusion ?,
Ed. de l‟Atelier, Paris, 2000, ouvrage consacré à la double ou (multi-) appartenance.
9. A la différence du judaïsme, de l‟islam, de l‟hindouisme.
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davoir ? Et même, si lon accepte cette problématique de « lappartenance », qui appartient à qui : la
religion au sujet ou le sujet à la religion ? La communauté, linstitution à lui, ou bien lui à elles ? Ou
encore à un vécu, un agir spécifique ? Ou encore à la « vérité », à « labsolu », au fondateur de la
religion concernée ? De ce point de vue, chaque tradition se situera de manière plus ou moins
spécifique, dde possibles dissymétries : « jappartiens au Christ » peut ainsi avoir un sens dans le
cadre monothéiste, marqué par lexclusivisme et la mystique nuptiale ; « jappartiens à lEglise »
aussi. Mais les bouddhistes ne diraient pas, je crois, « jappartiens au Bouddha », mais plutôt au
« Sangha », ou à telle ou telle lignée... Enfin, à travers « lappartenance », de quoi parle-t-on
vraiment ? De lidentité socio-culturelle héritée, des repères didentification actuels, dune vision du
monde ou dun vécu éthico-spirituel personnel ? Cest quil faut poser une distinction
fondamentale, hélas le plus souvent non perçue par les sondages : celle de larticulation de la culture
et de la foi, de lidentité reçue, « objective », et de ladhésion personnelle, « subjective », certes liées
mais distinctes10 ; la relation entre culture et spiritualité au sein du « religieux » étant certainement
lune des choses les plus compliquées, mais hélas centrale dans notre sujet... Se dire « chrétien » ou
« bouddhiste » peut en effet renvoyer soit à la culture soit à la spiritualité, ou bien aux deux
simultanément. En disant que quelquun est bouddhiste, on peut ainsi vouloir dire quil est issu d’un
pays et/ou dune famille de culture bouddhiste, sans rien savoir de son engagement personnel dans
cette tradition, et inversement11. Cest donc avec toutes ces précautions quil faut entendre le terme
« appartenance » dans lexpression « double-appartenance chrétien-bouddhiste ».
Attestations sociologiques du phénomène
Faute de données chiffrées sur la double-appartenance chrétien-bouddhiste, on peut essayer de
lévaluer quantitativement en commençant par établir le nombre de bouddhistes en France ; question
elle-même épineuse… Négligeant les membres de la controversée Soka Gakaï12 comme les personnes
dorigine asiatique, Frédéric Lenoir proposait, dans sa thèse fondatrice publiée en 199913, les ordres
de grandeur suivants selon trois degrés croissants dimplication des « Français de souche » dans le
bouddhisme : de 2 à 5 millions14 de « sympathisants », 100 à 150 000 « proches » et environ 12 000
« pratiquants ». De 199915 au milieu des années 2000, le nombre fréquemment évoqué était de 600
000 bouddhistes en France, sans distinguer les « bouddhistes dorigine » et les « convertis » ; sachant
que ces derniers étaient parfois évalués à 150 000 personnes, majoritairement proches des écoles
tibétaines et zen japonaises. Mais en 2006, le Rapport Machelon estimait le nombre des bouddhistes
en France « à 300 000, originaires pour lessentiel dAsie, auxquels il faut ajouter un groupe fluctuant
de pratiquants venus dautres horizons, estimé à 100 000 membres, soit un total de 400 000
personnes »16. Dernièrement, lUnion Bouddhiste de France (UBF), fédération interlocutrice des
pouvoirs publics qui rassemble la plupart des associations bouddhiques du pays, annonçait enfin
fièrement « un million »17 de fidèles et le bouddhisme « quatrième religion de France », sans quon
10. Cf. Oliver Roy, La Sainte ignorance, le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008, 276 p.
11. Cf. Dennis Gira, Le Lotus ou la Croix, op. cit., p. 29-30.
12. En 2005, Thierry Matles évaluait de 6 000 à 7 000 dans sa thèse Le Bouddhisme des Français, contribution à une
sociologie de la conversion, L‟Harmattan, mais en reprenant semble-t-il des chiffres de 1990. A en croire Wikipedia, en
2008, lAssociation Cultuelle Sōka du Bouddhisme de Nichiren (ACSBN) revendiquait quant à elle de 10 000 à 20 000
participants à ses réunions mensuelles. D‟après le porte-parole actuel du mouvement en France contacté
personnellement , le chiffre « officiel » est aujourd‟hui de 15 000. La très grande majorité dentre eux étant des
« Français de souche » convertis.
13. Frédéric Lenoir, Le bouddhisme en France, Fayard, Paris, 1999.
14. Environ 5 millions de « sympathisants » selon un sondage Psychologies-BVA de septembre 1999.
15. C‟est le chiffre évoqué par Lionel Obadia dans Bouddhisme et Occident, la diffusion du bouddhisme tibétain en
France, L‟Harmattan, 1999, p. 167.
16. Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, Ministère de l‟Intérieur et de
l‟Aménagement du territoire, La Documentation française (Collection des rapports officiels ), 2006. Paris.
17. Discours d‟Olivier Reigen Wang-Genh, président de l‟UBF, à l‟occasion de la soirée du Vesak à l‟tel de Ville de
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sache sur quoi elle se basait exactement18. On le voit, ces différents chiffres ne sont pas congruents et
ne permettent guère daller bien loin.
Reste que parmi les Français de souche « sympathisants bouddhistes », « proches » de cette religion
ou « pratiquants » à linstant distingués, il est probable que chacune de ces catégories conserve une
relation variable en nature et intensité avec le christianisme, religion dominante en France depuis
plus de quinze siècles. Surtout si les personnes devenues bouddhistes reconnaissent explicitement
« venir du christianisme (ou du judaïsme) », ce qui est le cas de 22% des adeptes interrogés par
lanthropologue Lionel Obadia entre 1992 et 199519. Ce dernier remarque dailleurs à ce propos :
« Lattitude envers la religion antérieure nest pas univoque chez les adeptes du bouddhisme tibétain :
selon la relation que lacteur a entretenue avec elle avant sa conversion, cette attitude peut recouvrir
soit une réinterprétation de ses croyances et des pratiques religieuses, soit, à lopposé, leur rejet. Un
laïc dune cinquantaine dannées et qui a plus de huit ans de pratique, affirme à ce sujet : ‘Ma grand-
mère était catholique, elle allait à léglise, faire ses petits trucs, et moi, jétais contre... jétais athée
parce que jai eu de mauvaises expériences avec les curés quand jétais jeune (...) jétais resté athée
étant donné quon ne mavait parlé de rien... ça reste surtout une mauvais compréhension que jai eue
de la chose.’’ » L. Obadia poursuit : « Ces propos dune jeune femme, salariée en activité, lors de sa
toute première visite dans un centre tibétain, vont dans le même sens : ‘Je crois aussi au
christianisme, jallais à la messe, mais je nétais pas très motivée... cest à cause du style
denseignement’. Et une adepte, convertie depuis huit ans déclare même : ‘‘Moi, le Christ, je ne lai
jamais quitté : jaime lire les évangiles... (le Christ), cest un peu mon Yidam (divinité tutélaire)
préféré... je participe encore à des réunions avec un prêtre où lon parle de lEvangile, comment on le
vit au quotidien (...) jai même découvert que les orthodoxes avaient un mantra : Seigneur sus-
Christ, fils de Dieu vivant, aie pitié de nous’, quils répètent sans arrêt. ’’ Il existe ainsi une frange des
adeptes du bouddhisme tibétain, pour laquelle la conversion au bouddhisme résulte plus dun
‘‘glissement que dune ‘‘rupture’ », conclut L. Obadia.
Dans son travail plus récent, le sociologue Thierry Mathé affirme de même : « Lidée de conversion
implique que lon rejette une chose pour en embrasser une autre. Or le bouddhisme pose un problème
épistémologique, dans la mesure il entend rompre avec la logique de la rupture. Il ne se pose pas
en termes dabandon, mais revendique au contraire sa compatibilité et sa continuité par rapport à ce
qui a précédé. Il nous semble que la conversion bouddhiste consiste bien en une rupture sur le plan
formel, mais non sur le plan du sens (...). Aux yeux du bouddhisme, comme dans le rapport à la vérité
chez les Grecs, ‘‘la contradiction apparente nest que dans la lettre des vérités correspondantes’’ (Paul
Veyne), qui veut que lon revête telle identité ou telle autre exclusivement »20.
Paris en mai 2009 : « Le bouddhisme en France compte aujourd‟hui près d‟un million de pratiquants et plus de cinq
millions de sympathisants, ce qui en fait la quatrième religion en France. En effet depuis le milieu du XXe la France s‟est
ouverte à l‟immigration de très importantes communautés venues surtout du Sud Est asiatique, pays avec lesquels la
France a des relations fortes depuis plusieurs siècles. »
18. D‟hypothétiques données du Bureau Central des Cultes voire des Renseignements Généraux deux services du
Ministère de l‟Intérieur français sont parfois évoquées comme sources pour ce chiffre.
19. Lionel Obadia, op. cit., p. 195-196.
20. Thierry Mathé, op. cit., p. 16 ; il poursuit : « Comme l‟avait noté E. Renan (« travaux sur le bouddhisme » (I), in
Etudes d’histoire religieuse, 1857, Gallimard, coll. Tel, 1992, p. 365), « le bouddhisme se plaît au jeu des contradictions
(...). A toute question, le sage répond ainsi par l‟affirmation et la négation ». » Il ajoute, p. 25 : « Lidée de conversion
tend à être rejetée parce qu‟elle est comprise comme identité religieuse. Au contraire, l‟idée d‟expérimentation et d‟auto-
perfectionnement traduit un processus en cours. Il ne s‟agit pas de croire en une vérité mais de suivre une méthode. Ce
n‟est pas une rupture, mais la poursuite d‟une me quête par d‟autres moyens ». L‟adhésion exclusive n‟étant pas au
programme, ou alors dans un horizon indéterminé, le bouddhisme ne refuse aucune candidature ; ce que résume le maître
tibétain Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche en affirmant « lenseignement du Bouddha est compatible avec tout » (Le
Figaro, 18 mai 1999). Un caractère « attrape-tout » certainement vérifié dans les premiers temps d‟un cheminement
bouddhiste, mais qu‟il faudrait grandement relativiser quand ce dernier s‟approfondit. Cette « omni-compatibili»
revendiquée pouvant être analysée, d‟ailleurs, comme une disposition prosélyte en quelque sorte passive, mais des plus
efficaces. Ainsi présentée, cette tradition est en effet susceptible d‟« accrocher » n‟importe qui, ouvrant ainsi un
cheminement et un avenir... où l‟exclusivité peut redevenir un jour d‟actualité.
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Tout comme L. Obadia, T. Mathé remarque en outre que « parmi les pratiquants français du
bouddhisme tibétain, on trouve de nombreux chrétiens qui, soit se détachent définitivement de la
religion au sein de laquelle ils ont été élevés, soit cherchent une régénération de leur foi chrétienne en
puisant dans une autre tradition, »21. 68 % des pratiquants sondés par Fdéric Lenoir éduqués dans
une religion naffirment-ils pas se sentir encore « proches » de celle-ci ? « Très élevé, poursuit-ce
dernier, ce taux montre que loin de constituer une rupture brutale et définitive lengagement dans
le bouddhisme laisse souvent place à toutes sortes de liens culturels, affectifs, spirituels et me
explicitement religieux (…) avec la religion d‟origine. » Il rejoint sur ce thème L. Obadia et T. Mathé,
cette continuité entre ce qui précède et ce qui suit lentrée dans le bouddhisme se traduisant par une
étonnante variété des situations sur le terrain. Cette variété renvoie en fait à celle des conceptions et
des attitudes occidentales envers le bouddhisme bien sûr, mais aussi le christianisme. Ces attitudes
sont le fait, écrit Fdéric Lenoir, « dindividus engagés dans une quête de sens selon les cas
philosophique ou spirituelle , mais aux identités religieuses extrêmement diverses. Les cas de figure
rencontrés sont multiples et combinables à linfini : pratiquants réguliers récusant létiquette
„„bouddhistes‟‟, pratiquants occasionnels se définissant comme bouddhistes, non pratiquants se
sentant en affinités avec le bouddhisme, non pratiquants se sentant totalement bouddhistes, chrétiens
ou juifs utilisant des techniques du bouddhisme sans se considérer comme bouddhistes22, chrétiens ou
juifs pratiquant la méditation bouddhiste et se considérant adeptes des deux traditions23, athées se
sentant en affinités avec la philosophie bouddhiste, athées se considérant comme bouddhistes et
pratiquant la ditation, etc. Cette extrême diversité des identités, conclut F. Lenoir, tient non
seulement au phénomène général de dissolution des identités religieuses (…) mais aussi à la nature
même du bouddhisme, (…) „„voie spirituelle‟‟ extrêmement souple qui se prête facilement à toutes
sortes de ré-interprétations, darrangements, de combinaisons. »24 Par ailleurs, au sujet du petit noyau
des pratiquants du bouddhisme en France, le sociologue déclare : « On y trouve des cas de figure
extrêmement variés, depuis ceux qui sont intégralement bouddhistes, comme Matthieu Ricard25,
jusquà ceux qui sont rattrapés par la culture moderne de lindividu, et réinterprètent le bouddhisme à
leur manière. Tout cela donne un certain nombre de métissages entre christianisme et bouddhisme26,
vie moderne et bouddhisme, etc. Cette catégorie des pratiquants est un vaste chantier qui annonce
lémergence dun bouddhisme occidental, en train de naître de manière très complexe. On y retrouve
le rêve du Tibet, mélangé dune dose de rationalisme, de christianisme, le tout encore très
incertain »27.
Attestant la difficulté caractéristique de la modernité denvisager ces attitudes spirituelles et
religieuses en terme d« identité » ou d« appartenance » stable référée à des marqueurs univoques
(pratiques, croyances, etc.), ces trois études sociologiques soulignent donc lexistence de bouddhistes
français se sentant proches du christianisme, de chrétiens français utilisant « des techniques du
bouddhisme » mais surtout dadeptes simultanés dun christianisme dorigine et dun bouddhisme
dadoption (linverse étant également envisageable).
Au delà de cette « proximité » entre bouddhistes et chrétiens, et de ses multiples configurations qui
restent à étalonner, cest la minorité de ces pratiquants « se considérant adeptes des deux traditions »
qui nous intéresse dabord ici. Car elle seule relève de la « double-appartenance » au sens strict,
21. Ibid., p. 19.
22. Pour des compléments, cf. Frédéric Lenoir, La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, p. 350-353 de l‟édition
poche, Albin Michel, Paris, 2001 (première édition : Fayard, 1999).
23. C‟est moi qui souligne.
24. Frédéric Lenoir, Le bouddhisme en France, op. cit., p. 30-31.
25. Moine Vajrayâna, fils du philosophe Jean-François Revel, traducteur du Dalaï Lama et figure médiatique du
bouddhisme en France.
26. C‟est moi qui souligne.
27. In « Heureux comme Bouddha en France », Guy Gauthier (dir.), Panoramiques, 1er trimestre 2001, 51, Condé-sur-
Noireau, France, p. 24.
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