Sympathie, utilité, finalité dans la morale de Adam Smith

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© Philopsis 2008, François Dutrait 1
La morale
Sympathie, utilité, finalité dans la morale de Adam Smith
François Dutrait
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Lorsqu’on évoque le nom d’Adam Smith, c’est d’abord An Inquiry
into the Nature and Causes of the Wealth of Nations1 (WN) l’ouvrage auquel
on pense spontanément, au point que l’on a longtemps oublié son premier
livre publié, celui qui nous intéresse ici. Les historiens de l’économie
politique ont fait de notre auteur un des fondateurs – sinon le fondateur – de
cette « science ». Le concept-clé qui justifierait cette conception serait
précisément celui de « main invisible » ; le canisme de la main invisible
permettrait de rende compte de la meilleure organisation permettant à
l’économie de satisfaire au mieux les besoins de ses agents : l’individu ne
cherche que son propre gain, mais par son action mue par l’égoïsme, il
contribue en fait à l’intérêt général. Cette interprétation2 de la pensée
d’Adam Smith a induit un certain nombre de conclusions générales
concernant cet auteur :
- il est le premier théoricien du libéralisme économique, théorie qui
sera achevée par la formalisation et la mathématisation que proposera le
courant marginaliste à la fin du XIXe siècle, en particulier par Léon Walras ;
- sa pensée peut être rangée dans le courant utilitariste dont J.
Bentham est le premier théoricien complet.
1 Cet ouvrage est publié en 1776, la première édition de TMS date de 1759.
2 Voir à ce propos l’article de B. Prévost, « La métaphysique de la main
invisible » dans la revue Kairos. L’auteur de cet article critique évidemment cette
conception.
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Ces deux conséquences sont d’ailleurs liées, comme l’a très bien
montré Elie Halévy dans son ouvrage La formation du radicalisme
philosophique3. Le problème que rencontrerait selon lui, toute théorie
utilitariste – qui pose comme principe universel un égoïsme et un
individualisme fondamentaux de l’être humain – serait de rendre compte de
la manière par laquelle les hommes parviennent à « harmoniser leurs
intérêts » ; et ce problème lui permet de classer les courants utilitaristes
selon deux familles : ceux qui considèrent qu’il existe une « identité
naturelle des intérêts » - dès lors la société, l’Etat, devraient intervenir le
moins possible dans les questions économiques, politiques et morales ; ceux
qui considèrent que les intérêts – nécessairement individuels et égoïstes – ne
peuvent être harmonisés que de manière « artificielle » ; dès lors, il faut
penser selon cette perspective les rôles de la société, des institutions et de
l’Etat. Pourtant la lecture de The Theory of Moral Sentiments oblige à
repenser la question de savoir si Adam Smith appartient effectivement au
courant utilitariste tel que le décrit Halévy : la notion de sympathie, centrale
dans la théorie de la morale développée dans The Theory of Moral
Sentiments, est mise en avant par Adam Smith pour contrer explicitement les
« systèmes qui déduisent le principe de l’approbation à partir de l’amour de
soi »4 ; les auteurs visés sont principalement Hobbes et Mandeville. De ce
point de vue, Adam Smith s’inscrit complètement dans les débats de la
philosophie morale de son temps : Shaftesbury, Hutcheson et Hume ont
réagi, chacun à sa façon, aux théories de ces deux auteurs en les réunissant
sous le terme de « théories de l’égoïsme ». Ainsi Hume, dans l’appendice II
de son Enquête sur les principes de la morale5, situe sa propre démarche
théorique comme opposée à la fois au rationalisme moral et aux doctrines
qui prétendent que toute passion – y compris la plus généreuse en apparence
– « est une modification de l’amour de soi ». A. Smith s’inscrit
complètement dans cette démarche et relève, de ce point de vue, des
moralistes que l’on rattache aux « morales du sentiment ».
Deux questions se posent dès lors :
existe-t-il une contradiction entre les positions théoriques adoptées
dans The Theory of Moral Sentiments et celles établies par The Wealth of
Nations ?
3 Sur les rapports entre A. Smith et J. Bentham, voir vol. 1, chap. III. On peut
lire avec profit la postface de J.-P. Dupuy qui discute en particulier cette thèse
soutenue par Halévy selon laquelle « il y a des affinités électives entre l’utilitarisme
et l’économie politique » (p. 333).
4 Tel est le titre du chapitre I de la section III de la septième partie de TMS ;
Adam Smith entend par principe d’approbation « le pouvoir ou la faculté de l’esprit
qui nous fait trouver certains caractères agréables ou désagréables, préférer une
ligne de conduite à une autre, nommer la première bonne et l’autre mauvaise,
considérer celle-là comme l’objet de l’approbation, de l’honneur et de la
récompense, et celle-ci comme l’objet du blâme, de la censure et du châtiment » (P.
419). 5 Le titre de l’appendice est significatif : “Of self-love”.
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quel est l’apport original d’Adam Smith au sein de ce que l’on a
appelé ces « morales du sentiment » ?
Existe-t-il un « problème Adam Smith » ?
La question de savoir si la philosophie de Adam Smith est cohérente
ou bien si celui-ci développe des idées différentes, voire contradictoires,
dans The Theory of Moral Sentiments et dans The Wealth of Nations est déjà
soulevée par Halévy6 : il y aurait un principe explicatif de la morale – la
sympathie – et un autre – la main invisible – pour l’économie. Tout en
signalant cette dualité, Halévy semble lui-même la minimiser ; il y a une
raison à cela : Halévy veut montrer que, dans les deux cas, Adam Smith met
en relief un principe qui permet une harmonie naturelle des intérêts et, de ce
fait, il semble masquer la contradiction entre la sympathie considérée
comme sentiment naturel, caractéristique de l’être humain et, d’autre part
l’égoïsme posé comme principe universel de l’action humaine.
La position de Halévy n’est pas satisfaisante : ou bien on admet que la
philosophie de Adam Smith relève globalement de l’utilitarisme en posant
un principe universel d’égoïsme et d’individualisme – mais, dans ce cas, la
cohérence avec la théorie morale qui valorise un sentiment naturellement
altruiste – la sympathie – ne paraît pas possible à établir ; ou bien on admet
une évolution, une transformation fondamentale de la pensée de Adam
Smith entre The Theory of Moral Sentiments (1759) et The Wealth of
Nations (1776).
En fait, ni l’une ni l’autre de ces deux positions n’est entièrement
défendable :
de nombreux auteurs emploient le terme d’ « utilité » sans pourtant
pouvoir être classés dans le courant utilitariste tel que le définit Halévy ; la
définition proposée par Halévy est inspirée par la philosophie de J. Bentham
(1749-1832) qui peut à juste titre être considérée comme utilitariste au sens
strict7. Si on l’admet telle quelle, il est impossible de considérer Adam Smith
comme appartenant à cette doctrine, aussi bien dans The Theory of Moral
Sentiments que dans The Wealth of Nations. Ainsi on a pu montrer que la
6 E. Halévy, op. cité, I, III : “Et qu’on n’aille pas supposer une transformation
de sa pene, entre le moment où il écrivit les Sentiments moraux et celui où il
écrivit la Richesse des nations puisque, dans son cours de Glasgow, qui est de 1763,
il recourt alternativement, selon la matière enseignée, à lhypothèse de l’égoïsme
universel pour expliquer le mécanisme de l’échange, et à l’hypothèse de la
sympathie, pour expliquer soit l’origine des gouvernements, soit encore l’origine de
la notion de peine légale » (p.113).
7 La question de savoir si la définition de l’utilitarisme proposée par Halévy
est correcte a été discutée par J.-P. Dupuy dans sa postface au premier volume de La
formation du radicalisme philosophique. Mon propos ici n’est pas de discuter les
idées de Halévy, mais de savoir comment Adam Smith traite la question de
l’égoïsme (et de l’individualisme) en relation avec les idées d’utilité et de
sympathie.
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théorie de la main invisible ne décrit pas simplement un mécanisme dont la
compréhension reposerait sur la recherche des causes efficientes mais
qu’elle repose sur une véritable métaphysique de type stoïcien, voire
chrétien, qui suppose la prise en compte de causes finales8. Effectivement le
stoïcisme influence profondément la théorie morale de l’ouvrage qui nous
intéresse, mais il nous faudra examiner comment cette doctrine rationaliste
est compatible avec une position qui attribue une place centrale à un
« sentiment » et à l’imagination.
La notion de sympathie est centrale dans The Theory of Moral
Sentiments ; elle ne se comprend que par référence à Hume avec qui l’auteur
engage un dialogue critique et, à travers lui, avec les autre théoriciens de la
morale du sentiment.
Ces problèmes sont tout à fait perceptibles dans le « style » de la
démarche suivie par Adam Smith : les trois sections de la première partie
reposent sur une approche anthropologique ; elles « décrivent » le
fonctionnement des passions en mettant en avant la « sympathie » qu’elles
sont capables de provoquer, et ainsi l’évaluation que cette sympathie permet
établit la propriety de l’action, son degré de convenance. Il est tout à fait
remarquable que, dans ces deux premières parties, l’auteur s’attache à
décrire le plus subtilement possible comment le jugement d’autrui, par le jeu
complexe de la sympathie, permet d’apprécier la convenance ou
l’inconvenance. Ce n’est que dans la troisième partie que Smith aborde la
question des « jugements concernant nos propres sentiments et notre propre
conduite9 » : il introduit par là la dimension de la conscience morale
proprement dite. Cette construction indique à quel point Smith considère que
la moralité se constitue grâce aux échanges avec autrui.
La sympathie selon Hume et Smith
C’est principalement par rapport à l’emploi qu’en fait Hume dans ses
écrits sur les passions et sur la morale qu’Adam Smith élabore sa propre
conception de la sympathie. Cette démarche, tant chez Hume que chez
Smith, s’inscrit dans les discussions philosophiques concernant les principes
du jugement et de l’action quand il est question de morale ; ces deux auteurs
se rattachent au courant philosophique qui défend l’idée qu’il existe chez
l’homme un « sens moral », notion que l’on trouve chez des auteurs
8 Voir article déjà cide B. Prévost, dans la revue Kairos20.
9 Comme l’indique à juste titre la note des traducteurs, op. cité, p. 135. Le
chap. II de la section II de la deuxième partie fait exception : il y est question de du
jugement que nous portons sur notre propre conduite et, à ce titre, ce chapitre aurait
dû figurer dans la troisième partie. Mais, précisément, cette incohérence apparente
indique bien les difficultés que rencontre A. S. pour construire un sysme parfait :
dans le cas présent, l’auteur a jugé préférable de poursuivre ses analyses
particulières de la vertu de justice plutôt que de respecter la systématicité du plan
d’ensemble.
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antérieurs comme Shaftesbury (1671-1713) et Hutcheson (1694-1746) pour
ne signaler que les deux principaux. Comme le signale à juste titre Laurent
Jaffro10, la notion de sens moral n’est pas facile à unifier, que ce soit à
l’intérieur d’une œuvre comme celle de Shaftesbury ou selon l’emploi qui en
est fait par tel ou tel auteur qui pourtant la considère comme pertinente.
Pourtant il existe des points communs que l’on retrouve jusque dans la
pensée de Smith :
sa dimension polémique ;
la mise en relief d’une capacité « naturelle » à établir des distinctions
morales : il existerait des passions, des sentiments « naturellement »
altruistes (contre les théories de l’égoïsme) ;
ces distinctions ne supposent donc pas uniquement la capacité de la
raison à s’opposer aux passions ou à les maîtriser (contre le rationalisme
moral) ;
le jugement moral présente des analogies profondes avec le jugement
esthétique : « les théories du sens moral sont congénitalement des théories
esthétiques et situent d’emblée l’action comme objet d’un spectacle », écrit
L. Jaffro11.
Quelle position Smith adopte-t-il par rapport à ces caractéristiques ?
Sur la dimension polémique, dès le premières lignes de The Theory of Moral
Sentiments, Adam Smith situe sa démarche comme reconnaissant l’existence
de sentiments naturellement altruistes ; en cela il s’oppose à Hobbes et à
Mandeville12, comme Shaftesbury, Hutcheson et Hume13 l’avaient fait avant
lui. Mais dès le premier chapitre, le lecteur a le sentiment qu’Adam Smith
cherche à mieux circonscrire que ses prédécesseurs (c’est surtout Hume qui
est visé) le rôle de la sympathie : la notion apparaît chez Hume lorsqu’il
10 Cf. « La formation de la doctrine du sens moral : Burnet, Shaftesbury,
Hutcheson ». On lira avec profit les analyses rapides mais percutantes que propose
l’auteur de cet article concernant le sens moral selon Shaftesbury et Hutcheson.
11 Ibid. « Introduction », p. 9.
12 Pour des raisons évidentes de chronologie, Shaftesbury ne peut pas
s’opposer aux idées de Mandeville : Enquête concernant la vertu ou le mérite du
premier date de 1711, La Fable des abeilles du second, de 1714. La pensée
développée dans cet ouvrage est difficile à résumer, mais ses contemporains en
retiennent la vision pessimiste, voire cynique, de la nature humaine et de la société
que résume le sous-titre : « Les vices privés font le bien public ». Hutcheson précise
dans son sous-titre à Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu,
que dans cet ouvrage « Les principes du défunt Comte de Shaftesbury sont expliqués
et défendus contre l’auteur de la Fable des abeilles ».
13 Il faudrait signaler également l’œuvre de Joseph Butler (1692-1752) :
Sermons et A Dissertation upon the Nature of Virtue. Tout en reconnaissant
l’existence d’un sens moral, il tend à montrer qu’il n’y a pas de contradiction
fondamentale entre l’amour de soi (self-love) et le développement d’une conscience
morale ; il critique ainsi Hutcheson en montrant qu’il ne faut pas confondre les
motifs psychologiques de l’action avec les principes rationnels d’action. On peut
trouver des extraits traduits de son œuvre dans : Catherine Audard, Anthologie
historique et critique de l’utilitarisme, 3 vol. PUF, 1999. (Vol. I, p. 89 sq.)
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